Léopold Sedar

Senghor

Président du Sénégal

Discours prononcé devant l'Assemblée

vendredi, 20 octobre 1972

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, si le Président de l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe m’a invité à parler devant vous, c’est, je le devine, en ma qualité d’ancien membre de cette Assemblée. Mes anciens collègues, qui siègent encore ici – ils sont 7 – savent que j’ai toujours défendu, à cette tribune, l’idée, parce que l’idéal, de l’Eurafrique. Je n’aurai donc pas changé aujourd’hui, en intitulant mon exposé «L’Eurafrique ou le rôle de la Méditerranée».

Qu’est-ce que l’Eurafrique? Et pourquoi? Comment doit-elle s’organiser et fonctionner? Ce sont là les questions auxquelles je vais m’efforcer de répondre. Mais, auparavant, qu’est-ce que l’Europe? Et qu’est-ce que l’Afrique?

Je le sais, la séance d’aujourd’hui est essentiellement consacrée aux problèmes culturels. C’est pourquoi plus de la moitié de mon exposé y aura trait, non pas d’ailleurs pour me conformer exactement à l’ordre du jour, mais parce que je pense que ces problèmes culturels sont des problèmes fondamentaux au commencement et à la fin du développement.

Mais vous le savez, il ne peut y avoir d’épanouissement culturel sans développement économique, et c’est pourquoi je serai amené à vous parler de l’Eurafrique économique.

Je sais, d’autre part, que vous n’êtes pas l’Assemblée des Neuf, que vous êtes l’Assemblée des Dix-Sept. Cependant, le noyau de mon exposé dans le domaine économique sera l’association des Neuf et des Dix-Neuf. Vous en devinez les raisons: c’est que cette association est le noyau dur de la future Eurafrique. Au demeurant, vous m’avez donné l’exemple, car avant-hier, le 18 octobre, vous avez voté une résolution tendant à la création, d’ici à 1980, d’une monnaie unique européenne, et je lis dans cette résolution le paragraphe que voici:

«Pour les pays en voie de développement, prévoir notamment l’augmentation, par étapes fixées d’un commun accord, de l’aide et de la coordination des politiques de développement, avec un effort particulier à entreprendre en faveur des pays méditerranéens membres du Conseil de l’Europe.»

Cela étant dit en matière d’introduction, qu’est-ce donc que l’Europe?

Qu’est-ce donc que l’Europe? Venant d’un Africain, d’un Négro-Africain, la question pourrait vous paraître impertinente, au sens étymologique et dans tous les sens du mot, d’ailleurs, mais mon devoir était de me la poser et je me la suis posée au temps où je siégeais parmi vous, et auparavant, pendant les dix ans que j’étais professeur de latin et de grec dans un lycée français, et j’en suis encore à m’étonner puisque nous sommes dans le domaine culturel, que les Européens aient diminué dans leur enseignement la place du latin et du grec, ces langues qui représentent au plus haut point le génie de l’Europe, mais c’est là une tout autre question et il me faudrait faire, pour la traiter, tout un exposé.

Le Mahatma Gandhi, parlant de l’Europe, a mis l’accent sur sa charité active. Le remarquable est que, se référant au christianisme, il ait mis l’accent moins sur le substantif que sur l’épithète, plus sur l’action efficace que sur le sentiment religieux. C’est que l’efficacité, cette vertu venue du Nord, au premier chef, caractérise la civilisation albo-européenne. L’on voit, assez facilement, ses rapports avec la raison discursive et la volonté, par quoi l’on définit généralement l’esprit de votre civilisation.

La deuxième vertu majeure de l’Européen me semble être son sens de l’humain, je veux dire, par-delà le sentiment de fraternité, sa propension à penser et agir à l’échelle de l’homme. S’il y a, là, sens de la mesure, il s’agit d’une mesure humaine. Je crois que cette seconde vertu vient du Sud, de la Méditerranée, sur les bords de laquelle vivaient des hommes doux et polis avant l’invasion des guerriers «indo-européens» pour parler comme vos historiens et préhistoriens.

Ici, j’invoquerai le témoignage d’un non-Européen, d’un grand Américain: du professeur Jay Forrestal, dont la méthodologie a guidé les technologues qui ont élaboré le fameux rapport du MIT intitulé The Limits to Growth, («Les limites de la croissance»), que l’on a traduit en français – je me demande pourquoi – Halte à la Croissance? A Jay McCulley, qui lui demandait si Mansholt avait eu raison de dire que «l’Europe des Dix est la région du monde la plus capable d’appliquer un plan d’équilibre», le professeur répondit en donnant raison à celui-ci: parce que l’Européen «est plus conscient du problème», surtout parce que «la société européenne est plus mûre, elle a des traditions intellectuelles qui sont plus favorables aux méthodes d’analyse que nous proposons». Je vous renvoie au journal Le Monde du 1er août 1972. Je n’ai malheureusement pas eu le texte anglais sous les yeux, mais, le contexte le suggère, les traditions auxquelles Forrestal fait allusion, ce sont celles de l’humanisme européen, celles-là qui rendent les hommes «conscients» de leurs limites comme de leurs possibilités, de leurs devoirs comme de leurs droits.

Je pourrais allonger la liste des vertus européennes comme l’a fait Denis de Rougemont dans sa préface au tome III des Mémoires de l’Europe, intitulée «L’Héritage culturel de l’Europe», préface remarquable au demeurant. Il reste que l’essentiel de l’esprit européen n’est pas dans la longueur d’une liste, mais dans l’accent mis sur certains traits. Comme je le disais dans ma communication au colloque de 1960, entre la société européenne de culture et la société africaine de culture, chaque peuple, chaque ethnie, possède toutes les vertus de Y Homo sapiens, mais la géographie et l’histoire l’ont amené à ne cultiver de façon privilégiée que quelques-unes d’entre elles, comme l’Europe la raison discursive, c’est-à-dire efficace, et le sens de l’humain. D’où la nécessité, en cette fin du vingtième siècle, d’élaborer un humanisme intégral ou, pour employer la formule du père Teilhard de Chardin, une civilisation de l’universel où chaque continent, chaque ethnie, chaque nation, apportera les vertus qu’il aura cultivées.

J’ai parlé de l’Europe, que je ne limite pas aux Six, aux Neuf, ni aux Dix-huit avec la Finlande, ni aux Vingt avec Chypre et Malte. Je parle de l’Europe européenne, qui englobe les peuples des Balkans et tous les Slaves; car ceux-ci, les Slaves, pour ne choisir que cet exemple, qu’ils soient en majorité catholiques comme les Polonais ou en majorité orthodoxes comme les Russes, ont apporté dans l’approfondissement du christianisme une contribution irremplaçable. Et je ne parle ni de leurs artistes, ni de leurs écrivains, ni de leurs savants. Cependant, c’est l’évidence, ne bâtiront l’Eurafrique de nos rêves que les nations qui y croiront, qui aimeront les autres par-delà l’Europe.

Il est temps qu’en face de l’Europe j’essaie de définir l’Afrique.

Comme l’Europe, l’Afrique est une par sa civilisation, par-delà la diversité de ses ethnies et de ses langues. De l’ethnologue Léo Frobenius à l’ethnologue Viviana Pâques, tous les grands africanistes ont confirmé cette vérité, qui n’est pas idéale, mais issue des faits eux-mêmes. Encore que l’Allemand Léo Frobenius fonde cette unité sur la différence entre Ethiopiens noirs et Hamites bruns, le grand ethnologue a intitulé son œuvre majeure, son œuvre magistrale; «Histoire de la Civilisation africaine» – au singulier – et la française Viviana Pâques, qui enseigne à Strasbourg, a intitulé l’un de ses meilleurs articles: «Unité de la Pensée africaine». Je la cite: «Nous n’avons pas trouvé deux civilisations délimitant clairement d’un côté le monde païen, de l’autre le monde musulman, mais un système cohérent qui détruisait les barrières de la religion, de la race et du milieu.»

Au demeurant, les ethno-caractérologues rangent dans le même ethno-type fluctuant les Méditerranéens et les Noirs de l’Afrique, et parmi les Méditerranéens d’abord les Arabo-Berbères.

Il y a donc chez les peuples africains un ensemble de traits caractéristiques, de vertus au sens étymologique du mot, que j’ai appelé l’Africanité.

La première de ces vertus est une grande affectivité qui se traduit immédiatement dans la pensée par l’image-symbole et dans l’art par le rythme, ce qui prédispose l’Africain à être un artiste, pour quoi les philosophes le caractérisent par l’usage privilégié de la raison discursive.

La deuxième vertu est heureusement, comme en Europe, le sens de l’humain, peut-être plus qu’en Europe. Un proverbe wolof du Sénégal nous rappelle que «l’homme est le remède de l’homme», c’est-à-dire que la meilleure solution d’un problème humain ne peut être trouvée qu’à l’échelle humaine et par référence à l’homme.

Voilà donc les deux civilisations, européenne et africaine, différentes, voire opposées, et convergentes en même temps. Cela va loin dans le temps, dans le passé et dans l’avenir.

Dans l’avenir, car si le métissage culturel, comme l’a montré Denis de Rougemont, a fait la richesse et le dynamisme de l’Europe dans le passé, ainsi doit-il faire ceux de l’Eurafrique dans l’avenir.

Mais il y a mieux. L’Eurafrique a déjà existé dans le passé, depuis des millénaires. Comme le disait le professeur Paul Rivet, qui m’enseigna l’anthropologie à l’Institut d’ethnologie de Paris, toutes les premières et les plus grandes civilisations historiques sont nées aux latitudes de la Méditerranée et autour de la Méditerranée jusqu’en Inde, elles furent des versions de la même symbiose de civilisations entre Blancs et Noirs, très exactement entre Indo-Européens, Méditerranéens bruns, et Noirs d’Afrique ou d’Asie. Et de citer les civilisations égyptienne et sumérienne, grecque et romaine, indienne et arabe. Retenons seulement la civilisation grecque, qui fut exemplaire.

Ayant donc enseigné le latin et le grec pendant quelque dix ans, j’ai souvent médité sur la civilisation latine et, peut-être encore plus, sur la civilisation grecque, me demandant quelles leçons y pourraient puiser les hommes du vingtième siècle, et aussi nous autres, Négro-Africains. Etonnante entre toutes, en effet cette civilisation grecque, qui conquit spirituellement les Romains après que ceux-ci eurent occupé les pays de langue grecque qui s’étendaient alors jusqu’à Samarcande et en Ethiopie.

Mais ce que l’on a appelé le miracle grec se situe, au-delà des faits matériels, dans la sensibilité et la pensée grecques, dans la culture grecque. Celle-ci était une symbiose de valeurs complémentaires, faite qu’elle était de raison discursive et de raison intuitive, en même temps. Je vous rappelle qu’Aristote, comme Platon auparavant, plaçaient la raison intuitive au-dessus de la raison discursive. – Je vous renvoie très exactement à l’Ethique à Nicomaque – une symbiose, pour être plus précis, où le sentir et le penser, la force d’émotion et la puissance d’imagination, l’acuité de l’intelligence et l’efficacité de l’action se fortifiaient mutuellement. Dans leur pensée et leur action, leur littérature et leur art, leurs activités collectives et personnelles, publiques et privées, les Grecs avaient déjà réalisé il y a quelque 2 500 ans l’idéal d’équilibre, d’harmonie et de plénitude vers quoi tend difficilement, à travers crises économiques et guerres chaudes, la civilisation contemporaine.

Il est significatif que les plus grands des penseurs modernes, les politiques comme les savants, les artistes comme les écrivains, les révolutionnaires, dont Marx et Lénine, comme les conservateurs, aient tous rêvé de ressusciter, en le modernisant, bien sûr, l’idéal de la civilisation grecque.

Dire que la culture grecque a été, dans son essence, une symbiose de valeurs complémentaires, c’est dire qu’elle a été une culture de métissage, métissage culturel qu’avait précédé, tout au moins accompagné, un métissage biologique; encore que ce dernier ne soit pas une condition sine qua non du métissage culturel, il convient de le mentionner. Il est donc vrai qu’avec les Grecs, c’étaient des Albo-Européens, des «Indo-Européens» comme on dit improprement, qui arrivaient sur les rives de la Méditerranée, les cheveux blonds, les yeux bleus, les lèvres minces. Ils arrivaient, forts de la rigueur des climats du Nord qui les avaient aguerris, de leur vision dichotomique du monde et de leur logique inflexible, dont ils faisaient des instruments efficaces pour l’action. Mais ils trouvaient, sur les bords de la mer intérieure et dans les îles, des peuples bruns, déjà métissés, doux et polis, raffinés, qui leur apprirent l’art de vivre en rêvant. Vue sous cet angle, la culture grecque n’est, en définitive, que la symbiose des meilleures valeurs de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie antérieure. Si elle fut exemplaire, c’est à cause de ce métissage.

Pour nous, Négro-Africains, la curiosité admirative que les anciens Grecs ont toujours portée aux Noirs n’est pas le trait le moins original, ni le moins humain, de cette civilisation merveilleuse car, pour eux, les «Ethiopiens», c’est-à-dire les Noirs, étaient les plus anciens des hommes et les plus beaux, ceux qui avaient inventé la Religion et la Loi, l’Art et l’Ecriture.

Ces deux pages que je viens de vous lire sur la civilisation grecque, ce sont celles-là mêmes que j’ai extraites de mon rapport de politique générale au VIIIe Congrès de l’Union progressiste sénégalaise, mon parti. Car nous n’avons pas – du moins au Sénégal – un langage pour les Européens et un autre pour les Africains.

Il reste que, dans ces symbioses qui ont fait fleurir et mûrir la civilisation grecque, puis la romaine, l’Afrique n’a pas été passive. Elle a contribué activement, non seulement en Europe, mais en Afrique même, à l’enrichissement – je dirai à l’humanisation – des civilisations grecque et romaine. Sans remonter aux héros mythiques égyptiens, fondateurs de cités grecques, qu’il me suffise de rappeler, après Eugène Guernier, l’Apport de l’Afrique à la Pensée humaine, et d’abord aux premières civilisations historiques européennes. Je citerai, avec celui-ci, les Egyptiens hellénophones Origène, Plotin et Philon; les Berbères latinophones Tertullien, saint Cyprien et surtout saint Augustin, qui marqua le christianisme du sceau fervent, et lumineux en même temps, de l’Afrique; enfin les Berbères de langue arabe Averroès et Ibn Khaldoun. L’on sait ce que l’Afrique noire apporta – sa puissance d’émotion créatrice – mais ce que l’Afrique brune apporta ne me semble pas moins créateur: «l’amour et la liberté», dit Guernier. Et les deux apportèrent aussi – ceci ne contredit pas cela – le sens du réel, que saint Augustin a résumé dans cette phrase de Contre les Académiciens: «Il ne convient pas au sage d’être un ouvrier de mots, mais un chercheur de faits.»

Je signalerai, après les apports de vertus africaines, l’absence totale de préjugés raciaux chez les Grecs et chez les Romains. Il n’y avait ni quotas pour immigrants africains, ni lois antiracistes – puisqu’encore une fois, il n’y avait pas de racisme – bien que le nombre d’Africains dépassât, surtout à Rome, ce qu’on appelle, aujourd’hui, «le seuil de tolérance».

Voilà l’Europe et l’Afrique: l’Eurafrique de la Culture. Dans le domaine de l’économie, je serai plus bref puisqu’aussi bien c’est le domaine dans lequel vous êtes le mieux informés et que les deuxième et troisième parties de mon exposé seront, presque toutes, consacrées à l’économie.

Rassurez-vous, je ne citerai pas trop de chiffres, je vous renverrai souvent à mon exposé écrit.

Si, par souci des réalités, je parle de l’Europe des Neuf, qui est peuplée de 253 millions de producteurs et consommateurs, j’aurai toujours présentes à l’esprit l’Europe des Dix-Huit avec la Finlande, je dirai des Vingt avec Malte et Chypre, parfois l’Europe idéale de l’Atlantique à l’Oural.

L’Europe des Neuf a été, face à l’Amérique et à la Russie, saluée comme un «géant économique». Elle l’est potentiellement; elle est en train de le devenir et elle le sera sûrement quand elle aura réalisé son union monétaire, comme vous le souhaitez.

En attendant, le bilan est tout de même impressionnant. L’Europe des Neuf compte donc quelque 253 millions d’habitants, c’est-à-dire plus que les Etats-Unis et plus que l’U.R.S.S. Ce n’est pas, dans le domaine considéré, sa seule supériorité. Ses exportations représentent quelque 40 % des exportations mondiales, venant très loin devant celles des deux super-grands. Elle produit plus d’acier qu’eux et plus d’automobiles. Enfin, sa flotte marchande est supérieure, comme ses réserves de change, ce qui n’est pas négligeable.

Cependant, comme vous le savez, cette Europe est encore loin d’avoir relevé le «défi américain», pour ne pas parler de l’U.R.S.S. ni de la Chine, dont il me faudra bien souligner l’importance, ne serait-ce que morale, aux yeux du tiers monde.

L’Europe des Neuf produit moins de viande, et surtout moins d’énergie et moins d’ordinateurs. Elle ne pourra relever le défi qu’à trois conditions, comme l’avancent les plus lucides des Européens et comme vous l’avez suggéré dans votre résolution du 18 octobre:

En premier lieu, qu’elle réalise son unité économique et d’abord son «union», voire son unité monétaire, qui est le but de la Communauté; ensuite qu’elle renforce autant que possible l’accord de libre-échange signé avec six pays de l’A.E.L.E.; enfin qu’elle renforce également son association avec l’Afrique en l’étendant à l’Asie antérieure.

C’est donc de l’Afrique économique que je vais vous parler maintenant. Voici d’abord rappelés quelques chiffres de base. En face de l’Europe, non plus des Neuf, mais des Vingt – sans l’U.R.S.S. et les démocraties populaires – dont la population s’élève à plus de 335 millions d’habitants, l’Afrique compte 357 millions de producteurs et de consommateurs. Il est vrai que son produit intérieur est de 63 millions de dollars seulement et son revenu par habitant de 176 dollars, ce qui est peu, je le reconnais.

Cependant, l’important n’est pas là. Il est dans les potentialités matérielles et les possibilités humaines de l’Afrique. En effet, malgré la détérioration des termes de l’échange qui, dans un pays aussi industrialisé que le Sénégal, est pourtant de 6,9 % par an, le taux de croissance annuel de l’Afrique a été, pendant la première décennie de l’indépendance, si l’on y compte l’Afrique du Sud, à peu près le même que le taux du tiers monde, soit 4,8 %, alors que l’objectif des Nations Unies est de 5 %.

Le taux africain ne peut que s’accroître si la détérioration des termes de l’échange est combattue d’une façon méthodique, persévérante et réaliste, si, en d’autres termes, l’Eurafrique est réalisée.

En effet, la volonté africaine est certaine.

D’abord, volonté d’association à l’Europe, et celle-ci, comme je l’ai constaté dans mes conversations, est pour le moins aussi forte chez les Etats arabo-berbères que chez les dix-neuf Etats anglophones associables du Commonwealth. Volonté aussi non seulement de croissance économique, mais de développement intégral, et volonté conséquente de faire les efforts nécessaires pour y parvenir. Il s’y ajoute, et c’est là le plus important, que les ressources naturelles de l’Afrique sont immenses, d’autant que la prospection du sous-sol y est encore loin d’être terminée. J’ai eu l’occasion, à cette même tribune il y a plus de dix ans, en m’appuyant sur un ouvrage de l’Autrichien Anton Zishka, de vous esquisser un tableau des ressources de l’Afrique.

Dans mon exposé écrit, vous verrez la part qu’occupe l’Afrique dans la production de certaines matières premières agricoles et de certaines matières premières minérales. Je voudrais cependant mettre l’accent sur l’importance de plus en plus grande que prend l’énergie dans l’économie mondiale. L’Afrique a produit en 1971 18 % de l'énergie employée dans le monde. II y a surtout que la capacité totale de production d’énergie électrique du continent africain représente 44 % de la capacité mondiale, et l’on considère que l’Afrique possède environ 40 % des réserves de l’énergie hydro-électrique disponibles sur notre planète.

Rappelées les ressources naturelles comme les vertus spirituelles du couple Europe-Afrique, il est aisé de s’imaginer quelle force formidable et pour cela même pacifique ce couple constituerait, organisé sur un pied d’égalité, ou mieux sur un pied de complémentarité, et vivant en symbiose.

Avant de vous rappeler que votre Commission des Communautés européennes a fait sienne cette idée et d’examiner, avec vous, comment elle a voulu la rendre opérationnelle, je voudrais, prévenant une objection des sceptiques, qui se disent «réalistes», vous rendre sensibles, dans cette deuxième partie, au fait que l’Eurafrique existe. Il y a seulement à la confirmer, je veux dire à la rendre plus forte, et à l’organiser dans tous les domaines.

L’influence de l’Europe sur l’Afrique, l’information de l’Afrique par l’Europe, est si évidente qu’elle n’a pas besoin d’être expliquée longuement. Quelque 80 % des pays africains ont été, en effet, pendant des décennies, pendant des siècles comme dans le cas de mon pays conquis par l’Europe, transformés en colonies ou en protectorats. Au Sud du Sahara, les anglophones ont adopté le thé et assimilé le pragmatisme anglo-saxon. Les francophones, qui sont friands de «bifteck-pommes de terre frites», ont un penchant devenu naturel à théoriser, appuyé sur des principes. Jusqu’aux Maghrébins qui, pour se vouloir «Arabes», ne raisonnent pas moins, dans la discussion, comme des Français.

Je pourrais vous citer l’exemple de mon pays. Contrairement à ce qu’on peut croire, il n’est pas producteur de poètes et d’avocats. J’ai fait les statistiques l’autre jour. Nous avons 18 avocats en face de 448 ingénieurs, et dans notre enseignement la priorité des priorités revient aux mathématiques – et une place privilégiée est réservée au latin.

Mais à l’inverse, comme l’ont fait remarquer nombre de sociologues, les anciens protectorats et colonies ont à leur tour influencé leurs métropoles. En ne retenant que le domaine le plus noble, celui des arts, l’art européen du vingtième siècle ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui sans l’art nègre, sans la «Révolution nègre», pour parler comme Emmanuel Berl, sans la musique nègre venue par le détour de l’Amérique, et c’est parce que ces valeurs de civilisation nées de l’émotion créatrice étaient les plus opposées à celles de l’Europe albo-européenne qu’elles ont été les plus fécondantes.

De ce point de vue, nulle complémentarité ne pouvait être plus complémentaire pour l’Europe que celle de l’Afrique. Cette complémentarité, que nous donnent des hommes comme le philosophe Gaston Berger, qui fut Directeur de l’enseignement supérieur en France, qui fut surtout le fondateur de la prospective, qui était un métis franco-sénégalais né à Saint-Louis du Sénégal et qui disait que, s’il avait eu à choisir entre la raison et l’amour, il aurait choisi l’amour.

Les réalistes me diront: Tout ce que vous dites est peut-être vrai, mais nous sommes libres de ne pas vouloir de votre Eurafrique. Et c’est vrai. Pour que notre grand dessein se réalise, il y faut une égale bonne volonté de part et d’autre de la Méditerranée, il y faut un égal amour, car, comme le dit un proverbe sénégalais: «Entre je vous aime et je ne vous aime pas, il n’y a pas de place pour la dispute.»

Il reste qu’il y a un problème moral qui a été posé par l’histoire, cette histoire, précisément, qui a fait l’influence des uns sur les autres. Vous le savez, c’est comme représentants des «territoires d’outre-mer», constitutionnellement intégrés dans la République française, que des Africains comme moi ont siégé parmi vous. Il était naturel qu’après les indépendances de 1960 un certain lien subsistât entre nous. D’où l’idée de l’association des anciennes colonies européennes – françaises, belges, italiennes – à la Communauté Economique Européenne.

Pourquoi l’Afrique et pas les autres continents? D’abord pour les raisons que j’ai invoquées: géographiques, historiques, culturelles. Mais aussi parce qu’ici la dette des colonisateurs à l’égard des colonisés était plus lourde. Dans la colonisation, je le reconnais volontiers, et je l’ai souvent dit, les apports positifs et les apports négatifs s’équilibrent, encore que l’introduction par les colonisateurs de certaines plantes industrielles, payées aujourd'hui à bas prix, nous pose des problèmes quasi insolubles.

Mais il y a eu au Sud du Sahara un terrible fléau, irréparable, introduit par l’Europe, la Traite des Nègres. Pendant environ trois siècles et demi, c’est 20 millions de Noirs d’Afrique, au dire des spécialistes, qui ont été réduits en esclavage, vendus et déportés aux Amériques. Mais, ce n’était pas le plus grave. Le plus grave fut que, pour un Noir déporté, 10 avaient été tués dans les chasses à l’homme. 200 millions de morts. Quelle ethnie s’en serait tirée? S’ils avaient vécu normalement, ces 200 millions de Noirs, la population de l’Afrique serait aujourd’hui d’au moins un milliard. Songez aux sommes de volontés et d’énergies que ceux-ci auraient rassemblées, aux moyens et aux taux de production qui en seraient résultés.

Si j’ai parlé de la Traite, c’est qu’elle hante vos consciences pour les rendre malheureuses, et pour vous dire que c’est là un argument sur lequel nous ne voulons pas insister. L’Eurafrique, pensons-nous, nous Africains, doit être fondée sur une libre et joyeuse adhésion. Elle doit être, non pas une réparation, mais une résurrection et une rénovation essentiellement fondée sur des arguments culturels, économiques et sociaux, qui sont, eux aussi, des arguments humains.

C’est ce qu’a bien vu la Commission des Communautés européennes, qui a publié, l’an dernier, un Mémorandum sur une Politique communautaire de Coopération au Développement, et c’est parce que dans votre résolution du 18 octobre vous avez parlé de coopération avec le tiers monde que je suis au sein de vos préoccupations.

Dans ce Mémorandum, qui a commencé d’être examiné cette année par les représentants permanents avant de l’être par le Conseil des Ministres, la Commission a mieux fait que de descendre dans les détails: elle a posé des principes et en conséquence indiqué des orientations. Je voudrais m’arrêter sur ces principes et ces orientations, qui définissent une Nouvelle politique eurafricaine, avant de vous faire des propositions concrètes, non certes au nom de toute l’Afrique, mais de la très grande majorité des Etats associés.

Le premier principe posé par la Commission est que le but ultime de toute politique de coopération au développement doit être l’épanouissement des hommes. Si la Commission a voulu donner la primauté à la Culture, c’est d’abord pour rester fidèle à l’esprit humaniste de l’Europe. C’est aussi pour rendre plus cohérentes la politique économique interne de la Communauté et sa politique externe d’aide en leur donnant une idée directrice, une orientation qui dépassât la simple satisfaction des «besoins animaux», pour reprendre une expression de Marx.

Le second principe, qui découle du premier, est la globalité ou l’indivisibilité des objectifs de développement. L’effort doit porter aussi bien sur l’éducation et la formation que sur la croissance économique, aussi bien sur l’industrie que sur l’agriculture, pour choisir ces domaines essentiels. Il s’agit de coordonner la politique de chacun des Etats membres et celle de la Communauté et par-delà avec celle de l’Europe.

Le troisième principe est celui de la concertation pour la coopération et à tous les niveaux: entre pays développés, entre pays sous-développés, entre pays développés et pays sous-développés. Il est entendu que cette coopération se fera dans un cadre régional, dans le cadre des solidarités horizontales et des solidarités verticales Nord-Sud.

Je voudrais m’arrêter sur ce troisième principe pour souligner et préciser l’orientation qui doit en résulter. En vérité, la Commission, faisant preuve d’imagination, nous propose ici une vision prospective de l’Eurafrique. Il y a d’abord le noyau européen des Six – des Neuf, maintenant. Puis il y a les Etats européens qui ont vocation à s’associer plus ou moins directement à ce noyau; les sept Etats de l’A.E.L.E., dont le Portugal et les autres Etats méditerranéens autres que le Portugal. Il y a ensuite les Etats du Sud et à l’Est de la Méditerranée: Etats arabophones et Etat d’Israël. Il y a, enfin, les Etats au Sud du Sahara. Il s’agit en somme ici, par un choix délibéré – culturel, économique, voire politique – d’organiser avec tous les Etats associés une coopération privilégiée.

Voici ce qu’en dit le Mémorandum:

«Tout en étant conscient de ses responsabilités générales envers l’ensemble des pays en voie de développement, la Communauté a réservé jusqu’ici à certains pays d’Afrique noire, à Madagascar et à des pays de la zone méditerranéenne, une place privilégiée dans ses relations extérieures.

Cette ligne maîtresse de la politique communautaire à l’égard de l’Afrique située au Sud du Sahara et du Bassin méditerranéen doit être maintenue et sous certaines réserves développée. En partant de cet acquis communautaire, la Communauté devra concevoir et mettre en œuvre une politique de coopération à l’égard de l’ensemble des pays en voie de développement.»

La nécessité d’une politique cohérente à l’égard des pays en voie de développement est précisément le quatrième principe. Cette politique mondiale et mondialiste a des rapports avec mon propos, mais elle n’en est pas l’objet et c’est pourquoi je n’y insisterai pas.

Encore une fois, c’est une vision de l’Eurafrique qu’a esquissée dans son Mémorandum la Commission. Cette vision a dans ses grandes lignes notre approbation. Avant de vous faire dans ce cadre quelques suggestions, en soulignant les lacunes et imperfections de la situation actuelle de l’Association eurafricaine, je voudrais répondre à certaines attaques de grand style que l’on a lancées moins contre l’Europe, contre la Communauté, au demeurant, que contre l’Association, c’est-à-dire contre l’Eurafrique. Après quoi je vous parlerai de notre position à l’égard des dix-neuf Etats associables du Commonwealth.

Pourquoi les Africains et pourquoi pas nous réclament les Latino-Américains et les Asiates du Sud-Est. Je réponds: parce que, sans reparler de la Traite, vous n’êtes pas les voisins de l’Europe, vous n’aviez pas, à la naissance de la Communauté, des liens aussi étroits avec elle, parce que vous, les Latino-Américains, êtes déjà semi-industrialisés; que vous, les Sud-Est-Asiates, êtes en même temps moins sous-développés et plus assistés.

Ce n’est pas hasard si la majorité des vingt-cinq pays les moins développés du monde sont africains et ce n’est pas sans raison que l’homme de raison qu’est M. Robert McNamara, Président du Groupe de la Banque mondiale disait le 30 septembre 1968, dans son premier discours public:

«Tout d’abord en ce qui concerne les zones: dans le passé, le Groupe de la Banque a eu tendance à concentrer ses efforts vers le sous-continent indien. En Amérique latine, je prévois que le rythme de nos investissements devrait plus que doubler au cours des cinq prochaines années. Mais c’est en Afrique, qui parvient au seuil des investissements majeurs de développement, que devrait se produire l’extension la plus considérable de nos activités. Au cours des cinq ans à venir, avec la collaboration efficace des pays africains, nous devrions multiplier par trois la cadence de nos investissements.»

Et McNamara a tenu parole.

En somme, avec la Commission des Communautés européennes, nous ne disons pas autre chose que l’Américain Robert McNamara.

Le plus grave est que d’autres Etats, à l’extrême Ouest et à l’extrême Est, ceux-ci sur-développés, exercent une pression formidable sur la Communauté et vont clamant: vous violez l’Accord général du GATT, vous attentez au sacro-saint Libre-Echange. Et se tournant vers nous, ils nous disent, les Sur-Développés:

«Pauvres petits Sous-Développés, pauvres petits Bouniouls». Et ces “préférences inverses”, comme des carcans autour de vos cous gracieux! Il faut vous en débarrasser au plus vite – pour être libres.»

Cela va très loin. A la rigueur, on supporterait l’association des pays d’Afrique noire – la Traite a, malgré tout, fait son effet sur les consciences mais pas celles des pays méditerranéens à laquelle vous êtes si attachés ici. Comme si les Américains, du Nord et du Sud, n’avaient pas créé, au sein de l’Organisation des Etats américains, le Conseil économique et social interaméricain et l’Alliance pour le Progrès, sans parler du COMECON qui, on le sait, est le pendant de la Communauté Economique Européenne. Comme si aujourd’hui même les deux superpuissances de l’Extrême-Orient n’étaient pas en train de se découvrir sœurs et d’en tirer toutes les conséquences économiques, culturelles et politiques.

La Commission, avec nous, ne fait pas autre chose en redécouvrant des affinités anciennes, mais fondamentales, entre l’Europe et l’Afrique. Et, ce faisant, elle se fonde – nous nous fondons – sur des principes solides.

Le premier de ces principes est celui de l’indépendance, en vertu duquel nous entendons, nous, Africains, agir et penser par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Car s’agissant des préférences inverses, chacune de nos nations est libre de parler comme Martine, en masculinisant l’Europe, et en disant: «Je veux qu’il me batte, moi; il me plaît d’être battue.»

Notre second principe est celui de l’égalité. En vérité, en combattant les préférences inverses c’est au fondement et au ciment de l’Association que l’on s’en prend, par ces préférences établissent l’égalité morale entre Européens et Africains, c’est-à-dire la dignité pour tous. Elles correspondent, d’ailleurs, à la notion d’échange et de réciprocité, qui est en Afrique l’élément essentiel de toute association ou de toute «communauté».

Des juristes européens ont prouvé que les préférences inverses ne violaient pas l’Accord général du GATT. Mais nous irons plus loin: c’est le système même du libre-échange que nous récusons, nous peuples prolétaires, parce que c’est la liberté du système capitaliste, où les forts écrasent les faibles. C’est la réorganisation rationnelle et partant efficace du commerce mondial que nous exigeons, afin de supprimer progressivement la domination d’un petit nombre d’économies sur-développées sur le plus grand nombre. C’est là notre troisième principe.

Cependant, si, des principes, nous descendons aux réalités du commerce international, c’est-à-dire aux faits, l’on s'aperçoit non sans étonnement que les faits donnent tort aux pourfendeurs de l’association eurafricaine; que loin de s’opposer au développement du commerce mondial, l’Association le favorise en protégeant – dans une mesure trop faible, je le reconnais – les plus faibles contre le dumping dominateur des plus forts. C’est même là un des objectifs de la Convention d’association exprimé dès l’article 1er.

Je vous renvoie aux chiffres de mon texte écrit. Je les résumerai tout simplement en disant que le commerce entre les Etats-Unis et la Communauté européenne, pour choisir cet exemple, s’est développé plus vite que le commerce entre la Communauté et les Etats associés d’Afrique noire.

Mettant l’accent sur les exportations vers la Communauté Economique Européenne, qui sont les éléments les plus importants, je dis que les Américains ont plus que triplé les leurs, tandis que les Africains n’arrivaient même pas à les doubler. S’agissant des exportations des Etats-Unis vers les Etats associés, comme l’a fait remarquer M. Deniau, membre de la Commission, elles ont été multipliées par trois alors que celles de la Communauté n’étaient multipliées que par deux. Voilà les faits, voilà la vérité.

Ces chiffres me permettent de finir mon exposé en vous faisant des suggestions précises – je n’ose dire des propositions – dans l’esprit du Mémorandum de la Commission. C’est dire tout d’abord que, quand j’emploie le mot Europe, tout en partant du noyau des Neuf, je pense surtout à l’Europe des Vingt, à l’Europe occidentale. C’est dire encore que, gardant l’esprit des textes, il s’agit d’appliquer ces mêmes textes dans une pratique optimale, par souci d’efficacité.

J’entends par là qu’il nous faut, Européens et Africains, imaginer de nouveaux moyens et de nouvelles méthodes plus opérationnels, plus efficaces. Mais nous nous garderons en même temps, comme vous l’avez souvent souligné, de laisser la technique nous cacher les objectifs et, plus grave, le but ultime. Aussi commencerai-je par rappeler les objectifs majeurs, le but ultime, enfin les voies et moyens, tels qu’ils ont été définis à l’article 1er de la Convention d’association.

Nous retiendrons de cet article 1er que l’association est le moyen le plus efficace de faire croître le commerce mondial, parce que le plus réaliste. Il est temps de le dire aux mondialistes, et je sais qu’il y en a parmi vous. Rêver d’arracher l’Amérique latine à la domination économique de l’Amérique du Nord ou l’Asie du Sud-Est à celle des trois super-grands que sont la Russie des Soviets, la Chine de Mao Tse-Toung, voire le Japon sans déterminant, mais déterminé, je crois que cela ressortit à Dame Utopie.

Ma première suggestion pose l’existence même de l’Europe comme continent conscient de ses valeurs originales et, partant, de son rôle d’humaniste. Encore que l’élargissement de l'Europe nous intéresse et que nous la souhaitions ardemment, le plus important demeure la conscience qu’a l’Europe de sa mission. Qu’elle soit blanche, cette Europe, soit. Si elle veut remplir sa mission, il est temps que l’Europe se sente européenne et sans complexe, comme l’Afrique se sent africaine. Nous avons trop souvent l’impression qu’en face des super-grands cette Europe est timide et se défend mal, renonçant à utiliser ses arguments les plus percutants, hésitant dangereusement à franchir les frontières des nationalismes – comme les querelles du lait et de la viande, qui ont leur importance, bien sûr, comme celle des fruits et légumes, qui m’intéresse. Mais je pense que l’important c’est de dépasser ces querelles du bifteck et du pain quotidien pour réaliser le grand dessein politique qui est, en définitive, la mission de l’Europe.

Ma deuxième suggestion concerne l’association à la Communauté des dix-neuf Etats anglophones associables du Commonwealth. Comme vous le savez, la Communauté a, à l’occasion de l’entrée de la Grande-Bretagne, donné aux Etats du Commonwealth, placés dans les mêmes conditions que les dix-neuf Etats associés, à choisir entre trois options: ou la formule de Yaoundé, ou celle d’Arusha ou un simple accord commercial.

Pour ma part, j’ai toujours souhaité, et cela publiquement, l’entrée de la Grande-Bretagne et du plus grand nombre possible d’Etats européens dans la Communauté, parce que c’est bénéfique pour l’Europe, pour le monde et pour la paix.

Mais je voulais encore plus l’association des Etats anglophones d’Afrique noire à cette même Communauté, parce que c’est l’intérêt de l’Afrique qui, pour réaliser son unité, doit commencer par l’intégration économique.

Or paradoxalement, nos réalités sont telles que cette intégration exige une situation semblable, sinon identique, pour tous les Etats africains dans leurs relations avec la Communauté européenne. Cette intégration africaine est, au demeurant, un des objectifs de la Convention de Yaoundé, on l’oublie trop souvent.

Mais c’est aussi l’intérêt de l’Europe pour les raisons que nous avons développées plus haut, et l’intérêt de l’Afrique idéale que nous avons à construire ensemble. Cela va d’ailleurs mieux en le disant.

Je peux le dire maintenant, non seulement la majorité des dix-neuf pays associés est favorable à l'association des dix-neuf pays associables du Commonwealth, mais nous sommes prêts à les accueillir comme membres de la future Convention de Yaoundé III.

Il est même prévu une réunion au niveau ministériel, entre les dix-neuf Etats associés et les dix-neuf Etats associables. En principe, cette réunion devrait avoir lieu à Bruxelles le 7 décembre. Cependant, à la veille des négociations de Yaoundé III, qui débuteront en août 1973, les associés africains posent deux conditions. C’est d’une part que les avantages acquis, essentiellement les aides prévues au titre II, leur soient maintenus comme la Communauté s’y est formellement engagée à l’occasion des négociations sur l’élargissement. C’est d’autre part que tous les Etats associables qui auront choisi la formule de Yaoundé acceptent les préférences inverses, pour les raisons que nous avons développées.

Je viens de mentionner le titre II de la Convention d’association, qui s’intitule «Coopération financière et technique» et qui m’amène à ma troisième suggestion concernant la diminution relative de l’aide de la Communauté, et plus précisément de l’Europe occidentale, aux pays sous-développés en général et aux associés africains en particulier. Dans son dernier «programme d’action», la Commission des Communautés européennes a tenu à souligner la diminution constante, depuis dix ans, de l’aide publique de la Communauté. Donc, de 1960 à 1970, elle est passée de 1,08 % à 0,42 % du produit national brut. La baisse est générale, qu’il s’agisse de la France ou de la Grande-Bretagne, de la Belgique ou de l’Italie. Seuls les Pays-Bas font exception, dont l’aide passe de 0,31 % à 0,63 %. Et la Commission conclut en recommandant aux gouvernements de s’engager à respecter l’objectif de 1 % du produit national brut, fixé par l’O.N.U. pour l’année 1975.

Je ne saurais faire autrement que d’appuyer la recommandation de la Commission, d’autant qu’il ne s’agit pas de charité, mais de justice. S’il n’y avait pas détérioration des termes de l’échange, autrement dit, si les pays développés ne fixaient pas, arbitrairement et à leur seul profit, les prix des produits livrés au commerce international, les pays en voie de développement auraient certes besoin d’assistance technique et de prêts à long terme à des conditions spéciales, mais pas de subventions. Comme l’a démontré l’économiste américain Galbraith, dans son livre intitulé: The New Industrial State, les prix ne sont pas déterminés par la prétendue loi de l’offre et de la demande, ils sont fixés arbitrairement par les gouvernements et les grosses entreprises: The corporations.

Et mon pays en est un bon exemple – il est assez industrialisé – où nos exportations qui ne passent pas par l’usine représentent 13 %.

Dans une étude intitulée «Problèmes économiques du Sénégal» M. Samir Amin, professeur d’économie politique, directeur de l’Institut africain de développement et de planification, écrit:

«Aux transferts invisibles, énormes, qui représentent les termes de l’échange inégaux s’ajoutent donc une vingtaine de milliards de transferts «visibles». L’apport extérieur brut public et privé, assistance technique incluse, qui est également de l’ordre d’une vingtaine de milliards, ne compense que la partie «visible» des transferts inverses. Au total, le Sénégal ne «reçoit» pas «d’aide» étrangère, le transfert de valeurs se fait bel et bien dans le sens inverse: du Sénégal vers le monde développé.»

Il s’agit d’un professeur d’économie politique, et qui n’est pas sénégalais.

Mais, encore une fois, les aides directes seraient moins nécessaires si le commerce international était organisé d’une façon plus rationnelle et plus juste, c’est-à-dire plus efficace. Dans le cas de l’Association eurafricaine, si la Convention était appliquée dans sa lettre, mais surtout dans son esprit, et c’est ici ma quatrième et dernière suggestion, car très justement, en faisant des «échanges commerciaux» l’objet du titre I de la Convention, les négociateurs et, partant, les gouvernements ont voulu donner la primauté au commerce parmi les moyens majeurs de développement économique.

Le plus grave dans la situation de l’association, et d’une façon plus générale, des rapports eurafricains, c’est que l’esprit et même la lettre du titre I de la Convention ont été souvent violés au grand dam des pays africains qui sont, encore une fois, dans leur ensemble, les pays les plus pauvres du monde.

Et d’abord l’esprit. L’esprit de la Convention est que les deux parties se favorisent l’une l’autre par rapport aux pays tiers. Or, il n’en est pas ainsi, s’agissant de la politique de la Communauté à l’égard de l’Afrique. De nombreux journalistes européens l’ont souvent souligné. La suppression des droits de douane et taxes d’effet équivalent est annulée par l’institution de taxes intérieures discriminatoires sur les principaux produits africains. Adèle Kramanian a calculé dans Jeune Afrique du 5 janvier 1971 que les taxes intérieures discriminatoires imposées par les Européens sur les produits africains varient de 60 à 250 %.

Mais il y a plus encore. La lettre de la Convention n’est pas toujours appliquée: le cas des fruits et légumes en est l’illustration. Je n’insiste pas, je dirai tout simplement que nous recevons de l’Europe, même de l’Europe des Neuf, une plus grande quantité de fruits et de légumes que nous n’en envoyons dans ce continent, et ces fruits et légumes ne subissent pas de taxes discriminatoires.

Il me faut conclure ce trop long exposé mais, vous l’aurez vu, le problème est immense, et, en un certain sens, c’est le problème le plus important du monde.

Ma franchise aura pu vous surprendre, vous choquer peut-être, mais c’est que ma confiance dans l’Europe est très grande. C’est que, malgré toutes les erreurs que je me suis permis au passage de citer, je reste optimiste. Vous l’aurez remarqué, si les Africains ont leur franc-parler – c’est dans leur nature, comme leur optimisme au demeurant – ils n’ont jamais cessé de dire leur foi dans l’Association eurafricaine et, par-delà, dans l’Europe elle-même.

Mais au fond, je n’ai rien dit d’autre que ce qu’a dit le Mémorandum de la Commission, je me suis contenté d’illustrer son analyse et ses propositions, car le plus grand problème qui se pose aux pays développés, et que la Communauté a commencé de résoudre de la manière la plus humaine et la plus efficace, c’est moins celui de l’aide que du commerce international, très précisément de la détérioration des termes de l’échange.

Il est significatif que le même jour, le 25 septembre 1972, deux hommes à la stature mondiale, le pape Paul VI et M. Robert McNamara, Président du Groupe de la Banque mondiale, aient dénoncé l’aide au tiers monde comme un échec. Et je dis que cet échec est lourd de menaces apocalyptiques. Car, si les deux tiers des hommes sont désespérés, que voulez-vous qu’ils fassent, sinon se révolter, pour le moins pencher vers l’extrême Ouest ou plus vraisemblablement vers l’extrême Est?

Et voici que les super-grands les y poussent. Vous avez lu les journaux du mois dernier. Si je ne retiens que les journaux français, je me rappelle qu’un hebdomadaire titrait sa couverture Love story et l’autre Le Défi asiatique. Pour moi, ce rassemblement des «Grands Blancs» entre eux et des «Grands Jaunes» entre eux est d’autant plus significatif qu’ils formaient jusqu’ici deux ménages en dispute. Les nationalismes et les idéologies surtout étant en voie d’être dépassés, cette volonté d’entente correspond à un processus commencé depuis le début du vingtième siècle et qui est l’affirmation des personnalités collectives sur des bases ethniques et culturelles. Ce processus est, bien sûr, dans la nature des choses, mais c’est le même processus qui a conduit à la détérioration des termes de l’échange et à la paupérisation – relative, je le reconnais – des deux tiers de l’humanité.

C’est ce processus, osons le dire, continental et de tendance raciale, pour ne pas dire raciste, que nous devons dépasser ensemble, Albo-Européens, Arabo-Berbères, Juifs et Négro-Africains. Pour quoi faire? Pour achever ce que nous avons commencé de faire, non seulement au sein du Conseil d’association, mais encore aux conférences des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, car si la troisième Conférence de la C.N.U.C.E.D. fut particulièrement décevante, nous avons eu quand même la consolation de constater que les Africains s’étaient concertés pendant toute la durée de la conférence avec les Européens. Il s’agit donc de nous concerter pour fortifier les solidarités inter-ethniques Nord-Sud, pour trouver, et au niveau de l’Eurafrique et à celui de la planète, un compromis dynamique parce que basé sur une politique cohérente et positive, comme l’écrivait Jean-François Deniau.

J’en suis convaincu, au milieu des cyclones qui montent de tous les horizons, le destin du monde, paradoxalement, est entre nos mains d’apparence si fragiles et d’abord entre vos mains à vous, Européens. Pour réussir, encore une fois, il n’est que de croire et de vouloir.

(Vifs applaudissements prolongés)

M. LE PRESIDENT (traduction)

Monsieur le Président, les applaudissements vifs et prolongés de l’Assemblée sont l’expression la plus éloquente de nos remerciements.

Vous avez, au nom de l’Afrique, lancé aux Européens – sans complexe, comme vous l’avez dit – un véritable appel en les invitant à le méditer. Je crois me faire l’interprète des sentiments de tous en vous affirmant que l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe réfléchira longuement à vos paroles persuasives, expressives et, j’ajouterai, optimistes.

Vous avez aimablement accepté de répondre aux questions que voudraient vous poser les membres de l’Assemblée. Je vous en remercie et je prie M. Capelle, en sa qualité de président de la commission de l’éducation et de la culture, de bien vouloir commencer.

M. CAPELLE (France)

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, j’ai le très agréable devoir, au nom de la commission de la culture et de l’éducation, de remercier M. le Président Senghor pour l’émouvante et très utile leçon qu’il vient de nous donner.

Permettez-moi d’évoquer ici, à cette occasion, vingt-cinq années d’amitié continue, dont plusieurs années de collaboration très confiante à l’élaboration de cette grande œuvre de l’Eurafrique.

En écoutant la leçon du Président Senghor, je pensais à une dialectique dont il nous a fourni un élément, je pensais à la définition de l’Europe donnée par Valéry pour qui la civilisation européenne se caractérisait par son développement technologique, lequel a essaimé, comme l’on sait, vers les Amériques. Mais, à la conception de l’Europe, ce petit cap de l’Asie, foyer de technologie, le Président Senghor a opposé une autre conception, celle de l’Europe humaniste, née autour de ce creuset de civilisation merveilleux qui a été et qui reste pour l’avenir, la Méditerranée.

Permettez à l’universitaire que je suis, de le remercier d’avoir élevé le débat, à notre époque où les préoccupations de rentabilité semblent dominer les traditions de culture et de gratuité. Nous sommes menacés, au nom d’une conception à court terme de l’efficacité, d’une sorte d’humanisme sans racines: l’humanisme, tel que vient de l’évoquer le Président Senghor et qui nous est commun, a ses racines profondes dans l’Histoire.

Je remercie, au nom de la commission de la culture et de l’éducation, le Président Senghor pour cette grande leçon appuyée de sa double autorité de' poète et d’homme d’Etat, lui donnant toute qualité pour réaliser cette conjonction qu’il a évoquée entre l’amour et la raison. Que cette réconciliation de l’amour et de la raison soit la grande inspiration de la mission du Conseil de l’Europe, vers cette Eurafrique qui vient de nous être présentée avec tant d’âme et tant de foi.

M. SCHULZ (République Fédérale d’Allemagne) (traduction)

Vous venez, Monsieur le Président, de captiver cette Assemblée pendant une heure par votre exposé émouvant, aussi important que substantiel. Je tiens, moi aussi, à vous en remercier très sincèrement. Votre œuvre littéraire vous a fait connaître, non seulement des hommes politiques, mais aussi des hommes cultivés du monde entier – race dont on peut craindre, d’ailleurs, qu’elle ne s’éteigne progressivement. Votre formation, votre origine, vos études, votre action spirituelle et politique font de vous un Eurafricain non seulement symbolique, mais modèle. Vous venez de parler ici, au sens propre mais aussi au sens figuré, dans la langue qui pour moi est, après le grec ancien, la plus belle d’Europe, et vous vous êtes adressé à cette Assemblée avec cette franchise et cette sincérité sans lesquelles il n’est pas de bons et fertiles discours. Permettez-moi, Monsieur le Président, de m’adresser à vous avec la même franchise et la même sincérité.

Je n’évoquerai pas, dans ma question, certains événements des dernières années et de ces derniers temps qui paraissent démentir, du moins sous cette forme quelque peu généralisée, votre affirmation selon laquelle l’une des vertus prédominantes de l’africanisme serait l’humanité. Je ne veux pas non plus parler du problème, encore si important, des échanges de marchandises et de produits; je voudrais vous poser une question qui me tient à cœur depuis longtemps, et à laquelle j’aimerais bien qu’une bouche autorisée réponde.

Le Conseil de l’Europe peut-il, à votre avis, contribuer – et si oui de quelle manière? – à répandre et à implanter le pluralisme dans les Etats africains qui sont presque tous, à l’époque moderne, de création très récente? Je ne songe pas seulement au pluralisme politique, social et, bien entendu, ethnologique, mais aussi avant tout à ce pluralisme spirituel et moral qui, partout dans le monde, est indispensable au développement d’une démocratie viable, stable, et capable de fonctionner.

M. STEWART (Royaume-Uni) (traduction)

Je n’ai pas de question à poser, et je n’avais pas l’intention de prendre la parole, mais je ne peux m’empêcher d’admirer l’allocution que le Président nous a adressée ce matin. Venant d’un pays qui, comme la France, a été très étroitement lié à l’histoire de l’Afrique, je tiens à rendre hommage au Président Senghor.

Lorsque le Président a parlé du rôle joué par les Grecs dans notre civilisation, je me suis souvenu de ce que rapporte Homère: les douze grands dieux de l’Olympe que les Grecs vénéraient allaient régulièrement une fois l’an assister à un banquet donné en leur honneur par le peuple que Homère appelle «les Ethiopiens sans reproche», et qui semble être le seul à avoir été ainsi honoré.

Si notre hôte de ce matin avait vécu à cette époque, je suis certain qu’il aurait été parfaitement à sa place comme hôte à ce banquet et que les douze dieux de l’Olympe auraient appris de lui beaucoup de sagesse.

M. PECORARO (Italie) (traduction)

En ma qualité d’Italien je représente le pays européen le plus proche du rivage septentrional de l’Afrique et, partant, du continent africain. Je crois donc pouvoir me faire l’interprète de tous les membres de la délégation italienne en exprimant notre reconnaissance pour l’excellent discours prononcé par le Président Senghor qui a notamment rappelé tout ce que notre civilisation et notre développement économique et culturel doivent aux civilisations occidentale et eurafricaine qui ont vu le jour sur les bords de la Méditerranée.

Nous adressons à M. le Président Senghor notre affectueuse et cordiale reconnaissance.

M. JUDD (Royaume-Uni) (traduction)

Je veux, moi aussi, dire combien j’ai apprécié le magnifique discours prononcé par le Président ce matin. Personnellement, le premier des nombreux voyages que j’ai pu faire en Afrique a été dans son pays, et il m’a ouvert les yeux sur le continent africain d’une façon que j’ai toujours appréciée.

Le Président a rappelé de façon émouvante et convaincante le danger qui nous menacerait si les pays industrialisés ne répondaient pas aux besoins économiques des pays en voie de développement, c’est-à-dire, de la majorité de la population mondiale; on pourrait réellement craindre que dans leur désespoir, les habitants de ces pays se tournent vers l’extrême Est. C’est une crainte que, personnellement, je partage.

Je pose donc au Président une question spécifiquement politique qui n’est pas sans rapport avec ce problème. Sur son continent il existe un affrontement politique et social croissant entre le Sud, dominé par les Blancs, et la majorité noire. Pense-t-il qu’une tendance de l’Europe à resserrer ses liens économiques, politiques et même militaires avec les régimes blancs de l’Afrique du Sud pourrait, malheureusement, avoir la même conséquence, inciter la majorité, en particulier dans la moitié Sud du continent, à se tourner vers l’extrême Est?

M. PÊRIDIER (France)

Monsieur le Président, je ne vais pas m’attarder à faire l’éloge de votre brillante intervention. Comme Français, je dirai que c’est celle que nous attendions d’un très grand universitaire imprégné de culture latine et de culture française, du grand écrivain et du grand poète que vous êtes et du membre de l’Institut français.

Connaissant bien ces problèmes de coopération puisque, pendant longtemps, au Sénat français j’ai été le rapporteur du budget de la coopération et que j’ai rapporté à peu près tous les accords de coopération, notamment celui avec le Sénégal, je voudrais défendre mon pays car je crois que vous avez été un peu injuste à son égard en ce qui concerne l’aide publique qu’il a apportée à la coopération africaine.

En effet, vous avez laissé entendre que la France n’avait pas respecté la décision de l’O.N.U., demandant que cette aide représente 1 % du revenu national brut. Or, je vous assure que sans attendre cette décision, pendant longtemps, la France, tout de suite après la conférence de la Nouvelle-Delhi, a été un des rares pays à porter cette aide à 1 % du revenu national brut. Mais je précise, et ceci est important, qu’il s’agit de l’aide publique parce que, dans d’autres pays, on calcule cette aide non pas simplement dans le domaine de l’aide publique, mais également dans celui de l’aide privée.

Dès lors, je ne puis accepter que l’on considère automatiquement l’aide privée, tout au moins comme une contribution à la coopération africaine, car très souvent cette aide privée n’est pas tellement accordée dans l’intérêt de l’Afrique, elle l’est plutôt dans celui de certains capitalistes.

Permettez-moi de poser une question. Il est vrai que cette aide de 1 % préconisée par l’O.N.U. comme par le Conseil de l’Europe, n’est pas toujours apportée par la plupart des pays européens.

Etes-vous en mesure de nous faire des suggestions quant aux conditions dans lesquelles les pays européens pourraient respecter les décisions qu’ils ont votées à l’O.N.U. ou au Conseil de l’Europe?

Un dernier mot en ce qui concerne les pays du Commonwealth. Certes, vous ne vous êtes pas montré hostile à une association de l’Europe et des pays du Commonwealth, mais vous y avez mis des conditions.

Je ne saurais dire que je suis contre ces conditions. Elles sont normales et logiques. Et si elles sont imposées par le traité de Yaoundé aux pays africains de l’ex-Communauté française, il est normal qu’elles soient également imposées aux autres pays.

C’est d’ailleurs ce qui a été fait par le traité d’Arusha, que je connais bien, puisque j’en ai été également le rapporteur devant le Sénat français. Il n’en reste pas moins vrai que, pour certains Etats africains du Commonwealth, il y a des situations tout à fait particulières. Et, malgré tout, il importe que nous n’écartions pas automatiquement certains pays africains du Commonwealth. Il faut précisément créer ce grand ensemble Eurafrique, dont vous vous êtes fait le grand défenseur.

Par conséquent, au cours de la rencontre que vous devez précisément avoir, il faut prévoir certain assouplissement. A cet égard, je vous demande si vous vous montrerez d’une intransigeance absolue ou si vous accepterez un certain assouplissement qui permettra de faire précisément cette grande communauté Eurafrique que nous souhaitons tous.

M. CORNELISSEN (Pays-Bas) (traduction)

Monsieur le Président, le Président Senghor a fait certaines observations intéressantes sur l’importance pour le peuple africain des principes d’égalité et de dignité pour tous. L’Organisation de l’unité africaine s’est fait une réputation d’adversaire du racisme et de la discrimination dans le monde entier. Comme le Président Senghor le sait, on se préoccupe beaucoup en Europe de l’expulsion actuelle de milliers d’Asiatiques de l’Ouganda. Le Président Senghor pourrait-il nous dire si l’Organisation de l’unité africaine a tenté d’insister auprès du Président Amin de l’Ouganda pour qu’il modifie sa politique actuelle, raciste et inhumaine?

Dame Joan VICKERS (Royaume-Uni) (traduction)

J’aimerais, non seulement en tant que Représentant britannique, mais en tant que femme, car il est toujours agréable de pouvoir féliciter – très sincèrement – des hommes, rendre hommage au Président Senghor. Je voudrais le remercier en particulier pour ce qu’il a dit au sujet de la coopération entre les dix-neuf ex-colonies du Commonwealth, maintenant Etats du Commonwealth, et leur équivalent français. Je pense que les femmes ont un rôle formidable à jouer dans l’amélioration des relations entre les races, car ce sont surtout elles qui élèvent leurs enfants.

Ce que le Président a dit au sujet de la C.N.U.C.E.D. m’a beaucoup intéressée, et je partage entièrement son point de vue.

J’aimerais peut-être lui dire simplement que je peux être fière de mon pays – je pense qu’il sera d’accord avec moi – c’est mon pays qui, grâce à Wilberforce, a mis fin à la traite des Noirs. Nous regrettons qu’elle ait un jour commencé, mais nous avons fait un pas dont, je l’espère, il appréciera la portée. Donc, en le félicitant pour son remarquable et vraiment très intéressant discours, qui j’en suis sûr sera encore lu pendant des semaines, j’espère que nous verrons ce qu’il a vu, une coopération plus étroite entre l’Europe et l’Afrique.

M. AANO (Norvège) (traduction)

Monsieur le Président, en tant que Représentant d’un pays qui est le plus septentrional de l’Europe, je voudrais dire quelques mots de remerciement. J’ai été vivement frappé par votre discours très remarquable et très profond, et je pense qu’il nous a inspirés, nous Européens, quant au travail que nous sommes appelés à accomplir pour améliorer la situation de toutes les nations du monde. Il est significatif que nous ayons eu besoin d’un homme d’Etat africain pour nous rappeler les valeurs profondes de l’Europe et de toutes les démocraties, et nous remettre en mémoire également que ce sont des valeurs qui ne sont pas nôtres. Nous avons péché d’innombrables fois contre ces valeurs qui font partie d’une vaste culture eurafricaine, et nous devons construire l’avenir en nous fondant sur elles, pour découvrir, ce que vous appelez, Monsieur le Président, des compromis dynamiques. Je voulais donc vous remercier humblement de la source d’inspiration que représente votre discours.

M. Senghor, Président du Sénégal

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je ne répondrai pas trop longuement. Il y a d’abord ceux qui ont été assez gentils pour uniquement me féliciter. Ils me permettront de leur dire que j’ai été sensible à leurs compliments et ils me permettront de ne pas leur répondre. Je ferai tout simplement exception pour Mme Vickers en lui disant que j’ai été très sensible au fait qu’une femme ait pris la parole.

J’ai été heureux que vous soyez intervenus, les uns et les autres, et de différentes nations. En effet, le fondement principal de la politique du Sénégal est le dialogue et l’ouverture aux autres nations et aux autres cultures.

A M. Schulz qui m’a demandé ce que peut faire le Conseil de l’Europe et ce que je pense du pluralisme, je répondrai que le Conseil de l’Europe, que les Européens en général, peuvent nous aider à ne pas nous enfermer dans une sorte de ghetto noir par réaction à ce que nous considérons comme une injustice de l’Europe et des nations développées en général.

Je crois que, dans l’ensemble, les Africains sont très ouverts. Parlant de mon pays, je vous dirai que nous avons dépassé les querelles de race et de religion. J’appartiens à une ethnie minoritaire. Mon nom est portugais, j’ai du sang portugais, je suis catholique – comme cinq pour cent de la population – et j’ai tout le temps été élu.

D’une part, dans notre nouvelle réforme de l’enseignement, encore que nous ayons introduit à l’école primaire les langues nationales, si notre premier principe est la priorité accordée à l’entraînement à l’abstraction, et partant aux mathématiques, le second principe est l’entraînement à l’expression et aux langues étrangères. Sauf ceux qui font du latin et du grec, chaque lycéen sénégalais doit parler sa langue maternelle, parler le français et parler deux autres langues européennes. C’est ainsi que le français étant notre langue officielle, la première langue étrangère obligatoirement doit être une langue germanique, l’anglais ou l’allemand et pour la deuxième langue étrangère nous encourageons à ce que le choix se porte sur une langue latine, l’italien de préférence, parce que l’Italie fait partie de la Communauté Economique Européenne: l’italien, l’espagnol, le portugais – et même le russe. Vous voyez donc que nous tâchons d’être ouverts, si vous voulez, à toutes les autres influences, parce que nous croyons au métissage culturel.

M. Judd, parlant de la confrontation politique en Afrique du Sud, me demande en somme quelles sont mes idées à ce sujet. Je vous renverrai à la grande déclaration approuvée par l’unanimité de l’Organisation de l’unité africaine où nous disons que les Blancs d’Afrique sont des Africains à part entière. Il n’est pas question pour nous, Noirs, de faire du racisme, mais nous disons que nous n’acceptons pas le racisme des Sud-Africains ou des Rhodésiens contre les Noirs. Cela étant, là encore, le Sénégal recommande le dialogue. Ainsi, nous sommes en relations constantes avec les libéraux blancs d’Afrique du Sud, car je pense que les Noirs ne seront libérés en Afrique du Sud et en Rhodésie qu’en luttant avec les Blancs libéraux. C’est la raison pour laquelle, plusieurs fois par an, nous invitons les libéraux blancs d’Afrique du Sud à venir faire des conférences à notre Club Nations et Développement qui est un club des cadres. Quand ils ne parlent pas français ils peuvent faire leurs conférences en anglais, langue que toutes nos élites comprennent. Je pourrais même vous dire que mon fils aîné est maintenant étudiant à la Berkley School of Music de Boston.

M. Péridier m’a reproché d’être injuste à l’égard de la France. C’est peut-être justement par souci d’impartialité, car c’est la France qui nous donne l’aide la plus substantielle, mais ayant cité des conclusions de la Commission des Communautés européennes selon lesquelles l’aide a diminué en France et en Angleterre, je ne pouvais pas dire autre chose.

Je reconnais d’ailleurs l’effort accompli par le Gouvernement français et les autres gouvernements, mais je dois noter très objectivement que l’opinion publique européenne est de plus en plus tiède à l’égard de l’aide.

Je pense aussi, avec M. Péridier, que la seule aide véritablement valable est l’aide publique, car des pays comme le Sénégal ont toujours des investissements privés qu’il n’est pas difficile de trouver.

Vous avez parlé des pays du Commonwealth, mais il faut distinguer la position du Sénégal et celle de la majorité des Etats associés au nom desquels je parle ici.

La majorité des Etats associés tiennent aux avantages acquis, aux avantages d’aide financière et technique. Le Sénégal y tient moins. C’est sans doute parce qu’il en a moins besoin. Mais nous, nous tenons surtout aux préférences inverses et, pour notre part, tous les pays associables du Commonwealth peuvent venir à Yaoundé III, même le Nigeria qui à lui seul compte autant d’habitants que les dix-neuf associés. Nous demandons seulement le maintien des préférences inverses. C’est une question de dignité et nous sommes pour l’Eurafrique et contre la mondialisation.

M. Cornelissen me demande ce que je pense de l’expulsion des Asiatiques. Je lui réponds que c’est contre la politique sénégalaise. Sur quatre millions d’habitants que compte le Sénégal, neuf cent mille ne sont pas sénégalais. Nous avons, par exemple, quatre cent cinquante mille habitants originaires de la Guinée de Sékou-Touré et quatre-vingt mille réfugiés de la Guinée Bissao, et c’est un problème très important pour nous, car cela provoque le chômage. Nous avons environ cent vingt mille Arabes et quarante mille Européens. Nous faisons une expérience multiraciale et multireligieuse; nous avons des Européens qui sont citoyens sénégalais et actuellement le ministre de l’Intérieur du Sénégal est d’origine française, c’est un blanc, et il est responsable politique.

Devant l’attitude du Général Amin, je peux le dire – je ne l’aurais pas dit autrement – je lui ai écrit pour lui demander qu’au moins il accorde un délai plus long aux Asiatiques, je lui ai demandé également de ne pas faire de discrimination, de ne pas expulser les Asiatiques qui avaient pris la nationalité ougandaise.

Il y a vingt mille Libanais au Sénégal dont la moitié ont la nationalité sénégalaise; il n’est pas question de les expulser ou de faire de discrimination contre eux. D’ailleurs, la Cour Suprême ne l’accepterait pas qui, une fois sur quatre, casse les décisions du Gouvernement sénégalais pour abus de pouvoir. Nous pensons, au Sénégal, que c’est une très bonne chose, car c’est le principe même de la démocratie.

Encore une fois, je vous remercie tous pour m’avoir écouté, et je terminerai en vous disant ma foi dans l’expérience eurafricaine. Ce qui fait la valeur de cette expérience, c’est que nos solidarités justement ne sont pas des solidarités horizontales entre grands Blancs, entre grands Jaunes, entre grands Noirs, nos solidarités sont des solidarités Nord-Sud, qui ressuscitent la valeur des civilisations de la Méditerranée.

(Applaudissements)