Discours à l'Institut des relations internationales de Moscou (French only)
Moscow, Wednesday 18 December 2019

Mesdames et Messieurs,

Lors de la préparation de ma visite à Moscou, j’ai demandé explicitement que le programme de celle-ci soit le plus complet que possible.

Depuis mon arrivée avant-hier, j’ai rencontré les autorités parlementaires de votre pays au plus haut niveau – M. Vyacheslav Volodine et Mme Valentina Matvienko, respectivement Président de la Douma d’Etat et Présidente du Conseil de la Fédération, Mme Tatiana Moskalkova, la Commissaire aux droits humains, ainsi que plusieurs membres de la délégation russe à l’Assemblée.

Mais ma visite ne pouvait pas être complète si je ne m’entretenais qu’avec les représentant-e-s officiel-le-s. Il était donc essentiel pour moi de rencontrer également la société civile – ce que j’ai fait hier soir lors d’une rencontre avec des représentent-e-s d’ONGs – mais aussi de m’entretenir avec le milieu universitaire, notamment les étudiant·e·s et les jeunes diplômé·e·s.

C’est donc avec un très grand plaisir que j’ai accepté l’aimable invitation de l’Institut des relations internationales de Moscou et je remercie chaleureusement son Institut des études européennes pour l’organisation de cet événement.

Mesdames et Messieurs,

J’interviens aujourd’hui devant vous en tant que Présidente de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, la plus large et la plus grande organisation paneuropéenne.

En parlant de l’architecture européenne, on utilise souvent le concept d’une Europe faite de cercles concentriques : le cercle le plus large du Conseil de l'Europe, suivi des cercles, qui se superposent en partie, de l’Union européenne, de l’espace Schengen et de la zone euro.

Avec ses 47 États membres, le Conseil de l’Europe représente donc le cercle le plus large dans cette construction et c’est pour cette raison que nous avons l’habitude d’appeler notre organisation « la Maison commune européenne », comme l’avait qualifiée Mikhail Gorbatchev dans son discours devant l’Assemblée en 1989. Cette Maison commune offre un espace de vie à 830 millions de nos concitoyennes et de nos concitoyens, un espace régi par un cadre juridique commun qui protège l’individu contre l’arbitraire et les dérives autoritaires et qui définit les droits et les libertés fondamentales qui sont les nôtres.

Ce n’est pas un hasard si je me réfère à l’année 1989. Elle a été, en effet, une année pivot pour l’Europe et le monde entier, l’année de la chute du Mur de Berlin, cet événement déclencheur d’un processus de réunification de l’Europe, sans clivages idéologiques et politiques. Avec l’élargissement vers l’Est, le Conseil de l’Europe pouvait alors accomplir pleinement la mission politique qui est la sienne : réaliser une unité plus étroite entre les pays européens afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui constituent leur patrimoine commun et de favoriser leur progrès économique et social.

Guidé·e·s par cet objectif, nous avons, depuis, parcouru un long chemin.

Le Conseil de l’Europe compte aujourd’hui 47 membres, dont la Russie ; je reviendrai sur notre coopération tout à l’heure.

Notre organisation a développé un cadre juridique commun, au centre duquel se trouve la Convention européenne des droits de l’homme. Elle est complétée par plus de 220 conventions, dont certaines sont uniques au niveau international – par exemple, la Convention d’Istanbul sur la lutte contre la violence à l’égard les femmes et la violence domestique, la Convention de Budapest sur la lutte contre la cybercriminalité, la Convention 108 sur la protection des données, récemment révisée, ou encore la Convention d’Oviedo sur la bioéthique et les droits humains. Le respect et l’application de ce cadre juridique sont contrôlés par la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que par de nombreux mécanismes de suivi et d’organes consultatifs indépendants.

Enfin, nous avons mis en place un système institutionnel unique de coopération internationale, avec deux organes statutaires – le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire. Alors que le Comité des Ministres représente les gouvernements des États membres, l’Assemblée est l’émanation de la diversité de notre Continent : elle est composée de 648 parlementaires démocratiquement élu·e·s, représentant la pluralité des points de vue de 830 millions d’Européennes et d’Européens. Chaque organe a son rôle et ses fonctions propres. Comme dans tout système démocratique, le pouvoir est partagé entre l’exécutif et le parlement : ainsi, alors que le Comité des Ministres adopte des conventions et des recommandations aux États membres, l’Assemblée lance des initiatives politiques et juridiques qui aboutissent, régulièrement, à la naissance de nouvelles conventions et élit les responsables du Conseil de l’Europe, les juges à la Cour européenne des droits de l’homme et la ou le Commissaire aux droits de l’homme.

Nous pouvons être fier ·e·s de ce que nous avons accompli, même s’il est encore bien trop tôt pour nous reposer sur nos lauriers.

En effet, les valeurs qui sont à la base du projet européen – les droits humains, la démocratie et l’État de droit – sont confrontées aujourd’hui à de sérieux défis.

Au sein de nos États membres, nous assistons à un recul de la démocratie et des droits fondamentaux, face aux tendances autoritaires, aux discours populistes, nationalistes et xénophobes, face aux inégalités croissantes et aux discriminations de toute sorte, face à l’injustice sociale et à la marginalisation, face à la radicalisation et à l’extrémisme violent.

Sur le plan international, des vents de division soufflent de toutes parts. Des conflits actifs ou gelés sapent la confiance et la coopération entre États. Des discours souverainistes remettent en question les mécanismes multilatéraux de coopération, notamment dans le domaine de la protection des droits humains. Le concept de « sécurité démocratique » semble de nouveau céder la place à la « sécurité dure ».

En tant qu’Européennes et Européens, posons-nous la question : quelle devrait être notre réponse face à ces défis ?

Quelle place voulons-nous pour le Conseil de l’Europe dans l’architecture européenne alors que notre organisation célèbre son 70e anniversaire ?

Comment pouvons-nous mieux préserver les valeurs qui sont à la base de notre « Maison commune » ?

Il n’y a pas de réponses faciles et évidentes à ces questions presque existentielles. Mais j’aimerais vous donner une piste de réflexion.

Je suis profondément convaincue qu’il est aujourd’hui plus que jamais important de revenir à nos fondamentaux.

Nous devons réaffirmer notre attachement au Statut du Conseil de l’Europe et à son but initial – celui de préserver la paix et de réaliser une union plus étroite entre les États qui souscrivent aux principes de démocratie pluraliste, de droits humains et de respect de l’État de droit.

Nous devons renforcer notre engagement envers la Convention européenne des droits de l’homme – l’instrument constitutionnel de l’ordre public européen - en exécutant les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, renforçant ainsi son autorité juridique.

Nous devons redonner un nouveau souffle à nos mécanismes institutionnels de coopération, en renforçant le dialogue et l’interaction entre les organes statutaires du Conseil de l’Europe – le Comité des Ministres et l’Assemblée parlementaire.

Enfin, face aux dérives, nous devons prendre le chemin du dialogue et de la coopération afin de trouver – toutes et tous ensemble – des moyens de revenir à une situation normale, où les normes et les valeurs que nous avons en partage seraient de nouveau respectées.

Vous savez, sans doute, qu’à la suite d’une crise politique et institutionnelle grave, le Conseil de l'Europe a été sérieusement secoué au cours des dernières années.

Soyons clair·e·s entre nous : nous sommes toutes et tous parfaitement conscient·e·s des origines de la crise. Le conflit en Ukraine représente un défi majeur pour notre continent ainsi que pour la protection des droits humains et nous savons très bien que nous ne partageons pas la même vision des responsabilités de chacune et de chacun dans ce conflit.  De son côté, l’Assemblée continuera de défendre les positions qui sont les siennes, mais nous devons poursuivre le dialogue afin de chercher une solution qui renforce la paix, le droit international et les droits humains, ainsi que la coopération en Europe.

Durant toute l’année 2019, les contacts entre les Etats membres, d’une part, ainsi qu’entre le Comité des ministres et l’Assemblée, d’autre part, se sont intensifiés. Nous avons su trouver une issue politique et institutionnelle à la crise au sein de notre organisation, dans l’intérêt des 830 millions de nos concitoyennes et de nos concitoyens qui doivent bénéficier toutes et tous de la protection de la Convention européenne des droits de l’homme et de son système. Mais notre travail est loin d’être accompli : le conflit en Ukraine n’est toujours pas résolu et chacun et chacune doit assumer ses responsabilités.

En même temps, nous sommes toutes et tous conscient·e·s que la crise a aussi laissé des séquelles : certaines délégations nationales ont clairement manifesté leur désaccord avec les décisions prises par l’Assemblée. Leur point de vue est important, et nous devons travailler toutes et tous ensemble, à 47, pour combler les divisions qui se sont manifestées.

Une chose est sûre : aujourd’hui, nous devons aller de l’avant, afin de renforcer nos mécanismes pour éviter la répétition de crises similaires.

Je suis convaincue que nous sommes sur la bonne voie et j’aimerais souligner deux points qui me semblent importants dans ce contexte.

Premièrement, l’Assemblée et le Comité des Ministres ont pris des décisions concordantes, réaffirmant clairement le principe que tous les États membres du Conseil de l'Europe peuvent et doivent participer, sur un pied d’égalité, dans les deux organes statutaires du Conseil de l’Europe. Il s’agit là d’une norme essentielle du Statut de l’organisation.

Deuxièmement, les deux organes statutaires ont décidé de travailler ensemble afin de renforcer les mécanismes de réaction de l’organisation en cas de violation grave par un de nos États membres de ses obligations statutaires, par le biais d’une procédure conjointe complémentaire. Cette procédure vise à amener l’État membre en question, par un dialogue constructif et par la coopération, à respecter les obligations et les principes de l’organisation et à éviter d’imposer des sanctions.

Nous sommes bien avancé·e·s dans ce processus. La semaine dernière, l’Assemblée a approuvé un projet de rapport sur la nouvelle procédure qui sera débattu pendant la partie de session de janvier 2020. Ensuite, la balle sera dans le camp du Comité des Ministres, qui devra examiner nos propositions et, espérons-le, s'y rallier.

Mesdames et Messieurs,

Je voudrais revenir maintenant plus spécifiquement à la question de la coopération entre la Russie et le Conseil de l’Europe.

Comme vous le savez, la Russie a rejoint l’organisation il y a 23 ans. Il est impossible de sous-estimer l’importance de la participation de la Russie au Conseil de l’Europe.

Avec l’adhésion de votre pays, notre organisation a pu acquérir un caractère véritablement paneuropéen. Notre cadre juridique commun s’étend aujourd’hui de Lisbonne à Vladivostok, couvrant ainsi le continent entier.

Comme tout État membre, la Russie a apporté dans notre Maison commune sa vision, sa pratique juridique mais aussi de nouvelles initiatives, notamment dans le domaine de la coopération. La jurisprudence des tribunaux russes, ainsi que celle de la Cour constitutionnelle et de la Cour suprême, ont enrichi le système de la Convention européenne des droits de l’homme.

La dimension Euro-asiatique de la Russie permet de partager l’acquis européen dans le domaine des droits humains vers d’autres régions de notre Continent. Cette question a notamment été abordée hier à la Conférence internationale des médiatrices et des médiateurs à laquelle j’ai participé.

En même temps, il est évident que la Russie profite également de sa participation à part entière au Conseil de l’Europe. Vous avez sans doute étudié durant votre parcours l’impact de la Convention européenne des droits de l’homme sur l’ordre juridique de votre pays. Les changements effectués au cours des 23 dernières années sont significatifs. A titre d’exemple, je voudrais me référer à cette Brochure publiée à l’occasion du 20e anniversaire de l’adhésion de la Russie à la CEDH. Elle contient une sélection de 20 affaires qui ont changé complètement l’ordre juridique de votre pays, dans l’intérêt de ses concitoyennes et concitoyens.

Bien sûr, il y a encore des domaines dans lesquels il faut progresser, comme le démontre également la jurisprudence de la Cour européenne. En effet, la protection des droits humains est toujours un travail inachevé – tous nos États membres ont des questions à régler dans l’application de la Convention.

L’essentiel est de travailler ensemble, dans un esprit de dialogue et de coopération. Je suis sûre que des solutions juridiques peuvent être trouvées à tous les problèmes : comme le disait le ministre de la Justice russe, M. Konovalov, au Forum juridique de Saint-Pétersbourg, il y a un an, 98 pour cent des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ne posent pas de problèmes au regard de l’ordre juridique de la Russie. Je suis donc confiante : nous sommes sur la bonne voie !

Du côté de l’Assemblée parlementaire, la coopération reprend également de la dynamique. Les parlementaires russes participent activement à nos travaux. Récemment, deux d’entre eux ont notamment été nommé·e·s rapporteur et rapporteuse : Monsieur Aleksandr Bachkine travaillera sur les principes et les garanties applicables aux avocats et Mme Irina Rukavichnikova s’occupera de la question de détournement du système de Schengen par des États membres du Conseil de l'Europe pour infliger des sanctions à motivation politique. Ce sont des dossiers importants et sensibles.

Par ailleurs, nous avons repris la coopération sur les questions de respect des droits humains en Russie. Ainsi, le rapporteur de l’Assemblée sur la question du respect de l’État de droit et des droits humains dans la région du Caucase du nord a effectué une visite en Russie en septembre dernier. Nous nous sommes également penché·e·s sur la question des protestations et de l’action de la police cet été, pendant la campagne électorale pour les élections régionales et municipales ; comme vous le savez, nous avons tenu un débat sur ce sujet pendant notre dernière session plénière et il était effectivement important d’entendre tous les points de vue.

Enfin, je terminerai par un dossier d’actualité et d’une certaine urgence qui nous concerne toutes et tous et sur lequel je vois également un grand potentiel de coopération. Il s’agit de la question de la lutte contre le sexisme, le harcèlement et la violence envers les femmes.

Ce fléau est une des conséquences de l’inégalité entre les femmes et les hommes qui persiste dans nos sociétés. La Fédération de Russie n’est bien sûr pas épargnée et nous suivons avec attention les discussions qui se déroulent en ce moment sur ce sujet. J’ai abordé cette question dans mes discussions avec la Commissaire aux droits humains, la Présidente du Conseil de la Fédération et le Président de la Douma d’État. Il est clair que la législation russe dans ce domaine n’établit pas de garanties suffisantes pour lutter contre la violence faite aux femmes, comme le montre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

La violence est tout simplement intolérable dans nos sociétés ! Des solutions juridiques doivent donc être trouvées d’urgence. Dans ce contexte, le Conseil de l’Europe peut fournir des outils : la Convention d’Istanbul peut aider à établir un cadre juridique adéquat et des politiques de sensibilisation et de prévention nécessaires. En même temps, nous pouvons fournir un large éventail de bonnes pratiques développées par nos Etats membres : à ce jour, la Convention d’Istanbul a été signée et ratifiée par 34 Etats membres – plus de deux tiers des Etats membres de notre organisation.

Par ailleurs, les mesures juridiques et pénales ne suffisent pas à elles seules pour éradiquer le phénomène de la violence envers les femmes. Des politiques et des mesures de prévention sont nécessaires, notamment dans le domaine de la sensibilisation de l’opinion publique.

Il y a un an, l’Assemblée parlementaire a lancé une campagne mot-dièse #PasDansMonParlement pour dénoncer le sexisme, le harcèlement et la violence envers les femmes dans le milieu parlementaire. Compte tenu de l’ampleur du problème, il est tout à fait envisageable d’appliquer cette campagne dans d’autres milieux, en la déclinant #PasDansMonUniversité, #PasDansMaVille, #PasDansMonBureau…. Je vous encourage toutes et tous à reprendre cette campagne sur les réseaux sociaux et dans le milieu universitaire. Où que nous soyons, où que nous travaillions, c’est la responsabilité de chacune et de chacun de lutter contre ce fléau ! En faisant front commun pour l’égalité et contre la violence envers les femmes, nous pouvons faire bouger les lignes et changer les mentalités, afin de rendre nos sociétés plus justes et plus respectueuses des droits humains.

Je vous remercie de votre attention et je me réjouis par avance de pouvoir répondre à vos questions.