Allocution à la conférence de haut niveau « Intelligence artificielle : maîtriser les règles du jeu – les impacts du développement de l'Intelligence Artificielle sur les Droits de l'homme, la Démocratie et l'État de droit »
Helsinki, mardi 26 et mercredi 27 février 2019

Mesdames et Messieurs,

C'est un honneur pour moi de représenter l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à cet événement important et permettez-moi de remercier la présidence finlandaise du Comité des ministres d'avoir pris l'excellente initiative d'organiser cette conférence, qui réunit tous les milieux, publics et privés, concernés.

Depuis quelques décennies déjà, nous assistons à une véritable révolution technologique, sociale et économique à travers le développement de l'intelligence artificielle et, en général, des nouvelles technologies de l'information.

C'est une évidence : l'intelligence artificielle représente sans doute une opportunité énorme pour nos sociétés et nous connaissons toutes et tous un grand nombre d'exemples du rôle positif que cette technologie de pointe joue dans notre vie quotidienne.

En même temps – mais c'est tout aussi une évidence – l'intelligence artificielle représente un défi dont nous ne connaissons probablement pas encore aujourd'hui la véritable ampleur en raison de toutes les implications possibles que l'utilisation des algorithmes et des machines « intelligentes » de toute sorte peut avoir. 

Une chose est sûre : nous devons impérativement éviter de courir le risque d'être rapidement dépassés par les avancées technologiques et relever le défi aussi bien sur le plan humain que législatif.

La littérature et le cinéma d'anticipation, ainsi que nombre de débats et d'articles à la fois scientifiques et philosophiques, nous ont largement plongé·e·s dans le scénario d'une intelligence artificielle risquant de diriger nos vies dans un futur proche, si nous ne régulons pas son utilisation en fixant clairement des limites normatives et éthiques.

Pour éviter de donner corps à cette hypothèse alarmante, nous devons nous adapter rapidement et continuellement pour ‘maitriser les règles du jeu', comme le thème de cette conférence nous encourage à le faire.

Permettez-moi donc de vous présenter aujourd'hui un point de vue de parlementaires sur les enjeux auxquels nous devons faire face, tout en identifiant le rôle que l'Assemblée parlementaire peut jouer dans ce processus en soutenant les efforts de notre l'Organisation.

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Mesdames et Messieurs,

Tel que je le vois, les défis principaux devant nous sont d'abord celui de la compréhension et ensuite celui de la régulation.

La régulation est, à mon sens, le défi principal que nous devons relever.

Et, en tant que parlementaires, nous en sommes particulièrement conscient·e·s : dans notre travail législatif, nous constatons que nous avons de plus en plus de mal à suivre la science et les avancées technologiques successives. En même temps, nous ne pouvons pas laisser entièrement la place à l'autorégulation, à travers des codes éthiques établis et définis par les seules grandes sociétés des technologies d'information, comme elles-mêmes le préconisent. Les risques liés à l'utilisation grandissante de l'intelligence artificielle sont bien trop sérieux et avérés : pour ne donner que deux exemples de ces risques, rappelons-nous la fameuse affaire de « Cambridge Analytica » ou encore l'influence néfaste que l'utilisation des algorithmes peut avoir sur nos processus électoraux. Nous avons eu l'occasion d'évoquer ces sujets dans les débats d'hier.

Ces risques – s'ils ne sont pas bien maitrisés – sapent la confiance de la population dans l'intelligence artificielle ; ils peuvent également renforcer les stéréotypes et la discrimination qui existent déjà au sein de nos sociétés.

Comment réagir face à ce défi ? Je vois deux pistes concrètes.

Premièrement, nous avons besoin d'un cadre normatif uniforme – des normes d'encadrement, des « lignes rouges » à ne pas franchir, des recommandations basées sur des pratiques déjà développées ou émergentes dans certains domaines. C'est précisément le domaine dans lequel le Conseil de l'Europe excelle : il suffit de rappeler quelques-unes de nos Conventions, comme par exemple la Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel récemment modernisée (appelée aussi Convention 108) ou la Convention sur les droits humains et la biomédecine (Convention d'Oviedo). A cela se rajoutent de nombreux instruments du droit souple (« soft law ») : des recommandations du Comité des ministres, des lignes directrices ou des déclarations de principe, comme par exemple la récente déclaration sur les capacités de manipulation des processus algorithmiques. Du fait de leur acceptation par 47 Etats européens, ces normes – uniques dans certains domaines – peuvent tout à fait servir de base pour une réglementation globale de l'utilisation de l'intelligence artificielle. De plus, certaines de nos Convention – comme la Convention d'Oviedo, par exemple, - sont déjà ouvertes à l'adhésion par des Etats non-membres.

Mais il faut assurer que ce cadre normatif soit mis en œuvre – notamment à travers la ratification des Conventions et la transposition des lignes directrices dans nos législations nationales.

L'Assemblée parlementaire est pleinement déterminée à contribuer à ce processus. Nous avons d'ailleurs déjà fait quelques pas importants dans cette direction, à travers le rapport, adopté en 2017, sur la « Convergence technologique, l'intelligence artificielle et les droits de l'homme ». Ce rapport a mis en avant une série de recommandations concrètes au Comité des ministres et je me réjouis aujourd'hui de constater qu'elles ont bien été suivies.

De plus, nous avons plusieurs dossiers en cours qui traitent des différents aspects de l'utilisation de l'intelligence artificielle : il s'agit des questions liées à l'utilisation des algorithmes dans le marché du travail, de la prévention des discriminations résultant de l'utilisation de l'intelligence artificielle ou encore des enjeux de la « justice par algorithme ». Ces questions – ainsi que de nombreuses autres – méritent une étude approfondie sur la base du vaste arsenal de normes et de pratiques positives développées par le Conseil de l'Europe ; nos Commissions compétentes sont prêtes à une collaboration étroite avec le secteur intergouvernemental et les organes de suivi dans tous ces domaines.

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Mesdames et Messieurs,

J'en arrive maintenant à mon deuxième point. Pour maitriser les règles du jeu, il ne suffit pas de réglementer les défis déjà présents. Il faut regarder plus loin, anticiper, identifier les grands sujets du futur.

Ceci est d'autant plus important que nous n'avons pas encore à l'esprit toutes les implications que l'utilisation de l'intelligence artificielle pourrait avoir. Il est donc nécessaire de créer des lieux d'échanges où s'exercerait un débat ouvert et transparent entre différents acteurs – scientifiques, expert·e·s, décideuses et décideurs politiques, représentant·e·s du secteur privé, société civile et utilisatrices et utilisateurs – afin d'identifier et d'anticiper les problèmes et de les maitriser en proposant des solutions viables et adéquates.

Dans de nombreux parlements de nos Etats membres, des Commissions spécialisées organisent déjà des auditions et des débats sur les sujets de la convergence technologique. Pour vous donner un exemple concret : une Commission sur le futur existe au Parlement finlandais depuis 1993 afin d'analyser les enjeux que représentent les avancées technologiques. D'ailleurs, je mentionnerai ici que les membres de l'Assemblée participant à cette Conférence ont tenu hier un échange de vues avec le président de cette Commission.

L'Assemblée parlementaire – réunissant les représentant·e·s des parlements des 47 Etats membres – peut constituer une plateforme qui permettrait de réunir ces différentes expériences et les analyser, afin d'identifier des tendances et des pratiques émergentes.

Dans ce contexte, permettez-moi de vous signaler que nous avons récemment créé une sous-commission sur l'intelligence artificielle et les droits humains. Cette sous-commission pourrait tout à fait servir de plateforme d'échange et de coopération au sein de l'Organisation mais aussi avec les partenaires extérieurs. D'ailleurs, le Président et le Vice-président de cette sous-commission – Lord Richard Balfe et M. Pieter Omtzigt – sont présents parmi nous aujourd'hui. Ils profiteront pleinement – j'en suis sûre – de cette Conférence pour établir des contacts et collecter des informations, afin de définir encore plus clairement les priorités d'action de la sous-commission.

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Mesdames et Messieurs, 

Je terminerai mon propos par une réflexion générale. Peut-être un peu idéaliste, me direz-vous, mais je pense qu'il ne faut pas avoir peur de lancer un débat.

Comme un certain nombre d'entre vous le savent, je suis particulièrement attachée au principe d'égalité entre les femmes et les hommes, défi majeur pour nos sociétés : sans une véritable égalité, nos sociétés ne peuvent pas se développer de façon optimale.

Afin d'arriver à une parité 50/50, il faut maitriser les règles du jeu : établir un cadre normatif mais aussi intégrer la dimension de l'égalité dans toutes les politiques publiques et dans tous les domaines de la vie de nos sociétés. C'est ce qu'on appelle « gender-sensitive approach » - une approche sensible à la dimension du genre.

L'intelligence artificielle représente, à mon avis, un défi comparable en termes d'ampleur et d'enjeux car, au XXIe siècle, la technologie et l'intelligence artificielle sont des réalités incontournables qui font partie de notre vie. Si nous n'arrivons pas à maitriser les risques de ces technologies, nos sociétés ne pourront pas progresser, pire, elles pourraient même régresser.

Je lance donc l'idée que nous devons intégrer la dimension « droits humains » dans tous nos travaux sur l'intelligence artificielle, afin d'évaluer les implications – et les risques – que les défis technologiques peuvent représenter pour nos institutions démocratiques, les libertés fondamentales qui sont les nôtres, ainsi que l'Etat de droit. Le Conseil de l'Europe est en très bonne position pour lancer l'idée d'une « approche sensible aux droits humains » dans les travaux sur l'intelligence artificielle (« human-rights-sensitive approach to AI ») et pour la mettre en œuvre.

Je suis convaincue que, toutes et tous ensemble, nous pouvons faire en sorte que l'intelligence artificielle soit une opportunité pour rendre nos sociétés plus libres, plus prospères et socialement plus justes, tout en enrayant les risques et les effets néfastes qu'elle comporte.

Je vous remercie de votre attention.