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Rapport | Doc. 12276 | 04 juin 2010

Recours juridiques en cas de violations des droits de l’homme dans la région du Caucase du Nord

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Dick MARTY, Suisse, ADLE

Origine - Renvoi en commission: Doc. 10916, Renvoi 3277 du 23 juin 2008; Renvoi 3607 du 2 octobre 2009; Doc. 12090, Renvoi 3633 du 29 janvier 2010. 2010 - Troisième partie de session

Résumé

La commission des questions juridiques et des droits de l’homme constate que la situation dans la région du Caucase du Nord, notamment en République tchétchène, en Ingouchie et au Daghestan, constitue la situation la plus sérieuse du point de vue de la protection des droits de l’homme et de l’affirmation de l’Etat de droit dans toute la zone géographique couverte par le Conseil de l’Europe.

En République tchétchène, les autorités en place continuent d’entretenir un climat de peur généralisée, nonobstant les succès indéniables dans le domaine de la reconstruction et la sensible amélioration des infrastructures de cette région ravagée par deux guerres cruelles et dévastatrices. La situation des droits de l’homme, le fonctionnement de la justice et des institutions démocratiques continuent, cependant, à susciter les plus vives préoccupations: les disparitions d’opposants au gouvernement et de défenseurs des droits de l’homme se succèdent, ne sont pas élucidées avec la diligence requise et restent largement impunies.

En Ingouchie, depuis l’installation du nouveau Président, un dialogue constructif s’est établi entre le pouvoir et la société civile. Il faut néanmoins constater une inquiétante recrudescence de la violence depuis 2009, qui a abouti notamment à des assassinats et à des disparitions d’opposants au gouvernement et de journalistes restés à ce jour sans aucune suite judiciaire.

Plus récemment, le Daghestan a également connu une recrudescence d’actes de terrorisme auxquels, hélas, les forces de sécurité ont répondu par des méthodes qui ne sont pas toujours légales et productives. L’admirable tradition séculaire de cohabitation paisible entre communautés musulmanes, chrétiennes et juives fondée sur la tolérance mutuelle risque d’être mise en danger par la montée de l’extrémisme et les réactions inadaptées des autorités.

La commission relève que la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Fédération de Russie pour de graves violations des droits de l’homme dans la région dans plus de 150 arrêts, et souligne l’importance d’une exécution rapide et totale de ces arrêts.

La commission fait de nombreuses propositions visant à éradiquer l’impunité des auteurs des violations de droits de l’homme et à rétablir la confiance de la population envers les forces de sécurité, sans laquelle il ne sera pas possible de vaincre la montée de l’extrémisme et du terrorisme, que la commission condamne dans les termes les plus résolus, en disant sa solidarité avec les victimes de tous les bords.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 31 mai 2010.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire prend acte avec soulagement de la fin des actions de guerre, tels que les bombardements et les tirs d’artillerie sur des lieux habités qui ont provoqué des effets dévastateurs pour la population civile lors des «deux guerres de Tchétchénie»; elle salue les efforts impressionnants mis en œuvre par les autorités de la Fédération de Russie et de la République tchétchène pour la reconstruction des villes, souvent réduites en un amas de ruines, ainsi que pour la remise en état et l’amélioration des infrastructures de la république, ce qui a indubitablement amélioré les conditions de vie des habitants, si durement éprouvés au cours de tant d’années.
2. L’Assemblée rappelle sa Résolution 1479 (2006), dans laquelle elle mettait en garde la Fédération de Russie contre le danger d’embrasement de toute la région du Caucase du Nord en raison de la violence généralisée qui régnait en République tchétchène; les violations systématiques des droits de l’homme ainsi que le climat de totale impunité ne pouvaient que favoriser la montée des extrémismes et leur propagation au-delà des frontières de la République tchétchène. Force est de constater aujourd’hui que ces craintes étaient, hélas, fondées.
3. L’Assemblée a déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de condamner fermement les actes de terrorisme. Il ne peut exister aucune raison, de quelque nature que ce soit, qui puisse justifier le recours à des actes de violence indiscriminée contre la population civile. Ce sont des actes lâches et odieux. L’Assemblée exprime sa compassion et sa solidarité aux familles des victimes des attentats survenus récemment dans le métro de Moscou ainsi que des innombrables attaques qui frappent sans cesse la population des républiques caucasiennes.
4. L’Assemblée constate que la situation dans la région du Caucase du Nord, notamment en République tchétchène, en Ingouchie et au Daghestan, constitue à l’heure actuelle la situation la plus sérieuse et la plus délicate d’un point de vue de la protection des droits de l’homme et de l’affirmation de l’Etat de droit dans toute la zone géographique couverte par le Conseil de l’Europe:
4.1. en République tchétchène, les autorités en place continuent d’entretenir un climat de peur généralisée, nonobstant les succès indéniables dans le domaine de la reconstruction et la sensible amélioration des infrastructures de cette région ravagée par deux guerres cruelles et dévastatrices. La situation des droits de l’homme, le fonctionnement de la justice et des institutions démocratiques continuent cependant à susciter les plus vives préoccupations: les disparitions d’opposants au gouvernement et de défenseurs des droits de l’homme restent largement impunies et ne sont pas élucidées avec la diligence requise, des représailles sont commises contre les familles de personnes suspectées d’appartenir aux formations armées illégales (on met le feu à leur habitation, les proches du ou des suspects sont victimes d’enlèvements ou font l’objet de graves menaces), un climat d’intimidation permanente des médias et de la société civile règne, et les organes judiciaires font preuve d’une inertie manifeste face aux exactions commises par les forces de sécurité. Tout cela se déroule dans un climat de personnalisation du pouvoir qui apparaît, au vu de sa démesure, choquant dans une démocratie;
4.2. en Ingouchie, depuis l’installation du nouveau Président, un dialogue constructif s’est établi entre le pouvoir et la société civile. Il faut néanmoins constater une inquiétante recrudescence de la violence depuis 2009, qui a abouti notamment à des assassinats et à des disparitions d’opposants au gouvernement et de journalistes restés à ce jour sans aucune suite judiciaire. Le Président lui-même a été victime d’un attentat brutal dont les circonstances ne sont jusqu’à ce jour pas encore totalement élucidées. L’Assemblée l’encourage à continuer sa politique en vue de stabiliser la situation dans la République par le biais d’un dialogue avec la société civile;
4.3. plus récemment, le Daghestan a également connu une recrudescence d’actes de terrorisme auxquels, hélas, les forces de sécurité ont répondu par des méthodes qui ne sont pas toujours légales et productives. L’admirable tradition séculaire de cohabitation paisible entre communautés musulmanes, chrétiennes et juives basée sur la tolérance mutuelle – dont la ville de Derbent constitue un exemple remarquable – risque d’être mise en danger par la montée de l’extrémisme et les réactions inadaptées des autorités.
5. La souffrance des proches de milliers de personnes disparues dans la région et leur impossibilité de faire leur deuil constituent un obstacle majeur pour une véritable réconciliation et une paix durable. Le Comité international de la Croix-Rouge, fort de son expérience reconnue en la matière, a fait des propositions concrètes et réalistes aux autorités russes pour élucider le sort du plus grand nombre possible des personnes disparues.
6. L’Assemblée prend acte des très nombreux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme – à ce jour plus de 150 – établissant des constats de violations graves et répétées des droits fondamentaux dans la région, notamment en République tchétchène. La Cour a été ainsi contrainte d’assumer un rôle de protection de dernier ressort pour un très grand nombre de victimes:
6.1. dans de nombreuses affaires, la Cour a constaté que les autorités russes étaient directement responsables des violations du droit à la vie (article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme) et de l’interdiction de la torture (article 3);
6.2. elle a fréquemment constaté l’absence d’une enquête effective et efficace, en violation de la Convention, dans des affaires où des représentants des forces de sécurité étaient suspectés d’être responsables d’enlèvements et de tortures;
6.3. dans un grand nombre d’affaires, elle a également jugé que le traitement que les représentants des forces de sécurité ont infligé aux proches de personnes enlevées constituait un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention;
6.4. débordée par un flot incessant de requêtes, la Cour accorde la priorité aux affaires dans lesquelles son intervention rapide peut contribuer à la protection et au soulagement des victimes des violations les plus graves, dont de nombreux requérants de la région du Caucase du Nord.
7. En ce qui concerne l’exécution de ces arrêts de la Cour, l’Assemblée salue les efforts spécifiques fournis par les autorités russes visant non seulement à verser dans les meilleurs délais l’indemnité financière accordée par la Cour aux victimes – dont le montant est bien plus symbolique que substantiel – mais aussi à mettre véritablement en œuvre des enquêtes dans les affaires dans lesquelles la Cour a constaté un manquement à cet égard. Elle constate, cependant, que des résultats appréciables dans ce domaine se font toujours attendre et elle regrette que les départements spéciaux mis en place au sein des comités d’investigation n’aient pas encore réussi à résoudre les problèmes de collaboration et de coordination entre les divers services.
8. Le climat d’impunité illustré dans les arrêts de la Cour ainsi que la passivité des autorités qui y est dénoncée, notamment dans de nombreux cas de crimes contre des personnalités emblématiques de la société civile, sapent gravement la confiance de la population envers les forces de sécurité et les institutions étatiques en général, et alimentent ainsi la spirale perverse de la violence.
9. L’Assemblée, comme elle l’a exprimé dans sa Résolution 1539 (2007) concernant les violations des droits de l’homme commises au nom de la lutte contre le terrorisme par les Etats-Unis et ses alliés, réaffirme avec force son aversion à tout acte de terrorisme, et reste persuadée que celui-ci ne peut être combattu efficacement que dans le respect des droits fondamentaux et des règles de la prééminence du droit:
9.1. dans tout Etat de droit, et à plus forte raison dans tout Etat membre du Conseil de l’Europe, les disparitions forcées, les tortures, les exécutions extrajudiciaires et les détentions secrètes commises par des représentants des autorités étatiques, tolérées ou pas empêchées ou même combattues par celles-ci, constituent des actes inacceptables qu’il faut condamner sans réserve;
9.2. ces exactions et ces omissions sapent la coexistence même au sein de la société, car elles détruisent la confiance de la population dans les institutions, ce qui voue à l’échec toute tentative de faire face efficacement à la menace terroriste et favorise au contraire la montée de l’extrémisme;
9.3. les violations des droits de l’homme commises par les autorités finissent par conférer aux terroristes un statut de martyr, alors qu’ils ne sont en réalité que des criminels qui doivent être traités comme tels;
9.4. l’emploi de moyens illégaux, voire franchement criminels, contre les terroristes risque fortement de susciter un mouvement de sympathie à leur égard, ce qui ne peut que les renforcer dans leur motivation et leur donner un sentiment de légitimité, celui de combattre un Etat qui recourt à des moyens contraires à la loi;
9.5. l’élimination physique des suspects qui n’opposent pas de résistance armée est une tactique non seulement illégale, mais également contre-productive. Une arrestation régulière, conformément aux règles de procédure, ainsi que l’application des dispositions qui permettent d’encourager la collaboration avec la justice permettent en revanche de combattre et de neutraliser plus efficacement les organisations criminelles et les réseaux terroristes;
9.6. la criminalisation et la victimisation de nombreuses personnes innocentes n’ont fait que contribuer à alimenter davantage la spirale de la violence, cela d’autant plus si l’on considère que la région du Caucase du Nord est encore caractérisée par de solides traditions claniques, y compris celle de la coutume de la vengeance.
10. L’Assemblée rend hommage aux défenseurs des droits de l’homme, aux avocats et aux journalistes qui œuvrent, dans des circonstances difficiles et souvent au péril de leur vie, pour aider les victimes à obtenir justice et dénoncer les abus. Elle est profondément attristée par la mort violente ou la disparition de personnalités telles qu’Anna Politkovskaïa, Natalia Estemirova, Stanislav Markelov, Magomed Yevloyev, Makcharip Aouchev, Zarema Gaïsanova, Zarema Sadoulayeva, Rachid Ozdoyev et beaucoup d’autres, et exprime son incompréhension et son émoi face au fait qu’aucune de ces affaires n’a pu être élucidée par les autorités judiciaires jusqu’à ce jour.
11. L’Assemblée exprime également sa préoccupation en ce qui concerne la détérioration de la situation des femmes en République tchétchène. A la différence d’autres républiques caucasiennes, on impose une interprétation rigide des normes religieuses, qui semble par ailleurs se trouver en contradiction avec les traditions religieuses et culturelles de la région.
12. Elle s’inquiète, en outre, du fait que de nombreux exilés tchétchènes dans plusieurs pays européens ont été l’objet de pressions par des émissaires des dirigeants tchétchènes afin de rentrer au pays et de se soumettre à son pouvoir. De forts indices subsistent à l’encontre du pouvoir tchétchène, ou du moins à l’encontre des cercles qui lui sont proches, d’être directement impliqué dans l’assassinat d’Oumar Israïlov, qui a eu lieu en pleine rue à Vienne.
13. L’Assemblée appelle par conséquent:
13.1. les autorités exécutives et judiciaires russes, centrales et régionales:
13.1.1. à combattre le terrorisme en recourant aux instruments prévus par l’Etat de droit et à rechercher les causes de la radicalisation en cours et de l’emprise grandissante de l’extrémisme religieux;
13.1.2. à poursuivre et à juger conformément à la loi tous les auteurs de violations des droits de l’homme, y compris les membres des forces de sécurité, et à élucider les nombreux crimes restés impunis, notamment ceux commis contre les personnalités énumérées ci-dessus (paragraphe 10);
13.1.3. à intensifier la coopération avec le Conseil de l’Europe dans le cadre de la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, tout particulièrement en ce qui concerne le renforcement des mesures individuelles visant à élucider les affaires, notamment d’enlèvements, de meurtres et d’actes de torture dans lesquelles la Cour a constaté une absence d’enquête effective;
13.1.4. à s’inspirer des exemples d’autres pays qui ont dû faire face au terrorisme, notamment en ce qui concerne la mise en œuvre de mesures favorisant la collaboration des prévenus avec la justice pour démanteler les réseaux terroristes et les structures criminelles existantes au sein des forces de sécurité, ainsi qu’à prévenir d’autres actes de violence;
13.1.5. à coopérer de manière plus étroite avec les organisations de défense des droits de l’homme et de la société civile en général œuvrant sur le terrain et à protéger leurs collaborateurs de manière efficace contre d’éventuelles représailles;
13.1.6. à mettre en œuvre les propositions du Comité international de la Croix-Rouge visant à résoudre, dans la mesure du possible, le grave problème des personnes disparues, et à créer des conditions favorables à la reprise des visites du CICR aux détenus arrêtés en rapport avec la situation dans le Caucase du Nord;
13.1.7. à poursuivre les efforts pour renforcer l’économie de la région d’une façon équitable entre les républiques, avec une attention particulière à la création d’emplois stables pour les jeunes, dont le taux de chômage est très haut, ce qui constitue d’ailleurs un facteur parmi d’autres du malaise social, de la radicalisation en cours et de la criminalité;
13.1.8. à donner dans les meilleurs délais leur consentement à la publication des rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) concernant la région du Caucase du Nord;
13.1.9. à promouvoir des initiatives à tous les niveaux pour renforcer le dialogue interculturel et interreligieux afin d’améliorer sensiblement la connaissance des populations caucasiennes et leur intégration dans la Fédération de Russie;
13.2. les deux Chambres du Parlement russe à consacrer la plus haute attention à la situation dans le Caucase du Nord, à exiger des autorités exécutives et judiciaires des explications exhaustives concernant les dysfonctionnements constatés dans la région et signalés dans la présente résolution, ainsi qu’à exiger la mise en œuvre des mesures nécessaires;
13.3. tous les autres pays membres du Conseil de l’Europe:
13.3.1. à coopérer avec les autorités russes dans le cadre de la lutte contre le terrorisme en insistant sur le respect de la Convention européenne des droits de l’homme et des arrêts de la Cour en toutes circonstances;
13.3.2. à assurer une protection adéquate aux exilés tchétchènes qui ont été accueillis sur leur territoire et qui se trouvent encore en danger à la suite de menaces reçues, et à coopérer entre eux pour neutraliser les réseaux qui s’attaquent aux réfugiés caucasiens;
13.3.3. à examiner avec le plus grand soin et la plus grande prudence les demandes d’extradition visant des exilés des républiques du Caucase du Nord qui risqueraient d’être tués, soumis à la torture ou à un procès inéquitable ou à tout traitement contraire à la Convention européenne des droits de l’homme.
14. L’Assemblée rend hommage à l’action du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) dans le Caucase du Nord et les invite à poursuivre et à intensifier davantage leur engagement. Elle demande instamment que les ressources nécessaires leur soient mises à disposition.

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			Projet de recommandation
adopté à l’unanimité par la commission le 31 mai 2010.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire se réfère à sa Résolution … (2010) sur les recours juridiques en cas de violations des droits de l’homme dans la région du Caucase du Nord et rappelle au Comité des Ministres qu’elle considère la situation dans la région du Caucase du Nord, notamment en République tchétchène, en Ingouchie et au Daghestan, comme la situation la plus sérieuse et la plus délicate en matière de respect des droits de l’homme et de primauté du droit dans toute la zone géographique couverte par le Conseil de l’Europe et la Convention européenne des droits de l’homme.
2. Par conséquent, elle invite le Comité des Ministres:
2.1. à prêter la plus haute attention à l’évolution de la situation des droits de l’homme dans le Caucase du Nord;
2.2. dans le cadre de la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme concernant cette région, à mettre l’accent sur l’élucidation rapide et complète des affaires dans lesquelles la Cour a constaté une absence d’enquête effective;
2.3. à examiner la création, au sein du Conseil de l’Europe et avec la collaboration d’organisations non gouvernementales travaillant dans ce domaine, d’un système d’archivage des témoignages, des documents et des preuves des violations des droits de l’homme commises dans la région, étant convaincue qu’une véritable conciliation durable passe nécessairement par un travail de mémoire et de vérité.
3. Elle recommande au Comité des Ministres de se saisir du suivi des engagements de la Fédération de Russie concernant la situation de la démocratie, des droits de l’homme et de l’Etat de droit par rapport à la situation dans le Caucase du Nord (Déclaration du Comité des Ministres sur la mise en œuvre des engagements des Etats membres du Conseil de l’Europe du 10 novembre 1994, paragraphe 1, troisième tiret).

C. Exposé des motifs, par M. Marty, rapporteur

(open)

1. Procédure antérieure

1. Rappelons le parcours suivi par ce rapport. La problématique de la situation des droits de l’homme dans le Caucase du Nord a déjà fait l’objet dans le passé de rapports à l’Assemblée. La commission des questions juridiques et des droits de l’homme et le rapporteur auraient souhaité réexaminer le sujet plus tôt, compte tenu de la situation dans la région. Pour des raisons indépendantes de la volonté de la commission et du rapporteur, la présentation de ce rapport a subi ainsi un certain retard. Une première proposition de résolution a été renvoyée, par décision du Bureau du 2 octobre 2006, à la commission des questions juridiques et des droits de l’homme pour un simple rapport d’information 
			(3) 
			Renvois
3277-3243 du 26 juin 2006 et 3633 du 25 janvier 2010, modifié le
29 janvier 2010., non pas pour un rapport ordinaire. La commission a dans un premier temps nommé M. Paschal Mooney (Irlande, ADLE) comme rapporteur; à la suite du désistement de M. Mooney, elle a nommé M. Dick Marty (Suisse, ADLE) le 8 juin 2007. Le 12 mars 2007, la commission a pris connaissance d’une note introductive 
			(4) 
			Voir le document AS/Jur
(2007) 15. et a décidé d’inviter la délégation russe à soumettre au rapporteur les commentaires des autorités de leur pays sur les questions soulevées dans ce document 
			(5) 
			Voir le document AS/Jur
(2007) 42.. Le 26 juin 2007, la commission a entendu un exposé du rapporteur et l’a autorisé à se rendre à Moscou et, le cas échéant, dans la région du Caucase du Nord avant la fin de l’année 2007. Le 13 décembre 2007, la commission a demandé au Bureau d’être saisie pour rapport. Le 15 avril 2008, la commission a approuvé et déclassifié une note introductive supplémentaire 
			(6) 
			Document AS/Jur (2008)
21, <a href='http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2008/20080411_fjdoc21_2008.pdf'>http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2008/20080411_fjdoc21_2008.pdf</a>. et a décidé de la transmettre au Bureau. Le 23 juin 2008, le Bureau a saisi la commission, cette fois pour rapport, étant entendu qu’elle adopterait le rapport à temps pour que la commission de suivi en tienne compte dans son prochain rapport sur la Fédération de Russie. Le 25 juin 2008, la commission a tenu un échange de vues avec des défenseurs des droits de l’homme de la région du Caucase du Nord et a confirmé la nomination de Dick Marty comme rapporteur. Elle l’a autorisé à nouveau à effectuer une visite d’information dans la région du Caucase du Nord. Le 11 septembre 2009, la commission a tenu un échange de vues sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la région et l’exécution des arrêts respectifs de la Cour. Le 30 septembre 2009, la commission a examiné et déclassifié un deuxième rapport d’information sur la sécurité et les droits de l’homme dans la région 
			(7) 
			Document AS/Jur (2009)
43, <a href='http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2009/fjdoc43_2009.pdf'>http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2009/fjdoc43_2009.pdf</a>.. Après plusieurs reports dus à des motifs de diverse nature, le rapporteur a pu effectuer une visite d’information à Moscou et dans la région du Caucase du Nord entre le 22 et le 27 mars 2010 
			(8) 
			Voir
le programme de la visite en annexe III..

2. Avant-propos

2. Le but de ce rapport ne consiste pas à proposer une analyse sociopolitique de la région du Caucase du Nord. Une évaluation de la situation des droits de l’homme présuppose, cependant, qu’on tienne compte du contexte culturel, socio-économique, politique et historique. Sans avoir la prétention d’être exhaustifs, nous essayerons ainsi de rappeler, du moins succinctement, les particularités et les circonstances qui, à notre avis, permettent une meilleure compréhension de la situation.
3. De par leur nature, les rapports de l’Assemblée parlementaire ne sont nullement destinés à exprimer des jugements de culpabilité ou d’absolution. Les considérations critiques qui peuvent être exprimées le sont toujours dans un esprit constructif, avec la volonté d’affirmer les valeurs du Conseil de l’Europe et, si nécessaire, en prônant une meilleure application de la Convention européenne des droits de l’homme, la charte fondamentale que tous les Etats membres se sont engagés à respecter. Ces rapports, avec les résolutions et les recommandations qui les accompagnent, ne poursuivent finalement qu’un seul objectif: défendre et protéger les droits fondamentaux et la dignité des femmes et des hommes qui vivent sur notre continent. La défense constante et solidaire de ce patrimoine commun de valeurs est la condition préalable pour assurer la paix, la justice et la prospérité sur notre continent, dans la conviction qu’«une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier» (Martin Luther King).
4. Avant de pouvoir enfin nous rendre dans le Caucase, nous avons eu de nombreux contacts avec des personnes connaissant bien la région ou ayant des relations particulières avec cette réalité aussi complexe. Nous avons été en mission à Moscou ainsi que dans les trois républiques caucasiennes – Ingouchie, République tchétchène et Daghestan – du 22 au 27 mars 2010. Il s’est agi d’une mission particulièrement intense et très enrichissante. L’organisation, assurée par la délégation de la Fédération de Russie auprès de l’Assemblée parlementaire, a été parfaite en tout point. L’hospitalité dans le Caucase et la chaleur humaine qui nous ont été témoignées ont été extraordinaires, comme il nous a rarement été donné de le vivre lors de missions semblables, et cela nous a beaucoup touchés. Notre reconnaissance va tout particulièrement à notre collègue Ilyas Umakhanov, membre du Conseil de la Fédération de Russie. Il nous a accompagnés tout au long de notre visite, répondant toujours avec sollicitude et grande disponibilité à nos requêtes et désirs. Notre collègue Leonid Slutsky était à nos côtés lors de notre visite en République tchétchène et a ainsi facilité les contacts sur place. Etait également présent, de manière discrète mais toujours efficace, le secrétaire de la délégation de la Fédération de Russie auprès de l’Assemblée parlementaire, Valery Levitsky, auquel nous exprimons notre gratitude. Nous ne saurions oublier de remercier Konstantin Kosachev, président de la délégation russe, qui a rendu possible notre mission. Nous avons pu rencontrer assez longuement les Présidents des trois républiques, les autorités judiciaires, de police et pénitentiaires, les ombudsmen des droits de l’homme, ainsi que plusieurs ONG, cela aux niveaux aussi bien régional que fédéral. A Moscou nous avons aussi eu un colloque avec le Vice-Premier ministre, Alexandre Khloponine, représentant plénipotentiaire du Président russe dans la région du Caucase du Nord. Cette visite, qui a impliqué de nombreux déplacements, a requis d’importantes précautions et nous aimerions exprimer notre vive reconnaissance à tous ceux qui ont assuré la sécurité de la mission avec un grand professionnalisme.
5. Avant même d’aborder le sujet, il convient de rappeler les deux derniers rapports de notre ancien collègue Rudolf Bindig sur la situation des droits de l’homme en République tchétchène, des 13 mars 2003 
			(9) 
			Doc. 9732 du 13 mars 2003; voir la Résolution 1323 (2003) et la Recommandation
1600 (2003). et 20 septembre 2004 
			(10) 
			Doc. 10283 du 20 septembre 2004; voir la Résolution 1403 (2004) et la Recommandation
1679 (2004)., ainsi que celui sur les violations des droits de l’homme en République tchétchène: la responsabilité du Comité des Ministres à l’égard des préoccupations de l’Assemblée, du 4 janvier 2006 
			(11) 
			Doc. 10774 rév. du 4 janvier 2006; voir la Résolution 1479 (2006) et la Recommandation
1733 (2006).. La lecture de ces documents remarquables nous paraît indispensable pour mieux saisir la complexité de la situation actuelle.

3. Considérations générales

6. Lorsque Rudolf Bindig s’est rendu pour la dernière fois en République tchétchène, en juin 2004, Groznyï n’était encore qu’un champ de ruines à la suite des intenses bombardements de l’armée et de l’aviation russes. La situation a maintenant totalement changé: tout le centre que nous avons visité a été reconstruit et aucune trace visible de la guerre ne semble désormais subsister. La reconstruction des infrastructures est impressionnante, voire spectaculaire si l’on garde à l’esprit les images de dévastation que les chaînes de télévision nous montraient il n’y a encore pas si longtemps. Il faut rendre hommage aux autorités russes et tchétchènes de leurs réussites dans ce domaine et saluer les énormes efforts fournis.
7. Dans son rapport de 2006, Rudolf Bindig avait mis en garde contre le danger d’extension des graves troubles qui affectaient la République tchétchène: «En outre, le climat d’impunité gagne du terrain et commence à s’étendre, au-delà des frontières ingouches et tchétchènes, à d’autres régions du Caucase du Nord» (paragraphe 3). Les faits lui ont, hélas, donné raison et la situation dans les trois républiques que nous avons visitées s’est dégradée d’une façon dramatique. Pourtant, en avril 2009, le Gouvernement russe avait annoncé avec fierté qu’il cessait les opérations antiterroristes en République tchétchène en cours depuis une dizaine d’années, et que les autorités locales assumaient l’essentiel des responsabilités. Qu’il suffise de rappeler, confirmant ainsi la détérioration de la situation, les événements tragiques qui ont suivi de quelques heures notre passage dans la région: les attentats odieux du métro, au cœur même de Moscou, le 29 mars 2010, et, deux jours plus tard, au Daghestan avec, respectivement, 40 et 12 victimes. Dans la même région, lorsque nous étions encore sur place, un autre attentat avait provoqué la mort de cinq personnes. Il est ainsi manifeste que la stratégie suivie par les autorités russes n’a pas apporté les résultats escomptés. Bien au contraire. La reconstruction remarquable des infrastructures n’a pas été suivie par un rétablissement de la justice et de l’Etat de droit, comme l’a aussi constaté le Commissaire aux droits de l’homme, M. Hammarberg 
			(12) 
			Voir son rapport, à
la suite de sa visite (2-11 septembre 2009), CommDH(2009)36 <a href='http://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=1543437'>http://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=1543437</a>. . Les disparitions, les tortures et les meurtres continuent dans la plus complète impunité. Le Président Medvedev avait d’ailleurs reconnu, en novembre 2009, que les troubles dans le Caucase constituaient le problème intérieur numéro un de la Russie 
			(13) 
			«La
“guerre silencieuse” du Caucase s’étend à Moscou», Reuters, 1er avril
2010.. L’échec de la politique suivie dans la région apparaît d’autant plus cinglant que l’extrémisme islamique a connu une inquiétante recrudescence. Certes, il y a eu, et il y a toujours, des soutiens externes, mais il serait simpliste et dangereux de considérer que cette interférence de l’extérieur constitue la cause principale, voire la seule cause de la situation actuelle. Il nous semble qu’il manque une véritable réflexion sur les raisons qui ont permis à l’extrémisme de prendre pied dans la société caucasienne. La seule répression, sans une recherche objective des causes profondes du malaise, ne résoudra jamais rien, et ne contribuera, en revanche, qu’à alimenter davantage la radicalisation. Ce qui se passe aujourd’hui, il faut le dire, c’est le résultat d’une brutalité endémique et d’un climat d’impunité et d’absence de justice.
8. Comme nous l’avons rappelé lors du débat d’actualité du 30 septembre 2009 
			(14) 
			Voir
le compte rendu du débat, AS (2009) CR 32., le Président Medvedev a affirmé voir les causes principales des maux du Caucase dans trois facteurs: la culture clanique, la corruption et l’inefficacité des forces de l’ordre. L’analyse semble pertinente. Il faudrait y ajouter la tradition culturelle qui reconnaît à la vengeance et à l’omertà une place assez importante et en fait ainsi un modèle de conduite assez diffus et difficile à éradiquer. Cela alimente une spirale de la violence, rendue d’autant plus dévastatrice que le système judiciaire est lamentablement inefficace et ne jouit d’aucune crédibilité dans la population. La région a, en outre, particulièrement souffert lors de la désagrégation de l’URSS. De nombreuses industries, notamment dans le domaine de l’armement, ont été fermées ce qui a provoqué de profonds bouleversements, et la population a perdu ainsi des points de repère. Le chômage est depuis des années très important, particulièrement parmi les jeunes (on nous a parlé d’un taux d’environ 50 %). Les autorités de Moscou semblent avoir reconnu le problème et d’importants investissements ont été promis (en partie déjà mis en œuvre en République tchétchène, avec la reconstruction). Un autre facteur qu’il convient de souligner est constitué par les rapports fondamentalement conflictuels entre les Russes et les Caucasiens. Les traces d’une longue histoire de guerres, jamais vraiment clarifiée, sont évidentes. De nombreux témoignages nous ont fait part des discriminations des Caucasiens dans le reste de la fédération, notamment dans les prisons et dans l’armée. Les Caucasiens sont accusés d’entretenir des réseaux mafieux 
			(15) 
			Déjà Michail Jur’evic
Lermotov (1814-1841), dans La berceuse
du Cosaque, parlait du «Tchétchène vicieux (…) qui rampe
sur la berge en aiguisant son couteau». Cette illustration peu généreuse
du «Tchétchène rebelle et voleur» aurait été reproduite par les
Présidents Eltsine et Poutine, selon Grégoire Hervouet-Zeiber, dans
une étude présentée à l’université de Montréal: «Articulation entre
les guerres tchétchènes et la politique étrangère russe dans les
discours des Présidents Boris Eltsine (1994-1996) et Vladimir Poutine
(2000-2003)», août 2008: 
			(15) 
			<a href='http://www.archipel.uqam.ca/1132/1/M10544.pdf'>www.archipel.uqam.ca/1132/1/M10544.pdf</a>. dans de nombreuses parties du pays. S’il y a effectivement des indices qui semblent bien confirmer ces affirmations, il convient d’ajouter que les Caucasiens n’ont certainement pas le monopole de ce genre d’activités.
9. Le facteur religieux joue aussi un rôle important, il serait vain de le nier. La région, traditionnellement fidèle à un islam modéré, est sous l’emprise croissante d’influences fondamentalistes. Les extrémistes religieux ne sont, certes, pas majoritaires, mais ils semblent catalyser le mécontentement et le désespoir d’une population exaspérée par la corruption et l’impunité, et possèdent un grand potentiel de nuisance. Ces extrémistes ont recours à des moyens odieux, comme l’usage de bombes contre la population civile. Particulièrement révoltant et lâche est le recours à des femmes kamikazes 
			(16) 
			Qu’est-ce qui pousse
ces femmes, souvent très jeunes, à de tels actes insensés? C’est
à cette question que tente de répondre une journaliste russe qui
trace les portraits de ces kamikazes: Julija Juzik, Les fiancées d’Allah – Le drame de femmes
kamikazes tchétchènes, 2003 (traduit du russe). , subjuguées et manipulées par des fanatiques, qui n’ont pas le courage de s’exposer eux-mêmes. Absolument rien ne peut justifier de telles horreurs. On ne peut, toutefois, éviter de s’interroger sur les raisons qui font que de tels actes sont commis dans une société donnée. Ne pas le faire, c’est non seulement refuser de comprendre, mais également renoncer à la faculté de développer des antidotes efficaces.
10. En ce qui concerne les rapports entre la pratique religieuse et les droits de la femme, on nous a fait état de témoignages concernant des traitements dégradants, dont les femmes sont victimes à la suite de l’imposition de règles directement dictées par le régime de l’actuel Président de la République tchétchène. Des femmes, qui ont été surprises non voilées dans la rue, ont été publiquement humiliées à la télévision locale. Les tribunaux tchétchènes appliquent désormais des règles issues de la charia, en violation du droit russe. Cela a pour conséquence, par exemple, qu’une femme devenue veuve peut être privée, par la famille du défunt mari, non seulement de ses enfants âgés de plus de douze ans, mais aussi de ses propriétés. L’état d’esprit qui règne envers la femme ne peut être justifié par de simples rappels à la tradition et à la culture. Nous sommes en présence d’une situation intolérable, souvent alimentée par le comportement adopté par les autorités locales, et par leurs déclarations. Fin novembre 2008, lors de la découverte des corps de six jeunes femmes tchétchènes sauvagement assassinées, l’ombudsman tchétchène Nourdi Noukhadjiev a tenu les propos suivants aux journalistes du journal Kommersant, qui lui avaient demandé de commenter ces meurtres: «Malheureusement, nous avons des femmes parmi nous qui ont commencé à oublier le Code de conduite pour les femmes montagnardes. Leurs parents proches masculins, qui se considèrent insultés, commettent des actes de justice clanique.» 
			(17) 
			Voir Kommersant no 216(4033)
du 27 novembre 2008, cité dans un article de Svetlana Gannouchkina
du 3 décembre 2008 («The right to be a human being»). Quelques semaines auparavant, le Président tchétchène en personne avait affirmé, dans une interview donnée à la Komsomolskaya Pravda du 24 septembre 2008, qu’«une femme devrait être considérée comme une propriété dont l’homme est le propriétaire. Ici, si une femme ne se comporte pas comme il faut, son mari, son père et son frère sont responsables. Dans notre tradition, si une femme est infidèle, elle est tuée… Il peut arriver qu’un frère tue sa sœur, un mari son épouse. Nos garçons sont emprisonnés pour cela… comme Président, je ne peux pas permettre que des gens soient tués. Faisons donc en sorte qu’elles [les femmes] évitent de porter des shorts.» 
			(18) 
			Voir Komsomolskaya Pravda du 24 septembre
2008, interview avec Alexander Gamov, cité par Svetlana Gannouchkina
(note 18). Par ailleurs, des exilés tchétchènes nous ont raconté que des émissaires du Président tchétchène leur auraient dit, pour les inciter à rentrer au pays, qu’ils ne pouvaient plus se considérer «comme de vrais hommes», puisqu’ils n’avaient «pas le droit, en Europe, de punir [leurs] femmes et [leurs] filles comme il se doit». Cette attitude envers la femme est intolérable et aucune prétendue coutume ni règle religieuse ne peuvent la justifier. Natalia Estemirova, assassinée en juillet 2009, avait été exclue du Conseil des droits de l’homme de la ville de Groznyï en 2008 après avoir indiqué dans une interview télévisée qu’elle ne porterait pas le voile dans les lieux publics, car cette imposition n’était pas de la compétence du Président de la République. Sa voix a été étouffée; son exemple et la vérité qu’elle a exprimée avec courage demeurent et doivent inciter les autorités à réagir.
11. Dans les trois républiques, nous avons aussi rencontré les familles de dizaines de jeunes gens disparus, enlevés, torturés ou assassinés. Ces pères, ces mères, ces frères et ces sœurs nous ont raconté leur histoire et leur douleur. Ils l’ont fait avec une dignité extraordinaire, sans haine, sans cacher toutefois leur désespoir: leurs fils avaient été assassinés, presque toujours d’une façon horrible et aucune réponse ne leur est donnée par les autorités chargées de poursuivre ces crimes. Ils ressentent cette indifférence comme si on tuait chaque jour à nouveau leurs fils. Nous n’oublierons jamais ces visages qui exprimaient à la fois noblesse, tristesse et souffrance. Ils nous ont manifesté une reconnaissance émouvante parce que nous étions allés jusque chez eux et que, bouleversés, nous les avions écoutés. A travers le rapporteur, ils ont adressé à tous les membres de l’Assemblée parlementaire un appel déchirant pour qu’on ne les oublie pas et pour qu’on leur vienne en aide. Nous ne voulons absolument pas paraître impertinents si nous nous permettons de suggérer aux représentants des plus hautes fonctions de la fédération de rencontrer, eux aussi, ces compatriotes qui se sentent abandonnés par les institutions. Ce ne serait sûrement pas du temps perdu. Ils pourraient, nous croyons, prendre conscience – ou être renforcés dans l’idée – que la répression et l’argent, à eux seuls, ne serviront pas à pacifier la région. Sans une approche politique, sans le rétablissement d’un système judiciaire digne de ce nom et sans la restauration de la confiance dans les institutions, il ne sera pas possible de sortir de ce bourbier. On nous a aimablement fait remarquer que nous ne devions pas oublier les nombreuses victimes parmi les forces de l’ordre. Certainement, la douleur pour les familles est la même, nous en sommes conscients; le deuil et la douleur ne connaissent ni classes sociales ni convictions politiques. Un reproche que d’aucuns ont fait aussi à l’ONG Memorial. Reproche injuste, à notre avis. L’Etat ne peut se mettre sur le même plan que les criminels et les terroristes et il ne peut et ne doit pas recourir aux mêmes moyens. Lorsqu’on est en présence d’indices concrets que des membres des forces de l’ordre sont impliqués dans des actes de torture et de meurtres, il est impératif de le dénoncer. C’est dans l’intérêt de l’Etat et de la société tout entière et, en ce sens, Memorial et d’autres ONG assument une tâche d’intérêt éminemment public, à la fois délicate et vitale. Les autorités auraient vraiment tort de l’ignorer, et devraient même prendre des mesures positives pour encourager publiquement et soutenir l’action de la société civile.
12. Un rappel clair et sans équivoque de la part des plus hautes autorités de l’Etat au sujet du comportement des forces de l’ordre et des organes de poursuite nous paraît urgent, et nous sommes persuadés que cela aurait des effets positifs. Nous en voulons pour preuve les témoignages que nous avons pu recueillir sur place lors de notre mission. Une ONG a créé des «groupes mobiles d’assistance juridique» 
			(19) 
			Le Comité contre la
torture, dont le siège est à Nizhniy Novgorod (voir <a href='http://www.pytkam.net/'>www.pytkam.net</a>).. Ceux-ci se déplacent en voitures pourvues d’équipements techniques perfectionnés permettant de sauvegarder les preuves et se rendent d’urgence, à la demande des proches, sur les lieux où il y a eu un enlèvement ou un autre crime présumé. Ils écrivent ensuite, en tant que représentants des parties civiles, aux autorités compétentes pour s’assurer que celles-ci ont effectué les démarches d’enquête exigées par la loi et prescrites selon les directives du parquet général, élaborées avec la coopération du Conseil de l’Europe, dans le cadre de l’exécution des arrêts de la Cour de Strasbourg. Saisis d’un cas particulier, ils talonnent les autorités pour les pousser à agir et à faire leur devoir: tels témoins ont-ils été entendus? Dans la négative, quand le seront-ils et pourquoi ne l’ont-ils pas été? Pourquoi les propriétaires des voitures décrites par les témoins n’ont-ils pas encore été identifiés? Ces jeunes juristes suivent ainsi l’enquête pas à pas et n’hésitent pas à saisir les différents échelons de la hiérarchie jusqu’au niveau le plus élevé. Les «groupes mobiles» ont constaté que, dès que les investigations risquaient de mettre en cause des unités des forces de sécurité, soit l’enquête était brusquement interrompue, soit les agents de police n’exécutaient pas les instructions des enquêteurs visant ces unités 
			(20) 
			Nous
avons obtenu, à titre d’exemple, copie de la correspondance concernant
l’affaire du meurtre de Mme Sadoulayeva,
employée du Conseil danois des réfugiés à Groznyï, exposant les
protestations des enquêteurs du Comité d’investigation contre la
non-exécution, par la police, des instructions d’enquête visant
certaines structures des forces de l’ordre. . Ces «groupes mobiles» font un travail admirable, en aidant les victimes à faire usage de leurs droits procéduraux pour obliger les enquêteurs à accomplir leur devoir; leurs moyens ne leur permettent cependant de suivre qu’une petite partie des affaires. Les responsables de ces groupes nous ont raconté des anecdotes à la fois amusantes et intéressantes, voire très significatives: un très haut représentant de la République tchétchène a explicitement demandé au chef de cette ONG s’il ne travaillait pas en réalité pour le Président Medvedev; une patrouille du FSB (Service fédéral de la sûreté), impressionnée par les méthodes de travail très professionnelles utilisées par l’ONG, a interpellé ses opérateurs en leur demandant s’ils n’étaient pas «des leurs». On peut conclure que ces épisodes sont à la fois une démonstration du bon travail accompli par ces volontaires, ainsi qu’un témoignage sur comment est perçu sur place le Président Medvedev. Un compliment et, surtout, un appel.
13. Rudolf Bindig avait très clairement dénoncé le climat généralisé d’impunité qui régnait dans la région au milieu de la première décennie de ce siècle. Nous l’avons déjà relevé, les choses n’ont, hélas, pas substantiellement changé. Certes, il n’y a plus de guerre; Groznyï a retrouvé une apparence normale, les gens vivent plus en sécurité que par le passé. Les enlèvements, les actes de torture et les meurtres, cependant, se poursuivent. Le nombre spectaculaire d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la seule République tchétchène en est une illustration impressionnante. Nous y reviendrons en détail ci-après. Dans ces arrêts, il y a des affaires dans lesquelles les coupables des crimes sont clairement identifiés. Rien n’a pourtant été fait pour rendre la justice. On se contente de verser l’indemnité fixée par la Cour à la victime demanderesse, mais on ne fait rien, ou presque, pour poursuivre les auteurs et pour faire en sorte que des faits similaires ne se reproduisent plus. Les bavures de l’armée sont classées comme étant des incidents; les disparitions et les nombreux assassinats sont mis, sans même procéder à une enquête sérieuse, sur le compte des «bandits», alors même que subsistent des indices concrets impliquant les forces de sécurité.
14. La région souffre d’un déficit démocratique, ce qui n’est pas si surprenant si l’on considère qu’il n’y a jamais eu une véritable tradition, ni une culture, en ce sens. Rappelons que les Présidents des trois républiques visitées ne sont pas élus par la population locale, mais par les parlements locaux sur proposition du Kremlin. Les peuples de la région sont pris depuis longtemps dans l’étau de la barbarie des rebelles et de la brutalité aveugle des agents du pouvoir. La presse n’est guère indépendante, la liberté d’opinion est affirmée mais pas garantie et il existe une crainte diffuse d’exprimer des critiques à l’adresse des autorités. Ce sentiment de peur est palpable et ce n’est qu’après avoir pris de rigoureuses précautions qu’il est possible de savoir ce que les gens pensent vraiment. Il faut, toutefois, tenir compte du fait que la situation ne paraît pas être identique dans les trois républiques.
15. Le Président ingouche, Younous-Bek Yevkourov, nous a paru sincèrement soucieux du bien-être de son peuple auprès duquel il jouit d’un soutien nettement supérieur à celui de son prédécesseur, mis en place à l’époque par le Président Poutine, puis limogé par le Président Medvedev. Le Président Yevkourov, ancien général des parachutistes, héros de la Fédération de Russie 
			(21) 
			Il s’illustra notamment
au Kosovo à la tête d’une colonne de blindés lorsqu’il investit
l’aéroport de Pristina pour porter secours à la population kosovare
serbe, «au nez et à la barbe de l’OTAN» (Le
Monde du 18 décembre 2009)., a notamment tenté de s’attaquer au fléau de la corruption. Cela ne semble pas avoir plu à tout le monde: huit mois après son entrée en fonction il fut victime d’un attentat à la bombe au cours duquel il fut grièvement blessé. Après un long séjour à l’hôpital, il a repris ses fonctions et nous semble déterminé à poursuivre son action réformatrice. La situation dans le pays reste, toutefois, très délicate et la sécurité, précaire. Les témoignages sur les atrocités commises par les forces de sécurité sont, hélas, nombreux et précis. La reprise en main des forces de l’ordre et la mise sur pied d’un système judiciaire digne de ce nom exigeront encore d’énormes efforts. Le Président Yevkourov semble avoir conscience de ce défi; il a affirmé à deux reprises qu’il répond pleinement des actions de toutes les forces de l’ordre sur le territoire de sa république. Un défi que nous retrouvons dramatiquement dans les trois républiques.
16. Quant au Président du Daghestan, Magomedsalam Magomedov, en fonction depuis seulement le 10 février 2010, il nous a semblé être très engagé pour améliorer les conditions de vie des habitants du pays et lutter contre l’extrémisme religieux. Le Daghestan constitue un exemple remarquable et assez exceptionnel de multiculturalisme, où coexistent depuis longtemps de très nombreuses ethnies et langues différentes 
			(22) 
			Sur
ces aspects il convient de signaler un document fort intéressant:
le rapport de la commission de la culture, de la science et de l’éducation
du 7 avril 2006 de notre collègue Anne Brasseur, «Diversité culturelle
dans le Caucase du Nord» (Doc.
10869).. A Derbent, au bord de la mer Caspienne, nous avons pu constater une réalité qui mérite d’être évoquée et saluée: dans la même rue de cette charmante petite ville (déclarée Patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO), il y a une mosquée, une synagogue et une église orthodoxe. La communauté juive semble à l’aise et optimiste, malgré un environnement très majoritairement musulman: elle a procédé à d’importants investissements pour renouveler son lieu de culte et le centre social annexe. Ce sont des signes très forts et positifs. Le contraste entre cette longue cohabitation pacifique de cultures différentes et la violence qui a investi le pays est déroutant et doit interpeller les autorités et nous tous.
17. La République tchétchène a été dévastée par deux guerres d’une cruauté et d’une atrocité inimaginables. La population, après tant de souffrances, ne peut qu’apprécier la relative stabilisation assurée par le Président Ramzan Kadyrov, en son temps combattant féroce des forces russes puis placé au pouvoir par le Président d’alors, M. Poutine, avec de très amples compétences. Nous avons déjà souligné l’énorme travail de reconstruction de la ville de Groznyï. Un effort qui a été étendu aussi à la périphérie de la ville: de très nombreux villages, même éloignés, ont été reliés au réseau de distribution du gaz, et l’infrastructure routière a été considérablement améliorée. Les conditions générales de vie de la population se sont ainsi sensiblement améliorées. Il n’en reste pas moins que les disparitions, les tortures et les assassinats continuent, de la part aussi bien des rebelles que des services de sécurité. On nous a signalé de nombreux cas de maisons d’habitation brûlées par des unités des forces de l’ordre: il s’agit d’une punition infligée à la suite du ralliement à la rébellion, réel ou supposé, d’un des membres de la famille. Le Président Kadyrov a contesté toute responsabilité des services de sécurité dans les atrocités qui leur sont attribuées. Il nous a même affirmé qu’il avait pris un «oukase» prévoyant que, si des agents des forces de l’ordre, cagoulés, étaient surpris à prendre part à des actions illégales, ils devaient être fusillés sur-le-champ… Nous doutons qu’un pareil «oukase» existe vraiment et qu’il ait pu être accepté par le Gouvernement de la fédération; le fait de le prétendre illustre toutefois assez bien la nature du régime. Quant à la rébellion en cours, le Président est catégorique: il s’agit d’une intervention étrangère. Laquelle? lui avons-nous demandé Les Américains, avec la complicité de Berezovski, nous a-t-il répondu sans hésiter, ajoutant que tout le monde savait que les attentats du 11 septembre 2001 avaient été organisés par les Etats-Unis eux-mêmes. Ce qui est véritablement surprenant, et même franchement choquant pour un observateur extérieur, c’est le culte de la personnalité 
			(23) 
			Un
culte de la personnalité de «style stalinien», tel
est le jugement qui est exprimé dans deux portraits séparés publiés
par The Independent du 12
janvier 2007 et par Le Point du
19 novembre 2009 (no 1939). qui est imposé au pays, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas dans les deux autres républiques. Il est vraisemblable qu’une partie importante de la population tchétchène soutienne le Président, reconnaissante pour les sensibles améliorations des conditions matérielles de vie. Cela va-t-il durer? Plusieurs observateurs nous ont fait remarquer que, depuis quelques mois, la popularité du Président était en train de s’effriter. En fait, une société sans justice n’a, à la longue, aucune chance de survivre.

4. Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(24) 
			Voir
l’article de Philip Leach, «The Chechen Conflict: Analysing the
Oversight of the European Court of Human Rights», in European
Human Rights Law Review, Issue 6, 2008.

4.1. Chiffres clés

18. La Cour européenne des droits de l’homme, depuis 2007, a condamné la Russie dans plus de 150 affaires portant sur des violations des droits de l’homme survenues dans le Caucase du Nord, essentiellement en République tchétchène. Fin 2009, 235 autres affaires étaient pendantes devant la Cour, dont une centaine déjà communiquées au Gouvernement russe. De nouvelles affaires continuent à affluer, une centaine en 2009. Les faits remontent pour la plupart aux années 2000-2002. Environ 60 % des requêtes concernent des disparitions forcées. Les autres plaintes concernent la destruction de maisons d’habitation, l’usage disproportionné de la force ayant entraîné la mort ou la blessure de civils, les détentions illégales, les actes de tortures ou les conditions inhumaines de détention (articles 2, 3, 5, 8, 13 et 14 de la Convention et les articles 1 des Protocoles nos 1 et 7).

4.2. Nature typique des violations constatées

19. Les premiers arrêts de la Cour de Strasbourg, rendus en 2005, concernaient l’usage disproportionné de la force durant la campagne militaire de 1999-2000 (voir les affaires Isayeva, Yusupovaet Bazayeva c. Russie et Isayeva c. Russie 
			(25) 
			Isayeva,
Yusupova et Bazayeva c. Russie, Requêtes nos 57947/00,
57948/00 et 57949/00, arrêt du 24 février 2005.) et les disparitions forcées de requérants à la suite de leur arrestation par des forces fédérales (affaires Bazorkina, Imakayeva, Alikhadzhiyeva 
			(26) 
			Bazorkina
c. Russie, Requête no 69481/01,
arrêt du 27 juillet 2006; Imakayeva c.
Russie, Requête no 7615/02,
arrêt du 9 novembre 2006, et Alikhadzhiyeva
c. Russie, Requête no 68007/01,
arrêt du 5 juillet 2007. ). Dans plusieurs affaires, la Cour a constaté que des membres des forces de l’ordre étaient responsables d’exécutions extrajudiciaires (affaires Khashiyev et Akayeva, Estamirov, Luluyev, Musayev et autres 
			(27) 
			Khashiyev
et Akayeva c. Russie, Requêtes nos 57942/00
et 57945/00, arrêt du 24 février 2005;
Estamirov et autres c. Russie, Requête no 60272/00,
arrêt du 12 octobre 2006; Luluyev et
autres c. Russie, Requête no 69480/01,
arrêt du 9 novembre 2007; Musayev et
autres c. Russie, Requêtes nos 57941/00,
58699/00 et 60403/00, arrêt du 26 juillet 2007. ). Dans l’affaire Chitayev 
			(28) 
			Chitayev c. Russie, Requête no 59334/00,
arrêt du 18 janvier 2007., la Cour a constaté que les autorités russes étaient responsables d’actes de torture qui ne firent l’objet d’aucune investigation à la suite de la plainte déposée par la victime.
20. Dans un nombre important d’affaires, la Cour a estimé que la responsabilité de l’Etat russe pour les violations soulevées par les requérants était avérée. Elle a systématiquement invité le gouvernement à produire les copies du dossier de l’enquête pénale, mais la coopération des autorités a été très insatisfaisante. La Cour a donc trouvé dans un nombre croissant d’affaires (par exemple Imakayeva, Bitiyeva 
			(29) 
			Imakayeva c. Russie, Requête no 7615/02,
arrêt du 9 novembre 2006; Bitiyeva et
X c. Russie, Requêtes nos 57953/00
et 37392/03, arrêt du 21 juin 2007.) que la Russie avait (aussi) violé son devoir de fournir toutes les facilités nécessaires à l’examen des requêtes individuelles (article 38, paragraphe 1). Dans les affaires dans lesquelles les autorités ne répondent pas de manière substantielle aux allégations détaillées des requérants, la Cour hésite de moins en moins à faire usage de présomptions de fait, notamment dans des situations où les autorités sont seules en possession des moyens de preuve permettant de clarifier la situation (par exemple les registres de détention et de sortie, les procès-verbaux d’autopsies, etc.).
21. Dans un grand nombre d’affaires où elle estime ne pas disposer de suffisamment de preuves pour établir qu’un assassinat ou un acte de torture a été effectivement commis par un agent de l’Etat, avec pour conséquence un constat de non-violation de l’article 2 ou 3 sous son volet matériel, la Cour constate régulièrement des violations dites procédurales desdits articles pour manquement à l’obligation de diligenter une enquête officielle, effective et efficace.
22. Dans des affaires portant sur des disparitions forcées, la Cour a aussi qualifié l’absence d’enquête effective et le refus de donner des réponses substantielles aux questions des proches de traitement inhumain, envers les proches des victimes eux-mêmes, contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme 
			(30) 
			Par exemple, Bazorkina c. Russie, Requête no 69481/01,
arrêt du 27 juillet 2006, paragraphe 141, et Imakayeva
c. Russie, Requête no 7615/02,
arrêt du 9 novembre 2006, paragraphe 166..
23. L’absence d’enquête effective, avec comme corollaire l’impunité de fait des auteurs de violations graves des droits de l’homme, est un point central de ce rapport. La Cour a utilisé des termes de plus en plus durs pour exprimer son indignation vis-à-vis de la passivité des autorités. Dans l’affaire Baysayeva c. Russie 
			(31) 
			Baysayeva c. Russie, Requête no 74237/01,
arrêt du 5 avril 2007 (uniquement en anglais); le communiqué du greffier
de la même date indique que «l’enquête n’a été ouverte qu’en mai
2000 et, une fois ouverte, elle s’est caractérisée par des retards
inexplicables dans l’accomplissement des tâches les plus fondamentales.
(…) En outre, la bande-vidéo était à la disposition des autorités
dès 2000. La Cour est donc stupéfaite (original anglais, paragraphe
128: astonishing) de constater
qu’en février 2006, l’enquête n’avait toujours pas permis d’identifier
les personnes y figurant, ni a fortiori de les interroger.», les autorités disposaient d’un enregistrement vidéo de l’arrestation du mari de la requérante, et n’ont même pas réussi à identifier et interroger les agents figurant sur l’enregistrement. Dans l’affaire Isigova et autres c. Russie 
			(32) 
			Isigova
et autres c. Russie, Requête no 6844/02,
arrêt du 26 juin 2008 (uniquement en anglais), paragraphe 109: «The
Court considers that in the circumstances of the present case where
the identities of the detachments and their commanders involved
in the abduction of the applicants’ relatives were established by
the domestic investigation, the failure to bring charges may only
be attributed to the negligence of the prosecuting authorities in
handling the investigation and their reluctance to pursue it. The
Court finds it appalling that after the commander of the detachment
that had apprehended Apti Isigov and Zelimkhan Umkhanov had been
identified, the investigation was repeatedly suspended on the grounds
of the failure to identify the alleged perpetrator or to ensure
the suspect’s participation in the proceedings. Such a manner of
proceeding offered no prospect of bringing those responsible for
the offence to account or of establishing the fate of the applicants’
relatives.», la Cour a considéré que, étant donné que l’identité des unités impliquées dans l’enlèvement des proches des requérants et celle de leurs commandants avaient été établies par l’enquête au niveau national, l’absence de poursuites ne pouvait être attribuée qu’à la négligence du parquet dans le traitement de l’enquête et à sa réticence permanente à ouvrir toute procédure. La Cour a trouvé choquant (appalling) que, même après l’identification du commandant de l’unité qui avait arrêté Apti Isigov et Zelimkhan Umkhanov, l’enquête ait été suspendue à répétition en raison de la non-identification du suspect ou de l’incapacité d’assurer la participation du suspect dans la procédure. Dans l’affaire Khatsiyeva et autres c. Russie 
			(33) 
			Khatsiyeva
et autres c. Russie, Requête no 5108/02,
arrêt du 7 juillet 2008 (uniquement en anglais), voir notamment les
paragraphes 146 et 147., la Cour considère que «l’enquête a ensuite traîné en longueur et a connu des lacunes et retards inexplicables, même lorsqu’il s’agissait de prendre les mesures les plus simples. En particulier, il n’apparaît pas que des examens balistiques ont été effectués. De plus, aucune autopsie n’a été pratiquée, même pas un examen médico-légal, sur les corps en dehors de l’examen initial du 6 août 2000. Il n’apparaît pas que de véritables efforts ont été menés au début de l’enquête pour établir l’identité des personnes ayant donné l’ordre de tirer ou de celles ayant exécuté cet ordre. L’identité des premières ne semble pas avoir été établie du tout. De fait, la décision du 15 décembre 2001 n’indique pas si l’identité du militaire concerné avait été déterminée et n’évalue pas non plus la pertinence de l’ordre donné. Il n’y a eu aucune autre tentative d’analyse de cet ordre. (…) Enfin, l’enquête a été suspendue et rouverte au moins cinq fois entre août 2000 et avril 2003. Son caractère ineffectif et le fait que les enquêteurs n’avaient pris aucune mesure pratique pour élucider les crimes et se conformer aux ordres des procureurs ont même été reconnus par les procureurs en chef. La Cour observe aussi que le dossier d’enquête a été transmis de nombreuses fois d’une autorité à une autre sans la moindre explication raisonnable» 
			(34) 
			Citation du communiqué
de presse du Greffier de la Cour en français du 17 janvier 2008.. Dans l’affaire Aziyevy c. Russie 
			(35) 
			Aziyevy
c. Russie, Requête no 77626/01,
arrêt du 20 mars 2008 (uniquement en anglais), voir notamment les paragraphes
77 et 78., la Cour a vertement critiqué l’enquête, le dossier ayant montré un manque patent de progrès durant plus de sept ans. Les enquêteurs n’ont même pas identifié et interrogé les militaires postés à proximité, ni vérifié si des opérations spéciales avaient eu lieu au moment des disparitions, ni encore procédé à l’interrogatoire d’aucun témoin. La réaction des autorités aux plaintes pourtant étayées des requérants a conduit la Cour à estimer vraisemblable que la conduite des militaires rencontrait pour le moins l’assentiment tacite des autorités, ce qui pour la Cour est cause de sérieux doutes quant à l’objectivité de l’enquête 
			(36) 
			Ibid., paragraphe
78: «The authorities’ behaviour in the face of the applicants’ well-substantiated
complaints gives rise to a strong presumption of at least acquiescence
in the situation and raises strong doubts as to the objectivity
of the investigation.».
24. Des remarques et constatations de cette nature de la part de la Cour sont innombrables et pourraient encore remplir de nombreuses pages de ce rapport. Nous ne pouvons que partager l’irritation manifeste de la Cour au sujet du manque d’efficacité des enquêtes, concernant pourtant des violations gravissimes des droits de l’homme et de la législation russe elle-même. Prétendre que les décisions de la Cour sont inspirées par des considérations politiques, comme cela est soutenu par d’aucuns, est simplement absurde, pour ne pas dire ridicule, si seulement on se donnait la peine de lire ces arrêts.
25. En préparation de notre visite d’information, nous avons adressé aux autorités russes compétentes une liste de questions que nous voulions soulever avec les représentants du parquet général à Moscou et dans les trois républiques concernées (République tchétchène, Ingouchie et Daghestan). Nous avons demandé, notamment, une mise à jour de la liste reçue à l’automne 2008 des condamnations pénales des membres des forces de l’ordre pour des crimes commis à l’encontre de civils. Cette liste officielle de condamnations de policiers et de militaires constitue en réalité une sorte d’aveu, de preuve, de leur impunité presque totale. Sachant que des centaines de personnes ont été tuées, enlevées et torturées dans la région au fil des années 
			(37) 
			Voir, par exemple,
les Chronicles of violence publiées
à intervalles réguliers par le Centre des droits de l’homme «Mémorial»., la liste des condamnations apparaît comme surréaliste: il y est fait état presque exclusivement de violations des règles de la circulation routière, de simples vols, d’incivilités commises dans un état d’ébriété, etc. Dans les rares affaires figurant sur la liste dans lesquelles il y a eu mort d’homme, le comportement de l’auteur a été qualifié d’accidentel, ou comme constituant un manque de maîtrise dans le maniement de son arme de service. Par conséquent, les peines prononcées sont pour la plupart soit des amendes, soit des peines de prison très courtes et/ou avec sursis 
			(38) 
			La mise à jour demandée
ne m’est pas encore parvenue..
26. En amont de la visite, nous avons aussi transmis une liste d’une trentaine d’affaires individuelles sélectionnées en tenant compte du statut de la victime – journalistes, défenseurs des droits de l’homme connus, ou figures politiques emblématiques –, affaires dans lesquelles subsistent des indices concrets et convergents impliquant des membres des forces de l’ordre 
			(39) 
			La liste des affaires
soulevées figure en annexe I.. A une exception près, aucune de ces affaires, dont certaines datent déjà d’il y a plusieurs années, n’a été élucidée jusqu’à présent. L’exception concerne l’attentat contre la vie du Président de l’Ingouchie, Younous-Bek Yevkourov, en juin 2009. On nous a fait savoir que la «liquidation» du chef islamiste Alexandre Tikhomirov (alias Saïd Bouriatski), qui se serait vanté de cet attentat, aurait résolu l’affaire. Qu’il nous soit permis d’exprimer quelques doutes quant au réel éclaircissement de cette affaire. Si on n’avait pas «liquidé» 
			(40) 
			Telle est la terminologie
utilisée à tous les niveaux par les autorités rencontrées.. le suspect avec tant d’empressement, on aurait peut-être pu découvrir que le Président avait d’autres ennemis, pas nécessairement des islamistes, vu son engagement contre la corruption. De tels doutes subsistent d’ailleurs pour d’autres affaires. Comment ne pas penser à la prise d’otages de «Nord-Ost»? On se rappelle que tous les terroristes furent achevés d’une balle dans la tête, alors qu’ils gisaient à terre, ayant perdu connaissance à la suite de l’inhalation du gaz utilisé lors de l’intervention des forces de l’ordre pour libérer les otages. Il s’agissait d’assassinats ou d’exécutions extrajudiciaires (ce qui revient au même) et nous avons aussi perdu une occasion précieuse de pouvoir obtenir d’importantes informations au sujet de l’organisation criminelle qui avait ordonné cette opération terroriste. Les réponses que nous avons reçues au sujet de la liste des affaires soumises aux autorités sont décevantes 
			(41) 
			Réponses du Comité
d’investigation de la République tchétchène aux questions de M.
Dick Marty, rapporteur de la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme, sur les recours juridiques en cas de violations
des droits de l’homme dans la région du Caucase du Nord, réf. 03.2010,
no 396-216/2-10 en date du 30 mars 2010
(32 pages); Note d’information sur l’état d’avancement du travail
des forces de l’ordre pour combattre l’enlèvement de particuliers
au Daghestan en tenant compte des questions soulevées par M. Dick
Marty, rapporteur de la commission des questions juridiques et des
droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire, en date du 20 avril
2010, trois pages (originaux en russe); answers to the questions
raised by M. Dick Marty, rapporteur of the Parliamentary Assembly’s
Committee on Legal Affairs and Human Rights (non daté, remis au
rapporteur le 24 mars 2010 à Magas/Ingouchie, original anglais,
trois pages).. Derrière le formalisme extrême de ces réponses il ne reste que très peu de substance. Les actes d’investigation décrits se réduisent, la plupart du temps, au simple envoi de lettres à différentes autorités publiques, et les résultats se réduisent trop souvent au constat que «des personnes non identifiées portant des uniformes et des cagoules sont entrées dans la maison de la victime et parties avec elle dans une direction inconnue», sans autres détails. Pour certaines affaires, les réponses sont, il est vrai, plus détaillées et indiquent le nom des témoins entendus, le nombre des documents analysés, les numéros de plaques d’immatriculation relevés, etc. Le fait qu’on ait poussé les enquêtes jusqu’à de tels détails constitue indubitablement un progrès, surtout si on les compare avec les informations qui avaient été fournies au précédent rapporteur, M. Paschal Mooney, en réponse à sa note introductive du 9 mars 2007 
			(42) 
			Commentaires de la
délégation russe à la note introductive «Recours juridiques en cas
de violations des droits de l’homme dans le Caucase du Nord», document
AS/Jur (2007) 15 du 9 mars 2007, rapporteur: M. Paschal Mooney, Irlande.. Encore faut-il que ces informations plus détaillées soient suivies de résultats concrets. C’est, hélas, loin d’être le cas.

4.3. Représailles contre des requérants

27. Depuis 2002, la Cour a dû faire face à des plaintes pour harcèlement et intimidation de requérants. Dans deux affaires, les requérants ont «disparu» (affaires Imakayeva, Magomadov 
			(43) 
			Imakayeva
c. Russie, précité; Magomadov
c. Russie, Requête no 68004/01,
arrêt du 12 juillet 2007.), et dans une affaire la requérante et toute sa famille ont été massacrées dans leur maison (affaire Bitiyeva 
			(44) 
			Bitiyeva et autres c. Russie, Requête
no 36156/04, arrêt du 23 avril 2009.). Ces affaires ont fait l’objet du rapport de notre collègue Christos Pourgourides (Chypre, PPE/DC) sur le devoir des Etats membres de coopérer avec la Cour européenne des droits de l’homme 
			(45) 
			Voir le Doc. 11183, du 9 février 2007., ce qui implique également l’obligation de protéger les requérants, leurs proches et leurs avocats, lorsque ceux-ci font l’objet de menaces. Une affaire plus récente est celle de l’assassinat, le 19 janvier 2009 à Vienne, d’Oumar S. Israïlov, qui avait publiquement accusé Ramzan Kadyrov d’avoir personnellement participé à des actes de torture dans une prison secrète située dans le village natal du Président tchétchène, Tsenteroy 
			(46) 
			Voir Le Monde/AFP du 12 février 2009,
«L’opposant tchétchène tué à Vienne devait témoigner contre Kadyrov»;
et C.J. Chivers, «Slain Exile Detailed Cruelty of the Ruler of Chechnya», New York Times, 1er février
2009.. La requête de M. Israïlov devant la Cour, déposée en 2006, a d’ailleurs failli être radiée du rôle faute de réponse à une communication de la Cour que son avocat avait égarée. Bien que la Cour n’ait pas souvent constaté dans de telles affaires des violations de l’exercice du droit de recours individuel (article 34), faute de preuves suffisamment claires, elle a néanmoins décidé de traiter ces dossiers d’une façon prioritaire, en application de l’article 41 de son Règlement. L’Assemblée, à la suite du rapport susmentionné de M. Pourgourides, a soutenu la Cour dans cette démarche et l’a même encouragée à se montrer plus ouverte et à aller encore plus loin, à l’instar de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui avait été confrontée à des défis semblables, notamment dans des affaires concernant les escadrons de la mort dans plusieurs pays d’Amérique latine. La Cour pourrait ainsi aller jusqu’à décréter des mesures de protection physique, sur la base de l’article 39 du Règlement et de l’article 34 de la Convention. Selon l’expérience des organisations de défense des droits de l’homme, qui représentent la grande majorité des requérants dans les affaires devant la Cour concernant le Caucase du Nord 
			(47) 
			Notamment
le European Human Rights Advocacy Centre (EHRAC/Memorial), la Stichting
Chechnya/Russia Justice Initiative, et le Centre de protection internationale. , la meilleure protection des requérants réside dans le fait de communiquer le plus rapidement possible chaque requête de cette nature aux autorités russes; selon les ONG, dans la plupart des cas les autorités assument leurs responsabilités et font leur possible pour assurer la protection nécessaire.

4.4. Mise en œuvre des arrêts de la Cour

28. Les arrêts de la Cour – contrairement à ce qu’on peut lire parfois dans la presse – ne «punissent» pas les Etats reconnus responsables de violations de la Convention, ni d’ailleurs les agents ayant commis personnellement les actes en question. La Cour se limite à constater les éventuelles violations à la Convention et à fixer, le cas échéant, des indemnisations financières pour les dommages matériels et immatériels subis par les requérants. Il s’agit de sommes souvent symboliques, jusqu’à quelques dizaines de milliers d’euros pour les proches d’une personne disparue ou tuée, même si celle-ci avait une grande famille à charge. A notre avis, la Cour pourrait aller plus loin dans la détermination du dédommagement des pertes matérielles, notamment dans les cas de disparition de victimes ayant des responsabilités familiales importantes. Lors de nos rencontres avec les parents des victimes, dans les trois républiques, personne n’a en réalité soulevé l’aspect financier. Leur désespoir était dû avant tout à la disparition de leurs chers parents, à la passivité des autorités et à l’impunité éhontée dont bénéficient certains cercles proches du pouvoir.
29. La mise en œuvre des arrêts de la Cour ne se réduit pas au versement du dédommagement symbolique à la victime ou à ses ayants droit. Dans les affaires dans lesquelles la Cour a constaté un manquement à l’article 2 ou à l’article 3 de la Convention, relativement à l’absence avérée d’une enquête effective, il est exigé, en tant que «mesure individuelle», qu’une instruction effective de l’affaire soit diligentée visant, là où c’est possible, à faire cesser la violation constatée. Le principe n’est nullement contesté par les autorités russes. Celles-ci ont ainsi mis en place des unités d’enquêtes spéciales chargées en priorité des affaires faisant l’objet d’un arrêt de la Cour et auxquelles sont affectés des enquêteurs particulièrement qualifiés et expérimentés. Nous avons rencontré des représentants de ces unités, qui nous ont assuré qu’ils étaient en train de s’engager pleinement pour résoudre ces affaires. Il faut toutefois constater que les résultats concrets se font encore attendre. On nous a répondu que, des 150 affaires dans lesquelles la Cour avait constaté un manquement procédural, seules deux avaient pu être entre-temps résolues: dans un cas le suspect principal était entre-temps décédé, dans l’autre le suspect avait pris la fuite et faisait l’objet d’un avis de recherche.
30. Human Rights Watch a présenté en septembre 2009 une analyse détaillée des mesures d’investigation prises par les autorités après des arrêts de la Cour ayant constaté une absence d’enquête effective 
			(48) 
			Human Rights Watch,
«Who will tell me what happened to my son?», Russia’s implementation
of European Court of Human Rights Judgments on Chechnya, septembre
2009, 38 pages (disponible sur le site web de HRW).. A l’initiative conjointe de M. Pourgourides, rapporteur pour l’exécution des arrêts de la Cour 
			(49) 
			Voir
la déclaration de M. Pourgourides à la suite de sa visite à Moscou
du 7 au 10 février 2010 (<a href='http://assembly.coe.int/ASP/NewsManager/FMB_NewsManagerView.asp?ID=5270'>http://assembly.coe.int/ASP/NewsManager/FMB_NewsManagerView.asp?ID=5270</a>) et les rapports d’étape de la commission du 31 août
2009 (AS/Jur (2009) 36 et addendum), notamment les p. 16 à 19 de
l’addendum 
			(49) 
			(<a href='http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2009/fjdoc36_2009.pdf'>http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2009/fjdoc36_2009.pdf</a>; <a href='http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2009/fjdoc36ADD_2009.pdf'>http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2009/fjdoc36ADD_2009.pdf</a>)., et de moi-même, la commission des questions juridiques et des droits de l’homme a tenu une audition, le 11 septembre 2009, avec la participation du représentant de la Fédération de Russie devant la Cour et vice-ministre de la Justice, M. Matiouchkine, du professeur Philip Leach et de Mme Gannouchkina, représentante de «Memorial», cette dernière en remplacement de Mme Estemirova, responsable du bureau de «Memorial» en République tchétchène, assassinée le lendemain du jour où elle nous avait confirmé sa présence. Les victimes participent activement, par le biais des ONG qui les ont déjà assistées pendant la procédure devant la Cour, au processus de mise en œuvre des arrêts supervisés par le Comité des Ministres, en proposant des mesures concrètes visant à remédier à la violation constatée 
			(50) 
			En plus
de Human Rights Watch, je tiens à remercier notamment le European
Human Rights Advocacy Centre (EHRAC) à Londres et la Stichting Russia
Justice Initiative (SRJI), qui ont mis à ma disposition des informations
détaillées au sujet de la mise en œuvre des arrêts de la Cour. .
31. Dans un document d’information du 11 septembre 2008, le Comité des Ministres a présenté les mesures générales prises jusqu’à maintenant en matière d’exécution des arrêts de la Cour au sujet des événements en République tchétchène 
			(51) 
			.
CM/Inf/DH(2008)33, 11 septembre 2008, «Actions des forces de sécurité
de la République tchétchène de la Fédération de Russie: mesures
générales en vue de se conformer aux arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme», Première partie du mémorandum révisé préparé
par le Service de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des
droits de l’homme; une mise à jour de ce document est attendue pour
le mois de juin 2010 (voir <a href='http://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?Ref=CM/Inf/DH(2008)33&Language=lanFrench&Ver=original&Site'>http://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?Ref=CM/Inf/DH(2008)33&Language=lanFrench&Ver=original&Site</a>).. L’information dans ce domaine gagnerait en transparence si on rendait publics les rapports du CPT à la suite de ses visites dans la région; la publication de ces rapports exige, cependant, le consentement des autorités russes qui ne l’ont pas encore donné. Le CPT s’est rendu à 11 reprises dans la région, dernièrement en avril 2009. Il a adopté trois «déclarations publiques» concernant la situation dans les lieux de détention en République tchétchène 
			(52) 
			Voir
les déclarations publiques du 10 juillet 2001 (<a href='http://www.cpt.coe.int/documents/rus/2001-15-inf-fra.pdf'>www.cpt.coe.int/documents/rus/2001-15-inf-fra.pdf</a>), du 10 juillet 2003 (<a href='http://www.cpt.coe.int/documents/rus/2003-33-inf-fra.pdf'>www.cpt.coe.int/documents/rus/2003-33-inf-fra.pdf</a>) et du 13 mars 2007 (<a href='http://www.cpt.coe.int/documents/rus/2007-17-inf-fra.pdf'>www.cpt.coe.int/documents/rus/2007-17-inf-fra.pdf</a>).. Il convient de rappeler que l’instrument de la déclaration publique est rarement utilisé (cinq fois dans les vingt années de l’existence du CPT) et qu’il est réservé à des situations caractérisées par un manque de coopération manifeste de la part des autorités 
			(53) 
			Voir
le 19e Rapport général du CPT (1er août
2008-31 juillet 2009), paragraphe 12 (<a href='http://cpt.coe.int/fr/annuel/rapp-19.pdf'>http://cpt.coe.int/fr/annuel/rapp-19.pdf</a>).. A notre connaissance, le Comité des Ministres n’a jamais mis ces déclarations à son ordre du jour et n’a, par conséquent, pas pris position à leur sujet. Pourquoi?
32. Les arrêts de la Cour ont, certes, une haute valeur symbolique, mais nous avons vu que leur mise en œuvre est souvent problématique. Dans certains de ces arrêts concernant le Caucase du Nord, on constate que les éléments de faits indiquent clairement le ou les responsables. Pourtant, aucune suite concrète n’est donnée. En voilà deux exemples:
Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev sont tués le 6 août 2000 lorsqu’un hélicoptère militaire russe ouvre le feu, sans raison apparente, sur un groupe d’hommes en train de faucher l’herbe des champs près du village d’Archty en Ingouchie, près de la frontière tchétchène. Dans son arrêt de 2008, la Cour n’a trouvé aucune justification plausible à l’usage des armes à feu dans ces circonstances précises et a ainsi constaté que la Russie avait violé le droit à la vie des victimes 
			(54) 
			Khatsiyeva et autres c. Russie,
Requête no 5108/02, arrêt du 17 janvier
2008, paragraphe 139.. L’enquête du parquet militaire n’a établi l’identité des pilotes qu’après une année, mais pas celle des supérieurs qui auraient ordonné l’attaque. La Cour a durement critiqué le manque d’enquête effective. Dans le cadre de l’exécution de cet arrêt, le parquet militaire a rouvert l’enquête, pour la suspendre un mois après, le jour où les proches des victimes recevaient la lettre annonçant la réouverture de la procédure. Ils attendent toujours d’obtenir justice 
			(55) 
			Voir
le rapport de HRW, op. cit.,
p. 14-15, note 36..
Dans l’affaire Bazorkina 
			(56) 
			Bazorkina
c. Russie, Requête no 69481/01,
arrêt du 27 juillet 2006., la télévision russe a diffusé le 2 février 2000 une vidéo qui montre l’arrestation du jeune Khadzi-Murat Yandiyev par des forces fédérales, que la mère de la victime, Fatima Bazorkina, a reconnu sans hésitation. On voit et on entend clairement le général Baranov dire à des soldats: «Allez-y, allez-y, emmenez-le, finissez-en avec lui, flinguez-le, damnation». On voit alors des soldats russes qui emmènent Yandiyev; il n’a jamais été revu depuis. Malgré l’arrêt de la Cour, qui a constaté la violation de l’article 2 et a durement critiqué l’absence d’enquête effective, les autorités russes ont refusé d’ouvrir une enquête à l’égard du général Baranov. Dans une lettre du 24 mars 2008 adressée aux représentants de Mme Bazorkina, le bureau du procureur militaire a indiqué, sans plus d’explications, que lors de l’enquête «préliminaire» concernant la disparition de Yandiyev, «toutes les violations de la Convention européenne relevées dans le jugement de la Cour ont été rectifiées». Dans une autre lettre du 3 avril 2009 (en réponse à une demande du 20 février 2009 de Mme Bazorkina d’ouvrir une enquête pénale concernant les actions du général Baranov), le parquet militaire a répondu qu’«aucune preuve n’a pu être établie pendant l’enquête établissant une implication potentielle du Major-général A.I. Baranov dans l’enlèvement et l’assassinat de Kh-M.A. Yandiyev. Dans ce contexte, la requête d’ouvrir une enquête pénale [à l’égard de Baranaov] a été rejetée» 
			(57) 
			Citations
des lettres selon le rapport précité de HRW, p. 11..
33. Ces deux affaires illustrent bien les difficultés de mettre fin à l’impunité dans la région du Caucase du Nord. Dans ce contexte, on peut encore ajouter une réponse donnée aux proches des frères Aziyev 
			(58) 
			Aziyevy c. Russie, Requête no 77626/01,
arrêt du 20 mars 2008 (uniquement en anglais)., qui avaient demandé au ministère de l’Intérieur tchétchène les noms des militaires affectés à un point de contrôle déterminé la nuit de leur enlèvement: la demande a été rejetée sur la base d’un ordre du ministère de l’Intérieur du 25 août 2007 interdisant de donner accès aux informations personnelles d’agents participant à des opérations contre-terroristes ou «spéciales» 
			(59) 
			Voir le rapport précité
de HRW, p. 26, note 90, avec des détails supplémentaires; la famille
n’a pas reçu la copie demandée de cet ordre.. Cette disposition empêche, en fait, l’identification d’agents des forces de l’ordre éventuellement impliqués dans des actions criminelles. Les réseaux de points de contrôle sont nombreux, comme nous avons pu le constater sur place. Lorsqu’on retrouve le corps d’une personne dans un endroit éloigné du lieu où elle a été enlevée, les auteurs de l’enlèvement ont dû forcément passer par ou près des points de contrôle. Cette immunité reconnue aux agents appelés à opérer aux points de contrôle ne peut être que source de soupçons. Rappelons que Natalia Estemirova a été enlevée en République tchétchène et que son corps a été retrouvé en Ingouchie. Ses assassins devaient se sentir en parfaite sécurité pour se déplacer de la sorte avec une personne enlevée ou un cadavre.

5. Des chiffres effrayants

34. Le nombre de violations des droits de l’homme a, certes, baissé depuis la fin des deux guerres «officielles» en République tchétchène. Il faut, hélas, constater une inquiétante recrudescence d’actes de violence, d’enlèvements, d’assassinats et d’actes de terrorisme depuis 2009.
35. En République tchétchène, selon les données fournies par le bureau du procureur général, 536 personnes ont été portées disparues entre 2006 et 2009, dont 287 sont considérées comme «enlevées» sans avoir été retrouvées. Au cours de la même période, 30 affaires pénales d’enlèvements ont été renvoyées devant le tribunal. Depuis la levée de l’état d’opération antiterroriste au début de 2009, l’activité des «bandes armées irrégulières» n’aurait pas diminué: le nombre d’atteintes à la vie d’agents des forces de l’ordre aurait même augmenté de 18,6 %. En tout, il y aurait eu 631 «victimes» en 2009 (par rapport à 575 en 2008), dont 74 décès (68 en 2008). Le parquet note surtout une augmentation de la participation de terroristes kamikazes et relève que «les actes de cette catégorie commis en 2009 étaient de nature bien plus audacieuse et cruelle».
36. En Ingouchie, toujours selon les données officielles qui nous ont été communiquées, 186 personnes ont été portées disparues entre 2006 et 2009, dont 163 ont été retrouvées vivantes et trois mortes. Pendant la même période, 40 personnes ont été déclarées victimes d’enlèvements, mais personne n’a été poursuivi pour un crime de cette catégorie.
37. Au Daghestan, 671 personnes ont été portées disparues entre 2006 et 2009 (dont 188 en 2009). Parmi elles, 60 ont été enlevées par des hommes en tenue de camouflage (donc, selon les allégations, avec la participation des forces de l’ordre), dont 29 pendant la seule année 2009. Les corps de 12 personnes disparues ont été retrouvés pendant la période en question. En tout, sur les 671 personnes portées disparues, 586 ont pu être localisées. Il s’agit de chiffres importants si on considère la population relativement peu nombreuse de ces républiques. Ces données risquent, en outre, de ne refléter que très partiellement la réalité.

6. Le problème des personnes disparues – un rôle pour la Croix-Rouge

38. En août 2009, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a présenté un rapport au sujet des besoins des familles de personnes disparues dans le Caucase du Nord, sur la base d’une analyse comportant des entretiens avec 100 familles frappées par des disparitions 
			(60) 
			«Families of Missing
Persons: Responding to their Needs», A report by the International
Committee of the Red Cross (ICRC) based on an assessment carried
out in the northern Caucasus, août 2009 (bilingue russe/anglais).. Le nombre total des personnes disparues pour la seule République tchétchène est estimé entre 3 000 
			(61) 
			Voir Andrew E. Kramer,
«Chechnya’s Capital Rises from the Ashes atop hidden Horrors», New York Times, 30 avril 2008, citant
l’ombudsman tchétchène Nurdi Nukhazhiyev pour le chiffre de 3 018
disparitions non résolues. et 5 000 
			(62) 
			Radio Free Europe,
«Identifying Chechnya’s dead», 19 novembre 2008. . La souffrance et le désarroi des familles, décrits d’une façon impressionnante par le CICR, démontrent, s’il en était encore besoin, qu’une réconciliation et une paix durable passent nécessairement par une solution de la question des personnes disparues. Fidèle à son statut et à sa longue expérience, le CICR ne prend pas position sur les responsabilités. Il plaide en faveur d’une aide pratique aux victimes. Comme l’Assemblée l’a déjà dit haut et fort à plusieurs reprises 
			(63) 
			Voir, par exemple,
la Résolution 1463 (2005)., et comme cela est proclamé par la Convention des Nations Unies sur la protection contre les disparitions forcées récemment adoptée 
			(64) 
			La
Convention internationale pour la protection de toutes les personnes
contre les disparitions forcées du 20 décembre 2006., les proches ont le droit de savoir, et les autorités compétentes ont le devoir de s’organiser pour résoudre le plus grand nombre de cas. La Russie a intérêt à profiter de l’expérience de la Croix-Rouge acquise dans d’autres pays, comme à Chypre, en Afrique ou dans les pays de l’ex-Yougoslavie. Le CICR, à la fin de son rapport, a émis des recommandations pratiques, concrètes et fort pertinentes, que nous ne pouvons que soutenir et vivement recommander à l’attention des autorités russes.

7. Quelques affaires exemplaires

39. Ce chapitre représente l’un des plus douloureux à établir. Avant notre mission sur place, nous avons été informés d’un grand nombre d’affaires individuelles non résolues: des meurtres, des disparitions, des tortures, des enlèvements, des maisons d’habitations intentionnellement incendiées, des intimidations de toute nature. Avant de nous rendre sur place, nous avons choisi une trentaine de cas que nous avons soumis aux différentes autorités ainsi qu’aux défenseurs des droits de l’homme. Il n’a pas été possible, lors de nos rencontres, d’entrer dans le détail de chaque affaire. Nous avons pu cependant en parler lors de nos séances avec les représentants des autorités exécutives et judiciaires, ainsi que lors des rencontres organisées en collaboration avec «Memorial» avec des témoins et des proches des victimes, à Moscou, Nazran, Groznyï et Makhatchkala. Nous tenons à renouveler nos remerciements aussi bien aux autorités russes compétentes qu’aux représentants de Memorial pour leur grande disponibilité. Comme nous l’avons déjà indiqué, les rencontres avec les familles des victimes nous ont profondément émus. Nous avons été impressionnés par la dignité avec laquelle toutes ces personnes ont exprimé leur douleur et leur désespoir. J’ai aussi mentionné l’appel déchirant qu’elles ont adressé, par notre intermédiaire, au Conseil de l’Europe pour qu’on ne les oublie pas et qu’on ne les laisse pas seules. Cela nous a amenés à suggérer de récolter une partie de ces témoignages sous forme d’enregistrements vidéo avec la collaboration de Memorial, et de les présenter lors d’une exposition de photographies, en marge de la session de l’Assemblée, lors de la discussion de ce rapport. Une chose doit être claire: il ne s’agit nullement d’établir un dossier à charge. Non, le but est de montrer le point de vue et la souffrance des gens sur place qui subissent la violence, d’où qu’elle vienne, de donner pour une fois la parole au «petit peuple» pour exprimer leurs sentiments et la douleur qu’ils sont contraints d’endurer. Défendre les droits de l’homme signifie se mettre avant tout du côté des victimes, quels que soient les responsables et les auteurs de la violence. Dans l’annexe II à ce rapport, nous présentons quelques affaires qui nous paraissent exemplaires 
			(65) 
			Descriptif des faits
selon les informations recueillies par «Mémorial», tenant compte
des éventuels commentaires des représentants des autorités communiqués
au rapporteur. et qui, en partie, nous ont été racontées et confirmées directement par les parents mêmes des victimes.
40. L’assassinat d’Oumar S. Israïlov, en pleine rue à Vienne le 13 janvier 2009, par un commando tchétchène, constitue, à plus d’un titre, une affaire particulièrement délicate et inquiétante. M. Israïlov avait publiquement accusé le Président tchétchène d’avoir personnellement pris part à des séances de torture et il s’apprêtait à témoigner contre lui 
			(66) 
			Voir Le Monde du 12 février 2009, «L’opposant
tchétchène tué à Vienne devait témoigner contre Kadyrov»; New York Times du 1er février
2009, C.J. Chivers: «Slain exile detailed cruelty of the ruler of
Chechnya».. Un Tchétchène, Artour Kourmakayev, aurait informé en mai 2008 le Service de protection de la Constitution autrichien qu’il avait reçu l’ordre d’exécuter Israïlov, mais qu’il ne voulait pas y donner suite; il invoquait par conséquent le bénéfice d’une protection particulière. Les autorités autrichiennes semblent ne pas avoir pris au sérieux cette information, estimant qu’il s’agissait d’affabulations. Kourmakayev a été renvoyé en Russie, apparemment avec son consentement, comme le prouverait un document qu’il a signé en présence de fonctionnaires autrichiens. Depuis lors, on a perdu toute trace de Kourmakayev. Peu après l’assassinat d’Israïlov, la police autrichienne a procédé à des arrestations de suspects d’origine tchétchène. Selon certaines indiscrétions, provenant de sources toutefois généralement bien informées, la police détiendrait des preuves qui conduiraient jusqu’à l’entourage du Président tchétchène 
			(67) 
			Voir Sonja Zekri, «Tschetscheniens
Machthaber soll Mord befohlen haben – Österreichs Verfassungsschutz beschuldigt
Präsident Ramsan Kadyrov – doch es fehlen stichhaltige Beweise»,
in Süddeutsche Zeitung, 28
avril 2010; Joëlle Stolz, «La police autrichienne relie le Président
tchétchène au meurtre d’un opposant», Le
Monde du 30 avril 2010. .
41. Un député autrichien nous a informés tout récemment qu’il avait obtenu une copie du document de mise en accusation rédigé par le Service fédéral de la protection de la Constitution et transmis au parquet. Il aurait été ainsi établi que Kourmakayev a été assassiné peu après son retour en Russie. Il aurait eu l’occasion de contacter encore par téléphone depuis Moscou le député autrichien en question et aurait tenu les propos suivants: «Je leur [aux services autrichiens] ai tout dit. Mais ils n’ont protégé ni moi-même ni M. Israïlov. Ils voulaient se débarrasser de moi au plus vite. Je sais que je suis en danger de mort. Plus personne ne m’aide.» Le document de mise en accusation constaterait de façon lapidaire que Kourmakayev «n’est vraisemblablement plus en vie». Un autre informateur, Salman Mouvlayev, qui aurait indiqué aux autorités autrichiennes le nom du suspect principal dans l’affaire du meurtre de M. Israïlov, un certain Letcha Bogatyriov, aurait été à son tour assassiné à l’automne 2009 lors d’un séjour en Azerbaïdjan. A ce jour, aucune preuve formelle n’a été rendue publique par les autorités judiciaires compétentes et il n’est dès lors pas possible d’en tirer des conclusions définitives. Les faits sont, cependant, troublants et inquiétants. Nous sommes certains que les autorités autrichiennes engageront les moyens nécessaires pour faire toute la lumière sur cette affaire et établir les responsabilités à tous les niveaux, indépendamment de toute considération d’opportunité politique et dans le seul intérêt de la justice.
42. Toujours selon les informations obtenues par notre collègue autrichien, il existerait une coopération étroite entre les services autrichiens et le FSB, fondée sur un accord passé entre le ministère de l’Intérieur autrichien et le FSB, notamment dans le cadre d’actions de rapatriement d’exilés tchétchènes. Le représentant du FSB à Vienne, un certain Plechkaev, aurait été ministre adjoint de l’Intérieur de la République tchétchène avant son transfert à Vienne et, en outre, serait un proche du Président de la République tchétchène. De telles coopérations existeraient aussi entre le FSB et d’autres services d’Etats d’Europe occidentale. Ces allégations méritent d’être examinées avec attention. Il est, certes, souhaitable qu’il existe une coopération internationale efficace en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée. C’est même indispensable, à condition que cette coopération se fasse dans le respect de la loi et des droits fondamentaux. Des rapports du Conseil de l’Europe ont démontré qu’au nom de la «guerre au terrorisme» des abus intolérables avaient été commis ou tolérés par de nombreux pays. La vigilance est donc nécessaire.
43. D’autres opposants tchétchènes exilés ont été tués notamment en Turquie et en Azerbaïdjan 
			(68) 
			J’ai
obtenu copie d’un document émanant des autorités françaises qui
fait état d’une équipe de tueurs tchétchènes sévissant dans plusieurs
pays européens.. Des menaces ont été proférées à l’égard d’autres exilés, y compris très récemment à l’encontre d’opposants ayant trouvé l’asile politique à Strasbourg et que nous avons rencontrés.
44. Une autre personne qui avait accusé M. Kadyrov d’actes de torture a été enlevée le 3 août 2008 à Groznyï, où elle séjournait pour assister à l’enterrement de sa sœur. Il s’agit de Momadsalakh Denilovitch Masayev, qui avait donné peu de temps avant une interview au journal Novaïa Gazeta 
			(69) 
			Traduction publiée
sur le site web de Mémorial le 6 août 2008 (<a href='http://www.memo.ru/'>www.memo.ru</a>)., dans laquelle il accusait M. Kadyrov de l’avoir torturé en 2006-2007 dans une prison secrète située à Tsenteroï, le village natal du Président tchétchène. Nous avons écrit au Président tchétchène le 12 août 2008 pour lui demander d’intervenir et de faire tout le nécessaire pour retrouver M. Masayev. Nous n’avons jamais reçu de réponse. De M. Masayev, toujours aucune trace.
45. Lors de notre entretien avec M. Kadyrov à Goudermes, celui-ci, avant même que nous ayons pu lui poser la question, a rejeté toute accusation en insistant sur le fait qu’aucune preuve ne subsistait à son encontre.

8. Considérations complémentaires

46. Le Président Medvedev avait déclaré, à la fin de l’année dernière, que les troubles dans le Caucase du Nord constituaient le problème numéro un de la Fédération de Russie. C’est encore plus vrai après les terribles attentats de Moscou. L’impressionnante rafale d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, illustrant des cas flagrants de violations du droit à la vie et de violations de l’interdiction de la torture, indique aussi que le Caucase du Nord est la région en Europe où ont lieu – et cela depuis des années – les plus graves et massives violations des droits de l’homme. Ce n’est donc pas un problème exclusivement russe, mais un problème qui concerne toute la communauté européenne, même si ce sont les autorités russes qui sont appelées en premier lieu à agir et à trouver des solutions conformes à leurs propres lois et aux engagements internationaux qu’elles ont souscrits. Les événements démontrent dramatiquement que la politique suivie jusqu’à présent constitue un échec incontestable. Nous avons été impressionnés de constater à quel point certains de nos interlocuteurs continuent de se retrancher derrière des explications purement formelles et stéréotypées: les enlèvements, les incendies de maisons et les assassinats des défenseurs des droits de l’homme sont le fait des seuls «bandits» qui ont intérêt à discréditer les autorités, nous a-t-on répété, toujours avec les mêmes formules. Il suffirait de prendre connaissance des faits illustrés avec précision dans les arrêts de la Cour pour se rendre compte à quel point cette position est absurde. Sans une intervention personnelle, claire et ferme des plus hautes fonctions de la Fédération de Russie pour une reprise en main énergique des forces de l’ordre en vue d’assurer la discipline et le professionnalisme, la situation risque de se dégrader encore plus dangereusement. Une fois les services de police réformés, il sera possible de renforcer l’institution judiciaire 
			(70) 
			Le procureur général
de la Russie, Youri Tchaïka, dans un discours devant la Haute Chambre
du Parlement russe, a tout récemment fustigé la corruption et la
fraude dans la police dans le Caucase. Il a aussi fait état de falsifications
de statistiques (AFP du 24 avril 2010).. Nous avons recueilli des témoignages qui font état de menaces, plus ou moins explicites, émanant des milieux des forces de l’ordre, à l’adresse de magistrats qui voudraient enquêter sur des affaires dans lesquelles pourraient être impliqués des agents de police ou des militaires. On nous a également signalé qu’aux requêtes de l’autorité d’instruction de procéder à des actes d’enquête la police opposait tout simplement une fin de non-recevoir chaque fois que l’affaire la concernait. Sans l’appui de la population, sans la confiance de celle-ci dans les institutions, il ne sera jamais possible de venir à bout de la criminalité organisée et du terrorisme. Une police compétente, efficace et respectueuse ainsi qu’une justice indépendante et respectée sont les meilleurs moyens pour faire face à la menace terroriste. L’investissement dans ce domaine est manifestement insuffisant.
47. Les attentats du métro de Moscou du 29 mars 2010 constituent des actes qui ne peuvent susciter que des sentiments d’horreur et de répulsion. Rien, absolument rien ne peut justifier de tels actes, aucune circonstance atténuante ne peut-être invoquée par leurs auteurs: ceux qui ont manipulé ces jeunes femmes sont des êtres lâches, odieux et répugnants. Sur ce point, aucun angélisme n’est permis. Une telle violence absurde et aveugle suscite des réactions de révolte et de haine; c’est compréhensible, du moins pour l’homme de la rue. Mais c’est justement dans de telles circonstances que l’Etat de droit et la démocratie doivent démontrer leur force, leur autorité et leur crédibilité; c’est dans ces moments tragiques que l’on peut prouver et mesurer la qualité et la solidité des institutions et de ceux qui les représentent. Le langage tenu par les plus hautes autorités de la Fédération de Russie ne laisse présager rien de très encourageant: proclamer qu’on va «curer les égouts» et que les mesures antiterroristes vont être mises en œuvre avec plus de «brutalité» 
			(71) 
			Lors
d’une réunion avec le directeur du FSB le 8 janvier 2010, le Président
Medvedev aurait dit: «En ce qui concerne les bandits, notre politique
n’a pas changé. Il nous faut juste les détruire. Faites-le brutalement,
et faites-le systématiquement, cela veut dire régulièrement, car,
malheureusement, ces groupes existent toujours.» (Citation selon une
lettre ouverte du 15 janvier 2010 de Svetlana Gannouchkina, présidente
du «Comité d’assistance civique» et membre du directoire de «Mémorial».) sont des affirmations qui ne font que le jeu des criminels et ne peuvent qu’alimenter la spirale de la barbarie. Déjà, après les attentats de 1999, le Président russe à l’époque avait promis «d’aller buter les terroristes jusque dans les chiottes». Qu’il nous soit permis de rappeler deux exemples d’une approche différente lors d’événements tragiques semblables. En 1978, en pleine période des «années de plomb», l’enlèvement puis l’assassinat d’Aldo Moro ont constitué non seulement l’apogée de la violence terroriste qui embrasait l’Italie au cours de ces années, mais constituaient aussi et surtout une attaque directe au cœur de l’Etat. De nombreuses voix s’étaient alors élevées pour l’adoption de mesures extraordinaires, et contraires aux droits fondamentaux. Le général Carlo Alberto dalla Chiesa, chargé de coordonner la lutte contre le terrorisme, répondit sans hésiter: «L’Italie survivra à la mort d’Aldo Moro, mais elle ne survivra jamais à l’introduction de la torture» 
			(72) 
			Article
du Corriere della sera intitulé
«Maestri e allievi a scuola di tortura» du 8 septembre 2003: <a href='http://www.veritagiustizia.it/old_rassegna_stampa/corriere_della_sera_maestri_e_allievi_a_scuola_di_tortura.php'>www.veritagiustizia.it/old_rassegna_stampa/corriere_della_sera_maestri_e_allievi_a_scuola_di_tortura.php</a>.. Une position impressionnante pour un militaire de terrain, en plein milieu d’une tension extraordinaire, comme le pays en avait très peu connu au cours de son histoire. Le 11 mars 2004, des attentats à la bombe dans un train et dans deux gares ferroviaires de Madrid ont provoqué 191 morts. Le roi Juan Carlos réagit le même jour avec un discours à la nation transmis à la télévision, qu’il convient de citer en partie: «Un pays qui sait bien que, face à l’injustice et la barbarie, seule l’unité est possible, la fermeté et la sérénité. Unité, fermeté et sérénité dans la lutte contre le terrorisme, avec tous les instruments que nous fournit l’Etat de droit, redoublant nos efforts conjoints pour en terminer avec ce fléau, en comptant sur l’action policière, le travail de la justice et la coopération internationale» 
			(73) 
			Voir le site <a href='http://site.voila.fr/tsk/dossiers/esp/jcb11m.html'>http://site.voila.fr/tsk/dossiers/esp/jcb11m.html</a>.. L’Italie est venue à bout du terrorisme, sans renoncer à ses valeurs et à ses principes d’Etat de droit. La justice espagnole a pu identifier les criminels 
			(74) 
			Personnellement, je
préfère le terme de «criminel» à celui de «terroriste», ce dernier
étant considéré comme valorisant par les intéressés mêmes. auteurs de ces attentats ignobles, les arrêter et les condamner à la suite d’un procès qui s’est tenu dans le plus strict respect de l’ordre juridique.
48. Le 25 janvier 2005, l’Assemblée parlementaire a «déploré que le suivi par le Comité des Ministres de la situation des droits de l’homme en République tchétchène, lancé par le Secrétaire Général en juin 2000, soit au point mort de facto depuis le printemps 2004, malgré les appels répétés de l’Assemblée en faveur d’une intensification de cet exercice» 
			(75) 
			Résolution 1479 (2006).. Il convient de citer également un large extrait du rapport d’alors, tant les affirmations du rapporteur, M. Bindig, restent pertinentes, au vu de ce qui continue à se passer: «Ce manque de cohérence, qui constitue en fait la consécration du principe de “deux poids, deux mesures”, de la part du Comité des Ministres est d’autant plus regrettable que l’Assemblée et le Comité des Ministres partagent le même objectif qui est d’améliorer la situation en République tchétchène. En demandant au Comité des Ministres d’utiliser son propre mécanisme de suivi et de démontrer ainsi sa propre efficacité, l’Assemblée a manifesté sa volonté de créer des synergies avec l’organe exécutif du Conseil de l’Europe. Toutefois, le Comité des Ministres ne semble plus motivé à suivre la situation des droits de l’homme en République tchétchène dans le cadre de sa Déclaration sur le respect des engagements, ni dans tout autre cadre. Il semblerait qu’une décision, explicite ou implicite, ait été prise par le Comité des Ministres, et par deux Secrétaires Généraux successifs, pour mettre un terme au suivi de la situation des droits de l’homme en République tchétchène, sans que l’Assemblée en soit informée. La responsabilité de ce suivi a en effet été transférée à la Cour européenne des droits de l’homme, au Comité pour la prévention de la torture et, dans une moindre mesure, au Commissaire aux droits de l’homme du Conseil» 
			(76) 
			Doc. 10774 rév., paragraphe 86.. Qu’ajouter de plus, sinon l’expression de notre incompréhension et de notre désarroi face à une pareille attitude? Selon l’article 46.2 de la Convention européenne des droits de l’homme, il incombe au Comité des Ministres de surveiller l’exécution des arrêts de la Cour. L’exécution ne peut certes pas se limiter au paiement des indemnités à la partie demanderesse. Nous sommes en présence de plus de 150 
			(77) 
			Pendant que nous écrivons
ces lignes, les arrêts constatant une violation du droit à la vie
et l’absence de toute enquête effective continuent à tomber: voir Shakhabova c. Russie, Requête no 39685/06,
et Suleymanova c. Russie, Requête
no 9191/06, du 12 mai 2010, et Dzhabrailov et autres c Russie, Requête
no 3678/06, du 20 mai 2010. arrêts qui constatent de gravissimes violations des droits fondamentaux dans la même région, sans qu’on intervienne véritablement sur les causes qui conduisent à ce résultat.
49. C’est indiscutablement un des problèmes majeurs du Conseil de l’Europe. Continuer à laisser faire, à arguer qu’il faut tenir compte des équilibres politiques, se limiter à simplement compter les arrêts qui se succèdent à un rythme impressionnant, en se bornant tout au plus au seul contrôle comptable, signifie priver l’Institution de toute crédibilité. Pire, ce serait décréter sa fin. Lors d’un récent colloque, un éminent juriste, et ancien juge très respecté de la Cour européenne des droits de l’homme, commentant cette situation, lâcha cette remarque désabusée: «Que voulez-vous, le gaz est désormais plus important que les droits de l’homme». Peut-on lui donner tort? Ajoutons une autre réflexion. Si les arrêts de la Cour concernant le Caucase du Nord devaient continuer à ce rythme et constater l’absence systématique d’enquêtes effectives, on pourrait imaginer que, faute d’une intervention adéquate du Comité des Ministres, certains Etats membres pourraient songer à introduire une plainte interétatique au sens de l’article 33 de la Convention. Cette disposition ne présuppose nullement que l’Etat (ou les Etats) plaignant(s) soi(en)t lésé(s) directement. Une telle plainte poursuit également le but de défendre le patrimoine des valeurs et le système de la Convention, lorsque ceux-ci sont sérieusement menacés dans leur intégrité par des violations répétées et continuelles sans que les mécanismes de défense soient mis en œuvre correctement.
50. Sur la proposition de Rudolf Bindig, l’Assemblée avait recommandé dès 2003 la création d’un tribunal pénal international pour la République tchétchène 
			(78) 
			Recommandation 1600 (2003), paragraphe 3.v., afin d’envoyer un signal fort, bien consciente que le Conseil de sécurité des Nations Unies ne prendrait jamais une telle décision. L’idée n’est certes pas déplacée, bien au contraire. Nous préférons, toutefois, continuer à croire dans la volonté des autorités russes de faire face au problème du Caucase du Nord, de rétablir la justice et d’assurer un climat de paix et dans leur capacité à le faire. Il s’agit d’un défi énorme, nous en sommes conscients. Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, une paix durable présuppose un devoir de vérité. Des organisations non gouvernementales 
			(79) 
			Signalons
notamment la Société pour les peuples menacés (Gesellschaft für
bedrohte Völker, Berne); cette ONG a lancé un projet «Chechen Archive»
en coopération avec des acteurs sur place pour collecter, analyser
et classer le plus ample matériel de documentation possible (voir: <a href='http://www.gfbv.ch/'>www.gfbv.ch</a>). Signalons également l’équipe de Stas Dmitrievsky,
dont l’ouvrage mérite d’être cité: An
international tribunal for Chechnya, Moscou, juillet
2009; Natalia Estemirova a contribué largement aux recherches pour
la préparation de cet ouvrage. Elle a été assassinée le jour même
du lancement du livre à Moscou. ont constitué depuis des années une importante documentation (sous forme de témoignages, films, vidéos et documents) sur les événements qui ont eu lieu dans la région. Il s’agit d’archives qui ont une valeur historique et qui pourraient certainement contribuer à ce travail de mémoire et de vérité. Le Conseil de l’Europe pourrait à cet effet collaborer avec les autorités russes.
51. L’extrémisme religieux, en l’occurrence les formes violentes de l’intégrisme islamique, ne concerne pas seulement le Caucase du Nord, mais constitue une menace à laquelle tout pays peut être confronté. Une vaste réflexion sur le thème au niveau international paraît dès lors nécessaire. La répression, à elle seule, ne viendra jamais à bout de ce phénomène si elle n’est pas accompagnée d’une réflexion culturelle, économique et politique. L’extrémisme a besoin d’un terroir particulier pour prendre racine et se développer. On ne peut dès lors échapper à étendre l’analyse à toutes les situations dans le monde où des générations entières n’ont rien vécu d’autre qu’humiliation et injustice. La lutte contre le terrorisme est aussi et surtout une lutte contre l’injustice, partout. Recourir à l’illégalité pour combattre le terrorisme est, de la part des démocraties, admettre un premier échec, une première victoire pour les terroristes qui veulent justement détruire nos institutions démocratiques. Les enlèvements (ou, comme on dit élégamment en langue anglaise, les extraordinary renditions), la torture (d’aucuns parlent pudiquement de «techniques d’interrogatoire renforcées») ainsi que les prisons secrètes sont la négation de la justice et de l’Etat de droit. C’est transformer des criminels en des combattants, c’est attribuer à ces derniers la légitimité de s’opposer à l’Etat qui se sert de moyens illégaux. Les institutions qui combattent le terrorisme en se servant des mêmes moyens que les terroristes ne font que créer et alimenter un mouvement de sympathie en leur faveur, ce qui ne peut que les renforcer et – c’est justement cela qu’ils recherchent – les transformer en martyrs.
52. Nous sommes parfaitement conscients de la complexité de la situation dans le Caucase du Nord et des extraordinaires difficultés auxquelles les autorités russes doivent faire face. On ne peut non plus oublier l’histoire récente du pays. L’implosion de l’URSS, le chaos qui a suivi, les souffrances que cela a entraînées pour la population ont constitué un défi gigantesque pour les responsables de cet immense pays. Des résultats impressionnants ont été obtenus au cours de ces dernières années, ce qui nous permet d’être convaincus que le pays possède la capacité et les moyens de résoudre la crise caucasienne. Nous sommes absolument persuadés de la nécessité que la Russie fasse partie de la famille européenne et persuadés que la population russe aspire à partager les mêmes valeurs, comme le démontrent aussi les nombreuses initiatives et activités de la société civile. Nous ne saurions qu’encourager les autorités à être plus à l’écoute de ces organisations non gouvernementales qui s’engagent en faveur de la défense des droits fondamentaux de leurs concitoyens. Certes, plusieurs de nos interlocuteurs nous ont affirmé qu’ils collaboraient avec les ONG; nous avons toutefois souvent perçu une attitude de suffisance envers ces organisations, une absence de véritable volonté d’établir un vrai dialogue. «Memorial» et beaucoup d’autres ONG s’engagent en fait en faveur de la société russe; elles ne peuvent donc pas être perçues comme des ennemis, mais bien comme des partenaires précieux à même de collaborer positivement dans la recherche de solutions, dans l’intérêt de tout le pays, et de tous ses habitants. Dans une lettre du 12 janvier 2010, Memorial s’adresse au Président Medvedev en illustrant une affaire d’enlèvement particulièrement choquante (que nous décrivons dans l’annexe II). Dans la lettre au Président, Svetlana Gannouchkina, de Memorial, rappelle une vérité fondamentale: «Un crime de cette nature, commis par des représentants des autorités de l’Etat, compte parmi les actes terroristes les plus dangereux, car il détruit la société en sapant la confiance dans le droit.» Le Président Medvedev a tout récemment rencontré les ONG œuvrant dans le Caucase du Nord 
			(80) 
			La réunion a eu lieu
le 19 mai 2010; voir: <a href='http://eng.kremlin.ru/'>http://eng.kremlin.ru/</a>.. Nous prenons connaissance de son discours au moment même où nous concluons ce rapport. L’intervention présidentielle nous semble mériter une attention particulière. Il nous paraît, en effet, que le ton est en train de changer et nous considérons cette approche, bien différente de ce que nous avions pu constater dans le passé, comme un signe positif, même si de nombreux problèmes restent encore ouverts.
53. La force brutale ne viendra pas à bout du terrorisme. Trop d’exemples le démontrent. Si la répression est indispensable, d’autres pistes doivent être également suivies: comprendre les causes de tant de violence, tenter un dialogue politique avec les forces modérées de la rébellion et mettre en œuvre des stratégies aptes à diviser les forces rebelles. La police et la justice italiennes, de leur propre aveu, sont venues à bout du terrorisme et ont obtenu d’importants succès contre la mafia grâce aux «collaborateurs de justice» (les pentiti ou «repentis»). Cette stratégie a été consacrée dans une loi qui fixe les conditions auxquelles des personnes ayant participé à des activités délictueuses peuvent bénéficier de peines sensiblement atténuées si elles collaborent avec la justice dans la recherche de la vérité et contribuent au démantèlement de l’organisation criminelle. Le rôle des pentiti a été déterminant dans l’anéantissement des Brigades rouges. Les comparaisons sont difficiles à faire entre des pays, des cultures et des périodes historiques différents, mais les forces de l’ordre, la justice et le législateur russes seraient bien inspirés de considérer avec attention l’adoption de pareilles stratégies. Le choix actuel semble être bien différent. Une kamikaze, arrivée à Moscou, avait spontanément renoncé à déclencher l’explosif et s’était rendue à la police, permettant ainsi l’arrestation de diverses personnes: elle n’a trouvé aucune clémence auprès de la justice et a été condamnée à vingt ans de réclusion 
			(81) 
			Il s’agit du cas de
Zarema Muzakhoyeva, qui s’apprêtait à commettre un attentat kamikaze
dans un café de Moscou, condamnée en avril 2004 (Julija Juzik, op. cit.); voir aussi «La vengeance
des “veuves noires”», Le Monde du
30 mars 2010.. Ce n’est pas de cette façon que l’on va encourager les désistements de terroristes, ce qui permettrait pourtant non seulement d’éviter des attentats, mais également de contribuer au démantèlement des réseaux terroristes.
54. Au mois de juillet dernier, nous avions invité Natalia Estemirova, représentante de Memorial à Groznyï, à participer à une audition organisée par notre commission le 11 septembre à Paris, justement sur le thème objet du présent rapport. A peine nous avait-elle confirmé sa présence que nous avons reçu la nouvelle de son enlèvement et de son assassinat. La nouvelle nous a bouleversés. Cette femme admirable s’était toujours engagée pour les droits des plus faibles. Elle avait répondu avec dignité au Président tchétchène, qui avait décrété l’obligation du port du voile dans tous les endroits publics, en faisant remarquer qu’une telle directive ne relevait pas de l’Etat mais de la famille. Une telle obligation est par ailleurs contraire au principe de liberté religieuse, telle que définie dans la Convention européenne des droits de l’homme, et n’a d’ailleurs pas du tout été reprise en Ingouchie ni au Daghestan. Natalia Estemirova, comme bien d’autres de ses collègues, a interprété la notion de courage selon l’admirable définition donnée par Jean Jaurès: «Le courage c’est de chercher la vérité et de la dire.» C’est ce qu’a exprimé aussi, à travers sa plume et son action, Anna Politkovskaïa: «Moi, je vis ma vie et j’écris ce que je vois.» Les assassinats de ces deux femmes remarquables, comme celui de pratiquement tous les autres défenseurs des droits de l’homme, restent encore impunis. Comme le relevait l’éditorial d’un grand journal européen, «le Caucase du Nord a besoin d’un peu plus d’Etat de droit, pas de plus de répression» 
			(82) 
			«Barbarie – répression,
la spirale caucasienne», Le Monde du
3 avril 2010..

Annexe 1 – Liste des affaires transmises aux autorités russes

(open)
1. Meurtre d’Anna Politkovskaïa, journaliste
2. Meurtre de Natalia Estemirova, défenseur des droits de l’homme (Memorial, Groznyï)
3. Affaire Lapine: poursuites engagées contre les personnes accusées d’être coresponsables de ses crimes, nommées dans le livre de Stas Dmitrievsky publié en 2009 (Un tribunal international pour la Tchétchénie) en collaboration avec Mme Estemirova?
4. Meurtre de Madina Younousova (juillet 2009) – une des dernières affaires couvertes par Mme Estemirova
5. Meurtre de Zarema Sadoulayeva et de son mari Alik Djabraïlov, défenseurs des droits de l’homme en République tchétchène
6. Enlèvement en juillet 2008 de Zourab Tsetchoyev, défenseur des droits de l’homme et requérant à la Cour européenne des droits de l’homme (concernant la disparition de son frère Tamerlan, disparu en même temps que Rachid Ozdoyev, voir ci-dessous)
7. Disparition en mars 2004 de Rachid Ozdoyev, procureur d’Ingouchie, «donneur d’alerte»
8. Meurtres de Stanislav Markelov, avocat, et d’Anastasia Babourova, journaliste
9. Attentat contre Younous-Bek Yevkourov, Président de l’Ingouchie
10. Mort dans une voiture de police de Magomed Yevloyev, journaliste ingouche
11. Meurtre de Maksharip Aoushev, journaliste ingouche
12. Enlèvement en 2008 de Momadsalakh Denilovitch Masayev et enquête sur les accusations qu’il avait publiées avant son enlèvement (détention illégale à Tsenteroï en 2006)
13. Meurtre, à Vienne, d’Oumar S. Israïlov (qui a accusé R. Kadyrov de tortures)
14. Enlèvement de Zarema Gaïsanova, défenseur des droits de l’homme, le 31 octobre 2009
15. Affaire du Lt. Gén. V. Shamanov: poursuites engagées suivant l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme concernant les événements à Katyr-Yurt en février 2000? Résultats?
16. Affaire Bazorkina c. Russie, Requête no 69481/01, arrêt du 27 juillet 2006: poursuites engagées contre le général Baranov?
17. Affaire «Nord-Ost»: poursuites engagées contre les auteurs des exécutions par balle des terroristes inconscients lors de la libération des otages?
18. Enlèvement et maltraitances de Vagap Toutakov en septembre 2007
19. Mort violente de Rizvan Khaïkharoyev le 31 mai 2006 à Nesterovskaya/Ingouchie (accusation d’«exécution publique» commise par des agents tchétchènes contre le gré de policiers ingouches)
20. Disparition d’Ibraguim Gazdiyev (le 8 août 2007 à Magas – accusations contre le FSB ingouche)
21. Enlèvement d’Idris Tsizdoyev (Ingouchie)
22. Enlèvement de M. Rustam Kaguirov (République tchétchène)
23. Meurtre des trois frères Ilayev (République tchétchène)
24. Enlèvement du père et du fils Albekov; exécution extrajudiciaire publique de Rivzan Albekov (République tchétchène)
25. Enlèvement et meurtre de Batyr Albakov (Ingouchie)
26. Enlèvement, meurtre et imitation de combat dans le village de Gubden (Daghestan)
27. Enlèvement d’Apti Zaïnalov (République tchétchène)
28. Actes de torture dans le Département de l’intérieur de Malgobek (Ingouchie)

Annexe 2 – Exposé des affaires illustrant les dysfonctionnements du système judiciaire

(open)

Enlèvement et disparition de Zarema Gaïsanova, collaboratrice de l’ONG humanitaire «Conseil danois des réfugiés»

1. Le 31 octobre 2009, vers 15 heures, à Groznyï, une «opération spéciale» fut conduite par des agents non identifiés d’unités des forces de l’ordre, au cours de laquelle un membre des formations armées illégales, Ali Hasanov, fut tué. Alors qu’ils perquisitionnaient la maison voisine à celle de Zarema Gaïsanova, les agents des forces de l’ordre ouvrirent le feu en direction, notamment, de l’habitation de Mme Gaïsanova, tuant Ali Hasanov. Durant l’échange des coups de feu, un incendie se propagea dans la maison de Mme Gaïsanova, dont une grande partie brûla. Aux environs de 17 h 30, Mme Gaïsanova fut enlevée à son domicile, apparemment par les agents des forces de l’ordre qui conduisaient l’opération. A la suite de cet enlèvement, une procédure pénale fut ouverte. Sur le site internet officiel du ministère de l’Intérieur de la République tchétchène, le ministre de l’Intérieur déclara que l’opération spéciale effectuée à Groznyï le 31 octobre 2009, dans le cadre de laquelle M. Hasanov avait trouvé la mort, avait été conduite sous les ordres du Président de la République tchétchène, Ramzan Kadyrov. Des témoins de la scène déclarèrent avoir vu le Président ainsi que le ministre de l’Intérieur sur les lieux de l’opération, le premier donnant une interview sur la «liquidation» du combattant illégal Hasanov. La mère de Mme Gaïsanova s’adressa alors au Président de l’Ingouchie, au Comité d’investigation et au parquet tchétchène pour qu’on l’aide à retrouver sa fille. En novembre 2009, lors d’une conversation avec la mère de Mme Gaïsanova, l’enquêteur en charge de l’affaire lui aurait affirmé que, d’après ce qu’il avait appris au cours de l’enquête, sa fille était en vie, mais que les investigateurs «n’avaient aucun accès à elle». Selon les défenseurs des droits de l’homme et les proches de Mme Gaïsanova, les agents du département de l’Intérieur de l’arrondissement de Leninski de la ville de Groznyï (soupçonnés d’avoir conduit l’opération spéciale en cause) ont, à plusieurs reprises, ignoré les ordres de l’enquêteur chargé de l’affaire, en sabotant le processus d’investigation. L’ONG Comité contre la torture, initiatrice des «groupes mobiles des défenseurs des droits de l’homme», dont nous avons déjà eu l’occasion de mentionner le formidable travail 
			(83) 
			Voir ci-dessus au paragraphe
12 de l’exposé des motifs., s’est penchée sur cette affaire. D’après une correspondance qui nous a été communiquée, il apparaît que l’enquêteur en charge de l’investigation, M. Tamayev, ordonna à trois reprises 
			(84) 
			Les
20 et 27 novembre et le 6 décembre 2009. au Département de l’intérieur de procéder à des actes de procédure précis et concrets (l’identification et la convocation des témoins des faits, l’identification et la convocation des agents qui participèrent à l’opération spéciale, etc.). Ces ordres ont été ignorés, en violation flagrante de la législation russe 
			(85) 
			Selon
le Code de procédure pénale de la Fédération de Russie (article
21, paragraphe 4, et article 152, paragraphe 1), les organes de
police sont tenus d’exécuter les instructions de l’enquêteur dans
un délai de dix jours.. L’enquêteur envoya par la suite un «avis de protestation» au Département de l’intérieur, informant également, par le biais de deux rapports, le chef ad intérim du Département d’investigation de Groznyï. Igor Kaliapine, responsable des «défenseurs mobiles» du Comité contre la torture, agissant comme représentant légal des victimes, écrivit au ministre de l’Intérieur de la République tchétchène pour l’informer des problèmes de non-exécution des instructions du parquet par la police dans cette affaire 
			(86) 
			Le même problème s’est
produit dans l’affaire Askhabov (voir la section 2 ci-dessous).. Le ministre, dans sa réponse à M. Kaliapine, promit de «prendre en compte ces informations» et que des mesures concrètes seraient prises concernant cette affaire. Entre-temps, la famille de Mme Gaïsanova a saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Zarema Gaïsanova, à ce jour, n’a toujours pas été retrouvée.

2. Au cours des réunions que nous avons eues avec, d’une part, le procureur de la République tchétchène et le directeur du Comité d’investigation, et, d’autre part, le ministre de l’Intérieur, on m’a assuré que la coopération entre les enquêteurs du parquet et la police fonctionnait très bien. Le ministre a néanmoins fini par reconnaître l’existence des problèmes soulevés dans la lettre de M. Kaliapine.

3. Les commentaires écrits que nous a adressés le parquet général tchétchène sur cette affaire (no 66094) confirment le fait qu’une «opération spéciale» visant un certain A.A. Hasanov, membre d’un groupe armé illégal, a bien été conduite à la date et aux lieux indiqués. Il ressort des réponses du ministre de l’Intérieur et du directeur du FSB de la région que «l’enlèvement de Z.I. Gaïsanova par des agents des forces de l’ordre n’a pas été confirmé». Sept agents du commissariat d’Argoun qui participaient à ladite opération n’auraient vu personne d’autre que A.A. Hasanov.

4. Le 16 avril 2010, Memorial publia un document sur les lacunes de l’enquête concernant la disparition de Mme Gaïsanova. Se fondant sur les différentes déclarations des responsables de l’instruction, ainsi que sur les pièces fournies par les autorités russes dans le cadre de la procédure d’urgence entamée devant la Cour européenne des droits de l’homme, ce document met en évidence, de façon très convaincante, les contradictions flagrantes de ce dossier ainsi que les tergiversations des autorités.

Enlèvement et disparition d’Abdoul-Yezit Askhabov, République tchétchène

5. Le 5 août 2009, en pleine nuit, vers 3 heures, à Shali, trois individus armés, cagoulés et habillés en tenues de camouflage firent irruption au domicile des Askhabov. Sans fournir aucune explication, ils emmenèrent Abdoul-Yezit Askhabov dans un endroit inconnu. D’après les déclarations des voisins, les ravisseurs utilisèrent trois voitures. Des membres de la famille de M. Askhabov informèrent immédiatement la police et le chef de l’administration régionale et, le matin même, déposèrent plainte auprès du Département régional de l’intérieur, au parquet et au Département local du FSB (Service fédéral de la sûreté).

6. Le matin du 7 août 2009, alors qu’elle se trouvait, en compagnie d’autres femmes de la famille Askhabov, devant le bâtiment du Département régional de l’intérieur de Shali dans l’attente d’être informée du lieu où se trouvait son fils, la mère de la victime, Tamara Askhabova, fut expulsée par les policiers, sous le motif d’éviter tout «trouble» devant l’édifice officiel. Les proches du disparu se rendirent alors à Groznyï, où ils s’adressèrent au parquet. Ils furent par la suite reçus par Oumarpasha Khakimov, un des collaborateurs de l’ombudsman de la République tchétchène, qui, en présence de Tamara Askhabova, appela le Département régional de l’intérieur de Shali; on lui répondit que le chef du département ne se trouvait actuellement pas sur place. M. Khakimov releva un numéro (probablement celui de l’adjoint du chef du département) qu’il composa immédiatement; il eut alors une conversation avec une personne, qui l’informa que M. Askhabov était détenu, mais qu’il était un frère d’un «émir» (en République tchétchène, ce terme désigne les chefs des formations armées illégales). M. Khakimov insista sur le fait qu’il fallait laisser partir la personne détenue et ajouta «même s’il est le frère d’un émir, vous n’avez aucun droit de le garder au-delà du délai légal». Il assura les proches de M. Askhabov qu’il leur prêterait toute l’assistance nécessaire.

7. Le 16 ou le 17 août 2010 (la mère de M. Askhabov ne se souvient pas de la date précise), vers 23 heures, des hommes armés et en tenues de camouflage, le visage non dissimulé, firent irruption au domicile des Askhabov pour y effectuer une perquisition. Ces individus déclarèrent venir du village de Khankala (où se trouve la plus importante base militaire fédérale de la République tchétchène). Toutefois, selon la mère de la victime, ils étaient tous tchétchènes. Dans une des salles de bain de la maison, ils découvrirent très rapidement une cachette dont ils ne pouvaient connaître l’existence sans qu’Abdoul-Yezit Askhabov leur en ait parlé préalablement. Une procédure pénale fut finalement diligentée à la suite de l’enlèvement d’Abdoul-Yezit Askhabov. Un mois seulement après son enlèvement, l’enquêteur chargé de l’affaire se rendit au domicile des Askhabov pour la première fois. On ignore toujours où se trouve M. Askhabov. Selon sa mère, Abdoul-Yezit Askhabov souffre d’un handicap visuel depuis son enfance et serait incapable d’utiliser une arme quelconque.

8. Le frère d’Abdoul-Yezit Askhabov, Yusup Askhabov, était membre des formations armées illégales, mais s’en détourna. Selon sa famille, la cachette susmentionnée servait à dissimuler Yusup Askhabov qui redoutait la vengeance des forces de l’ordre. Il aurait été tué le 28 mai 2009 dans le centre-ville de Shali par des agents du Département régional de l’intérieur de la ville. Le jour même, durant l’identification du corps de Yusup, son père fut violemment battu par des agents de police après qu’il eut exprimé son vœu «qu’Allah l’accepte». Le chef du Département régional de l’intérieur de Shali, Magomed Daoudov (aussi connu comme «Lord»), aurait, selon le père Askhabov, activement participé à ce passage à tabac. Le père de Yusup affirma par la suite qu’il avait dû être hospitalisé pendant quinze jours. Cette affaire est également mentionnée et étayée dans la correspondance que nous ont remise les «défenseurs mobiles» du Comité contre la torture et illustre également le manque de coopération de la police avec les enquêteurs du parquet.

Enlèvement d’Apti Zaïnalov, République tchétchène

9. Il s’agit d’une des dernières affaires sur lesquelles travaillait Natalia Estemirova, collaboratrice de Memorial, avant d’être assassinée. Apti Zaïnalov, résident de la République tchétchène, condamné et incarcéré pour avoir été membre des formations armées illégales en 2005 puis élargi en 2006, disparut le 26 juin 2009. Le 2 juillet 2009, un individu (qui préféra garder l’anonymat) informa le centre de défense des droits de l’homme Memorial que se trouvait à l’hôpital d’Atchkhoy-Martan un jeune homme prénommé Apti, blessé et présentant des traces de torture. Le 3 juillet 2009, un représentant de Memorial se rendit à l’hôpital. Il aperçut, au travers de la porte entrouverte de la chambre d’hôpital, quatre hommes armés en uniforme, appartenant selon toute vraisemblance aux services du ministère de l’Intérieur. Un jeune homme était alité, un bandage sur la tête et des hématomes sur le visage. Plus tard, un infirmier lui indiqua que le nom du malade était Apti Zaïnalov. Il aurait ajouté qu’il était interdit de parler avec ce patient, que celui-ci aurait été emmené de l’hôpital à plusieurs reprises et qu’il présentait des signes manifestes de torture. Le responsable de Memorial qui avait vu Apti Zaïnalov à l’hôpital le reconnut sur une photographie fournie par sa mère. Le jour suivant, le père d’Apti, accompagné lui aussi d’un représentant de Memorial essaya de lui rendre visite à l’hôpital, mais les gardes postés à l’entrée de la chambre ne les laissèrent pas entrer.

10. Le 7 juillet 2009, la mère de la victime, Aïma Zaïnalova, accompagnée de Natalia Estemirova, fut reçue par le procureur de la région d’Atchkhoy-Martan. Elle déposa une plainte et lui demanda de l’aider afin de récupérer son fils. Le procureur confia Aïma Zaïnalova et Natalia Estemirova à deux employés du parquet, leur demandant «d’éclaircir la situation». Après avoir passé une heure et demie dans le bureau du procureur dans l’attente du chef du Département de l’intérieur d’Atchkhoï-Martan, les deux employés consentirent finalement à se rendre eux-mêmes au Département de l’intérieur. Une fois arrivés sur place, ils laissèrent Aïma Zaïnalova et Natalia Estemirova en dehors du bâtiment du département, sans jamais plus reparaître. Aïma Zaïnalova se rendit finalement à l’hôpital, où elle vit son fils emmené par deux gardes armés puis monter dans une voiture.

11. Les 8 et 9 juillet 2009, Aïma Zaïnalova saisit le procureur de la République tchétchène, le chef du Département d’instruction interrégional d’Atchkhoy-Martan et le directeur du Département d’instruction du Comité d’instruction de la Fédération de Russie pour la République tchétchène, leur demandant d’entamer une procédure pénale à la suite de l’enlèvement de son fils, et de prendre les mesures adéquates afin de le retrouver. Postérieurement au 9 juillet 2009, des voitures non identifiées commencèrent à suivre Natalia Estemirova et Ahmed Ghisaev, les deux collaborateurs de Memorial qui suivaient cette affaire.

12. Le 15 juillet 2009, Natalia Estemirova fut enlevée à Groznyï et son corps fut retrouvé en République d’Ingouchie. Le 15 juillet 2009, Memorial a déposé une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme, se plaignant de la violation des articles 3, 5 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme (Makayeva c. Russie, Requête no 37287/09). La requête fut communiquée aux autorités de la Fédération de Russie le 20 juillet 2009. Au mois d’août 2009, Akhmed Ghisaev fit l’objet de pressions et de menaces de la part d’agents des forces de l’ordre non identifiés. Il en informa l’enquêteur chargé du dossier, mais ce dernier ne prit aucune mesure pour le protéger. Memorial prit alors la décision d’évacuer M. Ghisaev du territoire tchétchène afin de garantir sa sécurité.

13. Les commentaires du parquet général de la République tchétchène au sujet de cette affaire (dossier no 74032) sont très détaillés. Ils incluent des listes de témoins interrogés, des demandes de renseignements adressées à diverses agences des services de sécurité, des lieux inspectés, etc. Les observations spécifiques et précises des proches de M. Zaïnalov transmises par Memorial ne sont ni réfutées ni confirmées; en fait, elles ne sont pas commentées du tout. Cela dit, étant donné le grand nombre de témoins et la longue liste des activités d’investigation que les autorités affirment avoir entreprises, il y a lieu d’être optimiste et d’espérer que cette affaire sera élucidée, si les autorités le veulent bien, dans un futur proche.

Enlèvement d’Idris Tsizdoyev, République d’Ingouchie

14. Le 26 mai 2009, aux environs de 4 heures du matin, à Malogbek dans la République d’Ingouchie, Idris Tsizdoyev (né en 1981), alors qu’il se préparait à la prière matinale avec son frère Adam Tsizdoyev (né en 1979), fut sorti de chez lui manu militari par plusieurs individus. Quand Adam Tsizdoyev leur demanda où ils emmenaient son frère, ils lui répondirent qu’ils voulaient simplement lui parler et qu’ils le relâcheraient dans quelques minutes. Adam pouvait entendre les cris de son frère roué de coups en pleine rue. Une dizaine de minutes après, les ravisseurs partirent en emmenant Idris Tszdoyev dans leur voiture. Adam Tsizdoyev informa immédiatement le Département de l’intérieur de la région de Malogbek.

15. Les informations sur l’enlèvement furent sans délai transmises à tous les postes de police. Une voiture correspondant à la description faite par Adam Tsizdoyev fut arrêtée par des policiers. Lors du contrôle d’identité, le responsable du Département de l’intérieur de Malogbek identifia un des ravisseurs comme étant le lieutenant-colonel de l’ORB-2 
			(87) 
			Bureau
d’opérations et d’investigation du ministère de l’Intérieur de la
Fédération de Russie basé en République tchétchène. L’ORB-2 a été
en fait décrit par plusieurs organisations internationales et ONG
comme un des éléments centraux de ce système de torture généralisée. , Adlan Akhmetov. Celui-ci déclara avoir arrêté puis conduit M. Tsizdoyev dans la ville de Magas. Le responsable du Département de l’intérieur aurait reçu un appel téléphonique lui ordonnant de laisser passer les ravisseurs. Le Département d’enquête du Comité d’investigation pour la Tchétchénie, le Département de l’intérieur de la région de Malogbek, le ministère de l’Intérieur de la République d’Ingouchie, les procureurs de la République tchétchène et de l’Ingouchie, ainsi que le procureur général de la Fédération de Russie ont tous été saisis afin d’éclaircir le sort d’Idris Tsidzdoyev. Plusieurs organisations de défense des droits de l’homme, ainsi que les ombudsmen tchétchène, ingouche et fédéral ont été informés de l’affaire.

16. Néanmoins, jusqu’à présent, nul n’arrive à retrouver Idris Tsizdoyev. Les agents de l’ORB-2 ont officiellement informé le Comité d’investigation que, le 26 mai 2009, ils n’avaient conduit aucune opération sur le territoire de la République d’Ingouchie et que personne n’avait été arrêté. Une procédure pénale a été entamée à la suite des faits décrits. En août 2009, cette affaire a été transférée au Département général d’investigation du Comité d’investigation auprès du parquet de la Fédération de Russie pour le District fédéral sud. Cependant aucun des ravisseurs n’a été identifié par l’instruction et Adlan Akhmetov n’a pas été poursuivi.

17. A nos yeux, de nouveau, les éléments précis à la disposition des enquêteurs devraient permettre de résoudre cette affaire et de poursuivre les auteurs du crime, si telle est la volonté des autorités.

Enlèvement d’Alikhan Markouyev, République tchétchène

18. Svetlana Gannouchkina, une des responsables de «Memorial», nous a fait part d’une lettre qu’elle avait adressée au Président Medvedev le 12 janvier 2010, dans laquelle elle décrivait une affaire particulièrement odieuse: celle relative à l’enlèvement, le 28 juillet 2009, d’Alikhan Markouyev, qui avait pourtant bénéficié d’une amnistie après s’être volontairement rendu aux autorités et avoir quitté les formations armées illégales. La spécificité de cette affaire réside dans le fait qu’une personne anonyme interne à la police avait sonné l’alarme avant même l’exécution du crime: le 19 octobre 2009, cet inconnu alerta le bureau de Memorial à Moscou que M. Markouyev et trois autres personnes portées disparues en République tchétchène (dont Rasoukhan Elpiyev, un garçon de 15 ans) étaient en fait détenues par la police dans un lieu de détention situé à Goudermes. L’inconnu indiqua qu’il était prévu d’habiller les détenus en tenues de camouflage et de les tuer pour pouvoir affirmer ensuite qu’ils étaient membres d’un détachement des formations armées illégales éliminé lors d’une opération spéciale. Memorial informa tout de suite les bureaux du procureur général et du ministre de l’Intérieur tchétchènes. La réponse arriva dès le 22 octobre 2009: «l’information n’a pas pu être confirmée». Cependant, le 27 novembre 2009, le corps d’un homme tué par balles fut retrouvé, un pistolet-mitrailleur à ses côtés dans les environs de Serzhen-Yurt. C’était bien le corps de M. Markouyev. Ses proches furent informés qu’il avait été tué au cours d’une «opération spéciale». Mme Gannouchkina informa le Président Medvedev que Memorial avait connaissance de toute une série d’enlèvements similaires, dans lesquels des parents de victimes avaient même refusé de porter plainte auprès des autorités et de rendre public ce qui s’était passé, par peur pour leur propre vie et celle d’autres membres de leur famille.

Annexe 3 – Programme de la visite du rapporteur dans la Fédération de Russie (22-27 mars 2010)

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Moscou

Lundi 22 mars 2010

9 h 30-10 h 30 Procureur adjoint de la Fédération de Russie, M. V. Grin (avec la participation de représentants du parquet militaire et de la commission d’enquête du ministère public de la Fédération de Russie)

12 h 00-12 h 45 Députés de la Douma d’Etat pour les républiques du district fédéral du Nord-Caucase

13 h 00-14 h 30 Déjeuner de travail avec les membres de la délégation russe auprès de l’Assemblée parlementaire et avec les députés de la Douma d’Etat et les membres du Conseil de la fédération pour la République tchétchène, le Daghestan et l’Ingouchie

15 h 00-16 h 00 Directeur adjoint du Département fédéral russe pour l’exécution des peines, M. A. Smirnov

16 h 30-17 h 30 Présidente du Conseil présidentiel russe pour la société civile et le développement des droits de l’homme, Mme E. Pamfilova

18 h 00-20 h 00 Représentants de «Memorial»

Mardi 23 mars 2010

9 h 00 Représentants de la Croix-Rouge

11 h 00 Vice-Président du Gouvernement de la Fédération de Russie et envoyé présidentiel dans le district fédéral du Nord-Caucase, M. A. Khloponin

Ingouchie (Nazran et Magas)

Mercredi 24 mars 2010

9 h 30-10 h 30 Procureur de la République, M. Y. Turygin

11 h 00-12 h 00 Ministre de l’Intérieur ad intérim, M. M. Gudiev

12 h 00-12 h 30 Représentants de la société civile ingouche

12 h 30-13 h 30 Président de la République, M. Y.-B. Yevkourov

15 h 45-16 h 45 Chef de la Direction régionale du ministère de la Justice de la Fédération de Russie, M. H. Ilyasov, et chef du service pénitencier, M. M. Gagiev

17 h 00-19 h 00 Représentants d’ONG

République Tchétchène (Grozny et Gudermes)

Jeudi 25 mars 2010

11 h 00-12 h 00 Président de la République, M. R. Kadyrov

12 h 15-13 h 45 Ombudsman de la République, M. N. Nukhazhiev

14 h 00-15 h 00 Déjeuner offert par le Président de la République tchétchène

15 h 20-16 h 20 Ministre de l’Intérieur, M. R. Alkhanov

Chef du Service pénitencier, M. A. Iriskhanov

Représentant du ministère de l’Intérieur dans le district fédéral du Nord-Caucase, le colonel-général E. Lasebin

16 h 30-17 h 45 Procureur de la République, M. M. Savchin

Procureur militaire, M. M. Toporikov

Chef de la Direction des investigations, M. V. Ledenev

18 h 00 Représentants d’ONG

DAGHESTAN (Makhachkala)

Vendredi 26 mars 2010

12 h 30-14 h 30 Ministère de l’Intérieur, Comité d’investigations, procureur, Service pénitencier

15 h 45-16 h 45 Représentants d’ONG

16 h 45-17 h 45 Représentants de la société civile au Daghestan

17 h 45-18 h 30 Ombudsman de la République, Mme Uma Omarova

18 h 30-20 h 00 Représentants d’ONG

Samedi 27 mars 2010

9 h 00-9 h 45 Président de la République de Daghestan, M. Magomedov

9 h 45-11 h 15 Transfert à Derbent

11 h 15-15 h 00 Représentants de la société civile de Derbent