Edouard

Balladur

Premier ministre de la République française

Discours prononcé devant l'Assemblée

mardi, 31 janvier 1995

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les parlementaires, c’est avec grand plaisir que j’ai accepté l’invitation que vous m’avez adressée de venir m’exprimer devant votre Assemblée.

J’ai conscience que le faire en ce jour où vous accueillez en votre sein un nouveau membre, la Lettonie, revêt un caractère particulièrement symbolique. Je salue le Président Gorbunovs qui représente son pays: avec lui, tous les pays Baltes auront désormais intégré le Conseil de l’Europe. Tous ces pays ont réalisé de remarquables efforts dans les domaines économique et politique, ainsi que dans celui des droits de l’homme, pour regagner la famille européenne. Leur place est parmi nous et j’en suis heureux.

L’occasion m’a été offerte de me rendre au sein de l’une des premières institutions européennes de l’après-guerre, celle-là même qui a aussitôt symbolisé ce à quoi la France attache le plus de prix: la protection des droits de l’homme et de la démocratie. En effet, le 18 août 1948, le Mouvement européen proposait de convoquer une «Assemblée représentative européenne» pour étudier les problèmes constitutionnels, politiques, économiques et sociaux de l’Europe, dont le Congrès de La Haye venait de dresser l’inventaire. C’est de cette toute première proposition que résulte votre Assemblée parlementaire qui a su asseoir sa légitimité et dont les travaux sont de grande qualité. Cela mérite un hommage particulier.

Je tiens, par-dessus tout, à souligner l’œuvre irremplaçable que le Conseil de l’Europe accomplit notamment en faveur des pays qui s’ouvrent à la démocratie. Je souhaiterais également vous faire part de quelques réflexions sur la place que le Conseil de l’Europe doit tenir parmi les institutions de notre continent et sur la contribution qu’il doit apporter à la stabilité de ce dernier.

Tout d’abord, la vocation du Conseil de l’Europe.

Peut-on vivre ensemble dans une société organisée sans partager des valeurs communes? Je ne connais, pour ma part, aucun type d’organisation internationale qui ait réussi dans la durée sans s’appuyer sur quelques principes incontestés. Il ne me paraîtrait pas plus concevable que l’Europe ne s’inspire pas d’un idéal de liberté et de dignité qui définisse les droits mêmes de l’homme et qui, finalement, sont le fond de ce que la civilisation européenne a apporté au reste du monde. C’est pourquoi, dès le lendemain de la seconde guerre mondiale, notre continent a entrepris de se réconcilier et de se réunir autour de ces valeurs que le Conseil de l’Europe a su constamment exprimer, garder et enrichir. C’est ce qui est votre vocation.

Malgré le dynamisme de la construction communautaire européenne, vous avez préservé votre rôle parce que, depuis votre création, aucune autre institution ne pouvait le remplir. La Convention européenne des Droits de l’Homme a été pour vous le point de départ d’un travail considérable de codification qui a permis d’en élargir la portée et donc d’améliorer sans cesse la protection de la dignité humaine en Europe. Il s’agit, notamment, de la Charte sociale européenne. Aucune autre institution ne prévoit de dispositions aussi généreuses. Il s’agit de la convention sur la protection des données personnelles informatisées, de la convention sur la torture et les traitements inhumains ou dégradants, ou encore de la convention sur la bioéthique que vos contributions permettront de parachever bientôt.

Ces textes n’ont pas d’équivalents sur les autres continents. A ce titre, ils fondent plus qu’une identité européenne: ils sont les dépositaires et la source d’un humanisme universel. C’est en cela que le Conseil de l’Europe est irremplaçable. Si l’Europe est devenue une référence en matière de protection des droits de l’homme, c’est au Conseil de l’Europe qu’elle le doit en grande partie. Il ne s’agit pas seulement de s’accorder sur quelques grands principes, mais de les faire entrer dans la réalité quotidienne.

Le mécanisme de protection des droits individuels de la Convention européenne des Droits de l’Homme est exemplaire. Non seulement il fixe une norme internationale particulièrement exigeante, mais il donne aussi à chaque citoyen la possibilité de saisir les instances responsables de son application. Victimes du succès de cette procédure, la Cour et la Commission européennes des Droits de l’Homme sont menacées d’engorgement. C’est pourquoi le Sommet de Vienne a décidé de fusionner ces organes, en instaurant une Cour permanente, et de rendre obligatoire l’acceptation, par les Etats, du droit de recours individuel.

Au moment où l’on cherche à rapprocher l’Europe des citoyens et à faire percevoir à chaque citoyen le profit qu’il peut individuellement tirer de la construction européenne, les procédures que vous avez instituées montrent l’exemple.

Quel autre continent peut s’enorgueillir de donner aux individus le droit de saisir une instance supranationale pour se prémunir des excès de pouvoir des Etats? En 1994, la Commission européenne des Droits de l’Homme a ainsi enregistré plus de deux mille requêtes.

Mais le Conseil de l’Europe n’a pas limité son rôle aux droits de l’homme au sens traditionnel du terme. Il a étendu son action à tout ce qui contribue à la dignité de l’homme et au respect de son environnement.

Dans cet éveil d’une prise de conscience proprement européenne, on doit au Conseil de l’Europe les premiers efforts organisés de la société pour préserver la nature.

De même, votre Conseil a mesuré l’importance de la culture dans la définition d’une identité européenne. Nos amis de l’Europe de l’Est, y compris la Russie, qui tous ont souscrit à la Convention culturelle européenne de votre Conseil, savent les bénéfices qu’ils peuvent tirer de la mise en œuvre du «fonds culturel» du Conseil de l’Europe, de la convention sur la protection du patrimoine, de l’accord partiel créant Eurimages, qui est le seul fonds international d’aide à la production et à la diffusion des œuvres cinématographiques européennes. En matière d’«exception culturelle européenne», concept qui, vous le savez, est cher à la France, et, je l’espère, à bien d’autres en Europe, le Conseil de l’Europe a été un précurseur.

Sans vouloir être exhaustif, je souhaite également mentionner l’action du Conseil de l’Europe dans la lutte contre le trafic et l’usage de stupéfiants, dans le combat contre l’intolérance et le racisme. Je citerai, enfin, le «Plan d’action» de 1983, la lutte contre le sida et, dès le 18 juin 1983, la recommandation, exemplaire, sur la prévention de la transmission possible du virus aux receveurs de sang et de produits sanguins...

Ce faisant, l’action du Conseil de l’Europe rejoint, ou parfois précède, l’action de l’Union européenne ou de l’OSCE. Mais nous ne devons pas penser en termes de compétition ou de concurrence entre les organisations. Il est naturel que les activités de ces organisations européennes se rejoignent pour leur bien commun, même s’il leur arrive parfois de s’enchevêtrer quelque peu. En matière de droits de l’homme, de protection du citoyen vis-à-vis de l’Etat ou de définition de l’identité culturelle de notre continent, le Conseil de l’Europe a souvent montré la voie. Plutôt que de prendre ombrage de ce que son exemple soit suivi, il doit – permettez-moi de le recommander – se féliciter d’avoir incité à tant de mises en œuvre concrètes de principes ou de projets qu’il a été le premier à formuler.

Quelle doit être la place du Conseil de l’Europe sur notre continent?

Un grand effort vers une meilleure organisation de l’Europe a été engagé pour tenir compte des profonds changements intervenus depuis 1989.

Le Conseil de l’Europe y participe pleinement et sa spécificité réside dans le fait que ses frontières ont vocation à s’étendre jusqu’à l’horizon de la démocratie sur notre continent. Dès lors que reculait en Europe l’ordre communiste, le Conseil de l’Europe devait s’élargir aux nouvelles démocraties. Puisque vous venez de donner un avis favorable à l’adhésion de la Lettonie, le Conseil de l’Europe compte aujourd’hui trente-quatre membres. Il en comptait vingt-trois en 1989. Il y a six ans à peine.

Au fur et à mesure que la démocratie progresse sur notre continent, le Conseil de l’Europe a vocation à s’étendre à l’ensemble des pays européens ce qui deviendra à terme un atout particulier: car les institutions européennes – telles l’Union européenne et l’UEO – qui ont un projet politique très ambitieux et sont engagées dans un processus d’élargissement ne sont pas quant à elles destinées à s’étendre à toute l’Europe. Chacun voit bien que la Russie et la CEI ont leur projet propre, d’une nature différente. L’OSCE pour sa part n’est pas dans la même situation puisqu’elle s’étend à l’est jusqu’à Vladivostok, mais aussi à l’ouest jusqu’à Vancouver.

Le Conseil de l’Europe sera ainsi la seule organisation purement européenne, intégrant tous les pays européens. Certes, ce n’est pas un mérite particulier d’exclure par principe tel ou tel pays, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un allié ou d’un ami. D’autres organisations telles que l’OTAN, l’OSCE ou l’OCDE sont autant d’enceintes où nous pouvons développer la coopération avec nos partenaires d’outre-Atlantique. Cependant, il est précieux de disposer d’une enceinte où les Européens se retrouvent entre eux, ensemble, pour partager les valeurs communes de leur histoire et de leur culture. Il est important que cette organisation soit spécialement vouée à la protection des droits de l’homme car c’est bien là la contribution essentielle de l’Europe à l’histoire du monde.

Malheureusement, la perspective d’un élargissement du Conseil de l’Europe jusqu’à la frontière des républiques européennes et caucasiennes de la Communauté des Etats indépendants n’est malheureusement pas encore claire.

La Fédération de Russie connaît une situation difficile. Nous comprenons qu’elle veuille préserver son intégrité territoriale. C’est un principe essentiel à la stabilité de notre continent. Nous sommes également bien conscients que la responsabilité de l’ordre public en Tchétchénie incombe au Gouvernement de la Fédération de Russie.

Mais la mise en œuvre de ces principes ne doit pas se faire au détriment des droits de l’homme et du droit humanitaire international. La violence des combats et des destructions, le nombre élevé de victimes et des souffrances subies par les populations civiles suscitent dans tous nos pays de graves inquiétudes. Nul ne peut l’ignorer et j’ai moi-même, au nom de l’Union européenne et de la France qui la préside, fait part de notre préoccupation au Premier ministre de Russie. A ma démarche était associée celle du Premier ministre de Hongrie qui préside l’OSCE pendant cette période.

Cette préoccupation trouve à s’exprimer ici plus qu’ailleurs, ici où l’exigence morale du respect de la personne humaine se transforme ' en obligation juridique. Le Conseil de l’Europe ne doit montrer aucune complaisance à l’égard des violations des droits de l’homme auxquelles ont conduit récemment les affrontements en Tchétchénie, si contraires au code de conduite de l’OSCE auquel la Russie a souscrit.

Votre Assemblée a la légitimité et la compétence requises pour se montrer exigeante. Dans la mesure où un pays aurait clairement montré la volonté de se réformer et aurait, à cette fin, présenté des plans assortis d’un calendrier, le Conseil de l’Europe devrait mobiliser ses efforts pour que ces plans soient mis en œuvre.

Je souhaite, pour ma part, qu’entourée conjointement de l’Union européenne, de l’OSCE et, bien entendu, du Conseil de l’Europe, la Russie poursuive dans la voie de la réforme démocratique dans laquelle elle s’est engagée depuis quelques années.

Ce pays, que sa culture et son histoire rattachent à notre Europe, vit une période éprouvante de transition politique et économique. Souhaitons que la Russie puisse rapidement trouver la place qui lui revient au sein du Conseil de l’Europe, et d’abord qu’elle fasse elle-même ce qu’il faut pour la trouver.

Nous pouvons le souhaiter pour ce grand pays, car nous connaissons l’effort de tous ceux qui, à Saint- Pétersbourg, à Moscou et dans l’ensemble de son territoire, se sont totalement investis dans l’élan de la réforme démocratique.

Nous pouvons le souhaiter pour le Conseil lui- même, car il est clair que son évolution et son expression resteraient inachevées si elles devaient s’arrêter aux frontières de la Russie.

Ce serait une forme d’échec pour l’idéal de la démocratie qui nous anime. Ce serait aussi un échec pour l’identité européenne, l’identité paneuropéenne qui, de l’Atlantique aux frontières de la Russie, devrait trouver dans cette enceinte le lieu privilégié de son expression.

Quelle doit être la contribution du Conseil de l’Europe à la stabilité sur notre continent?

Fort de ces élargissements, le Conseil de l’Europe doit, à mes yeux, jouer un rôle important dans le renforcement de la stabilité en Europe. Les chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Vienne en octobre 1993 ont salué cette responsabilité de votre institution.

Agir en faveur de la stabilité c’est, bien entendu, traiter la crise ouverte qui a éclaté dans l’ex-Yougoslavie; tous nos gouvernements ne cessent de s’y employer. Mais la difficulté de cette tâche montre combien il est important de prévenir de telles situations. C’est pourquoi j’ai souhaité que nos pays aient ' le courage et la maturité de poser les vraies questions et, dans un climat de confiance, de favoriser le règlement des principaux problèmes de minorités et de frontières des candidats à l’adhésion à l’Union européenne. Ces difficultés, qui sont un héritage d’une histoire parfois fort complexe, divisent certains d’entre eux et doivent trouver une solution par des accords de bon voisinage.

L’Union européenne a décidé de faire du projet de Conférence sur le Pacte de stabilité que j’avais lancé une de ses actions communes. Elle a mesuré tout l’intérêt du Conseil de l’Europe pour faire progresser cette démarche.

Dans la conférence d’ouverture, qui s’est tenue au mois de mai dernier à Paris, les pays participants se sont référés aux textes du Conseil de l’Europe et aux mesures de confiance qu’il a mises en œuvre, et qui constituent des points de référence nécessaires pour tous ceux qui aspirent à la stabilité durable de notre continent.

Nous avons pu compter sur la coopération du Conseil de l’Europe et de ses experts dont l’expérience est souvent inégalée dans les domaines des minorités et de l’Etat de droit qui sont au cœur du projet de Pacte de stabilité.

Mais la contribution du Conseil de l’Europe peut aller au-delà des moyens politiques et juridiques. Le Fonds de développement social du Conseil de l’Europe, créé en 1956 pour financer l’accueil des réfugiés, peut donner là une nouvelle dimension à sa vocation.

Accordant, chaque année, près d’un milliard d’ECU de prêt, le Fonds est devenu une véritable organisation financière multilatérale qui, dans le respect de ses objectifs, pourrait jouer un rôle dans le financement de projet de bon voisinage aux côtés des mécanismes Phare de l’Union européenne ou des interventions de la BEI.

La réforme du Fonds qui a été engagée en 1991 et l’assainissement de ses procédures réalisé depuis devraient lui permettre de jouer un rôle significatif dans un effort qui, conformément à sa mission originelle, vise à assurer la paix et la stabilité par une action concrète, répondant aux besoins directs des Etats et de leurs citoyens.

Par l’importance des normes qu’il a édictées, par les mécanismes d’application qu’il a mis en œuvre, par le dialogue politique qu’il peut promouvoir, par les ressources financières qu’il peut mobiliser par tous ces moyens, le Conseil de l’Europe pourra jouer un rôle important, favoriser la conclusion du Pacte de stabilité et contribuer à son suivi dans les prochaines années.

La conférence de clôture du Pacte doit se tenir à Paris le 21 mars 1995. Des tables de négociations régionales sont régulièrement tenues et ont beaucoup progressé. Un effort important a été entrepris par de nombreux pays d’Europe centrale et orientale pour conclure des accords de bon voisinage. Certains sont encore en suspens. Sans aucune volonté d’ingérence dans les affaires intérieures des Etats, dans un domaine qui relève de leur souveraineté, je formule le vœu qu’une nouvelle impulsion soit donnée à ces négociations, afin qu’elles puissent être conclues dans la conférence de clôture. Je lance un appel à ces pays en leur disant: «Quel meilleur signal de votre volonté de paix et de stabilité pourriez-vous adresser à la communauté internationale que la conclusion d’accords de bon voisinage avec vos voisins et quel meilleur signe que vous êtes prêts à entrer dans l’Union européenne?». Pour ma part, je ne doute pas de leur détermination à agir en ce sens.

Je voudrais aussi regarder plus loin et imaginer que demain, dans l’ex-Yougoslavie, des peuples aujourd’hui encore déchirés choisiront à nouveau de vivre en paix. Je suis convaincu qu’il faudra alors lancer avec eux et avec le soutien de l’Union européenne et le vôtre un nouveau volet du Pacte de stabilité. Ces pays devront être réunis autour de tables de négociations et s’appuyer sur les principes dont vous êtes les gardiens, pour définir ensemble les règles de bon voisinage dans cette région tellement complexe.

Mesdames, Messieurs les parlementaires, vous me permettrez de conclure, en quelques mots, sur l’organisation de notre continent.

J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur ma conception de notre Europe future. L’Union européenne devra constituer à mes yeux le socle de la construction européenne. II s’agit du lieu où l’idée européenne s’exprime dans toutes ses dimensions, où elle se transforme en une force au profit de tous ses Etats membres. L’Union européenne devra dans les prochaines années relever trois défis majeurs: tout d’abord, réussir sa réforme interne, ensuite réussir son élargissement, et enfin affirmer sa place politique sur la scène internationale. C’est en relevant les deux premiers défis de manière satisfaisante qu’elle pourra atteindre son objectif politique.

Ce renforcement de l’Union européenne ne doit pas empêcher ceux qui souhaitent et qui peuvent faire davantage d’aller de l’avant, en demeurant accueillants aux autres au sein de cercles plus restreints. Il est, d’ores et déjà, possible d’imaginer quelques domaines dans lesquels une telle coopération renforcée pourrait se développer; chacun pense à la monnaie et à la défense.

La place de l’individu en Europe sera également l’une des questions essentielles qui se posera aux gouvernements dans les prochaines années. Comment le citoyen de nos pays perçoit-il la démarche européenne? S’agit-il pour lui d’une contrainte ou d’un atout et d’un espoir? Y trouve-t-il le reflet de ses ambitions ou une image lointaine et étrangère à ses préoccupations directes?

Je souhaite pour ma part que chaque Français voie dans la construction européenne un atout et une ambition pour une vie meilleure. Les pays de l’Union européenne devront faire preuve de volonté et d’imagination pour satisfaire cette exigence.

Le Conseil de l’Europe apporte également une contribution importante en ce domaine, en donnant – et il est seul à pouvoir le faire aussi bien – un sens concret à la notion de citoyen européen, en donnant à chacun le droit, sans précédent, de traduire son Etat devant une cour de justice européenne, lorsque ses droits fondamentaux sont bafoués.

L’histoire des dernières années et les bouleversements heureux de notre continent, qui a connu le recul du totalitarisme sur son sol, ont tracé un cercle plus large que l’Union européenne, celui qui définit l’espace de la démocratie en Europe. Il importe de garder à ce cercle toute sa signification et toute sa force. Il trouve ici, chez vous à Strasbourg, Mesdames, Messieurs les parlementaires, sa traduction institutionnelle au sein du Conseil de l’Europe.

L’expression de «sécurité démocratique» retenue par le Sommet du Conseil de l’Europe en octobre 1993 illustre, mieux que toute autre, l’ambition qui nous réunit ici. Il s’agit bien de concevoir la démocratie et les droits de l’homme, non seulement comme un principe de fonctionnement interne des Etats, mais comme la meilleure garantie de la paix dans le monde. L’histoire nous enseigne que les démocraties, celles qui méritent réellement de porter ce titre, ne se font pas la guerre entre elles, même lorsque leurs intérêts divergent. C’est pourquoi le Conseil de l’Europe, son Assemblée parlementaire comme ses instances intergouvemementales ou son Secrétariat Général permettent d’affermir la paix sur notre continent. Leur rôle est irremplaçable et je tiens à les en remercier. Je tiens aussi, Mesdames, Messieurs, à vous en remercier. (Applaudissements)

LE PRÉSIDENT

Je vous remercie, M. Balladur, de votre discours qui nous a beaucoup intéressés et nous inspirera certainement. Sa portée se prolongera au-delà de cette séance.

M. Balladur veut bien, malgré un emploi du temps très serré, répondre à quelques questions de nos collègues, mais je ne pourrai pas les autoriser à poser une question supplémentaire, comme cela se fait habituellement. La parole est à M. Eörsi pour poser une question.

M. EÔRSI (Hongrie) (traduction)

Monsieur le Premier ministre, j’ai été heureux de vous entendre évoquer le Pacte sur la stabilité en Europe connu sous le nom de Plan Balladur, qui a été mis en place à votre initiative, car vous me donnez l’occasion de poser une question à ce sujet.

Le Pacte sur la stabilité est essentiellement axé sur la prévention, nous sommes bien d’accord. Il est généralement reconnu que les problèmes de frontières, de séparatisme et de violence ethnique contribuent pour une large part à l’instabilité. Le pacte devrait garantir l’inviolabilité des frontières, mais Ton peut se demander comment il pourrait faire obstacle aux idées séparatistes et aider les minorités à devenir de loyaux citoyens du pays où ils résident. Quels droits des minorités convient-il de définir à cette fin dans le cadre du pacte?

M. Balladur, Premier ministre de la République française

S’agissant du point sur la situation des travaux en cours, d’abord, les deux tables de négociations, Etats baltes et Europe centrale, sont désormais bien constituées et poursuivent leurs travaux. L’Union européenne a mis en place un programme de coopération transfrontalière. La conférence de clôture sera constituée d’une déclaration politique rappelant les principes fondamentaux de la stabilité en Europe – le texte se négocie actuellement – et d’une liste des accords de bon voisinage conclus entre les Etats participants.

Les discussions entre la Russie et les Etats baltes évoluent d’une façon qui paraît satisfaisante. Entre la Hongrie, la Slovaquie et la Roumanie, des négociations sont nouées, ce qui est en soi déjà un progrès par rapport à l’époque antérieure. Elles se poursuivent. J’observe que les principaux problèmes concernant le respect des droits des minorités et l’inviolabilité des frontières devraient trouver une solution sur la base des textes du Conseil de l’Europe.

Monsieur Eörsi, vous m’avez demandé, en substance, comment les minorités contribueront à la stabilité en Europe.

L’objectif du Pacte de stabilité est justement que les minorités ne contribuent pas à l’instabilité en Europe! C’est pour garantir à chacun les droits légitimes qui sont les siens que le pacte est fondé sur l’idée que chacun doit apporter dans la corbeille les accords qu’il a pu passer.

Comme toujours lorsqu’il s’agit d’affaires politiques ou d’affaires humaines, nous sommes entre deux écueils: ne pas respecter les droits d’une minorité d’une part, ce qui représente un échec de la démocratie et des droits de l’homme, et, d’autre part, avoir une conception «allant trop loin des droits des minorités» et qui démantèlerait les Etats et les unités nationales.

Je pense que tout ne peut pas être résolu dans le pacte. Celui-ci pose un certain nombre de principes par référence aux textes du Conseil de l’Europe mais dans la mesure où il repose sur le respect des frontières – et c’est l’un des deux objectifs – il va de soi que l’action des minorités ne peut pas avoir pour effet de remettre en cause la stabilité des frontières.

Il faut donc considérer l’exercice du Pacte de stabilité avec ces deux objectifs: stabilité des frontières et respect des minorités, l’un s’emboîtant dans l’autre et donnant une partie de son sens à l’autre. Il ne pourrait pas y avoir de stabilité des frontières dans la négation totale ou même partielle des droits des minorités, cela va de soi, mais il ne pourrait pas non plus y avoir un respect assuré des droits des minorités dans une Europe qui serait instable. Il n’y a donc pas de réponse a priori sur le plan juridique à la question posée. Le pacte fournit les bases nécessaires et il s’agira ensuite d’un problème d’application.

M. GALANOS (Chypre) (traduction)

Monsieur le Premier ministre, votre pays, la France, exerce actuellement la présidence de l’Union européenne. J’aimerais savoir quelles initiatives concrètes elle se propose de prendre afin d’accélérer les procédures de mise en place d’un calendrier pour les négociations d’adhésion à l’Union des pays de l’Europe centrale et orientale d’une part, et des Etats insulaires de la Méditerranée, Chypre et Malte, de l’autre. D’autre part, une fois que l’Union aura été élargie, il faudra procéder à certains changements structurels internes; pourriez-vous nous donner quelques précisions à ce sujet avant la Conférence intergouvemementale paneuropéenne de 1996?

M. Balladur, Premier ministre de la République française

En l’état actuel des choses, je pense qu’on ne peut pas s’enfermer dans un calendrier précis. La première chose que nous ayons à faire, nous Français, sous la présidence française, est d’élaborer une liste des questions qui vont être soumises à la conférence intergouvemementale et d’avoir une idée quant à nos propres réponses. Bien entendu, nous ne pouvons pas, nous Français, avoir la prétention de faire adopter nos réponses dans les mois qui viennent sur des sujets ô combien compliqués! Ce qui est, de notre responsabilité, c’est de préparer cette conférence par l’élaboration d’un questionnaire.

En second lieu, en ce qui concerne l’élargissement, notre position est claire. Nous sommes favorables à celui-ci, mais il faut bien considérer que l’élargissement opéré jusqu’à présent a eu pour conséquence de rendre assez lourde et complexe l’application du Traité et des mécanismes institutionnels prévus par celui-ci. Il faut donc que la conférence intergouvernementale permette l’adaptation de ces mécanismes institutionnels avant que de nouveaux élargissements ne soient rendus possibles.

J’observe d’ailleurs également qu’une réflexion devra être engagée sur la question de savoir si l’Europe encore élargie aura les mêmes politiques – économique, commerciale, agricole ou autre – qu’une Europe avec un nombre de membres plus limité. C’est une question qui se pose à tous les pays, et pas uniquement aux pays d’Europe de l’Ouest, supposés être plus riches que les autres. Il faut bien voir qu’il n’existe pas de solution simple ni aux problèmes agricoles ni aux problèmes commerciaux.

Dernière observation: la suggestion que j’ai faite de ne pas avoir à l’esprit de conception trop rigide et de voir l’Europe évoluer progressivement avec un système de cercles concentriques permet de résoudre une bonne partie des problèmes des candidats à l’élargissement. D’ailleurs, l’Europe a d’ores et déjà signé des accords avec ces candidats, notamment en matière commerciale, pour préparer leur adhésion future. Cela nous montre la voie.

M. JUNG (France)

Monsieur le Premier ministre, je voudrais d’abord, au nom de mes collègues du Parti populaire européen et en mon nom personnel, vous dire notre satisfaction – en vous remerciant – devant votre présence aujourd’hui à Strasbourg. Ici, nous savons que la paix sur le Rhin est la chance de la France.

Vous venez de nous décrire le rôle du Conseil de l’Europe dans l’ensemble de la construction européenne. Pourriez-vous nous dire si vous partagez notre analyse selon laquelle, à terme, il faudrait une articulation institutionnelle entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, afin de parvenir à une rationalisation et à une coordination effective?

M. Balladur, Premier ministre de la République française

Comme je le disais tout à l’heure, la question de savoir comment organiser l’Europe et mettre un peu d’ordre et de clarté dans ce foisonnement d’institutions politiques, économiques, militaires, diplomatiques, commerciales et culturelles est désormais posée. Un grand nombre de pays européens font partie de tout – ils sont à la fois dans l’Union européenne, au Conseil de l’Europe, à l’UEO, dans l’Alliance atlantique, à l’OSCE. Mais ce n’est pas le cas de tous les pays.

La France souhaite contribuer, je crois pouvoir le dire, à mieux organiser la complémentarité entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe. C’est pourquoi, au titre de la présidence de l’Union européenne, nous ferons en sorte que la coordination soit renforcée. Une réunion quadripartite se tiendra à nouveau entre le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, le Président de la Commission européenne, le Président du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et le Président du Conseil de l’Union européenne. U y a de nombreuses années que cette réunion ne s’est pas tenue. Nous ferons en sorte qu’elle puisse avoir lieu sous la présidence française.

Faut-il aller plus loin et poser en principe, comme une sorte de règle juridique, qu’elle doit se tenir, par exemple, une ou deux fois par an? On peut en discuter. En ce qui nous concerne, nous sommes tout à fait prêts à en discuter.

J’ajoute qu’il me paraîtrait utile que le Conseil de l’Europe et l’Union européenne développent le plus possible des actions communes sur le continent européen. Je l’ai dit, le Pacte de stabilité, qui est désormais une initiative de l’Union européenne, s’inspire des principes et des méthodes mis en place par le Conseil de l’Europe.

La mise en œuvre du Pacte de stabilité supposera une aide économique aux pays qui y souscriront, aide économique dans laquelle le Conseil de l’Europe peut jouer un rôle important.

Je crois qu’ainsi il nous faut préparer l’avenir, car nous n’arriverons jamais, j’en suis certain, à une homogénéité complète, les pays européens n’étant pas nécessairement tous dans toutes les organisations européennes – car si c’était le cas, il ne resterait plus qu’à fusionner toutes les organisations européennes! Je crois que nous n’y parviendrons pas, en tous cas dans un avenir prévisible. Donc, notre effort, dans les années qui viennent, doit tendre à renforcer la coopération, entre, notamment, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne.

M. PAHOR (Slovénie) (traduction)

Monsieur le Président, Monsieur le Premier ministre, le Conseil des Ministres de l’Union européenne a décidé, en décembre, la conclusion d’un accord européen avec la Slovénie au cours de la présidence de la France. Quelle est votre opinion sur ce point?

M. Balladur, Premier ministre de la République française

A mon sens, il n’y a aucune raison que la Slovénie ne puisse pas suivre la voie prévue, c’est-à-dire conclure un accord d’association afin de préparer l’avenir. Je sais qu’on s’est heurté à quelques difficultés ces temps-ci, mais M. Juppé m’a indiqué que les diplomaties d’un certain nombre de pays, dont la France, sont en train de s’en préoccuper pour débloquer l’affaire. Je souhaite qu’elle puisse l’être.

D’une façon générale, comme je le disais précédemment, je souhaite que les pays issus de l’ex- Yougoslavie trouvent rapidement une solution à leurs difficultés. Cela suppose qu’ils y mettent un peu du leur, bien entendu, mais cela suppose aussi qu’on les y aide, et nous y sommes, nous, tout à fait prêts. Je rappelle que la France est celui des pays européens qui a manifesté la présence la plus active et la plus importante – avec d’autres, mais la France a joué un rôle important – pour aider les pays issus de l’ex- Yougoslavie à résoudre leurs difficultés.

S’ils les résolvent, je le répète, eux aussi auront, si je puis dire, droit à une nouvelle séquence du Pacte de stabilité. Ayant souscrit à cette séquence, ils auront par là même vocation, cela va de soi, à entrer dans l’Union européenne, notamment ceux d’entre eux qui étaient les plus pacifiques dès le départ, si je puis dire.

Je pense avoir ainsi répondu à la question qui m’a été posée.

LE PRÉSIDENT

Merci, Monsieur Balladur. D’autres collègues souhaitaient vous interroger. Malheureusement, le temps dont nous disposions est écoulé.

Monsieur le Premier ministre, nous avons eu un dialogue très important. Nous comptons bien le poursuivre, d’abord grâce à l’action de M. Mignon qui sera un pont précieux entre le Premier ministre et l’Assemblée. On me dit aussi qu’il y a de fortes chances que vous nous rendiez visite dans un avenir non lointain. Nous vous attendrons toujours avec beaucoup de joie et d’amitié!

Avant de vous dire au revoir, je voudrais saluer M. Hoeffel, car je ne l’ai pas encore fait, alors que nous savons qu’il est un très grand ami de l’Assemblée et de son Président.

Merci et à très bientôt, Monsieur le Premier ministre, à très bientôt, chers amis. (Applaudissements)