Sean

Lemass

Premier ministre de l'Irlande

Discours prononcé devant l'Assemblée

mardi, 25 janvier 1966

Monsieur le Président, je vous sais gré, ainsi qu’aux membres du Bureau de cette éminente Assemblée, de m’avoir invité à prendre aujourd’hui la parole devant vous.

Comme vous le savez, Monsieur le Président, c’est la première fois que je visite Strasbourg et que je prends la parole devant cette Assemblée. Je considère comme un grand honneur que l’occasion m’en ait été donnée sous votre éminente présidence.

En ma qualité de Premier Ministre d’un pays européen dont les conceptions et le mode de vie ont été façonnés depuis quinze siècles par les idéaux chrétiens et les valeurs sur lesquelles repose la civilisation européenne, je suis fier d’avoir l’occasion de prendre la parole devant cette Assemblée, qui a été la source de tant d’idées visant à développer la coopération entre les Etats européens afin de sauvegarder leur patrimoine commun et d’assurer leur progrès économique et social.

Grâce au Conseil de l’Europe, dont mon pays, l’Irlande, est un des membres fondateurs, la nécessité d’une plus grande unité entre les pays de notre continent est devenue évidente. La longue liste de conventions et d’accords européens, dont la plupart sont issus des débats de l’Assemblée Consultative, est une preuve éloquente de l’œuvre amorcée et accomplie par le Conseil dans divers domaines: droits de l’homme et libertés fondamentales, culture et éducation, Charte sociale, sécurité sociale et assistance sociale et médicale.

Le Conseil peut s’enorgueillir du fait que les débats de son Assemblée sont à l’origine de la création d’autres institutions européennes. Ces réalisations, et maintes autres, montrent que les peuples de nos dix-huit pays membres sont de plus en plus conscients de leur patrimoine européen commun et souhaitent s’unir plus étroitement que jamais auparavant pour défendre ce que M. Edouard Herriot, alors Président de l’Assemblée Nationale, considérait le 10 août 1949, dans son discours inaugural devant l’Assemblée Consultative, comme les «deux grandes acquisitions de la civilisation humaine: la liberté et le droit».

Le projet de programme des travaux futurs du Conseil de l’Europe, qui a été élaboré par le Secrétaire Général et que les gouvernements examinent actuellement, contient la promesse d’une nouvelle action en faveur du progrès économique et social. Je voudrais saisir l’occasion pour féliciter le Secrétaire Général et ses collaborateurs des soins qu’ils ont apportés à la préparation de ce programme. Un tableau clair des tâches à entreprendre par le Conseil de l’Europe a été tracé à l’intention des Etats membres. Parlant au nom du Gouvernement irlandais, je puis vous donner l’assurance que, comme par le passé, nous collaborerons de toutes nos forces avec les dix- sept autres pays membres pour mettre en œuvre ce programme.

En Europe, les années d’après-guerre ont été marquées par les efforts incessants accomplis pour trouver une solution aux problèmes politiques, sociaux et économiques qui se sont posés à nos peuples. Certains de ces problèmes résultent de divergences et de rivalités nationales; d’autres sont nés plus directement du chaos et des destructions que la seconde guerre mondiale a entraînés dans son sillage. L’esprit et l’énergie avec lesquels on cherche à résoudre ces problèmes sont la preuve encourageante que l’ère nouvelle, que nous avons vu prendre forme au cours des vingt dernières années, ne constitue pas une aube trompeuse. La volonté de mettre fin à des antagonismes passés et la conviction que c’est uniquement par l’unité et l’amitié que l’Europe trouvera sa voie dans le monde pour le bien de ses peuples sont profondément ancrées en nous et triompheront, j’en suis convaincu, de tous les doutes et de toutes les difficultés.

Il y a indéniablement eu des déceptions et des initiatives dont l’élan s’est perdu; mais tous ces efforts ont eu leur utilité, car ils ont contribué à définir et à développer une nouvelle attitude face aux problèmes européens. En dépit de certains échecs, les réalisations sont impressionnantes et de plus en plus nombreuses. Les organisations et les institutions qui ont été créées et les résultats auxquels elles ont pu aboutir constituent des preuves évidentes du progrès. Aux yeux de l’histoire, nous autres Européens venons seulement de commencer ensemble une vie nouvelle.

Un départ remarquable a été pris avec la création de l’Organisation Européenne de Coopération Economique et du Conseil de l’Europe, sources jumelles d’une grande partie des idées qui ont influencé le modelage ultérieur de l’Europe. Comme je l’ai déjà mentionné, l’habitude de la coopération qui a été prise et les échanges d’idées que ces institutions ont favorisés, notamment dans le cadre de l’Assemblée Consultative, ont mené à ce qui a fort justement été décrit comme le premier acte décisif dans l’édification de l’Europe: la création de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier. D’autres actes décisifs ont suivi: la mise en place de la Communauté Economique Européenne, qui porte en elle le grand dessein d’une Europe unie, de l’Euratom et de l’Association européenne de Libre-Echange.

En Irlande, nous avons suivi cette évolution avec sympathie et avec un vif intérêt. Il n’est guère nécessaire que je rappelle à cette éminente Assemblée le profond intérêt que l’Irlande a de tout temps porté à l’Europe continentale. Des centres européens d’érudition témoignent du rôle que, à l’âge d’or du monarchisme irlandais, des moines de mon pays ont joué dans la renaissance de la foi et de l’érudition en Europe continentale. Or, si nous tenons beaucoup à notre passé, nous ne sommes pas moins conscients des exigences du présent.

Nous avons participé en qualité de Membres fondateurs à la création du Conseil de l’Europe, de l’Organisation Européenne de Coopération Economique et de l’Union européenne de paiements. Nous avons suivi avec une attention soutenue les efforts faits par ces organisations pour réaliser concrètement le but proclamé: l’unification de l’Europe. Je voudrais rappeler à ce sujet les propositions formulées par le Conseil de l’Europe en 1952 en vue d’un abaissement des barrières douanières en Europe, ainsi que les propositions antérieures visant à une réduction substantielle des droits de douane européens, auxquelles vous avez été associé, Monsieur le Président. En attirant l’attention sur l’effet de division des entraves aux échanges commerciaux, ces propositions et d’autres initiatives prises au fil des ans ont contribué à préparer le terrain pour la création de la Communauté Economique Européenne et pour les efforts fournis en même temps en vue d’apporter une solution aux problèmes que la naissance de cette Communauté allait poser aux autres pays européens.

Nous avons appuyé la décision de l’O.C.D.E., prise en juillet 1956, d’étudier la possibilité de créer une zone européenne de libre-échange groupant tous les pays membres de l’Organisation, et nous avons participé aux négociations engagées ultérieurement à cet effet. Il est inutile que je m’étende sur la déception, l’inquiétude et la consternation que nous avons éprouvées en Irlande quant, à la suite de l’échec de ces négociations, l’Europe s’est scindée en deux groupes: la Communauté Economique Européenne et l’Association européenne de Libre-Echange, notre pays n’appartenant ni à l’une ni à l’autre. Nous avons toutefois profité de cette évolution, en ce sens qu’elle fait sentir de façon pressante à toutes les couches de notre population l’intérêt que revêtait pour notre prospérité économique l’unification de l’Europe, processus qui impliquait de notre part un effort d’adaptation.

Que cette conviction et cette compréhension étaient partagées par la grande majorité de mes compatriotes, c’est ce qu’a révélé l’approbation quasi unanime de la décision, prise par le Gouvernement irlandais en été 1961, de formuler une demande d'adhésion à la Communauté Economique Européenne. M’adressant aux ministres des gouvernements des Etats membres de la Communauté en janvier 1962, j’ai ainsi pu affirmer, sans formuler de réserve, que nous partagions les idéaux qui animaient les parties au Traité de Rome et que nous approuvions et les buts de la Communauté tels qu’ils sont exposés dans ce traité, et l’action proposée pour les atteindre.

En prévision des modifications que la participation à la Communauté Economique Européenne allait entraîner pour notre pays, des mesures énergiques furent prises afin de préparer l’économie irlandaise aux obligations auxquelles elle aurait à faire face. En tant que nation qui n’avait que récemment pu prendre en mains la gestion de ses propres affaires, dont la prospérité dépendrait du développement industriel et qui avait activement pratiqué une politique visant ce but, l’adhésion à un système de libre-échange posait des problèmes et comportait des risques auxquels des pays plus développés pouvaient faire face avec moins d’inquiétude. Cependant, nous nous rendions compte que notre participation à un système européen de libre- échange nous permettrait également de réaliser des progrès plus importants et plus durables dans tous les autres domaines. C’est pourquoi nous nous sommes énergiquement attaqués à la réorganisation de l’industrie irlandaise, afin de l’équiper pour affronter la concurrence européenne. Afin de déceler les faiblesses et de trouver des remèdes, tous les aspects de l’activité industrielle ont fait l’objet d’une étude complète d’une ampleur encore jamais connue dans notre pays. Pour tous ces travaux préparatoires, le Gouvernement irlandais a bénéficié de la coopération la plus large de tous les secteurs de l’économie.

Nos espoirs ont été déçus et nos projets sérieusement compromis quand l’examen de notre demande d’adhésion à la Communauté dut être suspendu à la suite de l’échec des pourparlers de Bruxelles en janvier 1963. Cependant, moi-même et mes collègues du Gouvernement irlandais, demeurions convaincus que la situation qui s’était créée ne constituait qu’une interruption, qu’un arrêt temporaire de la progression vers l’unité européenne. Prenant la parole devant notre Parlement en février 1963, je disais ma certitude de voir se développer et finalement triompher les forces d’unification, qui avaient bénéficié d’une telle impulsion en Europe après la dernière guerre mondiale. Aujourd’hui j’en suis encore plus fermement convaincu, et cela malgré toutes les difficultés survenues entre temps.

Ce qui témoigne de la force de notre conviction à cet égard, c’est la décision de fonder le deuxième programme d’expansion économique du Gouvernement irlandais, publié en automne 1963 et portant sur la période de sept ans qui prend fin en 1970, sur l’hypothèse que l’Irlande entrera dans la Communauté Economique Européenne avant 1970. Ce programme prévoyait la mise en œuvre d’un plan de réduction unilatérale des droits de douane dont nous avions convenu pour préparer notre adhésion à la Communauté Economique Européenne et qui suivait la tendance mondiale à la libération des échanges. En exécution de ce programme, nous avons déjà procédé à deux abaissements linéaires de nos droits, de 10 % chacun.

Nous prenons ces mesures-là et d’autres encore pour préparer notre économie à la suppression des entraves aux échanges commerciaux en Europe; elles témoignent de notre intention et de notre volonté de participer pleinement, et le plus tôt possible, à l’unification de l’Europe occidentale.

Des mesures unilatérales du genre de celles que nous avons prises peuvent avoir leur importance, mais elles peuvent être rendues sensiblement plus efficaces par une amélioration des débouchés, si nécessaires à un pays qui se trouve dans la situation de l’Irlande. A l’appui de mes dires, je ferai valoir que la part des exportations de marchandises dans notre produit national brut est exceptionnellement élevé: 25 %. Nous vivons du commerce et, vu l’étroitesse de notre marché intérieur, la continuité de notre expansion économique dépend en grande partie des moyens que nous avons de maintenir à un niveau satisfaisant le taux de croissance de nos exportations. Ces dernières années, nous avons eu d’autant plus de mal à atteindre notre objectif que nous ne faisons partie d’aucun des deux groupements économiques de l’Europe occidentale, qui auront, présume-t-on, supprimé les barrières douanières internes d’ici 1967.

Notre passé historique et nos liens économiques actuels nous unissent à l’Europe, et un souci majeur du Gouvernement irlandais a été de renforcer ces liens, en attendant que plus rien ne s’oppose à notre entrée dans une Communauté européenne élargie, englobant tous les pays européens prêts à y participer.

Nos deux principaux partenaires commerciaux sont le Royaume-Uni et la Communauté Economique Européenne. Etant donné les événements, nous ne pourrions pas développer nos liens avec la Communauté sans qu’il soit porté un sérieux préjudice aux rapports commerciaux particuliers que nous entretenons avec le Royaume-Uni, et qui intéressent trois-cinquièmes environ du volume total de notre commerce extérieur. Il était donc normal que nous cherchions surtout à améliorer nos relations commerciales avec ce pays, et cela d’une façon qui soit compatible avec une participation éventuelle de nos deux pays à une

Communauté européenne élargie. Les Représentants savent peut-être que le Gouvernement irlandais a signé le mois dernier, à Londres, un accord de libre-échange avec le Royaume-Uni, qui entrera en vigueur le 1er juillet 1966.

Ce nouvel accord prévoit la suppression des droits de douane et des restrictions quantitatives entre les deux pays; elle sera immédiate pour les droits et restrictions appliqués par le Royaume-Uni et s’étendra sur une période de transition de neuf ans dans le cas de l’Irlande.

La négociation de cet accord constitue un des événements les plus importants qui soit jamais intervenu dans nos relations économiques extérieures. Sa conclusion a été facilitée par le fait que les échanges entre les deux pays étaient déjà largement libérés et par les mesures énergiques que nous avons prises pour adapter l’économie irlandaise aux conditions qu’elle rencontrera sur le plan commercial lorsque sera venu le moment d’adhérer à une Communauté européenne élargie.

Outre l’intérêt immédiat qu’il présente pour le commerce, l’accord revêt de l’importance pour nous parce qu’il constitue une étape qui nous rapproche de l’Europe et qu’il contribue ainsi à dissiper en grande partie l’incertitude qui, ces dernières années, nous a handicapés dans la prise de décisions fondamentales intéressant l’orientation future de notre économie. Nous sommes prêts à examiner d’autres possibilités, telles que l’adhésion à I’A.E.L.E., afin d’être en mesure de participer à un regroupement européen plus important; il s’agirait là d’une nouvelle étape, qui nous rapprocherait de notre but ultime: l’appartenance à une Europe économiquement intégrée. Que ce but soit atteint ou directement, par l’adhésion à une Communauté Economique Européenne élargie, ou indirectement en passant d’abord par l’A.E.L.E., nous souhaitons que les conditions de la période transitoire correspondent à celles de notre accord de libre-échange avec le Royaume-Uni. Ces conditions doivent nous permettre de réaliser, dans un délai raisonnable et sans qu’il en résulte d’inutiles bouleversements pour notre économie, les transformations qu’implique l’avènement du libre-échange, et de nous préparer ainsi à participer à un marché européen unique.

Je crois en avoir dit assez pour réaffirmer le profond attachement de mon pays à l’idéal de l’unité européenne et notre ferme volonté de prendre une part active dans l’évolution future de l’Europe. En même temps, j’ai tenté de vous donner quelques indications sur les dispositions que nous avons prises en Irlande pour nous préparer à participer pleinement à cette nouvelle Europe. Nous estimons qu’étant donné leur vieille civilisation et leurs traditions, leur communauté de conceptions, leurs valeurs spirituelles communes et leurs techniques hautement développées, les peuples européens disposent en commun d’un immense potentiel dont pourront bénéficier les hommes non seulement en Europe, mais dans le monde entier. Nous attendons avec confiance l’avènement d’une Europe unie – d’une Europe qui aura pris le ferme engagement de se consacrer à son propre épanouissement dans la paix et l’harmonie et qui n’en sera que plus apte à servir la cause de la paix mondiale en contribuant à libérer tous les hommes du fléau de la pauvreté, de la faim et de la maladie. (Applaudissements.)