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Rapport | Doc. 13983 | 12 février 2016

Les migrations forcées: un nouvel enjeu

Commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées

Rapporteur : M. Philippe BIES, France, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 13381, Renvoi 4023 du 31 janvier 2014.

Résumé

Selon le HCR, quelques 50 millions de personnes ont été déplacées dans le monde en raison de conflits, de persécutions, de violences ou suite à des catastrophes naturelles, chimiques ou nucléaires au cours des dernières années, et le flux de migrants environnementaux à lui seul pourrait atteindre au moins 150 millions d’ici 2050. Malgré ces chiffres alarmants, les conventions internationales relatives à la migration ne traitent que des situations politiques ou sécuritaires, et il n’existe aucun accord portant sur une définition compréhensive de la «migration forcé». Le rapport identifie cette lacune du droit international et propose des solutions possibles.

La commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées affirme que le changement climatique ainsi que les catastrophes naturelles, chimiques ou nucléaires ont des conséquences différentes selon la vulnérabilité et l’adaptabilité des populations affectées, mais également les capacités des Etats à les prévenir ou à les gérer. Elle souligne la nécessité de reconnaître la vulnérabilité de ces populations et de combler les lacunes quant à leur protection.

Entre autres recommandations, la commission propose une révision de la codification internationale en y intégrant une définition pour ces migrants forcés en raison de catastrophes naturelles, chimiques ou nucléaires et la révision de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés. Par ailleurs, les Etats membres du Conseil de l’Europe devraient accorder une plus grande priorité à la conception de politiques et de normes de protection pour les victimes de catastrophes naturelles, chimiques ou nucléaires, reconnaître leur vulnérabilité et garantir le strict respect de leurs droits fondamentaux, tout en adoptant des mesures visant à mettre fin à la surexploitation des ressources naturelles.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 15 décembre
2015.

(open)
1. Selon le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), quelques 50 millions de personnes ont été déplacées dans le monde ces dernières années, en raison de conflits, de persécutions et de violences ou suite à des catastrophes naturelles, chimiques ou nucléaires.
2. Ces derniers facteurs, même s’ils ont gagné en intensité, ne sont pas reconnus par les conventions internationales régissant les migrations et il n’existe aucun instrument international destiné à protéger les personnes forcées de se déplacer pour des raisons autres que politiques ou de sécurité.
3. En outre, l’Assemblée parlementaire constate qu’il n’existe aucun accord portant sur la terminologie utilisée ou sur la définition des victimes des migrations forcées. En effet, l’utilisation du terme «réfugié» aux victimes des migrations forcées est controversée car les facteurs environnementaux ne sont pas discriminants et aucune forme de «persécution» ne caractérise ces situations.
4. Selon le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les mouvements de population pourraient être l’impact le plus important du changement climatique dans les années à venir. Il estime également que le flux de migrants environnementaux pourrait atteindre 150 millions d’ici 2050, alors que le rapport Stern sur l’économie du changement climatique avance un chiffre plus proche de 200 millions.
5. L’Assemblée souligne que les changements climatiques ainsi que les catastrophes naturelles, chimiques ou nucléaires ont des conséquences différentes selon la vulnérabilité et l’adaptabilité des populations affectées, mais également selon les capacités des Etats à les prévenir ou à les gérer.
6. L’Assemblée souligne la nécessité de reconnaître la vulnérabilité des populations affectées et de combler les lacunes quant à leur protection. 
7. L’Assemblée rappelle toutefois que les conventions internationales prévoient un droit indirect d’admission et de séjour si le renvoi vers le pays d’origine peut constituer un traitement inhumain permettant ainsi d’appliquer le principe de non-refoulement.
8. Se référant aux lignes directrices ou aux normes internationales existantes, l’Assemblée constate que ces textes ne s’appliquent qu’à des cas extraordinaires et pour une durée limitée.
9. Dans ce contexte, l’Assemblée se félicite des dispositions prises par la Suède et la Finlande visant à accorder une protection temporaire portant sur les déplacements dits environnementaux ainsi que de l’Initiative Nansen menée par les Gouvernements de la Norvège et de la Suisse, qui est destinée à remédier au vide juridique en matière de protection des personnes déplacées suite à des catastrophes naturelles, chimiques ou nucléaires.
10. L’Assemblée recommande par conséquent aux Etats membres:
10.1. d’accorder une plus grande priorité à la conception de politiques et de normes de protection pour les victimes de catastrophes naturelles, chimiques ou nucléaires et pour les victimes des conséquences du changement climatique;
10.2. de reconnaître la vulnérabilité de ces groupes d’individus et de garantir en conséquence le strict respect de leurs droits fondamentaux;
10.3. de procéder à une révision de la codification internationale en y intégrant une définition pour ces migrants;
10.4. de réviser la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, au moyen, par exemple, d’un protocole additionnel;
10.5. de prendre des mesures visant à interdire toute surexploitation des ressources naturelles et de chercher des solutions visant à répondre aux besoins de base des personnes;
10.6. de mettre en œuvre des stratégies visant à une intégration réussie des personnes déplacées pour des raisons environnementales, qu’elles soient déplacées internes ou forcées d’émigrer dans un autre Etat;
10.7. de garantir le strict respect de leurs droits fondamentaux et de prendre les mesures nécessaires pour réinstaller les populations concernées, en particulier lors de la disparition de leur territoire en cas de catastrophes naturelles, nucléaires ou chimiques;
10.8. de préparer des rapports nationaux/régionaux visant à réunir des informations pour évaluer les perspectives des migrations environnementales.

B. Exposé des motifs, par M. Bies, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. Lors de la seizième session de la Conférence des Parties (COP 16) à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, qui s’est tenue à Cancun (Mexique) le 9 décembre 2010, le Directeur général de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), M. William Lacy Swing, a déclaré ce qui suit: «le changement climatique entraîne déjà des déplacements de populations et des migrations, en conséquence d’événements météorologiques de plus en plus intenses, de la montée du niveau de la mer et de la dégradation accélérée de l’environnement. Nous pourrions connaître à l’avenir une intensification des flux migratoires, à laquelle le monde n’est actuellement pas en mesure d’apporter une réponse efficace. Si le changement climatique n’est pas la seule cause de ces flux, il en deviendra probablement l’une des causes principales dans les prochaines décennies».
2. Les récents événements ont confirmé ces propos et montré qu’il nous reste encore beaucoup à faire pour faire face à ce nouveau défi.
3. Selon les estimations du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), quelque 50 millions de personnes dans le monde ont été déplacées. Même si la majorité d’entre elles ont dû quitter leur foyer en raison de conflits, de persécutions et de violences ou pour des raisons économiques, ces migrations forcées sont de plus en plus imputées à d’autres facteurs, tels que les catastrophes naturelles, environnementales et chimiques, les conséquences du changement climatique, l’insécurité alimentaire et les politiques en matière de développement. L’incapacité croissante des Etats à satisfaire les besoins et les droits fondamentaux de ceux qui vivent sur leur territoire contribuent à aggraver cet état de fait, si bien que la seule solution pour ces personnes est celle de migrer.
4. Un autre facteur vient compliquer la situation. En effet, certaines formes de migrations peuvent servir de stratégies d’adaptation aux pressions susceptibles de forcer des personnes à émigrer à l’avenir. Ainsi, la migration anticipée peut réduire la vulnérabilité et accroître la résilience des communautés d’origine, grâce à la diversification des revenus et à l’accumulation de transferts à caractère financier et social.
5. Ces nouveaux facteurs qui obligent des personnes à changer d’environnement gagnent en intensité, mais ne sont cependant pas reconnus par les législations régissant les migrations. Il convient, par conséquent, que le système mondial de gouvernance reconnaisse la vulnérabilité de ces groupes d’individus, afin de protéger correctement leurs droits, en établissant par exemple une nouvelle catégorie, celle des migrants forcés, et d’identifier les lacunes quant à leur protection. Il apparaît donc nécessaire de procéder à une révision de la réglementation internationale et notamment à une révision de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés.
6. Se pose ainsi la question de ce qu’on entend par «migration forcée» et par «protection». L’un des buts du présent rapport est de répondre à cette question: la protection doit-elle s’étendre au-delà des réfugiés couverts par la Convention relative au statut des réfugiés et par le Protocole de 1967 et, dans l’affirmative, quel serait le cadre législatif européen et international permettant de répondre aux attentes des victimes de migrations forcées.

2. Etablir une distinction entre migrants forcés et migrants économiques

7. Avant d’étudier de nouvelles causes de migrations forcées, j’aimerais rappeler le contexte des flux migratoires. Ces cinquante dernières années, les trois types de migrations les plus fréquents ont été les suivants: les réinstallations définitives (fondées essentiellement sur des raisons économiques), les migrations temporaires de travail et les migrations forcées (dues à la violence ou aux conflits armés). Toutes ont ensuite souvent donné lieu à des migrations aux fins de regroupement familial, qui sont devenues le flux le plus important dans plusieurs pays d’accueil. De plus, avec l’évolution des tendances migratoires, les trois catégories susmentionnées se recoupent et les migrants citent plusieurs raisons pour quitter leur pays d’origine.
8. Après la seconde guerre mondiale, les flux de migrants économiques approuvés par les autorités dans le cadre de programmes de main-d’œuvre étrangère ont permis de jeter des ponts entre les communautés dans les pays d’origine et dans les pays d’accueil et facilité l’adaptation des nouveaux arrivants. Une grande partie du débat actuel sur la politique migratoire européenne est centrée sur la réglementation des migrations économiques. Les politiques ont notamment pour but de privilégier les travailleurs très qualifiés par rapport aux travailleurs peu qualifiés.
9. Le débat est également axé sur la distinction entre les réfugiés et les migrants économiques, même s’il est souvent impossible de faire une telle distinction. La pression qui pousse à migrer résulte souvent du désir d’échapper à la paupérisation comme de fuir les conflits et les violations des droits de l’homme; en général, les économies fragiles sont aussi des Etats qui sont dans l’incapacité de protéger les droits de l’homme de leurs citoyens. Les causes des migrations englobent aussi plusieurs causes, parmi lesquelles figure souvent le souhait d’améliorer les conditions aussi bien pour le migrant lui-même que pour sa famille.
10. Les études sur les migrations en Afrique montrent que la décision d’envoyer un membre de la famille à l’étranger est une stratégie de survie collective, qui concerne toute la communauté. Une famille investit ses maigres ressources dans un membre de la famille, généralement le fils aîné, en pensant que les bénéfices de cet investissement seront peut-être meilleurs dans une économie plus sûre et plus stable. Ce type de stratégie constitue un mécanisme d’adaptation pour les personnes qui vivent dans des conditions de crise. Cela ne signifie pas que le migrant est systématiquement envoyé dans un autre pays: il peut aussi migrer de la campagne vers la ville. Par conséquent, lorsqu’on analyse les nouvelles formes de migration forcée, il apparaît que l’économie joue clairement un rôle dans la décision rationnelle de partir, ce qui estompe la distinction entre migrants forcés et migrants économiques. Par exemple, le changement climatique progressif se traduira notamment par une désertification, une réduction des terres fertiles et une hausse du niveau de la mer, ce qui rendra les conditions de vie insupportables dans certaines zones.

3. Formes émergentes de déplacements forcés

11. Bien qu’il soit difficile d’isoler les différents facteurs qui forcent des personnes, des familles ou des communautés à migrer, on voit clairement que des facteurs de migration nouveaux et interdépendants, découlant de phénomènes échappant au contrôle des intéressés, se multiplieront probablement à l’avenir. Le changement climatique et le stress environnemental sont un facteur de plus en plus déterminant de la mobilité et des déplacements forcés.
12. Je souhaite toutefois souligner que, concernant le changement climatique et le stress environnemental, les Principes directeurs de 1998 relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays et la Convention de 2009 de l’Union africaine sur la protection et l’assistance aux personnes déplacées en Afrique pourraient constituer une base solide pour protéger les droits des personnes susceptibles de migrer à l’intérieur de leur pays en raison du changement climatique, d’une catastrophe naturelle ou du stress environnemental.

3.1. Catastrophes naturelles, environnementales et chimiques ou nucléaires

13. Un parallèle entre la catastrophe de Fukushima et l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986 a été fait au niveau de la réaction gouvernementale à ces deux catastrophes. Le gouvernement japonais comme le gouvernement de l’URSS ont adopté une approche ferme et directive pour communiquer avec leur population. Si cette méthode s’est révélée efficace à court terme pour évacuer les zones immédiatement touchées, elle s’est également traduite par un manque d’informations claires sur la contamination et les dégâts environnementaux à moyen et long terme. Aux alentours de Tchernobyl, l’annonce officielle a été très brève et il n’y a pas eu de consignes claires d’évacuation. A la suite de la catastrophe de Tchernobyl, un système informatique a été développé au Japon pour prédire la dissémination des particules radioactives afin de mieux guider les évacuations, mais la plupart des systèmes de contrôle des radiations ont été endommagés par le tsunami ou étaient hors service en raison de la panne d’électricité. La mauvaise communication avec les personnes concernées et la mauvaise planification des efforts de réinstallation ont continué à créer des problèmes pour ces communautés, laissant des millions de personnes dans les zones contaminées. De plus, les accidents de cette nature ne sont pas circonscrits à un espace clos. La contamination produit encore sur les océans des effets peu évoqués, créant le plus important dépôt de matières radioactives de l’histoire.

3.2. Conséquences du changement climatique

14. Compte tenu de l’impact potentiel du changement climatique sur les migrations et la nécessaire distinction entre processus climatiques et événements climatiques, il apparaît opportun d’élaborer une définition applicable aux populations affectées par ce phénomène. On constate que ces effets commencent déjà à se faire sentir, par exemple en Asie et dans le Pacifique. Dans ce contexte, la Banque mondiale a identifié le Bangladesh, l’Inde, les Maldives, le Myanmar et le Pakistan comme les pays présentant le risque le plus élevé de déplacements massifs liés à l’environnement.
15. Une autre évolution inquiétante dans la région Asie-Pacifique est la submersion des îles, qui constitue un défi sans précédent pour la communauté internationale. Avec l’élévation du niveau de la mer, les nations insulaires telles les Maldives, Tuvalu, Vanuatu et Kiribati comptent parmi les plus exposées aux déplacements de population. La communauté internationale a la responsabilité de protéger les droits de ces populations vulnérables et doit s’attacher à préserver leurs droits collectifs dans l’hypothèse où il faudrait réinstaller des nations entières en raison de la disparition de leur territoire.
16. Une large majorité des personnes déplacées pour des raisons climatiques essaient de rester dans leur pays. La question qu’il convient de se poser concerne la protection spécifique des migrants déplacés en raison du changement climatique: à qui incombe la responsabilité de protéger ces personnes ? Il est en effet de la responsabilité des Etats de prendre en charge les conditions de vulnérabilité auxquelles des personnes et des communautés sont exposées, car tous les migrants forcés doivent bénéficier d’une forme de protection.
17. Comme on peut le voir, les migrants environnementaux ne sont pas protégés par la Convention de 1951 ni par le Protocole de 1967, et même les propositions d’élaborer une nouvelle convention internationale sur les réfugiés environnementaux n’ont réuni aucun soutien.
18. Cependant, la Suède et la Finlande ont des dispositions de protection temporaire moins restrictives, qui permettent les demandes résultant d’un déplacement environnemental. La loi finlandaise relative aux étrangers dispose que «les étrangers résidant dans le pays se verront délivrer une autorisation de résidence motivée par un besoin de protection s’ils ne peuvent pas retourner dans leur pays en raison d’un conflit armé ou d’une catastrophe environnementale».
19. Une autre initiative en lien avec les événements dus au changement climatique ou environnemental est l’Initiative Nansen, menée par les gouvernements de la Norvège et de la Suisse et destinée à remédier au vide juridique en matière de protection des personnes déplacées par-delà des frontières nationales du fait de catastrophes naturelles, en particulier dans le contexte du changement climatique.

3.3. Insécurité alimentaire

20. L’insécurité alimentaire est un problème qui touche déjà les populations les plus vulnérables du monde, mais c’est aussi un symptôme fréquent de l’inadéquation des politiques de réinstallation et une conséquence du changement climatique progressif. Après avoir été déracinée de son lieu de résidence habituel, une communauté court plus de risques de souffrir de sous-alimentation temporaire ou chronique, qui est définie comme un niveau d’apport calorique ou protéinique inférieur au minimum requis pour la croissance normale et le travail.
21. Un projet de recherche de deux ans mené par la Commission européenne et intitulé Environmental Change and Forced Scenarios (EACH-FOR) a montré qu’avec l’évolution des précipitations et l’augmentation de la population, des pénuries d’eau et de nourriture risquent de se produire en l’absence de politiques d’adaptation strictes. Dans les plaines agricoles de faible altitude, l’élévation du niveau de la mer pourrait également entraîner une intrusion d’eau de mer, ce qui pourrait faire chuter de 40 % la production alimentaire et céréalière du Bangladesh et forcerait la population à se réfugier dans des bidonvilles. Ces prévisions servent à insister sur le fait que les populations les plus vulnérables subiront les conséquences d’une série de facteurs les incitant à quitter leurs lieux de résidence actuels, ce qui rendra les migrations inévitables dans certains cas.
22. Dans ce contexte, je citerai une étude sur les migrations au Bangladesh financée par le Département britannique du développement international et le ministère néerlandais des Affaires étrangères, qui ont soutenu le Réseau pour la connaissance du climat et du développement au nom du Gouvernement bangladais. Dans cette étude, il est suggéré de créer des centres de formation spécialisée dans les lieux exposés aux impacts du changement climatique, afin que les personnes et les communautés vulnérables tirent un meilleur bénéfice de leur migration, parce qu’il s’agira d’une migration de main-d’œuvre qualifiée plutôt que non qualifiée.
23. Il faudra évaluer la portée potentielle des déplacements forcés qui auront lieu dans les prochaines décennies afin de mettre en œuvre un véritable cadre politique pour y remédier. Les estimations du nombre de personnes qui sont ou seront déplacées au XXIe siècle varient énormément selon les organisations de recherche internationales qui ont travaillé sur ces prévisions. D’après la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, les migrants environnementaux ont d’ores et déjà dépassé en nombre les réfugiés déplacés par la guerre. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) estime que le flux de migrants environnementaux atteindra 150 millions d’ici 2050, tandis que le rapport Stern sur l’économie du changement climatique avance un chiffre plus proche de 200 millions.

3.4. Politiques et projets de développement

24. Les politiques et projets de développement sont souvent une cause importante de déplacements forcés, surtout dans les régions à forte croissance. Ces types de projets d’infrastructures à grande échelle, qui concernent notamment des routes, des barrages et des réservoirs, des réseaux publics, des aéroports et le développement urbain et industriel, s’accompagnent souvent du déracinement de personnes déplacées en raison du développement.
25. Les gouvernements ont la responsabilité de protéger les populations déplacées à l’intérieur du pays, au lieu de considérer les effets secondaires négatifs comme un simple facteur externe qu’il faut tolérer. La non-réinstallation de populations s’explique par le fait que le bien-être des personnes touchées n’est pas prioritaire dans la phase de planification et que les intéressés sont rarement consultés directement. A la place des échanges de terres et du versement d’indemnités, les projets de développement devraient associer autant que possible les populations touchées et l’indemnisation devrait inclure un «filet de sécurité généralisé». En outre, la mise en œuvre de la réinstallation a souvent été confiée à l’organisme qui gère le projet d’infrastructures; or, les cabinets d’ingénierie et de génie civil n’ont pas forcément les connaissances et compétences nécessaires pour réinstaller des populations vulnérables. Cette opération devrait relever d’un organisme plus approprié ayant une expérience en matière de réinstallation de migrants. La planification politique pourrait ainsi mieux refléter les besoins sociaux et culturels des personnes déplacées en raison du développement, ce qui permettrait un plus large partage des retombées issues de ces mutations.

3.5. Importance de la réponse des Etats

26. Les Etats fragiles et défaillants sont incapables de protéger les droits fondamentaux et de satisfaire les besoins de la population sur leur territoire. Dans ce contexte de mauvaise gouvernance, le déplacement de vastes groupes peut raviver les dissensions entre groupes ethniques auparavant divisés, avec pour conséquences un rapprochement géographique et une mise en concurrence pour les ressources. Au Nigéria par exemple, 3 500 km² de terres se transforment en désert chaque année, ce qui diminue la superficie des terres arables et exacerbe la concurrence. La crise au Darfour trouverait au moins en partie son origine dans une longue sécheresse; un élément déclencheur similaire est facilement imaginable ailleurs.
27. Afin d’aider les Etats, et en particulier les plus vulnérables d’entre eux, à répondre à ce problème, il serait utile de préparer des rapports nationaux/régionaux visant à réunir des informations et évaluer les données relatives aux migrations environnementales à une échelle qui pourrait être utile pour les décideurs politiques.

3.6. Réactions et conséquences résultant des différentes catégories sociales

28. Outre tous les problèmes généraux liés aux migrations forcées, je veux aussi souligner celui des différentes catégories sociales et de leurs conséquences. D’une manière générale, j’ai noté que les membres des classes supérieures rencontraient moins de problèmes en cas de déplacement à l’intérieur de leur pays, et même en cas d’émigration.
29. En effet, pour migrer dans un autre pays, il faut généralement de l’argent et des contacts familiaux dans le pays de destination. De ce fait, les formes émergentes de migrations forcées se traduiront probablement par une augmentation des déplacements internes plutôt que par des migrations internationales. Les migrants chercheront plutôt refuge dans des endroits présentant des similitudes culturelles ou ethniques, ou dans lesquels il existe des précédents ou des relations postcoloniales. Des stratégies nationales d’adaptation devront être mise en place pour atténuer la vulnérabilité des personnes déplacées dans leur pays.
30. De même, les femmes et les personnes vulnérables sont confrontées à davantage de difficultés lorsqu’elles émigrent et préfèrent donc y renoncer même si leurs conditions de vie sont déplorables.

4. Définitions et cadre juridique actuel

31. Dès 1990, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a avancé que les mouvements de population pourraient être l’impact le plus important du changement climatique. Il a prévenu que des personnes seraient déplacées par les inondations des zones côtières, l’érosion du littoral et toute une série de conditions météorologiques extrêmes. Le terme «réfugiés environnementaux» était apparu encore plus tôt, dans les années 1980, mais il est source d’une grande controverse. A ce jour, il n’existe toujours pas de terme universellement admis. De plus, le cadre juridique international actuel n’accorde pas une pleine protection à ces nouveaux groupes vulnérables.

4.1. Lacunes du cadre juridique international

32. Le cadre juridique international prévoit une certaine protection pour les migrations forcées qui résultent de causes ou de «facteurs incitant au départ» autres que les violations des droits de l’homme. Cependant, il n’y a toujours pas de consensus sur le positionnement de nombre de ces migrants au sein des structures existantes.
33. La Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, dans son article 1A, définit le réfugié comme toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut, en raison de ladite crainte, y retourner. Cette définition exclut un nombre croissant de cas dans lesquels des personnes sont contraintes de se déplacer à cause d’événements indépendants de leur volonté.
34. Il existe d’autres lignes directrices ou normes internationales qui s’appliquent également aux migrants forcés. On peut citer les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays du Conseil économique et social des Nations Unies (ECOSOC), les Directives opérationnelles sur les droits de l’homme et les catastrophes naturelles du Comité permanent interorganisations des Nations Unies (IASC), ou encore l’Initiative Nansen, un processus lancé par des Etats en dehors du cadre des Nations Unies. Les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays prévoient que toute personne a le droit de ne pas être déplacée arbitrairement de son lieu de résidence et que les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays ont le droit de rechercher la sécurité dans une autre partie du pays et de quitter le pays. Les Directives opérationnelles sur les droits de l’homme et les catastrophes naturelles visent à garantir que les personnes déplacées conservent leurs droits, et reconnaissent qu’elles ont besoin d’une protection et d’une assistance accrues. Enfin, l’Initiative Nansen, lancée par les Gouvernements suisse et norvégien en octobre 2012, vise à établir un consensus sur un programme de protection répondant aux besoins des personnes déplacées par des catastrophes naturelles, y compris celles qui résultent du changement climatique.
35. On trouve dans les législations nationales des exemples (comme le Statut de protection temporaire (TPS) aux Etats-Unis ou la Directive sur une protection temporaire au niveau de l’Union européenne) de dispositifs destinés à protéger des groupes de personnes déplacées par des catastrophes naturelles; cependant, la législation ne s’applique qu’à ces cas extraordinaires et pour une durée limitée, en partant du principe que les migrants rentreront après le retour au calme. Par ailleurs, la Suède et la Finlande ont inclus des mesures de protection pour les migrants environnementaux dans leur politique nationale en matière d’immigration.
36. Le point commun à toutes ces mesures de protection est qu’elles sont parcellaires et s’appliquent souvent au cas par cas. En outre, elles ne concernent généralement que des catastrophes naturelles, et non les conséquences progressives du changement climatique.

4.2. Définir les nouvelles vulnérabilités

37. Un autre problème persistant concernant la difficulté d’instaurer une protection internationale pour les nouvelles causes de migrations forcées est l’absence de définition consacrée pour ces migrants. Des termes tels que réfugiés environnementaux ou climatiques ont été proposés, mais l’utilisation du terme «réfugié» est controversée car les facteurs environnementaux sont non discriminants et aucune forme de «persécution» ne caractérise ces situations. Le HCR fait par ailleurs valoir qu’inclure les «réfugiés environnementaux» dans le champ d’application de la convention de 1951 pourrait affaiblir la protection des réfugiés qui relèvent déjà de la convention.
38. Pour remédier à l’absence de terme désignant ces personnes déplacées, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a proposé en 2007 une définition de travail de ce qu’elle appelle «migrants environnementaux». Selon l’OIM, ces derniers sont définis comme «les personnes ou groupes de personnes qui, pour des raisons liées à un changement environnemental soudain ou progressif influant négativement sur leur vie ou leurs conditions de vie, sont contraintes de quitter leur foyer habituel ou le quittent de leur propre initiative, temporairement ou définitivement, et qui, de ce fait, se déplacent à l’intérieur de leur pays ou en sortent».

4.3. Définir la nature de l’impact du changement climatique sur la mobilité

39. Les conséquences du changement climatique peuvent être divisées en deux catégories: les processus climatiques et les événements climatiques. Les changements progressifs se déroulent graduellement et sont moins spectaculaires; les migrants qui les subissent bénéficient rarement d’une protection internationale formelle et seront probablement confrontés à d’autres problèmes, comme l’insécurité alimentaire et des menaces similaires.

4.3.1. Processus climatiques

40. Les processus climatiques sont les impacts progressifs du changement climatique comme l’élévation du niveau de la mer, la salinisation des terres agricoles, la désertification et la raréfaction de l’eau. Pour ces processus lents, l’urgence de migrer peut sembler moins pressante et les migrants potentiels pourraient trouver d’autres mécanismes d’adaptation pendant quelque temps. En Afrique par exemple, les populations indigènes sont capables d’introduire des changements progressifs dans leurs itinéraires de migration pour réagir à une diminution des précipitations, en intégrant de nouveaux circuits dans leurs mouvements migratoires cycliques. Les stratégies d’adaptation, en particulier celles qui sont liées aux politiques de développement, sont un élément essentiel pour atténuer la vulnérabilité des personnes qui seront touchées par les processus climatiques.

4.3.2. Evénements climatiques

41. Les événements climatiques comprennent les périls et catastrophes qui contraignent les personnes à quitter leur foyer soudainement et brutalement. Ils incluent les ouragans, les typhons, les inondations et les raz-de-marée. L’impact de ces catastrophes naturelles dépend en grande partie de la vulnérabilité des populations affectées. Le niveau d’exposition, comme le fait de vivre sur le delta d’un fleuve, et la capacité d’adaptation de la communauté, doivent être pris en compte pour déterminer quelles tempêtes ou quels événements climatiques deviennent des catastrophes.

5. Un exemple de migrations et de déplacements forcés: la situation en Asie centrale

42. Depuis la fin des années 80, la région d’Asie centrale qui comprend le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tadjikistan se trouve confrontée à de nombreuses tensions d’ordre ethnique et politique qui ont abouti à un afflux de migrations et de déplacement forcés qui se sont poursuivis jusque dans les années 90. Ceci découle du fait que ces Etats nouvellement créés ont pris des mesures privilégiant les populations autochtones, ce qui a entraîné des déplacements forcés, compte tenu également de la hausse du chômage et des faibles perspectives en matière d’emploi.
43. En ce qui concerne plus particulièrement le présent rapport, l’Asie centrale a été confrontée à des défis environnementaux qui ont forcé les populations à se déplacer. Ces déplacements ont été causés notamment par une activité industrielle très intense entraînant une contamination de l’environnement et la pollution des sols et des rivières.
44. L’Asie centrale est également sujette aux catastrophes naturelles comme les tremblements de terre ou les glissements de terrain et les scientifiques ont prédit que la fonte des glaciers aura des conséquences sur la fréquence des inondations et des glissements de terrain.
45. A l’heure actuelle le manque d’eau et la désertification rendent impossible la survie, surtout pour ceux qui travaillent dans le domaine de l’agriculture. A titre d’exemple, le désert d’Aralkum a pris la place d’un lac. Selon les experts, ce désastre écologique a entraîné le déplacement de plus de 100 000 personnes.

6. Conclusions et recommandations

46. Si les lacunes du cadre de gouvernance international persistent, des millions de migrants forcés risquent de voir bafouer leurs droits fondamentaux. Les nouvelles causes de migrations forcées évoluent si rapidement qu’à ce jour ni les recherches ni la mise en œuvre des politiques ne parviennent à suivre le rythme.
47. Les gouvernements devraient accorder une plus grande priorité à la conception de politiques et de normes de protection et à leur intégration dans les plans et les stratégies portant sur le changement climatique et les migrations. Ils devraient par ailleurs s’employer à renforcer les compétences professionnelles en matière de protection des droits de l’homme et de droit environnemental, en lien avec les déplacements de populations liés au changement climatique.
48. Les Etats membres devraient envisager l’adoption de nouvelles mesures de protection pour les personnes contraintes à la migration du fait principalement de changements environnementaux sur lesquels elles ne peuvent pas agir, de manière à protéger les personnes touchées par de graves catastrophes naturelles, chimiques ou nucléaires. En outre, les politiques de développement devraient éviter la surexploitation des ressources naturelles et rechercher des solutions durables aptes à freiner le déclin de la capacité des environnements à répondre aux besoins de base des personnes qui y vivent, et même à garantir leurs droits fondamentaux. Et lorsque des populations doivent être déplacées, les Etats membres devraient aider les pays les moins avancés à planifier les programmes d’action nationaux aux fins de l’adaptation (PANA) destinés à protéger les droits fondamentaux et à répondre rapidement aux besoins des populations touchées.