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Rapport | Doc. 12714 | 16 septembre 2011

Les recours abusifs au secret d’Etat et à la sécurité nationale: obstacles au contrôle parlementaire et judiciaire des violations des droits de l’homme

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Dick MARTY, Suisse, ADLE

Origine - Renvoi en commission: Doc. 11907, Renvoi 3571 du 29 mai 2009. 2011 - Quatrième partie de session

Résumé

Selon la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, les services secrets et les agences de renseignements doivent rendre des comptes pour des violations des droits de l'homme comme la torture, les enlèvements ou les «restitutions», et ne sauraient échapper aux enquêtes en invoquant de manière injustifiée la doctrine du «secret d'Etat».

La commission a évalué les enquêtes judiciaires ou parlementaires lancées après que deux importants rapports de l'Assemblée parlementaire il y a cinq ans eurent cité des gouvernements européens qui avaient accueilli des prisons secrètes de la CIA ou collaboré dans des faits de «restitution» et de torture (dont la Pologne, la Roumanie, la Lituanie, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni et «l’ex-République yougoslave de Macédoine»).

Les parquets lituanien, polonais, portugais et espagnol sont invités instamment à persévérer dans la recherche de la vérité, et les autorités américaines sont invitées à coopérer avec eux. La commission estime qu'il est possible d'instaurer des procédures judiciaires et parlementaires assurant la protection des secrets d'Etat «légitimes», sans toutefois exonérer de leurs responsabilités les agents de l'Etat qui se rendraient coupables de meurtre, de torture, d'enlèvement ou d'autres violations des droits de l'homme.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			.
Projet de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 7
septembre 2011.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire considère que le contrôle judiciaire et parlementaire du gouvernement et de ses agents revêt une importance cruciale pour l’Etat de droit et la démocratie. Cela s’applique aussi, et surtout, aux organes dits spéciaux dont les activités sont généralement tenues secrètes. Les services de renseignements et de sécurité de l’Etat, dont l’existence ne saurait être mise en cause, ne doivent cependant pas devenir un «Etat dans l’Etat» dispensé de rendre compte de leurs actes, sous peine de l’émergence d’une culture d’impunité néfaste qui minerait le fondement même des institutions démocratiques.
2. Dans leur lutte contre le terrorisme, les gouvernements invoquent de plus en plus souvent le «secret d’Etat» ou la «sécurité nationale» afin d’éviter que leurs actions ne fassent l’objet d’un contrôle judiciaire ou parlementaire.
3. Dans certains pays, et notamment aux Etats-Unis, la notion de secret d’Etat est utilisée pour protéger les agents de l’exécutif de poursuites pénales pour des crimes tels que des enlèvements et des actes de torture, ou pour empêcher les victimes de demander des dommages et intérêts. Les Etats-Unis ont également refusé de coopérer, en particulier, avec les autorités judiciaires de l’Allemagne, de la Lituanie et de la Pologne dans le cadre de procédures pénales ouvertes dans ces pays suite aux nombreux éléments de preuves d’enlèvements, de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus (voir Résolution 1507 et Recommandation 1754 (2006) et Résolution 1562 et Recommandation 1801 (2007) de l’Assemblée).
4. L’Assemblée reconnaît la nécessité pour les Etats de protéger efficacement les secrets relevant de la sécurité nationale. Elle considère toutefois que des informations concernant la responsabilité d'agents de l'Etat ayant commis de graves violations des droits de l’homme, comme des assassinats, des disparitions forcées, des actes de torture ou des enlèvements, ne sont pas des secrets dignes d’être protégés. Le «secret d’Etat» ne doit pas être invoqué pour soustraire de telles informations à un contrôle judiciaire ou parlementaire.
5. Pour l’Assemblée, il n’y a pas de raisons d’accorder aux institutions judiciaires et parlementaires une confiance moindre qu’aux organes exécutifs de l’Etat et à ses agents pour ce qui est de la protection des secrets légitimes. Comme le Canada l’a démontré dans l’affaire Maher Arar, il est possible de mettre en place des procédures spéciales de surveillance des activités des services spéciaux qui garantissent aussi bien une protection suffisante des secrets d’Etat légitimes, qu’une protection des droits et des libertés fondamentaux.
6. La surveillance parlementaire des services de renseignements et de sécurité, civils et militaires, est soit inexistante soit largement insuffisante dans de nombreux Etats membres du Conseil de l'Europe. Les commissions parlementaires permanentes ou ad hoc créées dans plusieurs pays pour surveiller les activités des services secrets souffrent d’un manque d’information, celle-ci étant contrôlée exclusivement par l’exécutif lui-même, le plus souvent, d’ailleurs, par un cercle très restreint de celui-ci.
7. L’Assemblée salue le développement de la coopération entre les services secrets de différents pays, outil indispensable pour faire face aux manifestations les plus graves de la criminalité organisée et au terrorisme. Cette coopération internationale doit cependant être accompagnée d’une collaboration équivalente entre les organes de surveillance. Il est inacceptable que des activités concernant plusieurs pays échappent à tout contrôle du fait que dans chaque pays les services concernés invoquent la nécessité de protéger la future coopération avec leurs partenaires étrangers pour justifier le refus d’informer leurs organes de contrôle respectifs.
8. Les médias jouent un rôle crucial dans le fonctionnement des institutions démocratiques, notamment en enquêtant et en dénonçant publiquement des actes illicites commis par des agents de l’Etat, y compris par des membres des services secrets. Ils dépendent largement de la coopération de «donneurs d’alerte» (« whistle-blowers») travaillant au sein des services de l’Etat. L’Assemblée réitère sa demande visant à accorder une protection suffisante aux journalistes et à leurs sources ( Recommandation 1950 (2011) sur la protection des sources d’information des journalistes), ainsi qu’aux «donneurs d’alerte» ( Résolution 1729 (2010) et Recommandation 1916 (2010) sur la protection des «donneurs d’alerte»).
9. L’Assemblée ne peut que prendre acte avec satisfaction de la publication, notamment via le site «Wikileaks», de nombreux rapports diplomatiques qui confirment la véracité des allégations de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus publiées par l’Assemblée en 2006 et 2007. Il est néanmoins essentiel de veiller à ce que la divulgation de telles informations soit effectuée de manière à assurer la sécurité personnelle des informateurs, des sources de renseignement et des agents des services secrets. L'apparition de ces sites Web est également due à l'insuffisance des informations disponibles et au manque de transparence inquiétant des gouvernements.
10. Dans certaines circonstances, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, des mesures restrictives de liberté et violant les droits fondamentaux sont prises à l’encontre de personnes suspectées, sans que celles-ci ne soient informées des motifs – tenus secrets – des soupçons qui pèsent sur elles et sans avoir la possibilité de s’adresser à une autorité de recours indépendante. L’Assemblée réitère l’appel lancé aux instances compétentes des Nations Unies et de l’Union européenne dans la Résolution 1597 (2008) sur les listes noires du Conseil de sécurité des Nations Unies et de l'Union européenne, visant à réformer la procédure des «listes noires», afin de mettre un terme à de telles méthodes arbitraires et de mettre en œuvre des mécanismes efficaces et respectueux de l’Etat de droit pour neutraliser les personnes suspectées de soutenir le terrorisme.
11. Pour ce qui est des enquêtes judiciaires, l’Assemblée:
11.1. se félicite des enquêtes conduites de manière professionnelle par les autorités compétentes allemandes et italiennes, et qui ont permis d’élucider les enlèvements de Khaled El-Masri et de Abou Omar;
11.2. se félicite des règlements amiables conclus par les autorités britanniques avec les victimes d’abus commis par les services britanniques, et elle encourage les parties concernées par l’enquête spéciale menée sous l’égide de Sir Peter Gibson (annoncée par le Premier ministre en juillet 2010) à conclure sans délai des accords conformes aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) en matière de devoir d’enquête en cas d’allégations de torture;
11.3. encourage les parquets lituanien, polonais, portugais et espagnol à persévérer dans la recherche de la vérité en ce qui concerne les allégations de détentions secrètes par la CIA, et invite instamment les autorités américaines à coopérer avec eux;
11.4. invite les autorités judiciaires roumaines et celles de «l’ex-République yougoslave de Macédoine» à engager enfin des enquêtes sérieuses suite aux allégations détaillées d’enlèvements et de détentions secrètes impliquant leur pays, ainsi que les autorités américaines à fournir sans plus attendre l’assistance judiciaire requise par les parquets des pays européens concernés.
12. Pour ce qui est des enquêtes parlementaires, l’Assemblée:
12.1. se félicite de la détermination dont ont fait preuve de nombreux membres de la commission du Bundestag allemand chargée d’enquêter sur l’implication des services allemands dans les agissements de la CIA, tout en regrettant que le gouvernement ait persisté à retenir des informations demandées par la commission au point que la Cour constitutionnelle fédérale, saisie par les représentants de l’opposition, s’est vue contrainte de censurer le comportement du gouvernement; elle déplore, toutefois, que la fin de la législature n’ait pas permis de continuer les travaux après le jugement, la commission ayant été dissoute et n'ayant pas été reconstituée;
12.2. se félicite de l’enquête de la commission de la sécurité nationale et de la défense du Seimas lituanien permettant d’établir l’existence de deux lieux de détention secrets de la CIA en territoire lituanien, tout en constatant que l’enquête n’a pas permis d’établir si des personnes ont effectivement été détenues et maltraitées dans ces lieux, et si de hauts responsables lituaniens étaient informés des agissements de la CIA et des agents du service secret lituanien (SSD);
12.3. se félicite des efforts inlassables du All Party Parliamentary Group visant à établir la vérité sur l’implication des autorités britanniques dans les affaires de transferts illégaux de détenus concernant le Royaume-Uni;
12.4. déplore le fait que les parlements polonais et roumain se soient contentés d’enquêtes dont le but principal semble avoir été de défendre la position officielle des autorités nationales;
12.5. s’étonne du fait que le parlement de «l’ex-République yougoslave de Macédoine» n’ait pas jugé nécessaire d’engager une enquête sur l’affaire El-Masri, au vu des résultats clairs des enquêtes européenne et allemande à ce sujet.
13. Pour ce qui est des procédures de contrôle des services secrets en général, l’Assemblée invite les Etats membres et observateurs du Conseil de l’Europe ne disposant pas encore de structures équivalentes à mettre en place:
13.1. un mécanisme parlementaire de contrôle des services secrets, en assurant à l’organisme de surveillance l’accès aux informations nécessaires à l’accomplissement de son mandat, tout en garantissant une procédure qui sauvegarde les secrets légitimes;
13.2. des procédures spéciales permettant de traiter sans danger pour la sécurité de l’Etat des informations légitimement secrètes dans le cadre des procédures judiciaires pénales ou civiles concernant les activités des services spéciaux;
13.3. une procédure à caractère contradictoire devant une instance autorisée à connaître toute information sans limitation, pour décider de la publication ou non, dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire ou parlementaire, d’informations dont le gouvernement souhaite garder la confidentialité.
14. Pour ce qui est de la coopération internationale des instances de contrôle, l’Assemblée invite les parlements participant au développement du futur «Réseau d’expertise européen relatif au contrôle parlementaire des services de sécurité et de renseignement» à examiner la possibilité d’élargir le mandat du futur réseau ainsi que le cercle de ses participants en vue d’en faire un instrument efficace de coopération entre les instances compétentes de tous les Etat membres et observateurs du Conseil de l’Europe permettant de combler les lacunes du contrôle parlementaire résultant de l’accroissement de la coopération internationale entre les services en question.

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			.
Projet de recommandation adopté à l’unanimité par la commission
le 7 septembre 2011.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire se réfère à sa Résolution … (2011) sur les recours abusifs au secret d’Etat et à la sécurité nationale: obstacles au contrôle parlementaire et judiciaire des violations des droits de l’homme, et rappelle sa Recommandation 1916 (2010) sur la protection des «donneurs d’alerte», sa Recommandation 1876 (2009) sur la situation des droits de l'homme en Europe: nécessité d'éradiquer l’impunité, et sa Recommandation 1950 (2011) sur la protection des sources d'information des journalistes.
2. Elle invite le Comité des Ministres:
2.1. à élaborer une recommandation sur la notion de secret d’Etat ainsi que sur l'usage qui doit en être fait pour bien préciser que la législation d'un Etat membre ne saurait recourir au secret d'Etat et à la sécurité nationale pour couvrir l'activité illégale d'agents publics, ou de personnes ayant agi sur mandats directs de ces derniers, et les exempter ainsi de leur responsabilité pour des actes de nature criminelle;
2.2. à inviter tous les Etats membres à revoir ou, le cas échéant, à mettre en place des mécanismes parlementaires de contrôle appropriés et efficaces des services secrets et à s’assurer qu'ils disposent des pouvoirs d’information nécessaires à l'exercice de leur fonction;
2.3. à inviter tous les Etats membres à revoir ou, le cas échéant, à mettre en place des procédures spéciales au sein de la justice pénale et civile visant à permettre le déroulement correct des procès nécessitant le traitement d’informations de nature sensible et soumises au secret tout en tenant compte des intérêts légitimes de l'Etat et de sa sécurité.

C. Exposé des motifs, par M. Marty, rapporteur

(open)

1. Introduction

«Le pouvoir réel commence où le secret commence.» Hannah Arendt

(Les origines du totalitarisme, 1951)

1.1. Procédure

1. Une proposition de résolution du 6 mai 2009, présentée par M. Marty et plusieurs collègues ( Doc. 11907), a été renvoyée à la commission des questions juridiques et des droits de l’homme pour rapport le 29 mai 2009. M. Dick Marty a été nommé rapporteur lors de la réunion de la commission du 23 juin 2009. Lors de sa réunion du 17 septembre 2010 à Tbilissi, la commission a tenu une audition avec des experts. Le compte rendu de cette audition a été déclassifié par la commission le 5 octobre 2010 
			(3) 
			. <a href='http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2010/20100922_meetingheldinTbilisi_F.pdf'>http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2010/20100922_meetingheldinTbilisi_F.pdf</a>. .

1.2. Contexte

2. La proposition de résolution à la base de ce rapport est aussi le résultat des connaissances acquises lors de la préparation des rapports sur les transferts illégaux de détenus et les prisons secrètes de la CIA 
			(4) 
			. Doc. 11302 rév.
et Doc. 10957. ainsi que sur les listes noires du Conseil de sécurité des Nations Unies et de l’Union européenne 
			(5) 
			. Doc. 11454. . Comme nous l’avons décrit, notre travail de recherche sur les activités de la CIA et l’implication des autorités des Etats européens s’est heurté à un véritable mur de silence érigé par les gouvernements des pays dont les services secrets étaient soupçonnés d’avoir collaboré avec la CIA dans le cadre d’activités illégales. Des questionnaires envoyés au nom de la commission ont donné lieu à des réponses extrêmement formalistes, vides de substance, ou ont été tout simplement ignorés, même après des rappels. Ce n’est qu’en ayant recours à d’autres sources d’informations, notamment à des «whistleblowers» 
			(6) 
			. Voir le rapport de
M. Pieter Omtzigt (Pays-Bas, PPE/DC) sur la protection des «donneurs
d’alerte», Doc. 12006. , d’honnêtes fonctionnaires américains et européens, qui ne voulaient plus être complices d’actes illégaux, que nous avons pu découvrir une partie de la vérité. Une fois la «dynamique de la vérité» en marche, d’autres se sont vus motivés ou même contraints de réagir, et nos affirmations, déjà bien étayées à l’époque, se sont toutes avérées exactes, et ont même été complétées par de nouvelles révélations – comme celles concernant l’existence d’autres «prisons secrètes» de la CIA en Lituanie, en plus de celles que nous avions déjà révélées en Pologne et en Roumanie.
3. Il faut néanmoins souligner que ces révélations supplémentaires n’ont pas été pour la plupart le fait d’enquêtes parlementaires et judiciaires lancées à la suite des deux rapports de l’Assemblée parlementaire ainsi que de celui du Parlement européen, mais le résultat d’un travail acharné de la part de journalistes d’investigation et d’organisations non gouvernementales. Force est de constater que les enquêtes «officielles» piétinent, ou ont même déjà été abandonnées, et des plaintes en dommages et intérêts devant les tribunaux américains introduites par des victimes de «renditions» ont tout simplement été rejetées avant même toute entrée en matière. Toutes ces démarches se sont systématiquement heurtées au «secret d’Etat», qui a été invoqué par les gouvernements concernés pour faire obstacle au libre cours de la justice, et aux requêtes des commissions d’enquête parlementaires établies dans plusieurs pays. Nous pensons que c’est tout simplement inacceptable: un Etat démocratique fondé sur l’Etat de droit se doit d’avoir des mécanismes juridictionnels et parlementaires pour venir à bout de violations graves des droits de l’homme commises par des agents de l’exécutif, fussent-ils «spéciaux». La «permis de tuer» (ou d’enlever et de torturer) n’existe que dans certains films et dans les régimes dictatoriaux. Dans les systèmes démocratiques, les parlements, représentants du peuple, ont le droit et le devoir de savoir ce que les gouvernements font, et la justice a le devoir de poursuivre et de punir tous les auteurs d’actes criminels, y compris, le cas échéant, des agents de l’exécutif. Les principes de la séparation des pouvoirs et des «freins et contrepoids» ne doivent pas être seulement invoqués dans les beaux discours; ils doivent avant tout être mis en œuvre !
4. Cette règle claire et simple ne semble toutefois pas s’appliquer, ou du moins pas complètement, dans le domaine d’activité des services dits spéciaux, notamment lorsque ces derniers prétendent agir dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Cette lutte, comme nous avons déjà eu l’occasion de le démontrer, a déjà donné lieu à bien des abus et des violations des droits de l’homme. Les résultats sont douteux et nous n’avons finalement fait qu’augmenter le nombre de recrues terroristes 
			(7) 
			.
Voir le rapport adopté en juin 2010 sur les recours juridiques en
cas de violations des droits de l’homme dans la région du Caucase
du Nord ( Doc. 12276);
le rapport de M. Kevin McNamara (Royaume-Uni, SOC) sur la légalité
de la détention de personnes par les Etats-Unis à Guantánamo Bay
( Doc. 10497);
voir aussi le rapport de Lord Tomlinson (Royaume-Uni, SOC) sur les
droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme ( Doc. 12712). et susciter un climat de sympathie envers ces criminels, qui peuvent ainsi affirmer qu’ils combattent un système qui a recours à des méthodes criminelles.
5. Il est évident que tous les Etats, y compris les Etats de droit démocratiques, éprouvent légitimement le besoin de protéger leurs secrets. Mon intention n’est pas de tenter de développer dans ce rapport une définition «positive» de la notion du secret d’Etat. Limitons-nous à relever qu’une définition trop large et/ou trop floue du secret d’Etat, tel qu’il est protégé par les lois pénalisant l’espionnage ou la violation du secret d’Etat, risque d’être liberticide et de permettre toute sorte d’abus. Le sujet du présent rapport n’est pas le danger associé à l’abus de la notion de secret d’Etat, qui permet de faire taire ou même d’emprisonner des journalistes, des scientifiques, des avocats et autres «whistleblowers» 
			(8) 
			. Voir à ce sujet le
rapport de M. Christos Pourgourides (Chypre, PPE/DC) sur l'équité
des procédures judiciaires dans les affaires d’espionnage ou de
divulgation de secrets d’Etat ( Doc. 11031). . L’intention est plutôt de se concentrer sur l’abus du secret d’Etat comme «bouclier», pour empêcher ou bloquer des enquêtes judiciaires ou parlementaires visant à établir la vérité sur des actes illicites commis par des agents de l’exécutif. Dans ce cadre, quant à la définition du secret d’Etat, il suffit qu’on s’accorde sur une distinction entre les secrets légitimes et les autres, qui n’ont pas lieu d’être protégés. Une définition «négative» est ainsi suffisante: ne sont pas «dignes de protection» 
			(9) 
			.
Il s’agit de la traduction du terme allemand de «schutzwürdig». les secrets qui se réfèrent en réalité à des informations relatives à la responsabilité, individuelle ou politique, concernant des actes criminels. Si nous sommes d’accord sur cette prémisse, il suffit d’identifier les procédures adaptées permettant d’assurer que les organes de contrôle judiciaires et parlementaires peuvent faire leur travail de justice et de vérité sans mettre en péril les (seuls) secrets légitimes des Etats. C’est l’objectif de ce rapport, qui tentera de faire un état des lieux des efforts de contrôle judiciaire (partie 2) et parlementaire (partie 3) des activités présumées illégales des services secrets 
			(10) 
			.
Je tiens à remercier Amnesty International pour l’effort considérable
de recherche et de compilation accompli à ce sujet dans le rapport
«Open Secret – Mounting evidence of Europe’s complicity in rendition
and secret detention», publié en 2010. L’une des auteures de ce
rapport, Mme Julia Hall, m’a fourni une assistance précieuse dans
la mise à jour des informations relatives aux sections 2 et 3., avant de proposer en guise de conclusions quelques pistes de solutions permettant de combler les lacunes constatées.

2. Tentatives de contrôle judiciaire des activités présumées illégales des services secrets

2.1. Les poursuites pénales à l’encontre d’agents secrets auteurs d’actes criminels

6. Lors de l’audition de Tbilissi, M. Armando Spataro, le procureur milanais chargé de poursuivre les auteurs de l’enlèvement d’Abou Omar 
			(11) 
			.
Voir Doc. 10957,
paragraphe 162, et Doc.
11302, paragraphes 316-324. , a évoqué les difficultés auxquelles le parquet milanais s’est heurté dans cette affaire. La Cour constitutionnelle italienne a validé la légalité de principe des poursuites contre les agents de la CIA et du SISMI 
			(12) 
			. «Servizio per le
informazioni e la sicurezza militare». (Services de renseignements et de sûreté militaires italiens), ce qui a même conduit à des condamnations – les seules jusqu’à présent frappant des participants au programme de transferts illégaux de détenus et détentions secrètes de la CIA. Vingt-cinq personnes, dont 22 agents de la CIA et un militaire américain, ont été condamnées à de lourdes peines de prison, les ressortissants américains in absentia. Leur extradition n’a jamais été requise officiellement par le Gouvernement italien, nonobstant le traité existant entre les deux pays qui prévoit l’extradition aussi des propres nationaux. En outre, deux agents secrets italiens ont été condamnés pour leur participation dans cet enlèvement. La cour d’appel de Milan a confirmé ces condamnations le 15 décembre 2010 
			(13) 
			.
Voir Amnesty International, AI index EUR 30/010/2010 du 17 décembre
2010: «Italy: Court upholds convictions in Abu Omar kidnapping case».. Par contre, l’ancien patron du SISMI, M. Pollari, et d’autres hauts responsables du SISMI n’ont pas pu être poursuivis car il n’ont pas été déliés de leurs obligations de secret professionnel selon la procédure prévue à cet effet. Les preuves contre lui et ses collègues ne pouvaient pas être divulguées, pour cause de secret d’Etat. M. Armando Spataro, le procureur en chef chargé de cette affaire, dans son intervention à l’audition de Tbilissi en septembre 2010, a expliqué la législation italienne en la matière. Elle prévoit une procédure contradictoire avec, en dernière instance, une décision de la Cour constitutionnelle, qui a le pouvoir de lever le secret imposé par le Premier ministre. Dans l’affaire Abou Omar, la Cour constitutionnelle a donné des indications plutôt génériques, qui nécessitent d’être appliquées au cas par cas par les tribunaux ordinaires à chaque document et témoin, application qui peut à nouveau être soumise à des appels aux instances supérieures. Selon M. Spataro, tout dépend de l’application pratique de la législation, qui peut mener à des tensions entre la justice et l’exécutif.
7. Pour ce qui est du volet allemand de l’affaire Abou Omar, enlevé à Milan puis transporté en Egypte via la base américaine de Ramstein, le parquet de Zweibrücken a lancé une enquête judiciaire. Comme je l’ai déjà indiqué dans mon rapport de 2006 
			(14) 
			. Doc. 10957, paragraphe 238. , celle-ci n’a pas abouti faute de coopération des autorités américaines auxquelles le parquet avait adressé des demandes d’information quant aux mouvements de personnel américain impliqué dans le transfert du détenu de la base d'Aviano, en Italie, via celle de Ramstein.
8. Concernant l’enlèvement de Khaled El Masri, le parquet de Munich a mené une enquête qui a abouti à l’émission de mandats d’arrêt à l’encontre de 13 agents de la CIA. Cette enquête, conduite, comme celle de Milan, d’une façon remarquable, a permis d’identifier les responsables et de retracer le périple de la victime, ne laissant plus aucun doute quant à la véracité du récit de M. El Masri. Nous devons cependant constater – et déplorer – que les mandats d’arrêt n’ont jamais été transmis aux autorités américaines compétentes par la voie diplomatique, comme le veut l’accord de coopération en matière pénale entre l’Allemagne et les Etats-Unis. Une plainte de M. El Masri devant le tribunal administratif de Cologne visant à obliger le gouvernement à demander l’extradition de ces agents par les Etats-Unis a été rejetée. Le tribunal a considéré que le gouvernement dispose d’une marge d’appréciation lui permettant de tenir compte du fait qu’une demande d’extradition serait inutile, étant donné que les autorités américaines auraient annoncé que toute demande d’extradition serait refusée car elle porterait atteinte à la sécurité nationale 
			(15) 
			. Jugement du 7 décembre
2010 (Az.: 5 K 7161/08); voir 
			(15) 
			<a href='http://dejure.org/dienste/vernetzung/rechtsprechung?Gericht=VG%20K%F6ln&Datum=07.12.2010&Aktenzeichen=5%20K%207161/08'>http://dejure.org/dienste/vernetzung/rechtsprechung?Gericht=VG%20K%F6ln&Datum=07.12.2010&Aktenzeichen=5%20K%207161/08</a>. .
9. En Pologne 
			(16) 
			.
Les informations concernant l’état actuel de la situation en Pologne
proviennent dans une large mesure de la Fondation Helsinki pour
les droits de l’homme, Pologne, qui a aussi donné une contribution
inestimable à la recherche de la vérité en intervenant régulièrement
auprès du parquet polonais, et en présentant des demandes d’information
fondées sur la loi polonaise sur la liberté d’information (l’équivalent
polonais du FOIA aux Etats-Unis et au Royaume- Uni)., des poursuites judiciaires, pourtant prometteuses, n’ont là encore toujours pas abouti, en raison du refus des autorités américaines de fournir l’assistance judiciaire requise. La première demande de mars 2009 a été refusée en octobre 2009. Pour ce qui est de la deuxième demande, introduite le 22 mars 2011, les autorités américaines n’ont pas encore tranché. Une étape intéressante a été franchie lors de la reconnaissance du statut de victime en faveur d'Abd al-Rhim al-Nashiri et Abou Zoubaïda (qui sont actuellement en détention à Guantánamo). Mais l’enquête du parquet n’a débuté qu’en mars 2008, presque trois ans après l’apparition d’allégations sérieuses de détentions secrètes en Pologne.
10. La Fondation Helsinki polonaise, de concert avec la Open Society Justice Initiative, a réussi à obtenir et rendre publiques des informations importantes, notamment des données collectées par l’agence polonaise des services de la navigation aérienne (PANSA), sur des mouvements suspects d’avions appartenant à des sociétés écran de la CIA 
			(17) 
			. Données transmises
par la PANSA, disponibles sur le site de la Fondation Helsinki polonaise: 
			(17) 
			<a href='http://www.hfhrpol.waw.pl/pliki/OBS_CIA.zip'>www.hfhrpol.waw.pl/pliki/OBS_CIA.zip</a>. , informations que les autorités polonaises avaient officiellement refusé de nous transmettre ainsi qu’au Parlement européen lors de nos recherches en 2006-2007. Ces données, avec celles transmises à la Fondation Helsinki par le service polonais des gardes-frontière, permettent d’établir avec certitude qu’entre le 5 décembre 2002 et le 22 septembre 2003, sept avions associés à la CIA ont atterri à l’aéroport de Szymany 
			(18) 
			.
Données transmises par le Service des gardes-frontière disponibles
sur le site de la Fondation Helsinki polonaise. .
11. La Fondation Helsinki polonaise constate un changement positif de l’attitude du parquet, qui aurait récemment rendu publiques davantage d’informations et dont la deuxième demande d’assistance judiciaire adressée aux Etats-Unis montrerait le sérieux avec lequel il traite l’affaire. Autre développement récent, le procureur Jerzy Mierzewski, en charge de l’enquête, a été remplacé par Waldemar Tyl, tout juste nommé procureur adjoint à la cour d’appel 
			(19) 
			.
Voir la Gazeta Wyborcza du 20 mai 2011, «Prokurator odsunięety od
śledztwa w sprawie więzień CIA»; et le Washington Post du 24 mai
2011, «Prosecutor removed from Polish investigation into alleged
secret CIA prison».. Adam Bodnar, de la Fondation Helsinki polonaise, a critiqué cette décision comme «irrationnelle» et exprimé sa crainte que, tôt ou tard, l’enquête polonaise soit suspendue, comme cela est arrivé en Lituanie, «sans raison objective» 
			(20) 
			. Interview avec le
Washington Post; traduction non officielle.. Le nouveau procureur chargé de cette affaire, M. Tyl, considère cette crainte comme «infondée». Le temps nous le dira.
12. Le parquet polonais n’a pas encore obtenu la coopération demandée des autorités américaines, ni même la possibilité d’entendre comme témoin M. al-Nashiri lui-même. Mais les données collectées par la Fondation Helsinki polonaise et les avocats des victimes devraient suffire pour que l’on puisse affirmer qu’une demi-douzaine de détenus ont été détenus illégalement sur le site de Stare Kiejkuty ainsi que pour identifier le chef du «site noir» et au moins une autre personne – celle qui aurait commis des actes jugés «ni autorisés ni documentés» dans le Rapport de l’inspecteur général de la CIA (voir ci-dessous), actes qui correspondent vraisemblablement à la définition de la torture selon l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5, «la Convention»), tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l'homme («la Cour») dans son jugement dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni 
			(21) 
			. Requête no 5310/71,
arrêt du 18 janvier 1978.. Le parquet polonais a donc, selon la jurisprudence de la Cour, le devoir de mener une enquête et de poursuivre les auteurs de ces actes, d’autant plus que l’un d’eux, agent contractuel privé, n’est même pas couvert par une quelconque immunité.
13. L’ONG de défense des droits de l’homme Open Society Justice Initiative (OSJI) vient de déposer au nom de M. al-Nashiri une plainte contre la Pologne devant la Cour européenne des droits de l’homme. C’est la deuxième plainte d’une victime des renditions de la CIA. Elle inclut deux volets principaux, qui touchent aux valeurs fondamentales du Conseil de l’Europe. Pour ce qui est du premier volet, celui des maltraitances que M. al-Nashiri aurait subies en territoire polonais, bien que livré au contrôle d’agents américains, la Pologne pourrait être reconnue responsable de violations de l’article 3 de la Convention dans la mesure où les autorités polonaises ne se sont pas acquittées de leur responsabilité de protéger de la torture toutes les personnes qui se trouvent sur le territoire national. Si une responsabilité directe des autorités polonaises s’avère impossible à prouver, la jurisprudence de la Cour concernant une violation procédurale de l’article 3 
			(22) 
			.
Voir Doc. 12276,
paragraphes 21 et suiv., pour plus de détails sur la jurisprudence
concernant la violation procédurale. pourrait également être applicable, dans la mesure où les autorités judiciaires n’auraient pas rempli leur obligation positive de mener une enquête efficace en présence d’indications sérieuses que de tels actes se seraient produits. Le deuxième volet de la plainte concerne le transfert de M. al-Nashiri de Pologne à Guantánamo, où il aurait été soumis à de nouvelles maltraitances; à la suite de ce transfert, il risque maintenant de faire l’objet d'un procès, manifestement inéquitable, devant une commission militaire, et serait ainsi passible de la peine de mort, ce qui constituerait une violation flagrante de la Convention européenne des droits de l’homme 
			(23) 
			. Le Parlement européen,
dans une résolution du 9 juin 2011, a appelé les Etats-Unis à ne
pas demander la peine de mort contre M. al-Nashiri et à lui accorder
un procès équitable en accord avec les standards internationaux
en matière de primauté du droit (document B7-0375/2011).. La Cour a déjà reconnu dans sa jurisprudence 
			(24) 
			. Voir, par exemple,
Soering v. United Kingdom. que l’extradition vers un pays dans lequel le sujet est menacé de la peine de mort peut constituer une violation des articles 2 et 3 de la Convention. A fortiori, cela doit être le cas quand cette peine risque d’être infligée en suivant une procédure inéquitable, comme celle devant les «commissions militaires» de Guantánamo 
			(25) 
			. Voir, par exemple,
William Glaberson, «U.S. May Revive Guantánamo Military Courts»,
New York Times, 1er mai 2009, <a href='http://www.nytimes.com/2009/05/02/us/politics/02gitmo.html'>www.nytimes.com/2009/05/02/us/politics/02gitmo.html</a>. , pour ne pas parler du recours à la torture. Le travail des avocats de M. al-Nashiri a été rendu extrêmement difficile par la problématique du secret d’Etat; en effet, tout ce que M. al-Nashiri dit est présumé être classé secret. Le commandant Stephen Reyes, le conseil militaire de défense de M. al-Nashiri, a donné le descriptif suivant des événements:
«Il y a quelques mois, j’ai été interrogé par le gouvernement sur l’orthographe correcte du nom de mon client, selon lui. J’ai été dans l’impossibilité de répondre à cette simple question, car toutes les déclarations faites par mon client sont présumées top secret» (traduction non officielle).
14. En Lituanie, le parquet a ouvert une procédure pénale à la suite des révélations de l’enquête parlementaire 
			(26) 
			. Voir paragraphe 37
ci-dessous. révélant l’existence de deux «sites noirs» dans le pays. L’investigation a été alimentée notamment par des informations publiées en février 2010 par l’étude conjointe des Nations Unies sur les détentions secrètes 
			(27) 
			. UN Joint Study on
Secret Detention, publiée en février 2010 (rapport conjoint des
rapporteurs spéciaux sur la protection des droits de l’homme dans
la lutte contre le terrorisme, Martin Scheinin, et sur la torture
et d’autres traitements inhumains et dégradants, Manfred Nowak), 
			(27) 
			<a href='http://www2.ohchr.org/english/bodies/hrcouncil/docs/13session/A-HRC-13-42.pdf'>www2.ohchr.org/english/bodies/hrcouncil/docs/13session/A-HRC-13-42.pdf</a>. , informations basées sur l’analyse de plans de vols et des «data strings», données analogues à celles que nous avons déjà utilisées pour découvrir les «sites noirs» en Pologne et en Roumanie. L’ONG britannique Reprieve a aussi livré au procureur général lituanien des éléments importants dans sa lettre du 21 septembre 2010 
			(28) 
			. Disponible, en anglais,
sur le site web de Reprieve: 
			(28) 
			<a href='http://www.reprieve.org.uk/static/downloads/2010_09_20_CSS_Letter_Darius_Valys_Lithuania_investigation.pdf'>www.reprieve.org.uk/static/downloads/2010_09_20_CSS_Letter_Darius_Valys_Lithuania_investigation.pdf</a>: Reprieve présente des informations selon lesquelles un «détenu de haute valeur» connu sous le nom d’Abou Zoubaïda aurait été détenu en secret en Lituanie entre 2004 et 2006, dans le cadre d’un périple qui l’aurait mené de la Thaïlande à Szymany en Pologne, puis à Guantánamo et au Maroc. Après son séjour en Lituanie, entre le printemps 2004 et septembre 2006, il aurait été reconduit à Guantánamo. L’enquête du parquet a finalement été suspendue, sans aucun résultat et malgré les protestations d’Amnesty International 
			(29) 
			. Voir «Open Secret»,
note de bas de page no 11, p. 24 et 25.. Amnesty International estime, en effet, que de nombreuses pistes «évidentes» n’ont pas été poursuivies par les procureurs; ceux-ci se seraient aussi résignés trop facilement aux limites imposées à leur enquête par l’invocation du secret d’Etat. Le parquet, quant à lui, fait valoir, pour justifier l’interruption de la procédure, la prescription du délit éventuel d’abus de pouvoir ainsi que le refus des autorités américaines de fournir les informations requises. Nous estimons que le manque de coopération des autorités américaines, déjà relevé par rapport aux autorités judiciaires allemandes, italiennes et polonaises, pose effectivement un sérieux problème. Cette situation est également due à l’attitude des gouvernements européens qui ont abandonné tout contrôle quant à l’utilisation de leurs propres infrastructures mises à disposition de l’Administration américaine sans conditions, cela dans la foulée de l’acceptation de la mise en œuvre de l’article 5 du traité de l’OTAN 
			(30) 
			.
Voir Doc. 11302 rév.,
paragraphes 72-105. ainsi que des mesures opérationnelles acceptées par les membres de l’Alliance 
			(31) 
			. Ibid., paragraphes
91-98.. De cette manière, les gouvernements européens concernés se sont effectivement placés dans une situation de dépendance, voire d’allégeance, au bon vouloir des autorités américaines.
15. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), dans son rapport sur sa visite en Lituanie du 14 au 18 juin 2010, publié avec l’accord des autorités lituaniennes le 19 mai 2011 
			(32) 
			. <a href='http://www.cpt.coe.int/documents/ltu/2011-05-19-fra.htm'>www.cpt.coe.int/documents/ltu/2011-05-19-fra.htm</a>. , a fourni une évaluation initiale de l’enquête criminelle au sujet des prisons secrètes et a soulevé des interrogations critiques concernant la promptitude de l’enquête, sa portée et sa diligence. Plus particulièrement, le CPT a indiqué qu’il
«n’a pas obtenu les informations spécifiques demandées, ni au cours de la réunion susmentionnée, ni dans la réponse des autorités lituaniennes en date du 10 septembre 2010. (…) Il a été affirmé que des informations plus spécifiques, tout comme la majeure partie des données récoltées lors de l’enquête lituanienne, ne peuvent pas être fournies, car elles constituent un secret d’Etat ou un secret professionnel» (traduction non officielle).
Le CPT a prouvé pendant plus de vingt ans qu’il sait maintenir la confidentialité d’informations reçues dans l’accomplissement de sa mission délicate. Il publie seulement le rapport final, et uniquement à la demande ou avec l’accord des autorités nationales. Il est dès lors inacceptable, à mon avis, que même le CPT n’ait pas eu accès aux informations nécessaires pour déterminer, en accord avec son mandat, si l’enquête du parquet lituanien au sujet des allégations sérieuses de torture a été menée avec la diligence requise aussi bien par la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants que par la Convention européenne des droits de l’homme.
16. En Espagne, des poursuites pénales ont également été engagées à la suite de la publication du rapport de l’Assemblée. Les Etats-Unis ont fait pression sur les autorités espagnoles pour qu’il ne soit pas donné suite à ces enquêtes, comme cela ressort de la publication de câbles diplomatiques américains par Wikileaks 
			(33) 
			. Voir Giles Tremlett,
«Wikileaks: US pressured Spain over CIA rendition and Guantánamo
torture, Leaked cables show Spanish officials and prosecutors shared
information about investigations into US human rights abuses», The Guardian,
1er décembre 2010: <a href='http://www.guardian.co.uk/world/2010/nov/30/wikileaks-us-spain-guantanamo-rendition'>www.guardian.co.uk/world/2010/nov/30/wikileaks-us-spain-guantanamo-rendition</a>. .
17. Au Portugal aussi, des poursuites pénales ont été ouvertes sans résultat, malgré l’engagement déterminé de Mme Ana Gomes, députée portugaise au Parlement européen, qui a interjeté appel contre la clôture de l’enquête en attirant l’attention du parquet sur les nombreuses lacunes de l’enquête.
18. Dans «l’ex-République yougoslave de Macédoine», une plainte de Khaled El-Masri – citoyen allemand d’origine libanaise arrêté à la frontière, détenu pendant vingt-trois jours dans un hôtel de Skopje par des agents macédoniens et par la suite livré à des agents de la CIA pour être enfermé et maltraité dans des prisons américaines en Afghanistan 
			(34) 
			.
Voir Doc. 10957,
paragraphes 92-132, et Doc.11302,
paragraphes 272-309; une excellente mis à jour de la situation en
Espagne se trouve dans le rapport de Human Rights Watch du 12 juillet
2011 («Getting away with torture – the Bush administration and mistreatment
of detainees», dans le chapitre relatif à l’Espagne de l’annexe
sur «Foreign state proceedings regarding US detainee mistreatment»
( <a href='http://www.hrw.org/en/node/100262/section/7'>www.hrw.org/en/node/100262/section/7</a>). – déposée le 6 octobre 2008 auprès du procureur de Skopje pour détention illégale et enlèvement ainsi que pour torture ou traitement inhumain ou dégradant n’a pas donné lieu, selon le plaignant, à de quelconques actes d’investigation. Le 20 juillet 2009, Khaled El-Masri, avec l’aide de l’OSJI, a déposé une plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme contre «l’ex-République yougoslave de Macédoine» 
			(35) 
			. Affaire Khaled El-Masri
contre «l’ex-République yougoslave de Macédoine», Requête no 39630/09
du 20 juillet 2009; le résumé des faits en date du 8 octobre 2010
est disponible sur le site de la Cour (en anglais).. C’est la première affaire de «rendition» qui est soumise à la Cour.
19. En France, dans l’affaire dite de Karachi, un juge de l’antiterrorisme a été saisi d’une «question prioritaire de constitutionnalité» mettant en cause la législation actuelle sur le secret défense. Si la question, transmise en premier lieu à la cour d’appel de Paris, passe aussi par l’étape finale de la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel se prononcera sur la validité de la législation en question dans un délai de trois mois 
			(36) 
			.
Voir Gérard Davet et Fabrice Lhomme, «Affaire de Karachi: la loi
sur le secret-défense contestée», Le Monde du 28 avril 2011. . La loi du 29 juillet 2009 a pour objet de «sanctuariser» certains lieux comme les ministères ou les locaux de police. Dans ces lieux, les magistrats ne peuvent plus pénétrer ni saisir des documents ou des objets sans être accompagnés par le président de la Commission consultative du secret de la défense nationale – qui doit aussi donner un avis au ministre quant à l’autorisation d’utiliser les documents et objets saisis. La liste des «lieux faisant l’objet d’une classification» est elle-même classifiée. Le juge désireux de procéder à une perquisition doit alors interroger la chancellerie, détentrice de la liste, pour savoir si l’endroit qu’il envisage de perquisitionner en fait partie. Il est évident que cette réglementation rend encore plus difficile la tâche des magistrats dans les affaires visant à établir la vérité sur le comportement des autorités exécutives concernées.
20. Au Royaume-Uni, des poursuites pénales relatives à la participation à des renditions ont été introduites seulement dans une affaire – celle d’un agent du MI5 («témoin B») qui aurait été complice dans les maltraitances de Binyam Mohamed qu’il a interrogé au Pakistan pendant sa détention sous le contrôle d’agents américains. L’avocate générale a remis cette affaire à la police en mars 2009, pour enquête, mais celle-ci n’a pas fait apparaître des preuves suffisantes, comme l’a annoncé le directeur du Crown Prosecution Service le 17 novembre 2010 
			(37) 
			.
Voir Richard Norton-Taylor, «MI5 officer will not be prosecuted
over Binyam Mohamed abuse», The Guardian du 17 novembre 2010; voir
aussi la déclaration du président du APPG Andrew Tyrie du 17 novembre
2010 (en anglais, sur le site du APPG <a href='http://www.extraordinaryrendition.org/'>www.extraordinaryrendition.org</a>). . D’autres enquêtes pénales concernant cette affaire sont en cours 
			(38) 
			. Voir la déclaration
du procureur général britannique du 17 novembre 2010: 
			(38) 
			<a href='http://www.cps.gov.uk/news/press_releases/141_10/index.html'>www.cps.gov.uk/news/press_releases/141_10/index.html</a>. .
21. Aux Etats-Unis, des poursuites criminelles contre les acteurs ou les instigateurs des actes de torture (comme le «waterboarding») n’ont pas été engagées. L'administration Obama a préféré passer l’éponge sur les actes commis par l’administration précédente, même – et cela est difficilement compréhensible, pour ne pas dire choquant – pour ceux qui sont allés au-delà de l’autorisation de recourir aux «11 techniques» d’interrogatoire (dont le waterboarding) admises par les fameux «mémos de la torture» 
			(39) 
			. Voir, par exemple,
Peter M. Shane, Three Takes on OLC Torture Memos: <a href='http://www.acslaw.org/acsblog/node/13295'>www.acslaw.org/acsblog/node/13295</a>. du Bureau du conseil juridique ( Office of Legal Counsel, OLC) du Département de la justice sous l’administration Bush. En effet, le rapport de l’inspecteur général de la CIA, John Helgerson, partiellement publié le 24 août 2009, révèle des pratiques «non documentées ou autorisées» qui vont même au-delà desdites «11 techniques», par exemple le fait de faire tourner une perceuse électrique et utiliser un pistolet près de la tête de la victime (tel a été le cas, par exemple, d’al-Nashiri, qui avait les yeux bandés) ou l’usage excessif du waterboarding (plus de 180 fois dans un cas), ou des menaces contre des membres de la famille de la victime. Les auteurs de ces pratiques ne sont donc pas couverts par l’attestation de bonne foi octroyée par le Bureau de responsabilité professionnelle ( Office of Professional Responsibility, OPR) du Département de la justice à ceux qui s’en sont tenus aux pratiques décrites dans les «mémos de la torture», ce qui vaut d’ailleurs aussi pour ceux qui ont élaboré ces documents, véritables manuels de mauvais traitements, constituant, en réalité, le plus souvent de véritables actes de torture. L’avocat général ( Attorney General, ministre de la Justice dans le système américain) dispose ainsi d’un pouvoir discrétionnaire de poursuivre, ou non, les auteurs de ces actes. Une enquête préliminaire menée par le procureur John Durham à la demande de l’avocat général Eric Holder serait en cours et viserait à «examiner si des lois fédérales ont été violées pendant les interrogatoires de certains détenus dans des sites étrangers» (traduction non officielle). De toute façon, ceux qui ont rédigé les «mémos de la torture» ainsi que ceux qui ont exécuté «de bonne foi» les actes qui y sont décrits semblent être exclus de cette enquête 
			(40) 
			.
Voir le discours de l’avocat général Eric Holder: <a href='http://www.justice.gov/ag/speeches/2009/ag-speech-0908241.html'>www.justice.gov/ag/speeches/2009/ag-speech-0908241.html</a>. . M. Holder aurait effectivement accepté, fin juin 2011, la recommandation de M. Durham de conduire une enquête pénale complète, limitée cependant à deux cas de décès survenus pendant une détention sous contrôle américain (en Irak et en Afghanistan) 
			(41) 
			. Voir le communiqué
de presse de HRW du 11 juillet 2011 (lancement du rapport précité),
www.hrw.org, et l’article de Lichtblau et Schmitt au New York Times
du 30 juin 2011 («U.S. Widens Inquiries into 2 Jail Deaths»): 
			(41) 
			<a href='http://www.nytimes.com/2011/07/01/us/politics/01DETAIN.html'>www.nytimes.com/2011/07/01/us/politics/01DETAIN.html</a>. . Cette attitude semble parfaitement correspondre à l’esprit du fameux discours du Président Obama sur la sécurité nationale du 21 mai 2009 
			(42) 
			. Texte
intégral reproduit dans le New York Times du 21 mai 2009: 
			(42) 
			<a href='http://www.nytimes.com/2009/05/21/us/politics/21obama.text.html?pagewanted=print'>www.nytimes.com/2009/05/21/us/politics/21obama.text.html?pagewanted=print</a>. , qui préconisait de «regarder en avant» dans la lutte contre le terrorisme (selon le principe tristement célèbre, que l’on retrouve dans bien d’autres cas d’impunité, qui veut que «le passé est le passé!). Cette promesse d’impunité pour les auteurs et les instigateurs américains des violations commises dans l’exercice de leurs fonctions officielles est d’ailleurs l’un des rares engagements figurant dans ce discours que le Président Obama a tenus. Parmi les engagements non tenus figurent, par contre, la fermeture de la prison de Guantánamo et l’abolition des commissions militaires pour juger des ressortissants étrangers détenus en dehors du territoire des Etats-Unis accusés de terrorisme. Je partage le point de vue de Kenneth Roth, directeur exécutif de Human Rights Watch, qui estime que le Président Obama a effectivement traité la torture comme un choix politique malencontreux, et non comme un crime, et que sa décision de mettre fin aux méthodes d’interrogatoire abusives restera aléatoire, car facilement réversible, à moins que l’interdiction juridique de la torture soit clairement rétablie 
			(43) 
			. Voir
le communiqué de HRW du 11 juillet 2011, précité..

2.2. Des actions en dommages et intérêts des victimes d’actes illégaux

22. Khaled El-Masri, arrêté à Skopje et détenu et maltraité dans des prisons américaines en Afghanistan, a intenté une action en dommages et intérêts contre des agents de la CIA devant les tribunaux américains 
			(44) 
			.
El-Masri v. George Tenet et al., 437 F. Supp. 2d 530, 534 (E.D.VA.2006).. Sa plainte, soutenue par l’organisation non gouvernementale de défense des droits de l’homme américaine ACLU, a été rejetée à la suite de l’invocation, par l’Administration américaine – celui du Président Obama – de la doctrine du privilège du secret d’Etat 
			(45) 
			. U.S. Court of Appeals
for the Fourth Circuit (El-Masri v. United States et al., 479 F.3d
296, 301-302); la Cour suprême des Etats-Unis a refusé de revoir
l’affaire (El-Masri v. United States, 128 S.Ct. 373, 169 L. Ed.
2d 258 (2007).. Selon cette doctrine, qui remonte au temps de la guerre froide, les tribunaux américains ne peuvent pas traiter d’une affaire quand l’administration invoque le privilège du «secret d’Etat». Dans cette procédure, je suis intervenu comme amicus curiae devant la Cour suprême des Etats-Unis pour expliquer que l’odyssée de M. El-Masri ne peut nullement être considérée comme un «secret d’Etat», dès lors que tous les détails nécessaires pour soutenir la plainte en dommages et intérêts sont connus du public et figurent dans les rapports de l’Assemblée de 2006 et 2007. Malheureusement, la Cour suprême, à une courte majorité, n’a pas jugé bon d’intervenir.
23. L’ACLU a également soutenu la plainte de cinq autres victimes de renditions – Binyam Mohamed, Abou Elkassim Britel, Ahmed Agiza, Mohamed Farag Ahmad Bashmilah et Bisher al-Rawi – contre la société privée Jeppesen Dataplan Inc. L’implication de Jeppesen dans le transfert de détenus suspectés de terrorisme à des fins de torture a été établie publiquement par des preuves documentaires et des témoins oculaires, dont un ancien employé de Jeppesen à qui un haut responsable de la compagnie a aussi parlé des bénéfices financiers générés par ces «vols de la torture». La plainte a pourtant été rejetée le 13 février 2008 
			(46) 
			. Mohamed et al. v.
Jeppesen Dataplan, Inc., Civil Action No. 5:07-cv-02798-JW (United
States District Court for the Northern district of California),
30 mai 2007., une fois encore à la suite de l’invocation du privilège du secret d’Etat par le directeur de la CIA. L’ACLU a fait appel, initialement avec succès: une section de trois juges de la cour d’appel a annulé la décision de rejet de première instance et renvoyé l’affaire en vue de la poursuite de la procédure 
			(47) 
			. Mohamed et al. v.
Jeppesen Dataplan, Inc., 563 F.3d 992 (9th Circ. 2009).. La cour d’appel a noté que l’argument du gouvernement visant à rejeter l’affaire dans son ensemble dès le début n’avait «aucune limite logique» et revenait à demander que la justice se déclare incompétente pour toutes les actions décrétées secrètes par le gouvernement et renonce ainsi à tout contrôle judiciaire, ce qui correspondrait, en fait, à renoncer à fixer des limites juridiques aux activités de la CIA et de ses partenaires. La Cour rappelle que les prérogatives de l’exécutif, en matière de sécurité, ne sont pas les seules valeurs constitutionnelles en jeu. La Constitution envisage manifestement un rôle pour chacun des trois pouvoirs lorsque des libertés individuelles sont en jeu. Mais l’administration a interjeté appel devant une chambre plénière de 11 juges de la cour d’appel, et celle-ci a finalement accepté l’invocation du privilège du secret d’Etat à une très faible majorité (six voix contre cinq) 
			(48) 
			. Voir Charlie Savage, «Court
dismisses a case asserting torture by the CIA», New York Times,
8 septembre 2010 et l’éditorial «Torture is a crime, not a secret»
(New York Times du même jour).. Un appel de l’ACLU devant la Cour suprême des Etats-Unis a été rejeté le 16 mai 2011 
			(49) 
			. Voir le texte de
l’appel de l’ACLU: 
			(49) 
			<a href='http://www.aclu.org/national-security/mohamed-et-al-v-jeppesen-dataplan-inc-petition-certiorari'>www.aclu.org/national-security/mohamed-et-al-v-jeppesen-dataplan-inc-petition-certiorari</a>. . Je m’étais joint à un mémoire d’ amici curiae de professeurs et de représentants d’organisations des droits de l’homme en soutien de la requête 
			(50) 
			. Voir AS/Jur /Inf
(2011) 03, point 8.3: <a href='http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2010/20101108_infogenerale_F.pdf'>http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2010/20101108_infogenerale_F.pdf</a>,
et <a href='http://assembly.coe.int/committeedocs/2007/20070907_ElMasri.pdf'>http://assembly.coe.int/committeedocs/2007/20070907_ElMasri.pdf</a>. . Il convient ici de rendre hommage, une fois encore, à la société civile américaine, qui s’engage sans relâche pour que les Etats-Unis retrouvent leur position de leader en matière de défense des libertés civiles et des droits fondamentaux.
24. Maher Arar, Canadien d’origine syrienne, a été l’objet d’une rendition et livré par la CIA – celle-ci ayant pu compter sur la collaboration de la police canadienne – à la Syrie où il a été atrocement torturé. Il a obtenu que l’on fasse la lumière sur le rôle joué par les autorités canadiennes et a reçu une indemnisation financière pour l’épouvantable épreuve endurée 
			(51) 
			. Voir Doc. 11302, paragraphes
325-334. . Pour ce qui est du rôle assumé par les agents de l’administration américaine, Arar a introduit, avec l’aide du Center for Constitutional Rights, une action en dommages et intérêts contre l’ancien avocat général John Ashcroft et d’autres représentants de l’administration Bush 
			(52) 
			. Site du centre: <a href='http://ccrjustice.org/'>http://ccrjustice.org/</a>. . En février 2006, donnant suite à l’invocation par le Gouvernement américain du privilège du secret d’Etat, le tribunal a rejeté la plainte pour des raisons de sécurité nationale et de politique étrangère 
			(53) 
			. Voir Tim Harper,
«US ruling dismisses Arar lawsuit», Toronto Star du 17 février 2006.. La cour d’appel a confirmé le rejet 
			(54) 
			. Arar v. Ashcroft
et al., 06-4216-cv (U.S. Court of Appeals for the Second Circuit
2007).. La Cour suprême des Etats-Unis a refusé de revoir l’affaire 
			(55) 
			.
Voir Washington Post du 14 juin 2010 («High court rejects appeal
in rendition case»).. Il convient de rappeler qu’aucun grief n’a pu être porté contre M. Arar. Sa vie ainsi que celle de sa famille ont été bouleversées et il souffrira pour toujours des séquelles de cette terrible expérience. Une fois de plus, pourtant, les auteurs de cet acte criminel restent impunis et la victime n’a même pas reçu un dollar de dédommagement ni même des excuses de la part de l’administration d’un pays pourtant considéré hautement civilisé et très démocratique. Dans cette affaire précise, il est vrai, les autorités canadiennes ont finalement assumé leurs responsabilités. Mais c’est l’exception. Peut-on vraiment encore parler d’«Etat de droit»?
25. Les actions en dommages et intérêts intentées par des victimes de renditions sont donc finalement restées sans succès. La cause étant dans chaque cas l’invocation par le gouvernement du privilège du secret d’Etat. Les plaintes ont été rejetées dès le début car, selon le gouvernement, le procès ne pouvait pas se dérouler sans la divulgation de secrets mettant en péril la sécurité de l’Etat. A chaque fois, l’intérêt général de la sécurité de l’Etat est opposé à l’intérêt du particulier d’obtenir justice. Comme s’il n’existait pas un évident intérêt général à ce que chaque citoyen puisse obtenir justice et comme s’il n’était pas possible d’administrer la justice sans que les intérêts légitimes de l’Etat soient dûment protégés.
26. Une initiative législative visant à limiter le recours abusif du privilège du secret d’Etat ( Bill H.R. 984) a été récemment présentée; accueillie favorablement en commission, elle n’a pas encore pu faire l’objet d’une décision faute de temps 
			(56) 
			. Voir l’excellent
témoignage d’expert de Ben Wizner, juriste à l’American Civil Liberties
Union (ACLU), devant la sous-commission de la Constitution et des
droits et des libertés civiques de la Commission juridique du 4
juin 2009 (disponible sur le site web de l’ACLU).. L’administration du Président Obama n’a pas pris position sur cette initiative, mais le Département de la justice a adopté entretemps des directives d’autosurveillance qui, selon l’avis de l’ACLU, «ne changeront rien» à la situation actuelle.
27. Au Royaume-Uni, 16 personnes (dont Bisher al-Rawi, Jamil el-Banna et Binyam Mohamed) qui accusent les forces de sécurité britanniques d’avoir contribué à leur transfert à l’étranger à des fins de torture ont reçu des indemnisations financières importantes 
			(57) 
			. Voir BBC News du
16 novembre 2010.. Le gouvernement, qui refuse d’admettre que les autorités ont commis des fautes engageant leur responsabilité juridique, a indiqué qu’il voulait éviter ainsi la continuation des procédures judiciaires introduites par six anciens détenus de Guantánamo qui auraient pu durer encore au moins trois ans et coûter des millions de livres sterling. Solution pragmatique, certes, mais est-ce vraiment un acte de justice?
28. La genèse de ce «règlement à l’amiable» vaut la peine d’être retracée dans ses grandes lignes car elle peut aider à mieux cerner l’attitude – protectrice des droits des justiciables – de la justice britannique par rapport à la volonté du gouvernement de garder le secret sur ses actes et ses erreurs. En effet, Binyam Mohamed, soutenu par les ONG britanniques «Liberty» et «Justice», a demandé à la justice d’ordonner au gouvernement de mettre à sa disposition le descriptif en sept paragraphes des maltraitances qu’il a subies en détention américaine au Pakistan, pour aider à sa défense contre des charges de terrorisme aux Etats-Unis. A la suite d’une décision de la High Court en sa faveur, le gouvernement a émis un certificat d’«immunité pour cause d’intérêt public» ( «public interest immunity» – PII) basé sur le fait que la publication de ces informations, que les autorités britanniques ont reçues de leurs homologues américains, sans l’accord de ceux-ci, mettrait en péril la coopération et le partage d’informations avec les autorités américaines à l’avenir. Dans un premier temps, la Cour a refusé la requête de rendre publics ces sept paragraphes. Par la suite, elle a autorisé la publication du texte après l’élection du Président Obama, arguant qu’il n’y avait plus de raison suffisante pour craindre une réaction négative du Gouvernement américain à cette publication. Le Gouvernement britannique a fait appel, et la cour d’appel a décidé le 10 février 2010 que les sept paragraphes pouvaient être publiés. L’avocat du gouvernement, qui a reçu le projet de jugement de la cour d’appel, a fait une demande inhabituelle au président de la cour d’appel («Master of the Rolls»): supprimer un paragraphe du projet de jugement. Le 26 février, le Master of the Rolls a rejeté la demande du gouvernement et publié le paragraphe litigieux avec seulement quelques modifications mineures.
29. Dans des procédures séparées, Binyam Mohamed et d’autres anciens détenus de Guantánamo ont déposé des plaintes en dommages et intérêts contre le Gouvernement britannique à cause du rôle des services secrets britanniques dans la détention illégale et les maltraitances subies. Le gouvernement a demandé à la Cour d’adopter une «procédure fermée» (closed material procedure), dans laquelle les plaignants et leurs avocats seraient exclus de l’audition de l’affaire et qui aboutirait à un «jugement clos» qu’ils n’auraient pas le droit de voir. Le 18 novembre 2009, la High Court a accepté la demande du gouvernement. Mais le 4 mai 2010, la cour d’appel a jugé que «le droit des parties au procès de connaître les arguments contre elles et de savoir les raisons pour lesquelles elles ont perdu ou gagné est fondamental et fait partie intégrante de la notion d’un procès équitable». La Cour suprême britannique a confirmé le jugement de la cour d’appel dans l’affaire Al-Rawi le 13 juillet 2011 
			(58) 
			. Jugement
disponible au <a href='http://www.supremecourt.gov.uk/decided-cases/index.html'>www.supremecourt.gov.uk/decided-cases/index.html</a>;
l’ONG «Justice» salue ce jugement dans une déclaration publiée sur
son site: <a href='http://www.justice.org.uk/news/php/37/uk-supreme-court-rules-against-secret-evidence'>www.justice.org.uk/news/php/37/uk-supreme-court-rules-against-secret-evidence</a>-in-civil-claims. .
30. Les arguments des hauts juges britanniques 
			(59) 
			. Voir les extraits
publiés dans le communiqué de presse de l’APPG du 26 février 2010
et l’article de Richard Norton-Taylor, dans le Guardian du 10 février
2010 («Binyam Mohamed torture evidence must be revealed, judges
rule»). doivent interpeller tous ceux qui soutiennent, aussi en dehors du Royaume-Uni, la thèse selon laquelle la publication d’informations, dans le cadre de procédures judiciaires et autres, provenant d’un service secret allié, est néfaste car elle nuirait à la future coopération internationale. Les juges ont rappelé qu’entre pays alliés, unis dans la cause commune de la défense de l’Etat de droit contre la menace terroriste, tous les opérateurs doivent savoir qu’une cour de justice dans chacun des pays peut intervenir et ne pas accepter le principe – généralement admis par les agences de renseignement – qui veut que l’agence qui a donné l’information reste la seule instance habilitée à décider de son utilisation et de son contrôle; cela est d’autant plus vrai dans les cas où la publication d’une information ne peut en aucune façon nuire à la sécurité de l’Etat. La cour d’appel a précisé qu’elle ne s’oppose pas au principe même de la protection des secrets qui mettent en cause la sécurité de l’Etat, mais qu’il appartient à la justice d’évaluer les affirmations du gouvernement quant à la nécessité de tenir telle ou telle information secrète.
31. C’est aussi à la lumière de cette jurisprudence que le (nouveau) Gouvernement britannique, comme l’a annoncé le Premier ministre David Cameron le 6 juillet 2010, a préféré négocier un «règlement amiable» des affaires déjà pendantes devant les tribunaux, facilitant ainsi également la tenue d’une enquête indépendante extrajudiciaire visant à élucider une fois pour toutes l’implication des autorités britanniques dans les détentions illégales et les maltraitances commises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme 
			(60) 
			. Voir la déclaration
d’Andrew Tyrie, président de l’APPG, du 6 juillet 2010 (disponible,
en anglais, sur le site de l’APPG: <a href='http://www.extraordinaryrendition.org/'>www.extraordinaryrendition.org</a>. .

3. Les enquêtes parlementaires sur les activités présumées illégales des services secrets

32. En Allemagne, le Bundestag a mené ce qui est probablement l’enquête parlementaire la plus poussée et sérieuse concernant les allégations de détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus, entre 2006 et juin 2009. Mais comme j’ai pu le constater lors de ma propre audition devant cette commission d’enquête, les solidarités politiques ont largement pris le dessus sur la volonté de faire éclater la vérité. C’est donc surtout grâce à l’engagement des représentants des petits partis d’opposition, face à la «grande coalition» gouvernementale de l’époque entre les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates, que des demandes d’informations sensibles ont été exigées du gouvernement. La commission d’enquête a entendu de nombreux témoins, dont des anciens ministres et hauts responsables des services secrets, et des victimes, dont Khaled El-Masri et Murat Kurnaz. La commission, y compris les représentants de la majorité gouvernementale, a fini par être entièrement convaincue de la véracité des dépositions de Khaled El-Masri. Il est d’autant plus surprenant que les autorités de «l’ex-République yougoslave de Macédoine» persistent à nier ce qui est évident. La commission n’a pourtant pas pu établir si les plus hauts responsables politiques allemands étaient informés des activités en question 
			(61) 
			.
Rapport final (BT-Drucksache 16/13400, en allemand, 1430 pages): 
			(61) 
			<a href='http://dipbt.bundestag.de/dip21/btd/16/134/1613400.pdf'>http://dipbt.bundestag.de/dip21/btd/16/134/1613400.pdf</a>. . Ce n’est pas étonnant: le gouvernement s’est refusé à livrer d’importantes informations et a remis des documents en grande partie effacés au motif du «secret d’Etat». Les fonctionnaires appelés à déposer ont été soumis à une autorisation de témoigner très limitée. Cela a irrité nombre de parlementaires, qui ont ainsi saisi la Cour constitutionnelle fédérale pour faire valoir leurs droits d’information. La Cour constitutionnelle a largement donné raison aux plaignants – mais son jugement est arrivé trop tard, le 17 juin 2009, à un moment où le travail de la commission d’enquête venait de s’achever, et où le mandat du Bundestag touchait à sa fin. Le jugement 
			(62) 
			.
Texte (en allemand): <a href='http://www.bundesverfassungsgericht.de/entscheidungen/es20090617_2bve000307.html'>www.bundesverfassungsgericht.de/entscheidungen/es20090617_2bve000307.html</a>. a néanmoins une grande importance pour l’avenir, car il précise mieux le monopole d’information de l’exécutif dans les domaines touchant au secret d’Etat et à la sécurité nationale et élargit considérablement les droits d’information du parlement. Les considérations de la cour allemande méritent toute l’attention, non seulement en Allemagne mais également dans l’ensemble des Etats membres du Conseil de l’Europe.
33. La Cour constitutionnelle fédérale a souligné qu’il faut évaluer dans chaque cas l’intérêt du gouvernement à protéger son processus décisionnel interne par rapport au droit d’information du parlement, en tenant compte du principe de la séparation des pouvoirs; ce droit pèse particulièrement lourd quand il s’agit de découvrir d’éventuelles violations de la loi et autres abus comparables au sein du gouvernement 
			(63) 
			. Ibid., paragraphe
127.. Il faut que l’exécutif donne des raisons précises et circonstanciées et qu’il ne se limite pas à invoquer de manière générique le secret d’Etat pour justifier la rétention d’informations. En d’autres termes, il est nécessaire de disposer d’informations concrètes qui permettent une vérification quant à la pertinence et à la légitimité du secret invoqué, la Cour constitutionnelle étant la plus haute instance appelée à se prononcer à ce sujet. La plus haute cour allemande rappelle que la protection des intérêts de l’Etat, y compris de sa sécurité, est confiée par la loi fondamentale de manière égale et conjointe au gouvernement et au parlement. Le parlement et ses organes ne peuvent pas être considérés comme des tiers, envers lesquels des informations doivent être tenues secrètes pour protéger les intérêts de l’Etat. La Cour note que le parlement dispose de ses propres règles garantissant la protection des secrets d’Etat, et qu’un risque de «fuites» existe au sein de tous les organes de l’Etat 
			(64) 
			. Ibid.,
paragraphe 130.. Les informations relatives aux contacts avec des services secrets étrangers ne sont pas automatiquement à l’abri de demandes d’informations de la part du parlement. Il aurait fallu expliquer les raisons pour lesquelles la publication de ces informations pourrait nuire à la future coopération entre ces services. La Cour souligne que le seul fait que la publication de telles informations pourrait embarrasser le gouvernement ne constitue pas un danger pour les intérêts de l’Etat, mais une conséquence, voulue par la Constitution, de l’exercice du droit d’enquête parlementaire 
			(65) 
			. Ibid., paragraphe
154.. La Cour rappelle qu’une commission d’enquête exerce une fonction de contrôle qui, par sa nature, nécessite que des informations soient mises en lumière même contre le gré du gouvernement. L’objectif d’une commission d’enquête peut justement être la découverte d’abus et de violations de la loi, en vue de clarifier les responsabilités pour celles-ci et de prendre des mesures efficaces pour prévenir de telles violations à l’avenir. La Cour souligne qu’il ne doit pas y avoir d’«espaces exemptés de contrôle» quand ils s’agit d’enquêter sur des allégations de violations de la loi ou d’abus comparables 
			(66) 
			. Ibid., paragraphes
136 et 145.. Pour que la fonction de contrôle parlementaire – selon la Cour l’un des droits les plus anciens et importants du parlement – soit efficace, le gouvernement ne doit pas être en mesure de décider lui-même de la portée du mandat d’enquête ni de la portée du droit de la commission d’enquête d’exiger des preuves, sinon il prendrait lui-même le contrôle de ses contrôleurs 
			(67) 
			. Ibid., paragraphes
46, 53 et 105.. La Cour considère, en outre, que si la préparation de décisions gouvernementales et le processus décisionnel font généralement partie du «domaine central réservé de la responsabilité propre de l’exécutif» (Zentralbereich exekutiver Eigenverantwortung), cela n’est plus nécessairement le cas une fois la décision prise et l’affaire en question conclue. Certes, même dans une évaluation a posteriori, les conséquences qu’une information complète pourrait entraîner dans un cas futur analogue doivent êtres prises en compte.
34. Au Royaume-Uni, le All Party Parliamentary Group on Extraordinary Rendition (APPG), composé d’une soixantaine de députés ainsi que de membres de la Chambre des Lords, présidé par le député conservateur Andrew Tyrie, a travaillé inlassablement depuis 2005 pour essayer de faire la lumière quant à l’implication britannique dans le programme des transferts de détenus de la CIA 
			(68) 
			.
Voir le site web créé par l’APPG à <a href='http://www.extraordinaryrendition.org/'>www.extraordinaryrendition.org</a>. . C’est grâce au travail minutieux et admirable de ce groupe informel de parlementaires de tous les partis (avec la collaboration de témoins et experts, notamment des juristes de l’ONG britannique Reprieve) que les cas de Bisher al-Rawi, Jamil el-Banna et Binyam Mohamed ont pu être reconstitués dans le détail. L’APPG s’est aussi engagé dans une action tendant à exiger des informations au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, en se fondant sur les lois relatives à la liberté d’information (Freedom of Information Act – FOIA) qui existent dans les deux pays. Le 18 avril 2011, le «Tribunal d’information» institué par le FOIA britannique a pris une position remarquable en s’inspirant de l’esprit d’ouverture dont ont fait preuve les tribunaux britanniques, comme nous l’avons déjà vu, dans le cadre de procédures civiles: il a invalidé le refus du ministère de la Défense de remettre à l’APPG des informations relatives à des accords concernant le traitement de détenus. L’argument du tribunal est pertinent: «comme la protection des droits fondamentaux est connue pour être une valeur fondamentale du Gouvernement du Royaume-Uni, il est difficile de voir comment un gouvernement responsable avec lequel nous avons des relations amicales peut être offensé par la publication des termes d’un accord ou d’un arrangement pratique similaire visant à assurer le respect de la loi» 
			(69) 
			. Traduction fournie
par nos soins; voir aussi la déclaration d’Andrew Tyrie, président
de l’APPG, du 18 avril 2011 (en anglais, disponible sur le site
de l’APPG <a href='http://www.extraordinaryrendition.org/'>www.extraordinaryrendition.org</a> avec
davantage de détails sur les demandes d’information de l’APPG suivant
le FOIA). . A noter que les FOIA qui existent dans divers pays peuvent être des instruments très utiles non seulement pour les enquêteurs parlementaires, mais aussi pour les acteurs de la société civile (c’est le cas notamment au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et en Pologne).
35. L’Intelligence and Security Committee (ISC) (la Commission du renseignement et de la sécurité) a également mené deux enquêtes, l’une sur l’implication britannique dans le questionnement de détenus en Afghanistan, à Guantánamo et en Irak, et l’autre, plus spécifique, sur la connaissance des autorités britanniques et leur éventuelle collusion dans le programme américain de renditions. Les enquêtes ont abouti à la publication d’informations critiques concernant notamment les cas de Binyam Mohamed et de Jamil el-Banna et Bisher al-Rawi 
			(70) 
			.
Voir notamment le rapport sur les renditions publié en juillet 2007,
disponible (en anglais), 
			(70) 
			<a href='http://www.cabinetoffice.gov.uk/sites/default/files/resources/20070725_isc_final.pdf'>www.cabinetoffice.gov.uk/sites/default/files/resources/20070725_isc_final.pdf</a>. . Mais il s’est avéré que les autorités exécutives ont retenu vis-à-vis de l’ISC de nombreux documents (42) qui ont par la suite été rendu publics dans le cadre de procédures judiciaires (voir ci-dessous). La lettre du 8 février 2010 de Jonathan Sumption, conseiller juridique du gouvernement dans l’affaire Binyam Mohamed 
			(71) 
			. Reproduite sur le
site de l’APPG ( <a href='http://www.extraordinaryrendition.org/'>www.extraordinaryrendition.org</a>)
dans le cadre du communiqué de presse du 26 février 2010. , met en lumière les tensions entre les services concernés et l'ISC. D’après cette lettre, le paragraphe que M. Sumption souhaitait voir supprimé du projet de jugement incluait des observations selon lesquelles «les agents du Service ont délibérément induit en erreur l'ISC sur ce point» et que «ceci reflète une culture de réticence et d’étouffement dans ses relations envers la Commission, le ministre des Affaires étrangères et indirectement la Cour» (traduction non officielle). La faiblesse du mécanisme parlementaire de contrôle des services secrets britanniques a été mis en exergue par le professeur Leigh lors de l’audition devant la commission des questions juridiques et des droits de l’homme le 17 septembre 2010. Des réformes visant à renforcer l'ISC ont été recommandées dès juillet 2007 dans le Green Paper sur la gouvernance du Royaume-Uni. Cependant, contrairement aux autres commissions permanentes, les membres de l'ISC ne sont pas élus par le parlement, mais nommés par le Premier ministre, après consultation avec le chef de l’opposition; une procédure toujours en vigueur, qui a aussi été critiquée par des participants britanniques lors de l’audition 
			(72) 
			.
Pour plus de détails, voir l’extrait du premier rapport de la commission
sur la réforme du parlement («Reform of the House of Commons Select
Committee») du 12 novembre 2009, reproduit dans le communiqué de
presse de l'APPG du 26 février 2010, précité..
36. Les préparatifs de l’enquête spéciale annoncée en juillet 2010 sous l’égide du juge Sir Peter Gibson («Detainee inquiry») sont entrés dans une phase décisive. Neuf ONG britanniques 
			(73) 
			.
Amnesty International, The Aire Centre, British Irish Rights Watch,
Cageprisoners, Justice, Liberty, Medical Foundation for the Care
of Victims of Torture, Redress et Reprieve. se sont adressées à Sir Peter Gibson en février 2011 pour rappeler les exigences qu’une enquête doit remplir pour donner satisfaction à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, tel qu’il a été interprété par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Aux fins de ce rapport, les points les plus importants soulevés dans cette lettre 
			(74) 
			. <a href='http://www.cageprisoners.com/our-work/reports/item/1187-joint-ngo-letter-to-gibson-detainee-inquiry'>www.cageprisoners.com/our-work/reports/item/1187-joint-ngo-letter-to-gibson-detainee-inquiry</a>. sont: l’obligation de fournir aux victimes des voies de recours effectives, leur permettant de connaître la vérité et d’obtenir la reconnaissance de leurs souffrances, l’établissement de garanties de non-répétition et une compensation adéquate 
			(75) 
			.
A ce sujet, est à noter le compromis trouvé en juillet 2010 pour
résoudre les litiges pendants (voir paragraphe 27 ci-dessus).; en outre, la nécessité de disposer d’un mécanisme indépendant pour décider de la publication ou non d’informations recueillies lors de l’enquête – étant entendu que les enquêteurs auront le droit de prendre connaissance de tous les éléments d’information; et finalement le pouvoir des enquêteurs d’obliger, le cas échéant, les agences concernées à coopérer avec eux en donnant accès aux documents et témoignages nécessaires à l’accomplissement de leur tâche. A ce sujet, en effet, l’annonce faite par le Premier ministre, selon laquelle le secrétaire du cabinet et les chefs des services de renseignement ont donné l’instruction à tous les agents de coopérer pleinement à l’enquête, a été jugée insuffisante pour assurer la production de documents et la présence de témoins dans tous les cas. Les réponses initiales du Gouvernement britannique n’ont pas convaincu les ONG, celles-ci craignant que l’enquête ne se déroule pas d’une manière conforme au respect des droits de l’homme. Le 6 juillet 2011, le mandat et les procédures à suivre pour l’enquête ont été publiés 
			(76) 
			. Disponible en anglais: <a href='http://www.detaineeinquiry.org.uk/2011/07/news-release-terms-of-reference-and-protocol-published/'>www.detaineeinquiry.org.uk/2011/07/news-release-terms-of-reference-and-protocol-published/</a>. , ainsi qu’une réponse du gouvernement aux points soulevés par les ONG. Les ONG concernées ne semblent pas être satisfaites. Les critiques concernent notamment le fait qu’il n’y aura ni un mécanisme indépendant du gouvernement pour décider de la publication d’informations, ni une véritable participation d’anciens et actuels détenus, ou d’autres parties intéressées 
			(77) 
			.
Andrew Tyrie, président de l'APPG sur les «renditions», a également
critiqué le mandat et les méthodes de travail annoncés par Sir Peter
Gibson, notamment le fait que celui-ci n’aurait pas l’intention
de demander des informations aux organismes étrangers, y compris
américains (communiqué de presse du 6 juillet 2011, disponible sur
le site de l'APPG).. Dans ces conditions, les anciens détenus et les ONG refuseraient de prendre part à cette enquête 
			(78) 
			. Une
lettre à cet effet devait être adressée à Sir Gibson et au gouvernement
courant août..
37. En Lituanie, le Seimas a finalement entrepris une enquête sérieuse, non sans hésitations initiales. En effet, quand ABC News a déclenché un tollé en citant des sources anonymes liées à la CIA qui affirmaient que la Lituanie avait mis à disposition un site à l’extérieur de Vilnius où des «détenus de haute valeur» étaient emprisonnés jusqu’à la fin de 2005, le président de la commission parlementaire de la sécurité nationale et de la défense, M. Arvydas Anusauskas, a initié une enquête préliminaire. La conclusion assez rapide, présentée lors d’une réunion jointe de cette commission avec la commission des relations extérieures, a été qu’il n’y avait pas assez d’indications pour justifier l’ouverture d’une enquête parlementaire formelle 
			(79) 
			. Voir l’article de
l'Associated Press du 27 octobre 2009, «Lithuanian Lawmaker: No
Evidence CIA Planes Landed».. A l’occasion de la visite du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg, en octobre 2009, le Commissaire et la Présidente de la Lituanie, Mme Grybauskaite, ont toutefois fait publiquement état de leur scepticisme au sujet de l’enquête préliminaire. Le 5 novembre 2009, le Parlement lituanien a fini par charger la commission de la sécurité nationale et de la défense d’entreprendre une enquête parlementaire complète; celle-ci a livré ses résultats dès le 22 décembre de la même année. Malgré le peu de temps à disposition, les conclusions étaient assez substantielles: des agents lituaniens ont participé au programme américain de transfert de détenus et de prisons secrètes; au moins six atterrissages d’avions utilisés dans le cadre de ce programme ont pu être retracés. La CIA a demandé au service secret lituanien (SSD) une assistance dans la préparation de lieux de détention pour des personnes suspectées d’activités liées au terrorisme, et deux lieux auraient effectivement été préparés à cette fin: le premier n’aurait jamais été utilisé et en ce qui concerne le second (à Antaviliai, dans la banlieue de Vilnius), l’enquête n’a pas pu établir si des personnes y avaient été effectivement détenues; il aurait toutefois été établi que des agents de la CIA avaient eu la possibilité, pendant certaines périodes, d’utiliser cette infrastructure librement, sans le moindre contrôle de la part du SSD. L’enquête n’a pas non plus pu établir si les plus hauts responsables de l’Etat étaient informés de cette coopération. L’enquête a provoqué des démissions en série, y compris celle du chef du SSD, Povilas Malakauskas, et du ministre des Affaires étrangères, Vygaudas Usackas. La recommandation principale du rapport parlementaire a été l’ouverture de l’enquête judiciaire mentionnée ci-dessus, qui se heurte actuellement à l’absence totale de coopération des autorités américaines.
38. Pendant l’enquête parlementaire, des membres de la commission ont pu visiter les deux sites en question, mais les autorités n’ont pas permis l’accès à des représentants de médias et de la société civile.
39. Cependant, le CPT a pu se rendre sur les deux sites pendant une visite en Lituanie entre le 14 et 18 juin 2010. Le rapport de visite a été publié, avec l’accord des autorités lituaniennes, le 19 mai 2011 
			(80) 
			.
Voir CPT/Inf (2011) 17, disponible uniquement en anglais à <a href='http://www.cpt.coe.int/documents/ltu/2011-17-inf-eng.pdf'>www.cpt.coe.int/documents/ltu/2011-17-inf-eng.pdf</a>, paragraphes
64-74. . Le CPT y conclut que «les locaux ne contenaient rien qui aurait pu suggérer l’existence d’un lieu de détention; toutefois, les deux localités auraient pu être adaptées à des fins de détention avec relativement peu d’effort» 
			(81) 
			. Ibid., paragraphe
68 (traduction non officielle)..
40. En Pologne, la Commission chargée de la surveillance des services de renseignement 
			(82) 
			.
Komisja do Spraw Sluzb Specjalnych., qui travaille en règle générale à huis clos et dans ces cas sans procès-verbaux, a tenu une réunion d’une journée le 21 décembre 2005, pour examiner les allégations de prisons secrètes de la CIA en Pologne. La seule indication publique donnée par la commission a été qu’il n’y a pas eu de prisons de la CIA en Pologne.
41. En Roumanie, le parlement n'a également procédé qu'à une enquête superficielle, que nous avons déjà présentée de manière critique dans notre rapport de 2007. Depuis, il n’y a, malheureusement, rien à ajouter.
42. Le Parlement de «l’ex-République yougoslave de Macédoine» n’a entrepris aucune enquête. Des initiatives individuelles de parlementaires, comme Silvana Boneva et Slobodan Casule, n’ont pas abouti à la création d’une commission d’enquête spéciale sur l’affaire El-Masri. La présidente de la commission des affaires européenne, Mme Carolina Ristova Aseterud, aurait préféré coopérer avec la Commission spéciale du Parlement européen (TDIP) au lieu de démarrer une enquête propre. Cette coopération n’a toutefois pas donné de résultats.
43. Le 14 novembre 2007, le Conseil fédéral suisse – le gouvernement – a fait saisir des milliers de documents auprès du Ministère public de la Confédération (MPC) et les a fait détruire. C’est décidément le monde à l’envers, l’exécutif qui perquisitionne et saisit des moyens de preuve auprès d’une autorité judiciaire en pleine procédure pénale! En effet, ces actes se réfèrent à une procédure pénale en cours auprès du MPC contre la famille Tinner, le père et deux fils, tous ingénieurs, suspectés de trafic de matériaux nucléaires. Les Tinner sont apparemment actifs depuis de très nombreuses années dans ce domaine. Ils ont successivement eu des contacts étroits avec le fameux savant Abdul Qaader Kahn, le père du programme nucléaire pakistanais et soupçonné d’être un des acteurs principaux du trafic illicite de plans et de matériel nucléaire, ainsi qu’avec des services secrets de différents pays. Les Tinner auraient en particulier travaillé pour la CIA. L’intervention du Gouvernement suisse a fait suite aux pressions des autorités américaines, qui lui avaient demandé de leur remettre les informations et les documents sensibles recueillis dans le cadre de l’enquête judiciaire «afin que celles-ci puissent les placer sous bonne garde» 
			(83) 
			.
Au sujet de cette affaire, voir le rapport de la Délégation des
Commissions de gestion des Chambres fédérales du 19 janvier 2009
( <a href='http://www.parlament.ch/f/dokumentation/berichte/berichte-delegationen/berichte-der-geschaeftspruefungsdelegation/Documents/bericht-gpdel-fall-tinner-2009-01-19-f.pdf'>www.parlament.ch/f/dokumentation/berichte/berichte-delegationen/berichte-der-geschaeftspruefungs delegation/Documents/bericht-gpdel-fall-tinner-2009-01-19-f.pdf</a>). (ce qui sous-entendait que les autorités suisses n’étaient pas à même de le faire…). D’ailleurs, avant même la saisie des documents et leur destruction, le Gouvernement suisse avait refusé de donner suite à une requête du MPC (autorisation de l’exécutif nécessaire dans ces cas) d’étendre également la procédure aux infractions éventuelles aux articles 271 (Actes exécutés sans droit pour un Etat étranger) et 301 (Espionnage militaire au préjudice d’un Etat étranger) du Code pénal. Cela, bien évidemment, aurait aussi directement impliqué dans l’enquête des agents suisses et de services étrangers, notamment de la CIA, qui ont agi (pendant de nombreuses années) sur le territoire suisse.
44. Pour justifier une intervention aussi massive, et sans précédent dans l’histoire judiciaire suisse, dans une procédure judiciaire en cours afin de éliminer des moyens de preuve, le Gouvernement suisse a invoqué le droit d’exception, se référant à des normes constitutionnelles conçues en réalité pour des situations de guerre 
			(84) 
			. Il s’agit de l’article
184, alinéa 3 (Sauvegarde des intérêts du pays), et de l’article
185, alinéa 3 (Sécurité extérieure et sécurité intérieure).. Le gouvernement s’est basé sur un avis de droit établi par ses propres services. Cette intervention gouvernementale constitue, en fait, un sabotage de la procédure pénale, des éléments décisifs de preuve ayant été supprimés. Cela empêche également, et surtout, de faire la lumière sur les activités des services de renseignement suisses et étrangers aux cours de ces vingt dernières années dans le domaine de la prolifération nucléaire. Sans vouloir nier la délicatesse de cette affaire et le danger réel constitué par les documents détruits (qui auraient pu, à la limite, permettre la fabrication de bombes atomiques), il faut néanmoins s’interroger sur les modalités d’intervention du gouvernement, qui a violé le principe de la séparation des pouvoirs d’une façon que nous osons qualifier de spectaculaire. Une solution d’entente avec les autorités judiciaires, notamment avec le Tribunal fédéral, n’aurait-elle vraiment pas pu être envisagée? En tout cas, nous pensons que pour l’avenir il faudrait prévoir d’autres procédures. L’exécutif a-t-il vraiment le monopole de la sagesse? De telles décisions ne devraient-elles pas, dans un Etat de droit, être prises conjointement avec les autres pouvoirs qui, eux aussi, ont le souci du bien-être du pays? Nous ne pouvons pas cacher notre déception face à la réaction insuffisante de la classe politique suisse à la suite de cette affaire décidément inquiétante.

4. Conclusions 

4.1. Evaluation de la situation et des efforts en cours

45. Des cas que nous avons examinés se dégage un tableau assez insatisfaisant et, sous bien des aspects, clairement inacceptable dans un système démocratique et de primauté du droit. De nombreux gouvernements européens semblent avoir accepté la doctrine de la précédente administration américaine: le terrorisme est un phénomène qui n’est pas appréhendable par les organes de la justice et, dans la mesure où l’on prétend être en guerre, les Conventions de Genève ne sont pas ou que très partiellement applicables. Pire: la sécurité doit l’emporter sur la liberté, comme si ces deux notions étaient inconciliables. Il est manifeste que ces dernières années, également du fait de la dramatisation de la «guerre contre le terrorisme», l’équilibre entre les pouvoirs de l’Etat s’est modifié en faveur de l’exécutif aux dépens du parlement et du pouvoir judiciaire. Les parlements ne sont pas sans responsabilités dans cette situation. De nombreux parlementaires semblent trop souvent donner la priorité à la solidarité gouvernementale et partisane, plutôt qu’à leur devoir d’assumer leur responsabilité de contrôle critique. La démocratie, nous le savons, se fonde sur des équilibres complexes et délicats qu’il convient de protéger avec soin. Je pense qu’il appartient justement aux parlementaires de cette Assemblée d’être particulièrement vigilants à cet aspect et d’être en première ligne pour défendre le principe fondamental de la séparation des pouvoirs et des «freins et contrepoids». L’invocation systématique et arbitraire du privilège du secret d’Etat, notamment pour assurer l’impunité des agents du gouvernement, constitue une dérive dangereuse face à laquelle il appartient en tout premier lieu aux parlementaires de réagir.
46. Il faut cependant admettre que des signes positifs se sont manifestés, notamment de la part du pouvoir judiciaire. Nous avons cité les exemples du Royaume-Uni et de l’Allemagne 
			(85) 
			. Selon les informations
fournies par la Fédération Helsinki polonaise, la justice polonaise
commence également à développer sa jurisprudence en matière de contrôle
judiciaire des différents niveaux de classification d’informations prévus
par la loi polonaise, encore récente, sur la protection des informations
classées (Ustawa o ochronie informacji niejawnych, 5 août 2010,
journal officiel no 182, sec. 1228). C’est surtout le jugement de
la Cour suprême administrative du 14 septembre 2010 (no I OSK 1047/10)
permettant à la justice de vérifier si une information a été classifiée
en accord avec la loi en cas de refus de l’administration de donner
accès à une telle information. Le contrôle judiciaire n’est pas prévu
expressément par la loi précitée, mais il semblerait être en cours
d’élaboration par la justice elle-même.. L’attitude en même temps critique et responsable des hautes cours dans ces pays par rapport au secret d’Etat en tant qu’obstacle au contrôle judiciaire et parlementaire de l’exécutif nous permet de dégager des propositions qui sont valables au-delà de ces deux pays.
47. Au niveau (inter-)parlementaire, la «Déclaration de Bruxelles», adoptée le 1er octobre 2010 lors de la 6e Conférence des commissions parlementaires de contrôle des services de renseignement et de sécurité des Etats membres de l’Union européenne 
			(86) 
			. La Déclaration, le
programme de la conférence et les contributions des intervenants
sont disponibles au 
			(86) 
			<a href='http://www.parlement-eu2010.be/en/evenement30sep-1okt2010E.html'>www.parlement-eu2010.be/en/evenement30sep-1okt2010E.html</a>;
voir notamment l’excellente présentation du professeur Ian Leigh
(l’un des contributeurs à l’audition de notre commission en septembre
2011 à Tbilissi). , a le mérite de reconnaître dans des termes très clairs la nécessité d’une coopération internationale des organismes de surveillance des services secrets. La proposition principale (au point b de la Déclaration de Bruxelles), consistant à créer un réseau européen des agences de surveillance des services de renseignement, était un point de l’ordre du jour lors de la Conférence des présidents des parlements de l’Union européenne à Bruxelles des 4 et 5 avril 2011. Le président du Sénat belge, M. Danny Pieters, a présenté un projet de base de données pour l’échange d’informations entre les commissions parlementaires compétentes dans le cadre de la création d’un «réseau d’expertise européen relatif au contrôle parlementaire des services de sécurité et de renseignements» 
			(87) 
			.
Voir les conclusions de la présidence: <a href='http://www.europarl.europa.eu/webnp/webdav/site/myjahiasite/users/emartinezdealosmoner/public/Conclusions de la Pr%C3%A9sidence belge FR - FINAL VERSION (3).docx'>www.europarl.europa.eu/webnp/webdav/site/myjahiasite/users/emartinezdealosmoner/public/Conclusions%20de%20la%20Pr%C3%A9sidence%20belge%20FR%20-%20FINAL%20VERSION%20(3).docx</a> . . Ces premières tentatives de renforcer la coopération entre commissions parlementaires de contrôle des services secrets doivent être saluées. A mon avis, ces efforts doivent être poursuivis et intensifiés. Notamment les limitations prévues au point c de la Déclaration de Bruxelles ne devraient pas assumer un caractère définitif – je pense particulièrement à la clause selon laquelle cette initiative ne devrait pas servir d’instrument pour lancer des enquêtes conjointes ou pour échanger des informations opérationnelles ou classifiées. Ces limitations montrent la réticence qui existe encore à ce niveau, même entre parlementaires de pays aussi proches que ceux appartenant à l’Union européenne. Le contraste est saisissant si l’on pense à la facilité avec laquelle les services secrets européens coopèrent, même avec leurs homologues de pays beaucoup moins regardants en matière de démocratie et de respect des droits de l’homme. Cela met en exergue le travail qu’il reste à accomplir. Il faut espérer que le futur réseau d’information européen soit étendu à tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, tous soumis aux mêmes exigences de la Convention européenne des droits de l’homme.
48. Cependant, pour être en droit et en mesure d’accéder à un tel réseau, tous les Etats membres du Conseil de l’Europe qui ne disposent pas encore d’une commission parlementaire de contrôle des services secrets doivent d’abord mettre en place un tel instrument au niveau national. A cet effet, il est important de rappeler le catalogue des «bonnes pratiques» au sujet du cadre juridique et institutionnel, ainsi que des mesures que les agences de renseignements sont tenues de suivre pour assurer le respect des droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme, y compris leur supervision, établi à la demande du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies par Martin Scheinin, Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l‘homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste. Cette compilation comporte également des mesures destinées à établir un contrôle de l’activité de ces mêmes agences 
			(88) 
			.
Document A/HRC/14/46 du 17 mai 2010, 14e session du Conseil des
droits de l’homme: «Report of the Special Rapporteur on the promotion
and protection of human rights and fundamental freedoms while countering
terrorisme, Martin Scheinin: Compilation of good practices on legal
and institutional frameworks and measures that ensure respect for human
rights by intelligence agencies while countering terrorism, including
their oversight» (disponible en anglais: <a href='http://www2.ohchr.org/english/bodies/hrcouncil/docs/14session/A.HRC.14.46.pdf'>www2.ohchr.org/english/bodies/hrcouncil/docs/14session/A.HRC.14.46.pdf</a>). . Les 35 «bonnes pratiques» présentées par le rapporteur spécial couvrent notamment les questions du mandat des services secrets et ses limites, des mesures de protection des droits de l’homme, de la responsabilité de l’Etat pour l’action des services secrets et de la responsabilité individuelle de ses agents; quant aux mécanismes de surveillance des agences, les mesures proposées traitent de leur base juridique, des pouvoirs d’investigation des organismes de surveillance, et surtout du contrôle des activités de coopération internationale.
49. S’agissant des modalités de contrôle des services secrets, la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a également apporté une contribution importante 
			(89) 
			. Commission de Venise,
Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité (CDL-AD(2007)016),
adopté par la Commission de Venise lors de sa 71e réunion plénière
(Venise, 1-2 juin 2007), sur la base des observations de Ian Cameron
(membre suppléant, Suède), Olivier Dutheillet de Lamothe (membre
suppléant, France), Jan Helgesen (membre, Norvège), Ian Leigh (expert,
Royaume-Uni), Franz Matscher (expert, Autriche) et Valery Zorkin
(membre, Fédération de Russie) (disponible sur le site web de la
Commission de Venise, <a href='http://www.venice.coe.int/'>www.venice.coe.int</a>). . La Commission de Venise a déjà mis en exergue la nécessité de mieux contrôler les services de sécurité pour éviter que ceux-ci ne développent une mentalité «d’Etat dans l’Etat». Elle relève, à juste titre, qu’un contrôle gouvernemental adéquat, basé sur un contrôle interne et une documentation correcte des directives politiques («traçabilité écrite»), constitue l’une des conditions préalables essentielles à toute surveillance parlementaire efficace; elle attire également l’attention sur le fait que les échanges internationaux de renseignements peuvent facilement échapper aux mécanismes de contrôle nationaux existants. Un point important soulevé par la Commission de Venise se réfère aussi à l’exigence de la Convention européenne des droits de l'homme selon laquelle les fonctions de contrôle doivent être séparées des instances de recours dont doivent disposer les personnes qui prétendent avoir subi un dommage à la suite des activités des services secrets. Pour que le contrôle juridictionnel soit efficace, les juges doivent être indépendants et disposer de l’expertise requise. Des mesures doivent également être prises pour éviter que les magistrats finissent par trop s’identifier aux agents secrets et à leur culture. Pour cette raison, la Commission de Venise recommande de ne pas confier ce rôle aux mêmes juges pendant trop longtemps 
			(90) 
			. Ibid., paragraphes
30 et 213..
50. On ne saurait oublier le rôle fondamental qu’ont joué et continuent de jouer les donneurs d’alerte («whistleblowers»); leur importance est, en fait, proportionnelle à la portée que l’on donne au secret. Il n’est pas déplacé d’affirmer qu’aujourd’hui encore – et dans certains cas plus encore que par le passé – nous sommes en présence d’un véritable culte du secret; le secret comme instrument de pouvoir, comme nous le rappelle Hannah Arendt en exergue de ce rapport. Il est dès lors justifié de dire que les donneurs d’alerte jouent un rôle primordial dans une société démocratique et qu’ils contribuent ainsi à compenser le déficit existant de transparence. Nous l’avons déjà rappelé: les rapports de l’Assemblée de 2006 et de 2007, et plus récemment les avancées concernant les «sites noirs» en Lituanie, sont dus dans une large mesure à des fonctionnaires honnêtes qui, pour des raisons éthiques et en prenant d’importants risques, ne pouvaient et ne voulaient plus participer à des activités illégales ou les couvrir en gardant le silence. Dans ce contexte, nous devrions aussi nous souvenir de Bradley Manning, le jeune soldat américain accusé d’avoir mis à la disposition de Wikileaks un grand nombre de documents confidentiels. De hauts responsables américains, ainsi que de nombreuses voix de l’opinion publique internationale, se sont indignés des traitements inhumains et dégradants dont M. Manning aurait été victime 
			(91) 
			.
Voir notamment P. J. Crowley, porte-parole du Département d’Etat
américain qui a démissionné après avoir critiqué le traitement de
M. Manning (voir P. J. Crowley, Ridiculous, counterproductive and
stupid: 
			(91) 
			<a href='http://www.economist.com/blogs/democracyinamerica/2011/03/pj_crowley?page=2'>www.economist.com/blogs/democracyinamerica/2011/03/pj_crowley?page=2</a>;);
par contre, le Président Obama se serait dit satisfait des conditions
de détention de M. Manning (voir Scott Shane, «Obama defends jail
conditions for soldier accused in wikileaks case», New York Times
du 11 mars 2011). . Il appartiendra à la justice de trancher. On ne peut toutefois pas ignorer que, selon les accusations retenues contre lui, on a pu, grâce à ces révélations, avoir connaissance d’une attaque d’hélicoptère en Irak ayant fait des victimes civiles apparemment sciemment prises pour cible par l’équipage 
			(92) 
			. Voir Chris McGreal,
«Wikileaks reveals video showing US air crew shooting down Iraqi
civilians, Footage of July 2007 attack made public as Pentagon identifies
website as threat to national security», The Guardian du 5 avril
2010 ( <a href='http://www.guardian.co.uk/world/2010/apr/05/wikileaks-us-army-iraq-attack'>www.guardian.co.uk/world/2010/apr/05/wikileaks-us-army-iraq-attack</a>). ; l’enregistrement vidéo laisse penser à une action criminelle délibérée, méritant au moins une enquête qui, sans cette indiscrétion, n’aurait jamais été invoquée. C’est là un exemple classique de secret illégitime 
			(93) 
			. Voir ci-dessous,
paragraphe 51 (point 3).. En outre, la publication de nombreux câbles diplomatiques nous a permis d’apprendre des détails significatifs au sujet d’importants événements qui se sont passés récemment et qui revêtent un caractère évident d’intérêt général. On ne peut pas non plus oublier que ces publications ont apporté de nombreuses confirmations au sujet des constats contenus dans les rapports de 2006 et 2007 de l’Assemblée concernant les vols et les prisons secrètes de la CIA 
			(94) 
			. Voir, par exemple,
Mark Tran, «WikiLeaks cables: Turkey let US use airbase for rendition
flights Turkey allowed», The Guardian du 17 janvier 2011,; supra
note 34 concernant l’Espagne; Gerard Cunningham: «Wikileaks: Ahern “convinced”
renditions used Shannon», dans «newswhip» du 18 décembre 2010.. Ceux qui alors exigeaient «des preuves, des preuves!» ont été en tout cas servis.
51. Avant de développer quelques propositions concrètes, il convient de résumer quelques principes de base.

4.2. Principes de base pour le contrôle judiciaire et parlementaire des services secrets

1. Il ne doit pas y avoir d’«espace soustrait à tout contrôle», comme l’affirme la Cour constitutionnelle allemande d’une façon très convaincante. La justice pénale et civile et les commissions parlementaires de surveillance doivent donc avoir la possibilité d’enquêter sur des allégations sérieuses de crimes et de violations des droits de l’homme sans en être empêchées par l’invocation unilatérale et apodictique du secret d’Etat ou de la sécurité nationale pour bloquer l’accès à des informations pertinentes.

2. Les trois pouvoirs de l’Etat – exécutif, judiciaire et législatif – sont, comme l’a aussi relevé la Cour constitutionnelle allemande, chargés de manière conjointe et égale de la protection des intérêts et de la sécurité de l’Etat. Il n’y a pas lieu d’accorder aux institutions parlementaires et judiciaires et aux personnes qui y exercent des responsabilités une moindre confiance qu’aux institutions exécutives et à leurs agents. Les trois pouvoirs peuvent et doivent s’organiser pour éviter la divulgation de secrets mettant en péril la sécurité de l’Etat.

3. Les violations de la loi et les abus comparables commis par des agents de l'Etat ne sont pas, de par leur nature, des secrets légitimes. Il en va de même pour les informations relatives à la responsabilité individuelle ou politique concernant de tels actes. Même en l’absence d’une norme législative spécifique, les tribunaux ont le droit, et je dirais même le devoir, de recourir à la voie de l’interprétation pour ne pas considérer de tels faits comme des secrets dignes de protection. Dans un Etat de droit démocratique, les mécanismes de contrôle judiciaires et parlementaires ont justement pour vocation de tenir les auteurs de tels actes comme responsables devant le peuple.

4. Pour éviter que des secrets légitimes soient rendus publics parce qu’ils sont inextricablement liés à des secrets illégitimes, les tribunaux et commissions d’enquête parlementaires doivent prévoir des procédures adéquates permettant de protéger aussi bien les secrets légitimes que de poursuivre les auteurs d’actes criminels et d’offrir des voies de recours effectives aux victimes.

5. Ces principes s’appliquent aussi, et tout particulièrement dans le domaine de la coopération internationale, à la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. Il est inacceptable que des actes de coopération – et, le cas échéant, de collusion – entre les services secrets de différents pays soient soustraits au contrôle habituel auquel les services sont soumis dans leurs pays respectifs, du fait que chacun des services invoque un danger pour toute la future coopération. La collaboration accrue entre les services secrets – qui est une bonne chose en soi, étant donné le caractère international du terrorisme et du crime organisé notamment – doit aller de pair avec une coopération équivalente et une confiance mutuelle entre les organes de contrôle. Les juges britanniques cités plus haut ont présenté un argument convaincant lorsqu’ils ont posé des conditions au «principe de contrôle» selon lequel le service qui a le premier trouvé un élément d’information en a le contrôle. Lorsque des services de pays partenaires travaillent ensemble à protéger les Etats démocratiques de la menace terroriste, il va sans dire que les tribunaux dans chacun des pays concernés peuvent demander des explications aux auteurs de tous délits commis dans ce processus et demander au service en question de dévoiler des informations qui peuvent même provenir d’un service partenaire dans le cadre d’une procédure clairement définie prévoyant des sauvegardes appropriées. Nous renvoyons à ce sujet aux considérations très pertinentes des juges britanniques que nous avons citées plus haut 
			(95) 
			. Voir paragraphe 30
ci-dessus..

4.3. Propositions visant à améliorer le contrôle des services secrets

52. Le système dualiste de contrôle des services secrets – judiciaire et parlementaire – qui existe dans la plupart des pays examinés semble être, du moins dans le principe, une approche raisonnable, bien que parfois très lacunaire dans son application pratique.
53. Pour rendre plus effectif ce contrôle, il convient d’abord d’établir, par la voie législative ou, éventuellement, par une interprétation jurisprudentielle, que les secrets portant sur la responsabilité individuelle pénale ou politique pour des délits et/ou des violations graves des droits de l’homme ne soient pas couverts par la législation visant à protéger le secret et la sécurité de l’Etat.
54. Pour éviter la divulgation de secrets légitimes, il est en outre nécessaire de mettre en place, dans les pays ou elles n’existent pas encore, des procédures judiciaires spéciales permettant de traiter, dans le cadre de poursuites pénales ou de plaintes civiles en dommages et intérêts, des informations secrètes «légitimes» avec l’attention et la discrétion requises.
55. Concernant le contrôle parlementaire, il y a lieu de créer des commissions particulières chargées de la surveillance des services secrets dans les pays où de telles structures n’existent pas encore, ou de renforcer celles qui existent; elles doivent disposer de pouvoirs et de ressources suffisantes pour leur permettre d’enquêter efficacement, si nécessaire, même contre le gré des services concernés et du gouvernement. Ces commissions doivent être indépendantes du gouvernement à tous égards, les membres doivent être nommés par le parlement lui-même, et disposer d’une capacité d’enquête propre. Un «inspecteur général» des services secrets devrait contrôler le travail des services secrets d’une manière régulière et être mandaté pour saisir la commission de contrôle en cas de besoin. La commission doit être en mesure de protéger de manière effective les secrets légitimes dont elle prend connaissance dans le cadre de son travail et avoir la possibilité de saisir la justice, voire, dans certains cas particuliers, d’alerter l’opinion publique quand elle constate des abus et notamment des violations des droits de l’homme commis par les services secrets.
56. Il est évident que des contrastes peuvent surgir entre les trois pouvoirs de l’Etat, notamment au sujet de la notion de secret digne de protection et de droit de l’opinion publique à être informée. Un mécanisme sécurisé de résolution des litiges entre l’exécutif et l’institution judiciaire ou parlementaire lors d’une procédure en cours pourrait être prévu, sur le modèle de celui existant pour la résolution des questions préjudicielles. Il s'agirait d’un organisme composé de magistrats assistés d’experts en matière de services secrets spécialement assermentés, qui aurait accès à toutes les informations détenues par l’exécutif sans exception et qui déciderait en pleine connaissance de cause des litiges entre, d’une part, les tribunaux et les commissions de contrôle parlementaires et, d’autre part, les autorités exécutives, au sujet de l’opportunité de divulguer des informations de nature sensible. La procédure devant cette institution devrait être confidentielle, mais contradictoire, pour permettre des décisions équilibrées en toute connaissance de tous les intérêts et arguments en présence. Cet organisme devrait aussi avoir la faculté de mettre à la disposition d’un tribunal ou d’un organe parlementaire des documents dont certains passages, jugés très sensibles, sont supprimés ou de remettre des informations à condition d’être traitées dans le cadre d’une procédure apte à assurer la confidentialité nécessaire.
57. Pour tenir compte de l’internationalisation du travail des services secrets, il y a lieu d’internationaliser également le contrôle judiciaire et parlementaire desdits services. Concrètement, il y a lieu d’établir des mécanismes facilitant le contact notamment entre les commissions parlementaires de contrôle (par exemple sous forme de sessions conjointes régulières, de la nomination de personnes de contact, etc.). Le réseau d’expertise européen relatif au contrôle parlementaire des services de sécurité et de renseignements mérite d’être renforcé et étendu aux commissions de contrôle de tous les Etats membres et observateurs du Conseil de l’Europe.
58. Pour conclure, il convient de renforcer la protection des donneurs d’alerte («whistleblowers»), comme l’Assemblée l’a préconisé dans sa Résolution 1729 (2010) et sa Recommandation 1916 (2010) à la suite du rapport susmentionné de Pieter Omtzigt. Au-delà des infractions qu’il a pu commettre, Bradley Manning a agi comme un donneur d’alerte et devrait être traité comme tel, c’est-à-dire en tenant compte de ses motivations, qui ne sont certainement pas celle d’un terroriste. Nous nous associons ainsi à Amnesty International pour exprimer aux autorités américaines notre inquiétude quant au traitement qui lui est réservé 
			(96) 
			. Rappelons l’affaire
de Daniel Ellsberg et des Pentagon Papers. Considéré alors comme
traître à la patrie pour avoir diffusé des documents secrets qui
documentaient les mensonges du gouvernement au sujet de la guerre
du Vietnam, il a risqué plus de cent ans de prison, pour être finalement
acquitté à la suite de nombreuses irrégularités de procédure (y compris
des contacts entre le juge et des agents du gouvernement). Par la
suite, il a été reconnu que les révélations de Daniel Ellsberg ont
contribué à accélérer la fin de la guerre. Ellsberg a reçu de nombreux
prix et distinctions honorifiques (Ron Ridenhour Courage Prize,
Gandhi Peace Award, Right Livelihood Award). Ellsberg a récemment
confié, dans une interview, qu’il craignait pour la vie de Bradley
Manning et de Julian Assange..