António

Ramalho Eanes

Président du Portugal

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 9 mai 1984

En m’adressant à cette Assemblée parlementaire, permettez-moi d’exprimer, en mon nom personnel, l’honneur et le plaisir avec lesquels je m’adresse à vous, représentants légitimes des nations démocratiques européennes, et de souligner, au nom du Portugal, la haute signification que revêt la présence de notre pays au Conseil de l’Europe.

Comptant parmi l’une des plus anciennes nations d’Europe, pays précurseur et stimulant du mouvement historique à travers lequel notre continent s’est projeté vers d’autres continents et civilisations, la nation portugaise partage toutes les constantes essentielles de civilisation et de culture qui ont conféré à l’Europe son sens et sa grandeur.

Notre intégration dans le Conseil de l’Europe découle, très naturellement, de l’ensemble de ces principes et idéaux historiques que nous possédons en commun et qui se trouvent étroitement liés à la genèse de ce Conseil. Ces idéaux et principes constituent un «patrimoine commun» de nos nations, comme on peut le lire à l’article 1 du Statut du Conseil de l’Europe, et ils reposent nettement sur le respect essentiel des droits fondamentaux de l’homme et du citoyen, garantis par le modèle de société démocratique et pluraliste que nous défendons.

Ceci étant, notre entrée tardive au Conseil de l’Europe est due à des raisons de circonstances étrangères aux constantes fondamentales de notre culture et de notre civisme.

La tradition démocratique portugaise est séculaire, et la défense des grands principes de la démocratie est bien ancrée chez notre peuple.

Le Portugal se trouve donc en mesure de contribuer aux grands objectifs de coopération en matière de progrès économique et social ainsi que de défense des droits du citoyen, au nom desquels le Conseil de l’Europe poursuit la réalisation de cette «union plus étroite» entre les nations européennes, que nous tous désirons voir réalisée.

Monsieur le Président, la présence significative de Votre Excellence à d’importantes initiatives du Conseil de l’Europe, qui ont récemment eu lieu au Portugal, nous confère aujourd’hui le plaisir d’une nouvelle rencontre avec une figure que les Portugais se sont déjà habitués à estimer.

La longue carrière du Président Karl Ahrens est digne de notre meilleure appréciation, en sa qualité de parlementaire distingué d’un pays auquel nous unissent des liens profonds d’amitié et qui a joué un rôle fondamental dans le renforcement de l’unité européenne.

En rappelant les rencontres, toujours si stimulantes, avec Votre Excellence, je tiens aussi à mentionner la figure du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, M. Franz Karasek, que j’ai eu aussi l’heureuse occasion de rencontrer récemment au Portugal.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, le Conseil de l’Europe assume, dans sa genèse, dans sa formation et dans son fonctionnement une idée-force fondamentale: l’unité européenne.

Pour la poursuite de cet idéal, cette organisation dispose de conditions spéciales, qui lui confèrent des responsabilités particulières.

Institution supranationale spécifiquement tournée vers la coopération intergouvemementale dans les plus divers secteurs, douée de mécanismes perfectionnés pour la défense et la sauvegarde des droits de l’homme, institués par la Convention européenne des Droits de l’Homme, le Conseil de l’Europe assume un rôle éminent dans la création et l’élargissement d’une nouvelle conscience européenne, aussi bien dans le domaine juridico-politique, que dans les domaines social et culturel.

Forum de toutes les nations démocratiques d’Europe, indépendamment de leur position par rapport aux deux grandes organisations qui articulent aujourd’hui l’intégration économique européenne, les Communautés et l’AELE, le Conseil de l’Europe peut jouer un rôle fondamental de rassembleur et de catalyseur dans la consolidation de l’unité éthico-culturelle sur laquelle doit se fonder la formation de la volonté politique européenne.

La fonction du Conseil de l’Europe dans la construction de l’unité européenne nous apparaît, donc, comme un vrai pivot pour la généralisation et la consolidation d’une conscience et d’une expérience véritablement supranationales entre citoyens européens.

C’est ce nouvel esprit européen que les nombreuses initiatives du Conseil tendent à vivifier et que les multiples conventions, promues sous son égide et déjà en vigueur dans la plupart des Etats membres, viennent formaliser.

Dans les réalités politiques actuelles, en grande mesure perceptibles à partir des années 50, mais rendues évidentes après la crise du pétrole, l’affirmation européenne assume également la dimension nécessaire de son ouverture à d’autres espaces en de nouvelles modalités de coopération.

Il ne s’agit pas d’une dimension d’affirmation culturelle, économique et politique qui puisse être conçue de façon opérationnelle et efficace, en termes d’actions isolées, c’est plutôt un domaine où l’action conjointe, organisée et intégrée, des pays européens peut avoir des effets significatifs et rapides dans des zones et des pays qui attendent de l’Europe la cohérence présente dans la défense de ses valeurs constituantes.

Monsieur le Président, grâce à la structure et au fonctionnement du Conseil de l’Europe, il a été possible de faire progresser la difficile et lente tâche de l’harmonisation nécessaire à tant de secteurs de la vie des Européens, du droit et de l’éducation à la sécurité sociale et à la santé, tout en améliorant une collaboration possible dans des domaines aussi vastes que l’art et la culture, la défense du patrimoine architectural, la préservation de l’environnement ou la recherche scientifique.

Grâce à tout ce travail, auquel participent experts et techniciens de la plus haute qualité, les organes politiques de cette Organisation sont en mesure d’effectuer la préparation de conventions, de protocoles ou d’autres accords, et aussi des recommandations aux gouvernements, activité qui dernièrement a bénéficié de la salutaire impulsion des conférences de ministres spécialisés, dont les conclusions constituent un potentiel de premier ordre pour la préparation du Programme d’activités intergouvemementales.

La Commission et la Cour européennes des Droits de l’Homme agissent, à leur tour, à travers leurs rapports et arrêts, en tant qu’importants instruments d’actualisation et de perfectionnement de l’ordre juridique des pays membres, car les décisions judiciaires de ces instances inspirent normalement aux Etats une reconsidération de leur propre législation interne.

Dans la création d’une nouvelle citoyenneté européenne, le Conseil de l’Europe assume donc un rôle précurseur et fécond, parce que fondé sur des actions concrètes et immédiatement productrices d’effets pratiques.

Différemment, toutefois, de ce qui se passe dans d’autres organisations dont le travail est plus connu du public parce que de nature plus ostensible et aux résultats immédiats plus visibles, ici le travail est conduit avec un esprit d’investissement à long terme, dans une ambiance studieuse et discrète.

Dans leur préoccupation constante d’efficacité optimale, les divers organes du Conseil recourent aux mesures d’actualisation et de dynamisation qui s’imposent.

Ainsi, et à la suite de la proposition présentée au Comité des Ministres, en décembre 1982, par le ministre des Affaires étrangères autrichien, furent déjà présentés les résultats de la réflexion des groupes de travail constitués pour l’étude de l’élargissement du dialogue politique au Comité des Ministres et des relations avec les Communautés, de la coopération culturelle et de la nouvelle impulsion à donner aux activités du Conseil de l’Europe dans le chapitre des droits de l’homme.

Semblable préoccupation se manifeste également dans les progrès déjà effectués relativement à l’important secteur des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe.

Dans ce domaine spécifique, l’expérience portugaise, par la conception et le développement des processus d’autonomie des régions insulaires des Açores et de Madère, constitue certainement un signe très positif de ce qui peut être réalisé sans aucune diminution des liens de nationalité, les renforçant plutôt à travers une pluralité d’institutions ajustées aux réalités régionales.

L’établissement de la démocratie est indissociable du renforcement du pouvoir local, lorsqu’il est entendu comme une participation directe des citoyens et des groupes sociaux à la gestion des activités publiques. Démocratie signifie possibilité d’une reformulation constante des institutions par la dynamique même de la société qu’elles servent. C’est pourquoi il nous semble tellement important que l’Europe, berceau de la démocratie représentative, sache faire face aux défis que les actuelles mutations technologiques, sociales et, en dernier ressort, culturelles, portent à la démocratie. C’est pourquoi nous désirons que l’Europe sache, toujours, refaire son «invention démocratique».

Monsieur le Président, c’est avec plaisir que je constate que le Conseil de l’Europe, tout comme d’autres organisations européennes, s’occupe d’un des plus graves problèmes de nos jours: le taux croissant de chômage, découlant de la récession qui ébranle le système industriel contemporain et, en conséquence, toute l’économie mondiale.

La perspective par laquelle le Conseil de l’Europe a envisagé le problème du chômage a été celle d’encadrer la question dans ses limites globales et de combattre pour la défense d’une courageuse action d’ensemble, elle seule capable de permettre le succès de mesures, dont la nécessité d’intensification de la formation professionnelle, surtout destinées aux jeunes.

Aussi bien à la Conférence des ministres européens du Travail, qui a eu lieu à Paris en mai 1983, qu’à la Conférence des ministres européens responsables des questions de migration, qui s’est tenue à Rome en octobre de la même année, ces problèmes furent abordés en profondeur. La nécessité d’éviter la marginalisation de croissantes catégories de travailleurs du marché du travail fut soulignée, et on envisagea le développement de programmes de formation professionnelle, tant des travailleurs autochtones que des émigrants, et de programmes spécifiques pour la réintégration des migrants dans leurs pays d’origine, notamment à travers l’utilisation du Fonds de ré-établissement du Conseil de l’Europe. Ces programmes sont importants pour le Portugal, pays traditionnel d’émigration et qui a déjà commencé à en sentir les bénéfices.

Monsieur le Président, la grande contribution du Conseil de l’Europe à la dynamisation de l’idéal d’unité européenne est pour nous évidente, soit dans le domaine de la culture – et je ne pourrais pas ne pas mentionner ici la récente réalisation à Lisbonne de l’importante exposition «Les découvertes portugaises et l’Europe de la Renaissance», importante parce qu’elle a contribué à ce que nous-mêmes considérions en termes européens comme notre plus grandiose geste historique – soit dans le domaine du dialogue politique, soit dans le domaine de l’harmonisation des législations et dans l’établissement de mécanismes supranationaux de sauvegarde des droits des citoyens vis-à-vis des Etats.

Quant à ce dernier aspect, il est important de souligner l’établissement par la Convention européenne des Droits de l’Homme d’une juridiction supranationale, à laquelle les citoyens peuvent recourir directement contre toute violation de cette convention pratiquée par tout Etat signataire. Il s’agit d’un mécanisme profondément innovateur, qui ajoute à la reconnaissance solennelle des grands principes éthiques et culturels, base de la consécration des droits de l’homme, une tutelle immédiate de ces mêmes droits, à la charge d’organes juridictionnels de portée supranationale.

Mais il importe maintenant de nous demander: quelle Europe visons-nous, quel idéal d’unité européenne est le nôtre, quelle suite entendons-nous donner à nos principes fondateurs, face à l’accélération des changements en cours?

Il est, hélas, évident pour nous tous que l’Europe, en tant que telle, n’a pas su répondre de façon correcte, innovatrice et audacieuse, à la présente situation de crise mondiale.

L’émergence des nouvelles technologies, le déphasage d’un modèle de croissance industrielle intensive, qui en peu d’années s’est transformé en un anachronisme obligeant à des reconversions douloureuses, le déplacement des centres économiques mondiaux vers de nouvelles zones géographiques – essentiellement autour du Pacifique; la persistante impasse du dialogue Nord-Sud, bloquant toute hypothèse de redressement de la récession par l’élargissement des marchés et aggravant la dépendance et la misère dudit tiers monde, tous ces facteurs conjugués ont affecté le rôle de l’Europe, par la diminution de sa marge de manœuvre dans un cadre concurrentiel chaque fois plus agressif et dans un contexte de mutations technologiques d’une intensité sans précédent.

Nous qui fûmes les inventeurs des valeurs démocratiques, c’est dans notre continent que se concentre la grande majorité des démocraties pluralistes en vigueur dans le monde.

Mais n’oublions pas que, pour la première fois, depuis le début du processus d’industrialisation et de l’élargissement de concepts démocratiques à tout l’espace européen, la démocratie se trouve aujourd’hui confrontée à un horizon de rareté et non de croissance facile, d’où la nécessité de repenser radicalement l’articulation entre démocratie et développement.

Pour que l’Europe reprenne entièrement la haute place qui lui incombe «dans cette invention d’humanité entière qu’à chaque instant il faut inventer de nouveau», pour employer l’expression d’un poète portugais, il est urgent qu’elle sache affirmer son unité contre les intérêts moindres qui eux-mêmes la divisent; qu’elle sache défendre son autonomie dans un contexte où la logique du conflit entre les superpuissances tend à surmonter la diversité désirable des affirmations souveraines; qu’elle sache vivifier sa tradition démocratique et restructurer ses systèmes productifs, de façon à relever entièrement les défis du temps présent; et, enfin, qu’elle sache envisager d’une façon nouvelle ses rapports avec les nations du Sud en voie de développement.

Je ne pourrais, ici, omettre la récente réunion à Lisbonne de la conférence sur le rôle de l’Europe dans le dialogue Nord-Sud, où j’ai eu le privilège de prononcer une allocution adressée à cette Assemblée.

L’engagement du Portugal dans cet objectif vital de la politique contemporaine s’insère dans les enseignements plus clairs qui figurent dans notre histoire.

Malgré la limitation de ses ressources matérielles, financières et humaines, bien que le Portugal n’ait été ni le centre ni le bénéficiaire de la révolution industrielle, nous avons laissé en Amérique latine, en Afrique et en Asie l’expérience concrète de modèles de développement qui se sont avérés efficaces, qui ont permis le progrès de ces peuples et l’établissement d’organisations politiques modernes.

Dans les débats géostratégiques, pris par les arguments de la supériorité militaire et par la signification des alliances, on perd souvent la notion de l’importance de la valeur humaniste toujours présente dans les rapports entre les peuples.

Dans l’ensemble de ses nations, l’Europe possède les connaissances humaines, les moyens techniques et les vocations qui fournissent les plus puissantes conditions d’action pour l’établissement de programmes suivis de coopération et d’appui au développement dans d’autres continents.

Aucune autre puissance mondiale du temps présent n’est comparable à l’Europe dans ce domaine.

La tenue de la conférence sur le dialogue Nord-Sud à Lisbonne a bien traduit la reconnaissance par l’Europe du rôle du Portugal dans la projection européenne vers d’autres continents et d’autres civilisations et du rôle que le Portugal prétend jouer aujourd’hui dans le dialogue entre l’Europe et les nations en voie de développement et, très particulièrement, dans le dialogue euro-africain.

La déclaration finale approuvée à Lisbonne au terme de cette conférence a correspondu à une manifestation très significative de la volonté politique des parlementaires des pays membres du Conseil de l’Europe, relative à la nécessité de développer un nouveau modèle de rapports entre l’Europe industrialisée et les nations en voie de développement, nouveau modèle qui permettra de renforcer le rôle de l’Europe dans le système international.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je ne voudrais pas terminer sans mentionner un aspect des activités développées dans le champ d’action du Conseil de l’Europe et qui représente, sans doute, le plus grand investissement dans l’avenir de l’Europe et de ses citoyens: les activités relatives à la jeunesse.

Ce n’est qu’en vivant pleinement la dynamique de la démocratie et en assumant consciemment ses valeurs essentielles, que les jeunes pourront assurer, à travers les générations, la persistance des valeurs que nous défendons aujourd’hui.

En vue de cette adoption par les jeunes des valeurs démocratiques, à nous de savoir rehausser ce que la démocratie représente en capacité de changement, en dynamisme, en possibilité de constante auto-organisation et restructuration des sociétés, contre une vision excessivement statique ou formaliste du système démocratique, sans qu’évidemment soient mis en cause les principes fondamentaux de la démocratie représentative, seul régime capable de respecter jusqu’au bout les libertés et les droits de l’homme.

A nous encore d’enseigner progressivement à la jeunesse comment affronter et assumer d’une manière créatrice les mutations qui s’opèrent dans les domaines de la technologie, de l’organisation économique, de la vie culturelle et des plus divers secteurs de l’activité humaine et de l’action sociale.

Pour que les nouvelles générations puissent être à la hauteur des défis qui leur sont imposés par tout ce complexe de mutations, il faudrait promouvoir la création d’espaces de discussion, de recherche et de confrontation, d’expériences et réflexions, d’espaces ou d’institutions ouvertes où la jeunesse pourrait envisager, de façon studieuse et critique, la problématique de notre avenir.

Dans la perspective du renforcement du rôle de l’Europe dans le dialogue Nord-Sud, une plus grande participation de la jeunesse européenne à la coopération avec les nations en voie de développement serait fort désirable. Pareil objectif mérite que nous réfléchissions à l’hypothèse d’établir, par l’intermédiaire du Conseil de l’Europe, des formules et mécanismes incitant la jeunesse à des actions diversifiées de coopération et d’aide au développement, actions à entreprendre et à exécuter en termes rigoureusement supranationaux, en termes véritablement européens.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, j’exprime finalement à cette Assemblée, ainsi qu’au Comité des Ministres, ici représenté par son Président et par les Représentants permanents des pays membres, à la Cour et à la Commission européennes des Droits de l’Homme, et encore au Secrétariat de cette Organisation, ma confiance profonde dans votre capacité de contribuer à surmonter la crise qui nous défie.

A vous tous j’adresse mes vœux de meilleur succès dans la poursuite de vos activités, pour que l’Europe puisse continuer de s’enorgueillir des valeurs qui définissent son identité, et qu’elle devienne le berceau de nouvelles formes de relations internationales, de la justice pour tous et de la paix. Je vous remercie de votre attention.