1. Introduction
«Aucune violence faite aux enfants
n’est justifiable; toute violence à leur égard est évitable.» Rapport
de l’expert indépendant chargé de l’étude des Nations Unies sur
la violence à l’encontre des enfants, août 2006
1. La violence à l’égard des enfants est un phénomène
planétaire qui affecte la vie de millions d’enfants dans le monde
avec des conséquences profondes à long terme sur leur santé physique
et mentale. Elle revêt différentes formes, dont la violence physique,
psychologique et sexuelle, et se produit dans divers environnements,
aussi bien au sein du foyer ou de la famille, à l’école, dans les
institutions d’accueil ou encore au sein du système de justice.
2. Les abus sexuels constituent la forme de violence à l’égard
des enfants la plus occulte et la moins souvent dénoncée. La plupart
des abus sexuels dont sont victimes les enfants sont commis par
leurs parents, des membres de leur famille élargie, des voisins
ou des amis de la famille. Très rares sont les enfants concernés
à signaler eux-mêmes les violences sexuelles qu’ils subissent, souvent
par peur des conséquences, parce qu’ils n’ont personne à qui se
confier ou sont incapables d’exprimer ce qu’ils ont vécu, du fait
de leur jeune âge. De même, pour des raisons évidentes, très peu
d’auteurs de violences relatent leurs actes et demandent une assistance.
3. Dès lors, les tiers et en particulier les professionnels travaillant
auprès des enfants, comme les assistantes maternelles, les enseignants
et autres personnels scolaires, les médecins, les infirmières et
autres prestataires de soins de santé, jouent un rôle clé dans la
rupture du cycle de violence que la plupart des enfants victimes
endurent en silence, en détectant des signes d’abus sexuels et en
les signalant aux autorités compétentes.
4. Dans ce contexte, la question de savoir si le signalement
des soupçons d’abus devrait être facultatif ou si la loi devrait
le rendre obligatoire est complexe et suscite de nombreuses controverses.
En ma qualité de rapporteur, je ne plaiderais pas en faveur de l’un
ou l’autre système, dans la mesure où je ne suis pas convaincu que
l’un s’avère plus efficace que l’autre en termes de protection de
l’enfance. Les deux systèmes présentent des imperfections, dont
le défaut de signalement, un phénomène commun aux deux qui constitue probablement
l’une des failles les plus problématiques dans la mesure où il contribue
à perpétuer la violence.
5. Eu égard aux considérations qui précèdent, le présent rapport
vise à explorer les différentes approches du signalement de soupçons
d’abus sur enfants sur un plan général, sans nécessairement se prononcer
quant au type de loi sur le signalement qu’il convient d’adopter.
Il s’efforce de comprendre le phénomène de défaut de signalement,
l’une des principales raisons pour lesquelles les abus commis sur
des enfants, y compris les abus sexuels, restent souvent tus et
d’examiner les complications supplémentaires que présente l’abus
sexuel sur enfants dans ce contexte, en vue de formuler des recommandations
concrètes à l’intention des Etats membres pour renforcer le signalement
des soupçons d’abus sexuels à l’encontre d’enfants. Si les recommandations
avancées dans ce rapport ont trait au signalement «d’abus sexuels»
en tant que type de violence spécifique commis à l’égard d’enfants,
je suis d’avis qu’elles s’appliquent généralement aussi à d’autres
formes de violence, dont la négligence et la maltraitance physique.
6. Dans le présent rapport, le signalement de soupçons d’abus
sexuels commis en milieu institutionnel a été délibérément omis,
dans la mesure où le traitement des affaires d’abus perpétrés dans
un tel environnement suppose d’autres mesures que le signalement
et implique la direction de l’organisation et des inspecteurs officiels.
A cet égard, je fais référence à la
Recommandation 1934 (2010) de l’Assemblée parlementaire «Sévices sur des enfants
placés en établissement: garantir la protection pleine et entière
des victimes». Par ailleurs, ce rapport se limite strictement au
signalement de soupçons d’abus «actuels». Par conséquent, le signalement
d’abus anciens – qui renvoie à des affaires révélées bien des années
après la commission des faits, principalement par des personnes
ayant été victimes d’abus sexuels durant leur enfance – a été exclu
de son champ, sachant également que le signalement de tels abus
a des implications juridiques complexes eu égard par exemple au
délai de prescription.
2. Différentes
approches du signalement de soupçons d’abus sur enfants
7. Si chacun convient que la détection et le signalement
précoce d’abus jouent un rôle crucial pour l’arrêter et le poursuivre,
les avis divergent grandement quant au système de signalement le
mieux à même de servir cet objectif. Deux conceptions du signalement
de soupçons d’abus sur enfants s’opposent: le signalement facultatif
et le signalement obligatoire.
8. Le concept de signalement obligatoire est né aux Etats-Unis
et fait référence à la législation qui spécifie les personnes tenues
par la loi de signaler les soupçons d’abus commis sur des enfants.
Au plan international, peu de pays disposent, semble-t-il, de textes
de lois sur le signalement obligatoire couvrant les abus commis sur
des enfants. Les Etats-Unis, l’Australie et le Canada sont les principaux
pays à avoir adopté une telle approche, bien que certains autres,
dont plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe, se soient dotés d’une
législation relative au signalement obligatoire (voir sous le point
2.3). Néanmoins, les systèmes de signalement facultatif sont bien
plus courants.
9. En règle générale, dans les pays où le signalement obligatoire
existe, la législation définit notamment qui doit faire rapport
et à qui, et quelles informations la personne en question doit détenir
avant que l’obligation de signalement ne soit déclenchée. Il faut
généralement que la croyance en l’existence d’un abus ou le soupçon
soit «raisonnable». Dans certaines juridictions, l’obligation de
signalement est contraignante pour toutes les personnes, indépendamment
de leur profession, tandis que dans d’autres, elle ne l’est que
pour certains professionnels travaillant auprès des enfants. Dans
ce dernier cas, il s’agit le plus souvent des travailleurs sociaux,
des enseignants, des assistantes maternelles, des médecins et d’autres
prestataires de soins de santé ainsi que des forces de l’ordre.
La législation précise également les conséquences juridiques en
cas de défaut de signalement. Il s’agira en général de sanctions
pénales dont sont passibles les professionnels tandis que les peines
à l’égard de citoyens ordinaires peuvent être moins sévères
.
2.1. Les pour et les
contre des systèmes de signalement obligatoire et facultatif
10. Par nature, bon nombre des arguments «pour» et «contre»
les deux systèmes de signalement soulèvent des polémiques. L’argument
principal avancé par les partisans d’un système de signalement obligatoire
est que, sans cela, une société est bien moins en mesure de protéger
les enfants et d’aider les parents et les familles, étant donné
que bon nombre de cas d’abus, voire la plupart, ne sont pas portés
à l’attention des pouvoirs publics et restent de ce fait cachés.
Le raisonnement qui sous-tend cet argument est simple: le caractère
contraignant induit un plus grand nombre de signalements et conduit,
au final, à la détection d’un plus grand nombre d’abus. Cela permet
donc de mettre plus d’enfants à l’abri à un stade plus précoce de
leur vie, avec toutes les implications positives que cela peut avoir
sur leur santé, sans oublier les conséquences sociétales et économiques.
11. Les détracteurs de ce système rétorquent que le signalement
obligatoire ne garantit pas une telle amélioration de la détection
des abus sur enfants. Ils proposent plutôt d’améliorer la «recherche
d’aide» volontaire, de faciliter l’assistance volontaire aux enfants
et aux familles et de créer ou de maintenir le niveau des normes
de protection de l’enfance. Ils soutiennent que cela consoliderait
les liens entre le système de protection de l’enfance et la collectivité,
et qu’ainsi le signalement obligatoire serait moins nécessaire car
le personnel responsable du bien-être de l’enfant aurait connaissance
de la plupart des cas de violence. Plus important encore, les systèmes
de signalement obligatoire donneraient lieu, selon leurs détracteurs,
à une grande quantité de signalements sans fondement et tendraient
à accroître la charge de travail des services de protection de l'enfance,
à gaspiller les ressources et à réduire la qualité des services
proposés aux enfants et aux familles qui en ont réellement besoin.
Par ailleurs, le signalement obligatoire alimenterait un climat
de paranoïa en ce qu’il crée un système où tout un chacun peut effectuer
un signalement sur autrui.
12. De plus, les textes de lois en vertu desquels l’obligation
de signalement ne s’impose qu’à certaines catégories de professionnels
est susceptible d’affaiblir le sentiment de responsabilité individuelle
d’autres professionnels et d’autres segments de la population non
soumis à cette obligation. Les détracteurs du signalement obligatoire
ont également avancé le risque de voir des préjugés sociaux, culturels
et raciaux influencer le système, contribuant par conséquent à la
stigmatisation de certains groupes sociaux. Dans le cadre d’une
étude menée aux Etats-Unis, les auteurs ont en effet constaté que
les enfants afro-américains avaient plus de probabilité de faire
l’objet d’un signalement de soupçons d’abus auprès des services
de protection de l’enfance
.
13. Tout en reconnaissant ces éventuels inconvénients, les partisans
du signalement obligatoire répliquent qu'il s'agit là d'arguments
dénonçant l'insuffisance des moyens à la disposition des services
de protection de l'enfance et, peut-être, le manque de formation
ou l’inefficacité de la formation des professionnels tenus de faire
rapport ainsi que l’imprécision des textes de lois sur le signalement,
plutôt que d'une mise en cause du système de signalement obligatoire
lui-même. Ils estiment que la crainte d’un grand nombre de signalements infondés
ne devrait pas avoir pour répercussion négative de protéger les
auteurs d’abus. Ils proposent par conséquent que des ressources
plus conséquentes soient affectées pour filtrer, évaluer et enquêter
sur les signalements et que des normes plus strictes en matière
de preuves soient mises en place afin d’écarter le plus rapidement
possible tous les signalements sans fondement et de se concentrer
sur les cas avérés. De plus, ils avancent qu’un système de signalement
obligatoire n’est pas incompatible avec les efforts visant à améliorer
la recherche d’aide volontaire.
14. Il convient de noter que la majorité des «éléments de preuve»
utilisés pour justifier les arguments pour ou contre susmentionnés
sont des déductions et relèvent de la présomption. Il n’existe guère
de données empiriques susceptibles d’étayer ou de réfuter l’hypothèse
selon laquelle le système de signalement obligatoire protège mieux
les enfants. Il est par ailleurs extrêmement difficile de distinguer
l’incidence directe du signalement à caractère contraignant sur
l’amélioration de la protection des enfants
. Nous
savons cependant, qu’indépendamment du système de signalement en
place – obligatoire ou facultatif – de nombreux cas de soupçons
d’abus commis sur des enfants, y compris d’abus sexuels, ne sont
pas signalés. Il est selon moi essentiel de s’attaquer aux causes
de ce défaut de signalement si nous voulons renforcer la protection
des enfants à l’égard des abus sexuels (voir sous le point 3 ci-après).
2.2. Normes européennes
et internationales pertinentes
15. L’article 19 de la Convention des Nations Unies relative
aux droits de l’enfant, tout en exigeant que les Parties prennent
toutes les mesures appropriées pour protéger les enfants contre
toute forme de violence, y compris les abus sexuels, dispose que
ces mesures de protection comprennent, «le cas échéant», le signalement
d’abus commis sur des enfants. Le Comité des droits de l'enfant
souligne, dans son interprétation de l'article 19 de la convention,
que, dans tous les pays, le signalement de cas de violence avérés
ou supposés et de risques de violence devrait, au minimum, être
exigé des professionnels qui travaillent directement avec des enfants.
Le Comité ajoute que lorsque de tels signalements sont effectués
en toute bonne foi, des mécanismes doivent être mis en place pour
protéger les professionnels concernés
.
16. L’article 12 de la Convention du Conseil de l'Europe sur la
protection des enfants contre l'exploitation et les abus sexuels
(STCE n° 201, «Convention de Lanzarote») énonce que chaque Partie
prendra les mesures législatives ou autres nécessaires pour assurer
la «possibilité» pour les professionnels amenés à travailler en contact
avec des enfants d’effectuer un signalement, lorsqu’ils ont des
motifs raisonnables de croire qu’un enfant est victime d’exploitation
ou d’abus sexuels. Le même article impose la prise de mesures pour «encourager»
toute personne agissant de bonne foi de signaler les cas avérés
ou suspectés d’exploitation ou d’abus sexuels d’enfants.
17. Il est indiqué dans le rapport explicatif de la Convention
de Lanzarote que les professionnels normalement liés par les règles
du secret professionnel (tels que, par exemple, les médecins et
les psychiatres) ne devraient pas risquer les conséquences juridiques
liées au fait de briser le secret professionnel suite au signalement
qu’ils ont effectué. Il est précisé que l’exigence d’un signalement
effectué «de bonne foi» a pour objet d’éviter que la disposition
ne puisse être invoquée pour autoriser la dénonciation de faits
purement imaginaires et mensongers, effectuée dans une intention
de nuire.
18. Enfin, l’article 16 de la Directive 2011/92/UE du Parlement
européen et du Conseil relative à la lutte contre les abus sexuels
et l’exploitation sexuelle des enfants ainsi que la pédopornographie,
contient une disposition quasi-identique à celle de l’article 12
de la Convention de Lanzarote.
2.3. Aperçu du cadre
juridique dans les Etats membres du Conseil de l’Europe
19. En janvier 2012, l’Assemblée a lancé une enquête
par l’intermédiaire du Centre européen de recherche et de documentation
parlementaires (CERDP) à l’intention des parlements nationaux sur
l’obligation de signaler les soupçons d’exploitation ou d’abus sexuels
commis sur des enfants. Trente-cinq parlements ont répondu à cette
enquête destinée à obtenir une vue d’ensemble concise et actuelle
des différentes lois nationales sur le sujet
.
20. Les réponses ont montré que seuls 12 pays avaient instauré
une obligation de signaler les soupçons d’exploitation et d’abus
sexuels sur enfants. Dans certains pays, cette obligation s’appliquait
à tout un chacun (en Estonie et en Suède, par exemple) et, dans
d’autres, à certains professionnels, comme les prestataires de soins
de santé (notamment en Finlande). Certains pays (dont l’Irlande)
n’avaient encore édicté aucune disposition prévoyant l’obligation
de signaler ce type de soupçons mais envisageaient de modifier leur législation
pour y inclure cette obligation pour tous et/ou pour certains groupes
de personnes. En revanche, d’autres pays comme l’Allemagne et le
Royaume-Uni avaient examiné la question de l’instauration d’une obligation
de signalement et s’étaient prononcés contre cette mesure. Les réponses
révèlent en outre que, dans la plupart des pays, le signalement
devait être effectué soit auprès des services de protection de l’enfance,
soit auprès des forces de l’ordre, notamment les services de police,
qui se chargent ensuite d’enquêter sur les accusations et le cas
échéant, d’engager des poursuites.
21. Depuis l’étude susmentionnée, les Pays-Bas ont décidé de modifier
leur législation. Ils ne disposent plus d’un système où le signalement
d’abus à l’encontre d’enfants est obligatoire, mais d’un système
que l’on pourrait qualifier d’hybride, avec obligation de mettre
en place des règles de signalement (
Meldcode).
Selon la nouvelle loi, les organisations et professionnels indépendants
travaillant auprès des enfants, tous secteurs confondus y compris
ceux des soins de santé, de l’éducation, des services d’assistance
à la maternité, des services sociaux, des secteurs de la jeunesse
et de la justice, sont tenus de mettre sur pied et de suivre un «code
de signalement» en cas de suspicion d’abus sur enfants ou de violence
domestique. Ce code doit comporter les cinq étapes suivantes: déceler
les signes d’abus, consulter ses pairs et, si nécessaire, consulter le
centre de conseil et de signalement en cas d’abus et de négligences
infligés aux enfants (ou le centre d’aide et de conseil aux personnes
victimes de violences domestiques) afin d’interpréter les signes
d’abus, s’entretenir avec le client (qui peut être la victime potentielle
mais aussi un témoin ou l’auteur), évaluer la nature et la gravité
de l’abus sur enfants identifié et décider soit d’organiser l’aide
soit d’effectuer un signalement. Aussi, le
Meldcode (ou
code de signalement) fournit aux professionnels une feuille de route
pour signaler les soupçons d’abus. Il remplit également une mission
pédagogique en associant les professionnels à son élaboration, les
sensibilisant ainsi aux cas d’abus commis sur des enfants et contribuant,
au final, à la détection de ces abus
.
3. Au-delà de la législation
sur le signalement: comprendre pourquoi les abus commis sur des
enfants, y compris les abus sexuels, restent souvent cachés
22. De récentes affaires fortement médiatisées ont montré
une fois de plus que les abus commis sur des enfants peuvent rester
occultés pendant des années, avec toutes les conséquences les plus
tragiques pour les victimes. En effet, jusqu’à très récemment, personne
ne savait que Régis de Camaret, un ancien entraîneur de tennis français
avait violé de jeunes stagiaires de son centre de tennis au début
des années 1980
, pas plus
qu’on ne soupçonnait l’ancien présentateur de la BBC, le défunt
Jimmy Savile, d’avoir pu commettre des centaines d’abus sexuels,
les victimes étant aussi bien des garçons et filles prépubères que
des adultes
. Le jeune Daniel Pelka, âgé de quatre
ans, serait peut-être encore en vie si les professionnels qui étaient quotidiennement
en contact avec lui avaient été davantage conscients du problème
d’abus commis sur des enfants et sensibles à celui-ci
.
23. En effet, indépendamment du système de signalement en place
– obligatoire ou facultatif – de nombreux cas d’abus commis sur
des enfants, y compris d’abus sexuels, restent tus soit parce qu’ils
passent inaperçus, soit parce qu’ils sont détectés mais non signalés.
Par conséquent, le non-signalement demeure l’un des principaux défis
posés aux systèmes de protection de l’enfance.
24. Le manque de sensibilisation du public et des professionnels
(et l’absence de formation professionnelle nécessaire à cette sensibilisation)
est le principal facteur expliquant pourquoi tant d’abus restent
totalement ignorés. Quant à la décision consciente de ne pas effectuer
de signalement, malgré le constat «qu’il se passe quelque chose
de grave», plusieurs raisons peuvent l’expliquer selon qu’il s’agisse
de professionnels travaillant avec les enfants ou de citoyens ordinaires
.
Dans ce contexte, il convient de noter que le signalement d’abus
sexuels sur enfants présente des complications supplémentaires dues
au fait qu’il est souvent très malaisé de les détecter.
3.1. Sensibilisation
aux abus commis sur des enfants et formation des professionnels
25. La sensibilisation de la population aux abus commis
sur des enfants est essentielle pour déceler de tels abus. S’agissant
des abus sexuels, dans de nombreux pays, la médiatisation croissance
des affaires de violence sexuelle à l’encontre d’enfants contribue
à l’augmentation du nombre de signalements, une tendance qui devrait
encore s’amplifier grâce à cette sensibilisation. Cependant, il
convient de poursuivre les efforts afin de faire prendre conscience
à la population de la nature et de l’ampleur de tels abus, de leurs
conséquences pour les enfants et la société dans son ensemble.
26. D’autre part, des campagnes d’information ciblant les mesures
à prendre en cas de soupçon d’abus sur enfants pourraient inciter
le public à devenir plus proactif en matière de signalement. La
campagne lancée en 2009 aux Pays-Bas en est un parfait exemple.
Intitulée «Que puis-je faire?» (Wat kan
ik doen?), elle s’est poursuivie en 2010 et 2011 avec
pour principal message: «Vous soupçonnez une négligence ou un abus commis
sur un enfant? Vous pouvez toujours faire quelque chose!»
27. La prise de conscience de l’abus commis sur des enfants est
encore plus cruciale pour les professionnels qui interagissent au
quotidien avec eux, par exemple les assistantes maternelles, les enseignants
et les médecins. Ces professionnels devraient être sensibilisés
et motivés à assumer le rôle qui leur incombe d’intervenir dans
les situations d’abus. Pour pouvoir remplir ce rôle essentiel, les
professionnels doivent cependant être formés à la reconnaissance
des caractéristiques et des mécanismes associés aux abus. Malheureusement,
beaucoup d’entre eux ne disposent pas des outils leur permettant
de repérer correctement les enfants victimes d’abus et de leur venir
en aide. Ces outils doivent leur être fournis durant leur formation
professionnelle tant initiale que continue
. Celle-ci devrait également aborder le
cadre juridique, c’est-à-dire la question de savoir si le signalement
est obligatoire et, le cas échéant, sous quelles conditions (le
concept de «soupçon raisonnable»), auprès de quelle instance et
qui doit s’en charger.
28. La détection des abus sexuels est cependant particulièrement
complexe, car contrairement aux abus physiques, ils n’impliquent
pas toujours un contact corporel ou un préjudice physique. Par ailleurs,
même s’il existe des signes physiques, la plupart des professionnels
travaillant auprès des enfants ne seraient pas en position de procéder
à l’examen physique qui leur permettrait de déceler ces signes.
D’où l’importance pour les professionnels d’être sensibles aux changements
de comportement ou psychologiques qui peuvent résulter des abus
sexuels et de savoir les reconnaître, sachant qu’ils peuvent facilement
être interprétés à tort comme des sautes d’humeur ou de la désobéissance.
Ils devraient également apprendre à communiquer avec les enfants
pour être à même de reconnaître les éventuelles allégations d’abus
sexuels formulées par les enfants eux-mêmes. Dans ce contexte, il
convient de noter qu’il est très rare que les enfants profèrent
de fausses allégations d’abus sexuels
.
Il est donc essentiel pour les professionnels travaillant avec des
enfants de savoir comment réagir de manière appropriée face à de
telles accusations.
29. Une formation appropriée s’avère importante non seulement
pour détecter les abus, mais aussi pour offrir une réponse adaptée
aux cas avérés. Dans la récente affaire de sollicitation d’enfants
qui s’est déroulée à Rochdale au Royaume-Uni, il a été avancé que
les défaillances fondamentales du système, notamment le déploiement
de détectives non formés à l’exploitation sexuelle des enfants pour
interroger les victimes potentielles, ont joué un rôle déterminant
dans l’échec des autorités à réagir de manière appropriée
. C’est pourquoi dans les affaires
de violence, les enquêtes devraient être menées par des professionnels
qualifiés parfaitement formés, en suivant une approche fondée sur
les droits de l’enfant
.
30. Ces questions ont déjà été soulignées dans la
Recommandation 1934 (2010) «Sévices sur des enfants placés en établissement: garantir
la protection pleine et entière des victimes», dans laquelle l’Assemblée
a appelé à l’élaboration de programmes spécifiques d’enseignement
et de formation continue destinés à tous les professionnels et bénévoles
travaillant avec des enfants et des adolescents, pour leur permettre
d’identifier des abus potentiels et de réagir de façon adéquate
aux situations d’abus. L’Assemblée a recommandé également de dispenser
de tels programmes d’enseignement et de formation aux fonctionnaires
de police, aux procureurs et aux juges ainsi qu’aux agents des services
de protection de l’enfance car ce sont eux qui reçoivent les signalements
de soupçons de violence et enquêtent sur les allégations.
3.2. Facteurs influençant
la décision des professionnels travaillant auprès des enfants de procéder
ou non à un signalement
31. Des études montrent que beaucoup de professionnels
travaillant auprès des enfants décident de ne pas procéder à un
signalement, même s’ils ont décelé des cas suspects et même lorsqu’ils
y sont contraints par la loi. Outre leur formation, leurs expériences
personnelles et opinions à propos du système de protection de l’enfance
en place entrent en jeu dans leur décision d’effectuer ou non un
signalement
.
32. Parmi les raisons le plus souvent avancées par les professionnels
pour expliquer le défaut de signalement, on peut citer la peur de
se tromper, la crainte de représailles de la part de la famille
de l’enfant ou de l’auteur présumé des abus et le souci de préserver
les liens entre l’enfant et sa famille. Le signalement peut avoir
entre autres conséquences le retrait de l’enfant à sa famille, une
éventualité qui préoccupe très sérieusement bon nombre de professionnels
compte tenu de son effet perturbateur sur la vie familiale de l’enfant.
Ma collègue, Mme Olga Borzova (Fédération de Russie, GDE), procède
actuellement à un examen de la situation juridique et pratique en
termes de retrait d’enfants de leurs familles dans les Etats membres
du Conseil de l’Europe. Cependant, je pense que nous pouvons d’ores
et déjà affirmer que le retrait d’un enfant à sa famille doit rester
une mesure exceptionnelle, utilisée uniquement en dernier recours,
lorsqu’il n’existe pas d’autre moyen d’assurer la sécurité et le
bien-être immédiats et à long terme de l’enfant.
33. Une autre raison majeure du défaut de signalement de la part
des professionnels est leur manque de confiance dans le système
de protection de l’enfance. Le scepticisme des professionnels peut
reposer sur leurs expériences personnelles antérieures ou les récits
de leurs collègues ou des médias laissant entrevoir que les enfants
ayant fait l’objet d’un signalement continuent d’être victimes d’abus.
Ils peuvent également craindre que les procédures pénales ou autres
déclenchées par leur signalement entraînent une «revictimisation»
de l’enfant. Un tel scepticisme peut aussi être amplifié si, comme
c’est souvent le cas, les professionnels sont rarement informés
des suites données à leur signalement par les agences de protection de
l’enfance. A titre d’exemple, il est rapporté qu’en Suède, le manque
de retour d’informations de la part des services sociaux peut conduire
certains à hésiter à procéder à un signalement
.
34. Les règles de confidentialité que doivent respecter certains
professionnels dans l’exercice de leurs fonctions peuvent aussi
faire obstacle au signalement si leur violation risque d’entraîner
des poursuites pénales ou disciplinaires à leur encontre. Il ressort
d’études qu’ils sont plus enclins à signaler leurs soupçons lorsque
cette obligation est assortie d’une protection juridique contre
les procédures pénales et disciplinaires. En principe, dans les
pays disposant d’un système de signalement obligatoire, les professionnels
sont protégés contre de telles procédures. Cependant, en dépit de
la protection que leur accorde la loi, des médecins ont été poursuivis
pour faute professionnelle parce qu’ils avaient signalé des soupçons
de mauvais traitements aux services de protection de l’enfance
.
35. De telles garanties juridiques sont également pertinentes
en l’absence de toute obligation de signalement imposée aux professionnels.
En effet, dans des pays comme le Royaume-Uni, on a fait valoir que les
procédures disciplinaires engagées contre des médecins à cause de
leur témoignage et/ou de leur signalement de soupçons d’abus commis
sur des enfants ont eu des conséquences préjudiciables pour la protection
des enfants. Du fait de ces cas et du nombre croissant de plaintes
déposées contre eux, les pédiatres sont moins enclins à signaler
leurs soupçons d’abus sur les enfants et à accepter de jouer un
rôle de premier plan dans la protection de l’enfance
.
Par ailleurs, il convient de noter que dans certains pays, en dépit
de l’absence d’obligation de signalement en tant que telle, le défaut
de signalement des soupçons d’abus peut engager la responsabilité
des professionnels pour négligence. Ils peuvent ainsi se trouver
dans une situation ambiguë: soit ils procèdent à un signalement
mais risquent des poursuites ou une sanction administrative pour
violation du secret professionnel, soit ils ne signalent pas l’affaire
mais risquent d’être poursuivis pénalement pour non-respect de leur
obligation de protéger. Ces situations devraient également être
évitées.
3.3. Facteurs influençant
la décision de citoyens ordinaires de procéder ou non à un signalement
36. Les citoyens ordinaires peuvent aussi être réticents
à signaler des soupçons d’abus sexuels pour des raisons très proches
de celles des professionnels: parce qu’ils ne veulent pas s’immiscer
dans la vie de famille d’autrui et risquer de briser un foyer, qu’ils
craignent que leur identité ne soit découverte par l’auteur présumé d’abus
(peur de représailles, y compris par des procédures judiciaires)
ou, simplement, parce ce qu’ils pensent que leur signalement ne
sera pas suivi d’effet ou mènera à une nouvelle victimisation de
l’enfant. Concernant la crainte de représailles, il conviendrait
de noter qu’aux Etats-Unis, beaucoup d’Etats prévoient une protection spéciale
contre la divulgation de l’identité de la personne à l’origine du
signalement aux auteurs présumés des abus. Dans certaines juridictions,
l’identité de l’auteur du signalement peut être divulguée à certaines conditions
ou à des services ou agents spécifiques. A titre d’exemple, la divulgation
de l’identité de la personne à l’origine du signalement peut être
ordonnée par un tribunal s’il conclut que celle-ci a sciemment effectué
un faux signalement.
37. Dans l’affaire
Juppala c. Finlande , la Cour européenne
des droits de l’homme a reconnu que les allégations d’abus sexuels
commis sur un enfant, même si elles s’avèrent infondées par la suite,
peuvent avoir des conséquences graves pour l’honneur et la réputation
d’une personne, et qu’il était de ce fait nécessaire d’infliger
des sanctions à toute personne effectuant un signalement tout en
sachant qu’il est faux. Cependant, de l’avis de la Cour, ceux qui
procèdent de bonne foi à un signalement doivent être protégés et
les lois sur la diffamation qui ont un effet inhibiteur sur le signalement
d’abus potentiel sur un enfant violent la liberté d’expression.
A cet égard, la Cour a déclaré que «la gravité du problème social
que constituent les abus envers les enfants commande en effet que
les personnes qui agissent de bonne foi, en croyant protéger l’intérêt
de l’enfant, ne soient pas influencées par la peur d’être poursuivies
devant les juridictions pénales ou civiles lorsqu’elles se posent
la question de l’opportunité de communiquer ou non leurs doutes
(…). La ligne qui sépare des mesures prématurées de mesures trop
tardives est ténue et c’est une tâche délicate que de prendre la
bonne décision en la matière. Le devoir envers l’enfant commande
que cette démarche ne soit pas influencée par le risque qu’un parent
choqué dépose une plainte si les soupçons se révèlent infondés».
38. Au vu de ce qui précède, la reconnaissance de la confidentialité
de l’identité de la personne qui fait part de ses soupçons de violence
pourrait être une mesure législative susceptible d’encourager le
public à procéder à des signalements. L’auteur du signalement devrait
également bénéficier d’une immunité à l’égard de toute procédure
judiciaire, sous réserve qu’il agisse de bonne foi.
4. Conclusion
39. A chaque fois qu’un scandale lié à l’abus d’un enfant
fait la une des journaux, des voix s’élèvent pour demander «Comment
cela a-t-il été possible?». Passé le choc initial, commence un processus
d’analyse des défaillances du système en place afin de comprendre
comment les choses ont pu en arriver à ce «degré d’horreur». Parfois,
c’est le système proprement dit qui est remis en question. Au Royaume-Uni
par exemple, à la lumière des récents scandales d’abus d’enfants,
des appels ont été lancés pour rendre obligatoire le signalement
de tels actes. Cependant, il serait naïf de penser que le signalement
obligatoire est la solution magique au problème complexe des abus
sexuels sur enfants. En fait, le système peut s’avérer incapable
de protéger les enfants contre les abus pour diverses raisons: le
diagnostic n’a pas été posé, les soupçons d’abus sont intentionnellement
passés sous silence, aucune intervention n’a lieu, ou l’intervention
est inappropriée ou inadéquate.
40. Pour remédier à ces lacunes, d’abord et avant tout, il est
urgent d’élaborer et de mettre en place des activités de formation
pour apprendre aux professionnels qui interagissent régulièrement
avec des enfants à repérer les enfants victimes d’abus sexuels et
à leur venir en aide. Les professionnels devraient partager la même
vision claire des possibilités et des moyens dont ils disposent
pour signaler les abus commis sur des enfants. Il faut en outre
concevoir des campagnes de sensibilisation pour inciter le public
à agir au nom des victimes, sans causer plus de tort.
41. Deuxièmement, il faut s’attaquer aux causes du défaut de signalement,
en commençant par renforcer la confiance dans le système de protection
de l’enfance en place. Les services de protection de l’enfance ne devraient
pas être considérés par les professionnels et les citoyens comme
un processus manquant de sensibilité dans ses évaluations et d’efficacité
dans les services rendus. Dans ce contexte, il convient de ne pas
oublier que, quel que soit le système de signalement choisi, son
efficacité dépendra de la qualité des services proposés si, après
examen, le signalement s’avère fondé. En fait, l’obligation de signalement
des soupçons d’abus n’a pas grand intérêt si le système de protection
de l’enfance est faible
et en l’absence de politiques
judicieuses prévoyant une réponse appropriée après examen et confirmation
des faits. Dans ce contexte, il convient de faire preuve d’une grande
prudence afin d’éviter de soumettre l’enfant à de nouveaux préjudices
induits par l’enquête et le processus judiciaire. Les enfants victimes
de violence doivent être traités avec empathie et d’une manière
qui leur soit adaptée. Rappelons que des réponses inappropriées
ou le manque de réponse à des signalements d’abus peuvent dissuader
les enfants et les tiers de signaler ces agissements mais font aussi
obstacle au rétablissement des enfants qui en ont été victimes.
42. Enfin, il faut garder à l’esprit que le signalement n’est
qu’une mesure parmi beaucoup d’autres pour protéger efficacement
les enfants contre les abus sexuels et qu’il doit être appuyé par
des services intégrés dispensant conseils et soins aux enfants et
des initiatives communautaires visant à changer les attitudes et
les normes sociales liées à la protection de l’enfance et susceptibles
également de contribuer à mettre fin à la culture du silence et
au défaut de signalement.