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Rapport | Doc. 15499 | 11 avril 2022

Lutte contre la discrimination fondée sur l'origine sociale

Commission sur l'égalité et la non-discrimination

Rapporteure : Mme Selin SAYEK BÖKE, Turquie, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 14986, renvoi 4481 du 27 janvier 2020. 2022 - Deuxième partie de session

Résumé

Dans toute l’Europe, l’origine sociale des personnes peut les affecter tout au long de leur vie et dans tous les domaines de celle-ci, influençant notamment leurs conditions de vie, leur accès à l’éducation et à la formation continue ainsi que leurs perspectives d’emploi et de mobilité sociale. La discrimination fondée sur l’origine sociale peut se produire indépendamment d’éventuels changements de statut socio-économique des individus. Au niveau de la société, elle contribue par ailleurs à la persistance de la pauvreté et de l’exclusion sociale.

Bien que de nombreuses conventions internationales interdisent la discrimination fondée sur l’origine sociale, cette interdiction a rarement été introduite dans les systèmes juridiques nationaux. Par conséquent, les effet à vie que peut produire cette forme de discrimination ne sont pas pris en compte dans les systèmes juridiques ni régulièrement mesurés; ils ne sont pas non plus ciblés par des mesures de politique publique. Or, les expériences individuelles de discrimination fondée sur l’origine sociale reflètent souvent des problèmes structurels profondément ancrés dans nos sociétés.

Afin de promouvoir des sociétés plus équitables au sein desquelles chaque personne est en mesure de réaliser pleinement son potentiel, indépendamment de son origine, la lutte contre la discrimination fondée sur l’origine sociale doit s’inscrire dans un cadre global. La discrimination doit être interdite par la législation et des recours efficaces doivent être accessibles à toutes et à tous. Il faut également une collecte de données adéquate et une sensibilisation adaptée. Ces mesures doivent par ailleurs être accompagnées par des politiques et des mesures de grande envergure capables de s’attaquer à la racine des systèmes et structures qui engendrent cette discrimination.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 14 mars
2022.

(open)
1. L’origine sociale désigne le milieu social ou la classe sociale dans lequel une personne est née et qui a façonné ses années formatives de la vie: ses origines, son éducation ou son point de départ dans la vie. L’origine sociale d’une personne peut laisser des traces diverses allant de l’accent à la perception de soi, ou l’existence de réseaux personnels ou professionnels, qui peuvent influer sur ses perspectives dans de nombreux domaines et persister tout au long de sa vie.
2. L’origine sociale ne doit pas être confondue avec le statut socio-économique, qui renvoie à la situation actuelle d’une personne en ce qui concerne la fortune, la propriété, le logement, le niveau d’instruction et d’autres caractéristiques similaires, et qui peut changer au cours de la vie de la personne. L’origine sociale et le statut socio-économique peuvent coïncider, notamment lorsqu’il y a peu de mobilité sociale dans une société donnée, mais les deux notions sont distinctes.
3. Les perspectives qui s’ouvrent à une personne ne devraient jamais être déterminées par sa naissance, et encore moins par des conditions précédant sa naissance. Pourtant, de nombreux faits concourent à indiquer que, partout en Europe, l’origine sociale d’une personne, les conditions de sa naissance et de son éducation, ont une forte influence sur son avenir. Pour les personnes dont la vie démarre dans des conditions moins fortunées, les chances de mener à terme le cycle d’enseignement secondaire ou de poursuivre des études supérieures, de gagner le même salaire que des personnes venant d’un milieu plus favorisé, de devenir propriétaires de leur logement, d’éviter la pauvreté ou de jouir d’une bonne santé sont nettement plus faibles que pour les personnes qui démarrent dans la vie en étant plus aisées.
4. La discrimination fondée sur l’origine sociale accentue la persistance de la pauvreté et de l’exclusion sociale et prive les personnes concernées de perspectives de développement et d’épanouissement, ce qui a également des conséquences pour le développement économique en général. En menaçant la cohésion et l’engagement sociaux, elle peut également mettre en danger la démocratie.
5. La discrimination peut être directe, créant des planchers de classe qui protègent du déclassement social les personnes issues de milieux socio-économiques plus favorisés ainsi que des plafonds de classe qui entravent la mobilité sociale ascendante des personnes issues de milieux socio-économiques moins favorisés. Les planchers de classe peuvent également s’appuyer sur des facteurs cachés, notamment des perceptions et stéréotypes enracinés, fondés sur l’origine et le statut social, et qui influencent la manière dont les individus sont perçus et traités par les autres.
6. La discrimination fondée sur l’origine sociale entraîne des écarts de salaire liés à la classe sociale, même après l’application de correctifs tenant compte du niveau d’éducation. Des facteurs comme les ressources des parents, la méconnaissance du mérite et le parrainage informel, fondé sur des réseaux préexistants ou des affinités culturelles, contribuent à créer des différences de salaire liées à la classe sociale qui persistent tout au long de la vie, même à niveau d’études égal. L’utilisation de l’intelligence artificielle peut aussi aggraver la discrimination dans ce domaine. La discrimination fondée sur l’origine sociale peut par ailleurs se manifester sous la forme d’une absence de mobilité sociale, ce qui nécessite l’élaboration de politiques plus globales et holistiques.
7. La discrimination fondée sur l’origine sociale est expressément interdite en droit international depuis l’adoption, en 1948, de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Depuis lors, cette interdiction a été reprise dans de nombreux instruments internationaux et européens relatifs aux droits humains, dont la Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 5), le Protocole n° 12 à la Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 177) et la Charte sociale européenne (révisée) (STE n° 163), ainsi que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et la Convention relative aux droits de l’enfant.
8. Tous les États membres du Conseil de l'Europe sont donc parties à des traités qui interdisent expressément la discrimination fondée sur l’origine sociale. Rares sont pourtant les États européens à faire figurer l’origine sociale parmi les caractéristiques protégées dans leurs dispositions constitutionnelles ou législatives consacrées à l’anti-discrimination. Par conséquent, les recours individuels contre la discrimination fondée sur l’origine sociale sont difficiles d’accès, comme le montre le petit nombre de décisions judiciaires rendues en la matière. En outre, seuls quelques États membres collectent des données fiables et complètes dans ce domaine, un manque qui pourrait découler de difficultés d’évaluation.
9. Pour lutter efficacement contre la discrimination fondée sur l’origine sociale, il faut avant tout veiller à ce qu’elle soit clairement interdite par la législation, qui doit aussi prévoir de véritables recours pour les victimes individuelles de cette forme de discrimination. Il faut également tenir compte des perspectives intersectionnelles, en veillant à ce que les interactions entre des facteurs comme le genre ou l’origine ethnique, d’une part, et l’origine sociale, d’autre part, soient identifiées et puissent être ciblées. Afin d’éviter que la discrimination fondée sur l’origine sociale se reproduise continuellement, il faut accompagner une législation efficace de mesures globales destinées à promouvoir des mécanismes fondés sur le mérite, la mobilité sociale et la justice sociale, et à créer ainsi des sociétés plus justes pour toutes et tous.
10. Concernant la discrimination fondée sur le statut socio-économique, qui est une question connexe mais distincte devant aussi être traitée, l’Assemblée parlementaire rappelle sa Résolution 2393 (2021) «Les inégalités socio-économiques en Europe: rétablir la confiance sociale en renforçant les droits sociaux», dans laquelle elle constatait que, malgré le progrès global de la prospérité en Europe, les disparités dans toutes les dimensions économiques et sociales continuaient à se creuser, et que ces inégalités étaient accompagnées d’un ralentissement de la mobilité sociale, ce qui avait un impact négatif sur les individus et les communautés, et freinant aussi le développement économique global, portait atteinte à la justice sociale et nuisait au fonctionnement de notre société.
11. L’Assemblée rappelle aussi sa Recommandation 2205 (2021) et sa Résolution 2384 (2021) «Surmonter la crise socio-économique déclenchée par la pandémie de covid-19», dans lesquelles elle encourageait les États membres à prendre des mesures pour surmonter l’impact négatif actuel et à plus long terme de la pandémie de covid-19 sur les droits sociaux, et sa Résolution 2343 (2020) «Prévenir les discriminations résultant de l’utilisation de l’intelligence artificielle», dans laquelle elle invitait les États à mettre en place des garanties solides pour éviter que l’utilisation de l’intelligence artificielle entraîne des violations des principes d’égalité et de non-discrimination, y compris en raison de l’origine sociale.
12. Compte tenu de ces considérations, l’Assemblée appelle les États membres du Conseil de l'Europe, en ce qui concerne la législation anti-discrimination et la gouvernance publique:
12.1. à interdire expressément la discrimination fondée sur l’origine sociale réelle ou perçue dans la législation anti-discrimination à tous les niveaux du système juridique interne, lorsque l’origine sociale ne figure pas déjà parmi les éléments qui ne doivent pas être des motifs de discrimination, et veiller à ce que l’origine sociale soit définie et interprétée d’une manière évolutive, qui ne se limite pas à des questions d’appartenance ou de non-appartenance à la noblesse mais englobe toutes les classes;
12.2. à interdire expressément aussi la discrimination fondée sur le statut socio-économique réel ou perçu dans la législation anti-discrimination à tous les niveaux du système juridique interne, lorsque le statut socio-économique ne figure pas déjà parmi les éléments qui ne doivent pas être des motifs de discrimination, et veiller à ce que les termes utilisés dans la législation permettent d’englober toutes les situations nécessaires dans le pays concerné, et sont régulièrement revus afin de refléter les évolutions de la société;
12.3. à veiller à ce que des recours individuels effectifs et accessibles soient disponibles pour ces formes de discrimination;
12.4. à intégrer des mesures de lutte contre la discrimination dans toute la législation;
12.5. à veiller à ce que les organismes nationaux de promotion de l’égalité soient compétents pour traiter la discrimination fondée sur ces facteurs, à la fois dans des cas individuels et en ce qui concerne des questions plus générales comme la collecte de données et les tests de situation, et à ce qu’ils disposent des ressources humaines et financières nécessaires à l’exercice de ces fonctions;
12.6. à organiser des formations visant à aider les fonctionnaires travaillant dans ce domaine à reconnaître et à mieux lutter contre cette forme de discrimination;
12.7. à envisager de soumettre le secteur public à une obligation d’égalité dans ce domaine, en imposant à toutes les autorités qui exercent des pouvoirs publics de le faire en tenant dûment compte de la nécessité d’exercer ces fonctions en visant à réduire les inégalités de résultat causées par un désavantage fondé sur l’origine sociale ou le statut socio-économique;
12.8. à dispenser des formations aux juges, aux procureur·e·s et aux autres personnes exerçant des pouvoirs publics pour les sensibiliser davantage à l’impact de la discrimination fondée sur l’origine sociale et sur le statut socio-économique et pour les rendre capables d’identifier cette discrimination, lorsqu’elle est fondée sur ces seuls facteurs et dans les situations de discrimination multiple ou intersectionnelle, et de lutter ainsi contre elle;
12.9. à recueillir des données relatives à l’origine sociale, y compris d’un point de vue intersectionnel, dans le respect des principes de confidentialité, de consentement éclairé et d’identification volontaire et tout en évitant de stigmatiser les personnes déjà victimes de discrimination fondée sur ce motif;
12.10. à obliger les entreprises publiques et privées à publier des données relatives à l’écart salarial entre les classes;
12.11. à tenir un débat public portant sur la définition du mérite et sur la manière dont les institutions, notamment celles liées au secteur de l’éducation et au marché du travail, devraient répondre à une dynamique visant à créer un système fondé sur le mérite;
12.12. à revoir les bases sur lesquelles le talent et le mérite sont évalués dans les emplois de la fonction publique, de manière à ce que les critères utilisés dans les procédures de recrutement, d’évaluation et de promotion se concentrent sur les compétences nécessaires pour bien remplir ces fonctions, et encourager les employeurs du secteur public à faire de même.
13. L’Assemblée appelle aussi les États membres du Conseil de l'Europe à intensifier leurs efforts pour promouvoir la mobilité sociale et la justice sociale conformément à la Résolution 2393 (2021), à la Résolution 2384 (2021) et à la Résolution 2343 (2020).
14. Gardant à l’esprit que la discrimination fondée sur l’origine sociale se produit dès la petite enfance et persiste tout au long de l’éducation et de la participation au marché de l’emploi, l’Assemblée invite aussi les États membres:
14.1. à garantir l’accès gratuit et équitable à des services publics d’éducation et d’accueil de la petite enfance;
14.2. à mettre en œuvre des politiques visant à fournir à toutes et tous une éducation gratuite, équitable et de qualité, quelle que soit l’origine sociale et au long de la vie;
14.3. à élaborer des politiques de redistribution fiscale permettant de briser le cycle de privation matérielle qui freine la mobilité sociale;
14.4. à élaborer des programmes de dépenses fiscales visant à mettre en place des filets de protection sociale ainsi que l’égalité des dotations financières initiales afin d’assurer à toutes et tous l’égalité des chances en ce qui concerne la prise de risques lors du développement de carrière, tant au moment de l’entrée sur le marché de l’emploi que lors des transitions entre emplois;
14.5. à mettre en œuvre des programmes de perfectionnement, de réorientation et de formation tout au long de la vie afin d’éliminer les frictions liées aux transitions entre emplois;
14.6. à formaliser les procédures de recrutement, d’évaluation et de promotion et à les rendre transparentes;
14.7. à mettre en œuvre des mécanismes d’action positive, comme des programmes de recrutement accéléré de diplômés, qui peuvent promouvoir l’accès des personnes issues d’une origine sociale défavorisée à des carrières dans lesquelles elles sont actuellement sous-représentées;
14.8. à prendre des mesures pour encourager les employeurs à faire dûment connaître toutes les possibilités de stage qu’ils offrent, à veiller à ce que tous les stages soient dûment rémunérés, et à envisager d’interdire les stages non-rémunérés;
14.9. à mener des campagnes de sensibilisation pour lutter contre l’absence de signalement par les victimes des discriminations fondées sur le statut socio-économique;
14.10. à encourager le secteur privé à élaborer et à organiser des formations de sensibilisation aux préjugés inconscients et d’élimination de ces préjugés;
14.11. à promouvoir la création de réseaux de soutien professionnel destinés à contrebalancer et à éviter les blessures cachées dont de nombreuses personnes font l’expérience lors de leur ascension sociale;
14.12. à revoir les politiques résidentielles, de zonage et de logement afin d’éliminer la ségrégation résidentielle et de garantir à toutes et tous un logement financièrement abordable, tout en élaborant des projets de transformation urbaine et rurale, in situ, afin de renforcer les interactions sociales dans des zones résidentielles comprenant toutes les origines sociales;
14.13. à mettre en œuvre la Charte sociale européenne (STE No. 35).

B. Exposé des motifs par Mme Selin Sayek Böke, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. Dans quelle mesure le fait d'être né dans un certain quartier ou d'appartenir à une certaine classe sociale a-t-il des répercussions sur les perspectives d’avenir et la réussite dans la vie d’une personne? De nombreux faits concourent à indiquer que partout en Europe, l’avenir des individus est encore largement déterminé par l’origine sociale 
			(2) 
			Voir plus loin les
définitions d’origine sociale, de mobilité sociale et autres notions
clés., laquelle a une incidence sur leurs conditions de vie immédiates, mais aussi sur leur accès à l’éducation et à l’apprentissage tout au long de la vie, et sur leurs perspectives d’emploi et leurs possibilités de mobilité sociale. Pour les personnes qui commencent leur vie en étant moins bien loties, les chances de terminer leurs études secondaires ou supérieures, d'être propriétaires de leur logement, d'éviter la pauvreté ou d'avoir un niveau de santé élevé sont nettement inférieures à celles des personnes qui commencent leur vie en étant mieux loties 
			(3) 
			Voir par exemple, Joseph
Rowntree Foundation, <a href='https://www.jrf.org.uk/data'>UK Poverty Statistics</a>; Scottish Government, <a href='https://www.gov.scot/publications/life-chances-young-people-scotland-evidence-review-first-ministers-independent/'>«The
life chances of young people in Scotland»</a>: an evidence review for the First Minister’s Independent
Advisor on Poverty and Inequality, Social Research Series, July
2017; Child Poverty Action Group, <a href='https://cpag.org.uk/child-poverty/effects-poverty'>«The
effects of poverty»</a>..
2. La discrimination fondée sur l’origine sociale accentue la persistance de la pauvreté et de l’exclusion sociale et prive les personnes concernées de leurs «capacités», ce qui, d’après le lauréat du prix Nobel d’économie, Amartya Sen, suggère l’absence de véritable développement et d’épanouissement. Dans les sociétés justes et où la mobilité sociale est présente, où l’origine sociale n’est pas un motif de discrimination, le potentiel de chaque personne – y compris celles issues de milieux moins favorisées – est réalisé. Les opportunités ne sont pas limitées en raison de l’origine sociale. Par conséquent, du point de vue tant des droits humains que du développement il est de la plus grande importance de lutter contre la discrimination fondée sur l’origine sociale.
3. Par ailleurs, garantir l’absence de discrimination fondée sur l’origine sociale permettrait de garantir aussi la cohésion et l’engagement sociaux. L’engagement social augmente en parallèle avec les perspectives de dépasser ses conditions de naissance. Inversement, l’absence de telles perspectives d’avancement est liée à une baisse de l’engagement social, à la marginalisation et à une augmentation des comportements autodestructeurs – autant de facteurs qui ont des effets préjudiciables sur l’épanouissement ainsi que sur nos démocraties. Or, des études ont démontré que le fait de dépasser les barrières liées à l’origine sociale est lié positivement à des «bons» résultats économiques, comme l’emploi et la production, et négativement à l’inégalité 
			(4) 
			Voir par exemple, Corak
M. (2013), «<a href='https://www.aeaweb.org/articles/pdf/doi/10.1257/jep.27.3.79'>Income
Inequality, Equality of Opportunity, and Intergenerational Mobility</a>», Journal of Economic Perspectives No.
27(3), pp.79-102, Chetty et al (2014), «<a href='https://academic.oup.com/qje/article/129/4/1553/1853754'>Where
is the land of Opportunity? The Geography of Intergenerational Mobility
in the United States</a>», Quarterly Journal of Economics No.
129(4) pp. 1553-1623, Güell et al (2018), «<a href='https://doi.org/10.1111/ecoj.12599'>Correlating social
mobility and economic outcomes</a>», Economic Journal No.
128 (612), pp. F353-F403, Acciari P., Polo A. et Violante G.L. (2019),
«‘<a href='https://econpapers.repec.org/scripts/redir.pf?u=http%3A%2F%2Fwww.nber.org%2Fpapers%2Fw25732.pdf;h=repec:nbr:nberwo:25732https://econpapers.repec.org/scripts/redir.pf?u=http%3A%2F%2Fwww.nber.org%2Fpapers%2Fw25732.pdf;h=repec:nbr:nberwo:25732'>And
yet it moves’: Intergenerational mobility in Italy</a>», NBER Working Paper 25732..
4. Un certain nombre de conventions européennes et internationales interdisent expressément la discrimination fondée sur l'origine sociale 
			(5) 
			Voir plus
loin.. Pourtant, il semble que peu d’États européens aient intégré l’origine sociale dans leur législation anti-discrimination en tant que motif faisant l’objet d’une protection spécifique, et que les victimes n’ont donc peut-être, individuellement, aucune voie de recours effective contre ce type de discrimination.
5. En outre, de même que les cas individuels d’autres formes de discrimination sont souvent le reflet de schémas de discrimination institutionnelle ou structurelle plus généraux dans nos sociétés, les expériences personnelles de discrimination fondée sur l’origine sociale sont, elles aussi, souvent le signe de problèmes beaucoup plus profonds et structurels. Il est par conséquent crucial d’adopter un cadre général de lutte contre ce problème, complétant les recours juridiques par des politiques visant tant à lutter contre les cas individuels qu’à modifier les systèmes et structures qui produisent ces discriminations.
6. Des études récentes montrent qu’aujourd’hui, dans bon nombre de pays européens, les perspectives de mobilité sociale ascendante des jeunes générations sont parfois moindres que celles de leurs parents. La croissance économique globale – qui a pu contribuer à l’ascension sociale absolue dans l’ensemble de la société – a ralenti, et les personnes aux revenus modestes et les classes moyennes en ont particulièrement pâti 
			(6) 
			Ludwinek
A., «<a href='https://www.eurofound.europa.eu/publications/blog/does-social-background-determine-life-chances-in-europe'>Does
social background determine life chances in Europe?»</a>, article de blog, 26 avril 2017.. Les inégalités croissantes, notamment l’inégalité d’accès à la garde des enfants, à l’éducation, au logement et à la santé, conjuguées à la transmission intergénérationnelle de la pauvreté – tous ces paramètres pouvant être liés à des degrés divers de discrimination fondée sur l’origine sociale – soulèvent en elles-mêmes de graves questions sur le plan des droits humains. Associées à d’autres phénomènes comme la réduction de l’accès aux services publics et l’augmentation (ou la visibilité croissante) du népotisme et de la corruption, ces inégalités ont tendance à inciter au pessimisme et à saper la confiance des citoyens dans la capacité des sociétés démocratiques contemporaines à être justes 
			(7) 
			Eurofound, <a href='https://www.eurofound.europa.eu/sites/default/files/ef_publication/field_ef_document/ef1664en.pdf'>«Social
mobility in the EU</a>», Luxembourg, Office des publications de l’Union européenne,
2017; Darvas Z. et Wolff G., «<a href='https://www.bruegel.org/wp-content/uploads/2016/10/BP-26-26_10_16-final-web.pdf'>An
anatomy of inclusive growth in Europe</a>», Blueprint Series 26, Bruxelles, Breugel, 2016..
7. Comme le souligne la Résolution 2339 (2020) de l'Assemblée parlementaire «Garantir les droits humains en temps de crise et de pandémie: la dimension de genre, l’égalité et la non-discrimination», nombre de ces dynamiques négatives semblent en outre avoir été exacerbées par la pandémie de covid-19.
8. Mon objectif, à travers ce rapport, est de sensibiliser, en particulier les instances législatives nationales des États membres du Conseil de l'Europe, non seulement à l'ampleur et aux effets de la discrimination fondée sur l'origine sociale, mais aussi aux obstacles qui entravent l’élimination de ce phénomène. Je cherche aussi à trouver de nouvelles manières d'aborder les réalités décrites ci-dessus en les examinant sous l'angle de la discrimination fondée sur l'origine sociale.
9. Les questions essentielles, quant à leur fond et leur impact, sont examinées, aux chapitres 5 et 6 de mon rapport. Toutefois, j'ai commencé par explorer les concepts et définitions clés au chapitre 2, tandis que les normes de droit international et de droit national existantes sont exposées aux chapitres 3 et 4 respectivement.

2. Définitions

10. Les notions étroitement liées d'origine sociale, de statut social, de mobilité sociale et de justice sociale, sont en jeu dans ce rapport. Il est essentiel de préciser d'emblée les liens et les différences entre ces notions. Il y a lieu aussi de noter que ces facteurs se recoupent souvent avec d'autres motifs potentiels de discrimination, tels que le sexe, l'état civil, la couleur, l'origine nationale ou ethnique, le handicap ou l'âge.

2.1. Origine sociale

11. Bon nombre des principaux instruments internationaux et européens relatifs aux droits de l'homme dans lesquels l'origine sociale figure parmi les motifs de discrimination interdits ont été rédigés dans les années 1940, 1950 et 1960. Certaines juridictions ont considéré que la notion d' «origine sociale» ne concerne donc que la question de l'appartenance ou non d'une personne à une classe spécifique telle que la noblesse, car c’était l'enjeu dans l'esprit des rédacteurs de ces textes (voir plus loin la législation et la jurisprudence nationales). Toutefois, cette interprétation est étroite et passe sous silence la nécessité de veiller, comme l'a souligné à plusieurs reprises la Cour européenne des droits de l'homme, à ce que les conventions relatives aux droits de l'homme restent des instruments vivants.
12. Quoi qu'il en soit, le mot «origine» indique clairement que le terme se rapporte au milieu d'origine d'une personne. Indépendamment de l'existence d'une classe de «noblesse» au sein d’une société donnée en Europe aujourd'hui, il est clair que les classes ou milieux sociaux d’origine peuvent varier considérablement et peuvent tous avoir un impact déterminant sur les perspectives d’avenir.
13. En bref, l'origine sociale peut être comprise comme faisant référence au milieu social (classe) dans lequel une personne est née et/ou qui a façonné ses années formatives de la vie. Les termes similaires utilisés dans les législations nationales (voir plus loin) comprennent l'affiliation sociale et l'ascendance sociale ou de classe.

2.2. Statut social, statut socio-économique et termes similaires

14. En revanche, des termes tels que «statut social», «statut socio-économique» ou «contexte social» peuvent être compris comme faisant référence à la position actuelle d'une personne dans la société. Celle-ci peut coïncider ou non avec la situation sociale dont elle est issue et est influencée par des facteurs tels que le revenu et les richesses du ménage, la région où vit la personne et les cercles sociaux dans lesquels elle évolue.
15. Dans ce rapport, par souci de cohérence, j'ai utilisé principalement un seul terme, celui de «statut socio-économique», pour désigner la position sociale actuelle d'une personne.

2.3. Mobilité sociale

16. La mobilité sociale désigne le déplacement d’individus, de familles, de ménages ou d’autres catégories de personnes dans ou entre les couches sociales d’une société. En d'autres termes, il s'agit d'un changement de statut social par rapport à la situation sociale actuelle ou antérieure d'une personne 
			(8) 
			Sur
ce point et sur les différents types de mobilité sociale (verticale,
absolue, relative, intra- et intergénérationnelle) exposés ci-dessous,
voir Eurofound, <a href='https://www.eurofound.europa.eu/sites/default/files/ef_publication/field_ef_document/ef1664en.pdf'>«Social
mobility in the EU»</a>, op. cit., pp. 3-4.. Le plus souvent, c'est la mobilité verticale (ascendante ou descendante) qui est visée.
17. La mobilité sociale absolue désigne les changements qui surviennent dans l'ensemble de la société; elle traduit par exemple des modifications structurelles ou de nature professionnelle et un progrès sociétal. Elle comprend les changements sociétaux et du marché du travail à grande échelle dans lesquels un grand nombre d'individus passent d'une classe à l'autre.
18. La mobilité sociale relative désigne les possibilités de déplacement individuel entre couches sociales, ou la probabilité qu'un enfant n’occupera pas, plus tard, la position de ses parents dans l’échelle des couches sociales. Cette mobilité est étroitement liée aux notions de fluidité sociale et d’ouverture des sociétés.
19. La mobilité sociale peut être intragénérationelle (changement de condition sociale d’un individu au cours de sa vie) ou intergénérationnelle (changements de condition sociale sur plus d'une génération).
20. Les sociétés socialement mobiles sont celles dans lesquelles chaque individu réalise son potentiel et où son statut économique et professionnel actuel ne peut être attribué uniquement à la richesse ou au statut de ses parents.
21. Dans les sociétés où la mobilité sociale fait défaut, le statut socio-économique d'une personne n'a aucune possibilité d'évoluer au cours de sa vie. Dans ces sociétés, le statut socio-économique actuel des individus coïncide avec leur origine sociale. Cependant – et c'est une notion cruciale pour ce rapport – garantir la mobilité sociale ne suffit pas en soi à éliminer la discrimination fondée sur l'origine sociale. Au contraire, cela doit faire partir d’une approche holistique de lutte contre ce problème.

2.4. Justice sociale

22. Enfin, la notion de mobilité sociale peut être opposée à celle de justice sociale: alors que la mobilité sociale consiste à permettre à certains individus ou groupes d'échapper à un désavantage, la justice sociale vise à éradiquer complètement ce désavantage 
			(9) 
			Sosienski
Smith C., «<a href='https://wonkhe.com/blogs-sus/social-mobility-or-social-justice/'>Social
mobility or social justice?</a>», Wonkhe, article de blog, 12 décembre 2019..

3. Normes de droit international

23. La discrimination fondée sur l'origine sociale est expressément interdite en droit international depuis l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme en 1948, dont l'article 2 dispose que «Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.» Cette interdiction a été reprise depuis lors dans de nombreux instruments internationaux et européens relatifs aux droits de l'homme 
			(10) 
			Au
sein du système des Nations Unies, voir notamment le Pacte international
relatif aux droits civils et politiques (1966), articles 2(1), 4(1),
24(1) et 26; le Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels (1966), article 2(2); et la Convention relative
aux droits de l'enfant (1989), article 2(1)..
24. L'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 5) dispose que «la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation» et, conformément à l'interdiction générale de la discrimination énoncée à l'article 1 du Protocole n° 12 à la Convention (STE n° 177), la jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discrimination aucune, fondée sur la même liste de motifs. Cependant, il ne semble pas y avoir de jurisprudence fondée sur le motif de l'origine sociale, et les travaux préparatoires de l'article 14 fournissent également peu d'indications sur ce que ce terme est censé couvrir 
			(11) 
			Document <a href='https://www.echr.coe.int/Documents/Library_TravPrep_Table_ENG.pdf'>CDH(67)3</a>..
25. De même, l’article E de la Charte sociale européenne (révisée) (STE n° 163) dispose que «la jouissance des droits reconnus dans la présente Charte doit être assurée sans distinction aucune fondée notamment sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’ascendance nationale ou l’origine sociale, la santé, l’appartenance à une minorité nationale, la naissance ou toute autre situation». Là encore, la discrimination fondée sur l'origine sociale ne semble pas avoir été examinée par le Comité européen des droits sociaux, que ce soit dans ses conclusions ou dans son examen des réclamations collectives.
26. L'origine sociale figure également parmi les motifs interdits énumérés à l'article 21, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne en vertu duquel «est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle.» Là encore, aucune jurisprudence ne semble avoir traité des allégations de discrimination fondée sur l'origine sociale.
27. Toutefois, la Convention européenne sur la nationalité (STE n° 166) n’inclut pas ce motif de discrimination, sa signification ayant été jugée trop vague au vu des fins de cette convention 
			(12) 
			Biao
c. Danemark, requête n° 38590/10, arrêt du 24 mai 2016,
paragraphe 48, citant le paragraphe 43 du rapport explicatif de
la Convention européenne sur la nationalité (STE n° 166). – signe que les autorités nationales ayant participé à la rédaction de cette convention n’avaient pas, à l’époque, une compréhension commune et claire du sens de la discrimination fondée sur l’origine sociale.

4. Situation juridique dans les États membres

28. Les États membres du Conseil de l'Europe sont tous liés par des instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme interdisant la discrimination fondée sur l'origine sociale. En mars 2021, j'ai adressé un questionnaire aux parlements nationaux des États membres du Conseil de l'Europe, par l'intermédiaire du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP), afin de recueillir des informations sur la manière dont la discrimination fondée sur l'origine sociale est traitée en droit interne.
29. Le questionnaire demandait si l'«origine sociale» figurait expressément parmi les motifs de discrimination interdits dans la constitution et/ou la législation anti-discrimination (ou toute autre législation) du pays concerné et, si tel était le cas, demandait des précisions, notamment toute définition de l'«origine sociale» figurant dans la législation et/ou dans les rapports explicatifs/travaux préparatoires. Une question portait sur l’existence d’une jurisprudence émanant des tribunaux ou organes nationaux chargés des questions d’égalité concernant la discrimination fondée sur l’origine sociale.
30. J'ai présenté une compilation des 28 réponses alors reçues lors de la réunion de la commission sur l'égalité et la non-discrimination du 18 mai 2021 
			(13) 
			AS/Ega/Inf
(2021) 16. L'analyse ci-dessous se base essentiellement sur les
informations fournies dans ce document.. Mon rapport tient également compte des cinq réponses reçues ultérieurement.

4.1. Législation

31. Les réponses à mon questionnaire, provenant de 33 parlements nationaux, montrent que relativement peu d'États interdisent expressément la discrimination fondée spécifiquement sur l'origine sociale dans leur constitution ou leur législation nationale anti-discrimination (ou toute autre législation pertinente). Parmi ceux qui incluent une telle interdiction, on trouve une grande variété de configurations, et souvent des incohérences entre les motifs de discrimination énumérés dans la constitution et dans la législation. Conformément aux définitions ci-dessus, les réponses au questionnaire, examinées de manière approfondie ci-après, indiquent que lorsque le terme «origine sociale» figure dans la législation nationale, il est compris comme faisant référence aux conditions ou à la classe dont une personne est issue, par opposition à son statut social ou socio-économique plus tard dans la vie 
			(14) 
			Ibid..
32. En commençant par les États où la discrimination fondée sur l'origine sociale est expressément interdite soit dans la constitution, soit dans la législation, soit dans les deux, plusieurs situations ont été décrites dans les réponses au questionnaire. Certaines constitutions établissent une liste de motifs de discrimination interdits qui inclut expressément l'origine sociale (Croatie, République tchèque, Hongrie, Roumanie et République slovaque), et ce motif est également reproduit dans (au moins une partie) de la législation pertinente (bien que cela ne figure pas toujours dans la loi anti-discrimination en tant que telle). D'autres constitutions établissent une liste non limitative de motifs dans laquelle l'origine sociale n'est pas expressément mentionnée, mais des motifs potentiellement liés tels que l'origine, l'affiliation sociale, la classe, l'ascendance sociale, la classe sociale ou l'ascendance sont mentionnés en plus de la formulation «tout autre motif» (Chypre, Finlande, Géorgie, Islande et Turquie); à Chypre, en Géorgie et en Turquie, au moins une partie de la législation, mais encore une fois pas toujours la loi anti-discrimination elle-même, interdit aussi expressément la discrimination fondée sur l'origine sociale. En Belgique, la constitution énonce une interdiction générale de la discrimination sans spécifier de motifs particuliers; dans ce pays, l'origine sociale figure toutefois parmi les motifs interdits dans la législation fédérale anti-discrimination. Les dispositions constitutionnelles de la Lettonie sont similaires à celles de la Belgique, mais l'origine sociale figure parmi les motifs interdits dans la loi sur le travail. La constitution allemande interdit la discrimination fondée sur «l'origine», terme interprété par la Cour constitutionnelle fédérale comme faisant référence au statut social et aux racines héritées d'une personne 
			(15) 
			Décision de la Cour
constitutionnelle fédérale du 22 janvier 1959, affaire 1 BvR 154/55.; ni «l'origine sociale», ni «l'origine», ni des termes similaires ne sont toutefois inclus dans la liste des sept motifs couverts par la législation fédérale anti-discrimination. La Constitution suisse de 1999 interdit la discrimination fondée sur une liste exhaustive de motifs, dont la «position sociale». Cette disposition a été interprétée comme reflétant la notion de «privilèges de naissance», ou d'un statut acquis par filiation, qui figurait dans la constitution précédemment en vigueur – et qui peut également couvrir le statut social actuel d'une personne. La loi anti-discrimination de la Bulgarie énumère 19 motifs explicites, dont «l'origine», et est ouverte, interdisant la discrimination également sur «tout autre motif établi par la loi ou par un traité international auquel la République bulgare est partie».
33. Dans le groupe d'États susmentionné, les particuliers peuvent trouver au moins un certain soutien explicite dans le système juridique national pour introduire une plainte pour discrimination fondée sur l'origine sociale. Parfois, cela ne s'applique que dans un éventail très étroit de circonstances (par exemple, si l'origine sociale n'est incluse comme motif expressément interdit que dans le code du travail ou le droit pénal, mais pas dans la législation anti-discrimination générale), et parfois seulement si un tribunal (qui peut être la cour constitutionnelle) est disposé à interpréter un motif exprès potentiellement similaire tel que «classe», «ascendance» ou «origine», ou un terme fourre-tout tel que «tout autre motif», comme couvrant la notion d'origine sociale. Cette dernière situation se retrouve également aux Pays-Bas, où il existe une liste ouverte de motifs interdits dans la constitution et une liste exhaustive dans la loi nationale anti-discrimination, dont aucune ne mentionne expressément l'origine sociale ou toute autre caractéristique similaire.
34. Dans certains États, la constitution énonce une interdiction générale de la discrimination sans spécifier de motifs particuliers, tandis que la législation nationale anti-discrimination comprend une liste exhaustive de motifs qui n'inclut pas l'origine sociale ou tout autre motif similaire (Irlande, Norvège et Suède). Dans ce groupe de pays, la seule option juridique qui s'offre aux personnes cherchant à obtenir réparation pour une discrimination fondée sur l'origine sociale est donc de se fonder sur les obligations de l'État en vertu du droit international ou sur la garantie de la dignité de chaque personne en tant qu'être humain.
35. Dans un troisième groupe d'États, les réponses au questionnaire font référence à des motifs interdits tels que le «statut social» (Albanie, Grèce et Slovénie, ainsi que l'Estonie et la Lituanie (où le terme «origine» figure également dans la liste des motifs) et la Roumanie (où le terme «origine sociale» est toutefois utilisé dans la constitution et dans certaines lois, comme indiqué ci-dessus). D'autres mentionnent la «condition sociale» (Albanie, Belgique (dans certaines législations régionales), Italie et Espagne) et les «circonstances sociales» (Portugal et Espagne). Bien que la portée de ces termes soit peu discutée, il semblerait, comme nous l'avons observé dans le chapitre sur les définitions ci-dessus, qu'ils fassent référence à la situation actuelle d'une personne et soient donc distincts de son origine sociale. Le Centre interfédéral pour l’égalité des chances belge, Unia, a par exemple fait valoir que la notion de «condition sociale» devrait être ajoutée à la législation fédérale anti-discrimination, parallèlement au terme existant d' «origine sociale», afin de couvrir, par exemple, les cas de discrimination en matière d'emploi ou de logement à l'encontre des personnes ayant un casier judiciaire, des sans-abri ou des parents isolés avec enfants.
36. Enfin, il convient de noter que certaines constitutions (telles que celles de l'Autriche, de la Belgique et de la Turquie) comportent des dispositions selon lesquelles aucun privilège ne doit être accordé ni aucune distinction faite sur la base de la classe sociale. Une telle déclaration de principe est également clairement liée à la prévention de la discrimination fondée sur l'origine sociale, même si son impact peut être limité si elle n'est pas traduite en une législation pouvant être facilement invoquée devant les tribunaux.

4.2. La jurisprudence en tant que recours individuel

37. En règle générale, il est plus difficile d’accéder à des voies de recours pour des formes spécifiques de discrimination lorsque le motif de discrimination concerné n'est pas expressément mentionné dans la législation. En effet, les plaignants doivent convaincre l'organe chargé de l'égalité ou le tribunal compétent non seulement qu'une différence de traitement injustifiée s'est effectivement produite, mais aussi – et surtout – qu'elle relevait des dispositions légales pertinentes, même si celles-ci ne la couvraient pas expressément.
38. Il n'est donc pas surprenant que peu d'exemples de jurisprudence pertinente aient été mentionnés dans les réponses au questionnaire, et qu'un très grand nombre de réponses aient indiqué l’absence totale de jurisprudence. Cela montre que les recours effectifs pour les individus sont rares lorsqu’il s’agit de discrimination fondée sur l'origine sociale. Néanmoins, certains cas présentent un intérêt particulier.
39. La Cour constitutionnelle tchèque a considéré que «l’origine sociale ne saurait être interprétée à l’aune de la conception en vigueur du début du XXe siècle, c’est-à-dire comme la différence entre les nobles et le peuple». Elle a jugé que la taxe d’enlèvement des ordures ménagères, calculée en fonction du nombre de personnes vivant dans un foyer, constituait une discrimination fondée sur l’origine sociale en ce qui concernait les enfants mineurs, notamment ceux issus de familles qualifiées par elle de socialement défavorisées 
			(16) 
			Numéro
de dossier Pl. ÚS 9/15 du 27 février 2018.. À l'inverse, elle a jugé que le calcul des allocations familiales en fonction de la situation économique de la famille n’était pas constitutif d’une discrimination fondée sur l’origine sociale envers les enfants issus de familles aisées. La Cour a noté que «l’origine sociale…est déterminée une fois pour toutes à la naissance. En revanche, les sources de revenus de la famille pouvant évoluer, le droit éventuel aux allocations familiales évolue également 
			(17) 
			Numéro de dossier Pl.
ÚS 31/17 du 17 décembre 2019.». Ces affaires soulignent à la fois qu’il est nécessaire d'adopter une approche dynamique de l'interprétation du terme «origine sociale» et qu’il est important d’établir une distinction entre l'origine sociale d'une personne et son statut socio-économique actuel.
40. Contrairement à la première affaire tchèque susmentionnée, un exemple d'interprétation restrictive du terme «origine sociale» a été fourni par la Belgique. Dans cette affaire, faisant valoir qu'il avait été victime d'une discrimination fondée à la fois sur l'origine sociale et la naissance, un travailleur a contesté la décision de ne pas le recruter parce qu'il appartenait à une famille que l'employeur considérait comme malhonnête. Les deux motifs de discrimination ont été reconnus en première instance mais, en appel, seul le motif de la naissance a été retenu, le tribunal ayant estimé que le motif de l'origine sociale ne se référait qu'à une classe spécifique telle que la noblesse 
			(18) 
			Tribunal du travail
de Liège, 28 novembre 2018, Revue de
Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2019, p. 614..
41. La Hongrie a répondu que l'origine sociale est l'un des cinq motifs de discrimination les plus couramment invoqués devant son autorité nationale pour l'égalité de traitement, mais n'indique pas quel sens est attribué à ce terme ni combien de ces affaires ont abouti. La réponse de la Roumanie, où la constitution fait référence à l'origine sociale mais où la loi anti-discrimination fait référence au statut social, indique que ce dernier motif a été invoqué dans 40 % des plaintes dont le Conseil national de lutte contre la discrimination a été saisi entre 2002 et 2020 (4 702 plaintes sur 11 676), sans fournir d’explication quant au sens attribué à ce terme.
42. Parmi les pays où le statut social est un motif expressément protégé, mais pas l'origine sociale, le Commissaire estonien à l'égalité des chances a été saisi de 15 affaires portant sur le statut social (actuel) entre janvier 2017 et avril 2021. La Lituanie a évoqué une affaire de possible discrimination fondée sur l'âge, le handicap et le statut social.

4.3. L’intersectionnalité

43. La réponse de la France au questionnaire a porté sur la notion de discrimination fondée sur «l'origine». Dans le système juridique français, l' «origine» semble être comprise comme se référant à des signes extérieurs qui laissent supposer une origine étrangère et qui peuvent constituer des vecteurs de stéréotypes et de discrimination raciale, une question sur laquelle le Défenseur des droits a estimé qu'il était urgent d'agir pour surmonter les insuffisances de la politique publique existante 
			(19) 
			Défenseur des droits,
«Discriminations et origines: l'urgence d'agir», juin 2020..
44. Ce lien entre le terme «origine» et l'origine étrangère réelle ou perçue d'une personne contraste avec l'approche adoptée en Allemagne, où le sens de «statut social et racines hérités» (proche ou synonyme d' «origine sociale») a été attaché à ce terme, comme décrit ci-dessus. La réponse française souligne néanmoins à quel point il importe de comprendre l'intersectionnalité de l'origine sociale avec d'autres motifs de discrimination possibles, tels que l'origine ethnique ou le contexte migratoire.
45. En effet, il peut souvent y avoir un chevauchement entre l'origine étrangère (réelle ou perçue) d'une personne, son origine sociale et son statut social actuel. D’après certaines études portant sur le Royaume-Uni, les migrants internationaux et internes ont généralement des trajectoires de mobilité sociale différentes: les migrants internes, souvent issus de milieux plus privilégiés, réussissent plus facilement, alors que la mobilité sociale des migrants internationaux est plus rarement ascendante et plus souvent descendante 
			(20) 
			Friedman S., Laurison
D. et McMillan L. (2017), «Social Mobility, the Class Pay Gap and
Intergenerational Worklessness: New Insights from the Labour Force
Survey», Social Mobility Commission.. Dans le même temps, il est crucial de ne pas faire d’amalgame de l’origine sociale avec d'autres motifs de discrimination. Au cours de l'audition tenue lors de la réunion de la commission sur l'égalité et la non-discrimination le 30 novembre 2021, le professeur Sam Friedman, professeur de sociologie à la London School of Economics, a fait remarquer que les gens confondent souvent l'origine ethnique et l'origine sociale, partant du principe que le fait d’être issu de la migration est toujours synonyme d’une origine sociale défavorisée. Pourtant, différents groupes ethniques peuvent se trouver dans des situations très différentes. Les communautés britanniques indiennes et chinoises sont en moyenne issues de milieux plus privilégiés que la population blanche, tandis que les populations bangladaises et pakistanaises sont beaucoup plus défavorisées en termes d'origine sociale. Ces effets sont uniquement observables quand les divers éléments spécifiques sont précisément mesurés. Une fois encore, cela montre qu’il est important de comprendre et de mesurer l'origine sociale en tant que caractéristique protégée distincte.
46. Qu'elles fassent ou non expressément référence à l'origine sociale, de nombreuses lois anti-discrimination citées dans les réponses à mon questionnaire interdisent (également) la discrimination fondée sur des motifs susceptibles d’être étroitement liés à l'origine sociale, comme la naissance ou l'ascendance. Certaines incluent des motifs tels que la richesse ou la propriété, qui peuvent être acquis au cours de la vie d'une personne (et donc plus étroitement liés au statut socio-économique actuel) ou hérités (et donc plus étroitement liés à l'origine sociale). Il se peut que ces motifs fournissent des substituts utiles à l'origine sociale lorsque la discrimination fondée sur ce motif n'est pas expressément interdite par la constitution ou par la loi (voir également ci-dessous sur la profession des parents).
47. Toutefois, comme je l'expliquerai dans la section suivante, il est tout aussi crucial de ne pas confondre la richesse actuelle d'une personne, ses biens, sa situation en matière de logement, son niveau d'éducation et d'autres aspects de son statut socio-économique avec son origine sociale. Quelle que soit la situation actuelle d'une personne, son origine sociale (et ses indicateurs tels que l'accent, la présentation et les réseaux sociaux de longue date) peut continuer à la distinguer de ses pairs socio-économiques actuels et constituer la base d'un traitement différentiel injustifié (favorable ou défavorable) tout au long de sa vie.

5. Le plafond et le plancher de classe

5.1. Différentes formes de discrimination fondée sur l’origine sociale

48. Lors de notre audition du 30 novembre 2021, le professeur Friedman a expliqué les principales conclusions de ses recherches sur ce que lui et son co-chercheur Daniel Laurison ont appelé le «plafond de classe» 
			(21) 
			Friedman S. et Laurison
D. (2020), The Class Ceiling: Why it
Pays to be Privileged, Policy Press, Bristol.. Leurs conclusions, basées sur des données recueillies auprès de plus de 100 000 personnes dans le cadre de l'enquête britannique sur les forces de travail (menée par l'Office for National Statistics), sont très instructives pour le présent rapport. Elles montrent clairement que, même si elle n'est pas toujours visible dans la vie quotidienne de la même manière que d'autres axes d'inégalité mieux connus, l'origine sociale d'une personne tend à jeter ce que le professeur Friedman a décrit de manière frappante comme une ombre déterminante sur ses chances dans la vie.
49. La discrimination fondée sur l’origine sociale peut être directe ou cachée (explicite ou implicite). Les rares cas de jurisprudence cités au chapitre 4 ci-dessus constituent des exemples où la pauvreté ou le niveau de confiance sociale dont les plaignants ont hérité sont perçus par eux comme des discriminations directes.
50. Des recherches universitaires ont également identifié un «effet direct de l’origine sociale» sur la mobilité sociale, définissant celui-ci comme les effets directs de l’origine sociale qui ne sont pas transmis par l’éducation et comme les facteurs susceptibles de créer des plafonds et des planchers de classe 
			(22) 
			Plusieurs études constatent
les effets directs de l’origine sociale. Voir par exemple, fondée
sur des données britanniques, Gugushvili A., Bukodi E. et Goldthorpe
J.H. (2017), «<a href='http://dx.doi.org/10.1093/esr/jcx043'>The Direct Effect
of Social Origins on Social Mobility Chances: 'Glass Floors' and
'Glass Ceilings' in Britain</a>», European Sociological Review No. 33(2),
pp. 305-316; sur la base de données issues de 14 pays, Bernardi
F. et Ballarino E. (2016), <a href='https://www.e-elgar.com/shop/gbp/education-occupation-and-social-origin-9781785360442.html'>«Education,
Occupation and Social Origin: A comparative analysis of the transmission
of socio-economic inequalities</a>», Edward Elgar, Cheltenham.. Les planchers de classe protègent du déclassement social les personnes issues de milieux socio-économiques plus favorisés, tandis que les plafonds de classe entravent la mobilité sociale ascendante des personnes issues de milieux socio-économiques moins favorisés.
51. Les formes cachées de discrimination fondée sur l’origine sociale sont dus en revanche à des processus psychologiques profondément ancrés et qui influencent nos perceptions de nous-mêmes et des autres. Concernant la perception des autres, le classisme existe: les stéréotypes fondés sur l’origine et le statut social sont souvent profondément enracinés et déterminent la manière dont les individus sont perçus et traités par les autres 
			(23) 
			Heys
T. (2013), «<a href='https://www.futureofworkhub.info/comment/2013/2/14/classism-in-the-workplace-what-to-do-about-socio-economic-discrimination'>Classism
in the Workplace: What to do about Socio-Economic Discrimination</a>», Future of Work Hub.. En ce qui concerne la perception de soi, des études montrent que le fait de grandir et de vivre dans différentes circonstances socio-économiques et matérielles a des répercussions sur les pensées, les émotions et le comportement des individus, et que ces différences d’attitude peuvent entraver les tentatives de surmonter des désavantages socio-économiques 
			(24) 
			Evans, G. et Mellon,
J. (2016), «Social Class: Identity, awareness and political attitudes:
why are we still working class?», British Social Attitudes, 33,
pp 1-19.. Les personnes ayant dû faire face à davantage de contraintes matérielles doivent développer des techniques leur permettant de surmonter l’adversité et peuvent former l’impression qu’elles font face à des menaces auxquelles il faut répondre de manière défensive, tandis que les personnes n’ayant pas subi ces contraintes matérielles se soucient moins de joindre les deux bouts et peuvent se concentrer sur l’exploration de soi et la prise de risques, sachant que leurs moyens matériels existants leur permettent d’affronter les défis 
			(25) 
			Stephens
N.M., Markus H.R. et Phillips L.T. (2014), «<a href='https://ltaylorphillips.com/publications/StephensMarkusPhillips_SocialClassCycles_2014AnnualReview.pdf'>Social
class culture cycles: How three gateway contexts shape selves and
fuel inequality</a>», Annual Review of Psychology No.
65, pp. 611-634 et Manstead (2018), «<a href='https://doi.org/10.1111/bjso.12251'>The psychology of social
class: How socioeconomic status impacts thought, feelings and behaviour</a>», British Journal of Social
Psychology No. 57(2), pp. 267-291.. Plus important encore, et j’y reviens plus loin, les établissements d’enseignement et le marché du travail renforcent la discrimination fondée sur l’origine sociale en évaluant le mérite et la réussite selon des caractéristiques associées à des avantages socio-économiques préexistants.

5.2. L’ombre déterminante de l’origine sociale dans l’accès aux professions et la carrière

52. Comme l'a souligné le professeur Friedman, la question de l'accès aux professions exigeant un niveau d'éducation plus élevé est souvent au centre de l'étude de la mobilité sociale. Au Royaume-Uni, à peine 10 % des gens issus des classes ouvrières (dont les parents exerçaient des métiers routiniers et manuels) accèdent à des professions plus «élevées». Il a cité des chiffres assez stupéfiants qui illustrent les avantages dont bénéficient ceux qui suivent directement les traces de leurs parents: au Royaume-Uni, une personne dont un parent est avocat a 17 fois plus de chances de devenir avocat, et une personne dont un parent est médecin a 24 fois plus de chances que les autres de devenir médecin.
53. S'il est déjà bien compris que l'accès aux professions «supérieures» est un vecteur important de mobilité sociale, les études sur le «plafond de classe» montrent avec force que l'accès à ces professions n'est pas suffisant en soi. En effet, l’influence du milieu ou de la classe sociale ne s’estompe pas après l’entrée dans la vie professionnelle. Au contraire, il continue à avoir un impact tout au long de la vie. Ainsi, de nos jours, en Grande-Bretagne, les personnes issues des classes ouvrières ayant réussi à accéder à des professions très valorisées gagnent en moyenne 17 % de moins que leurs collègues dont les parents avaient un emploi des classes moyennes, exerçaient une profession libérale ou occupaient un poste de cadre, et ces différences de salaire liées à la classe sociale se retrouvent dans des pays comme la France, l’Italie, la Norvège et la Suède. Même en appliquant des correctifs pour prendre en compte diverses mesures relatives au mérite ou au capital humain (comme les différences de niveau d’instruction), la moitié de l’écart de salaire subsiste. Si l’on adopte une perspective intersectionnelle, l’écart est fortement accentué pour les femmes issues des milieux ouvriers et pour la plupart des professionnel-le-s noir-e-s ou des minorités ethniques et issu-e-s des milieux ouvriers. En outre, les femmes ont tendance à cacher leur origine ouvrière, en raison des tropes stigmatisants sur les femmes de la classe ouvrière, alors qu'il existe des stéréotypes beaucoup plus romantiques sur la mobilité ascendante des hommes. Toutes ces constatations montrent pourquoi, comme l'a dit le professeur Friedman, «l’accent doit désormais être mis non sur l’accès, mais sur la poursuite des carrières».
54. Le professeur Friedman a mis en évidence trois principaux moteurs de l'écart de rémunération entre les classes. Le premier est la richesse des parents («la banque de papa et maman»), qui offre une protection majeure contre l'incertitude, permettant aux personnes dont les parents sont plus aisés de prendre davantage de risques dans le choix de carrière, d'effectuer des stages non rémunérés et de faire face au coût de la vie dans les villes où les opportunités sont généralement concentrées. Il s’agit là d’un exemple du plancher de classe mentionné plus haut.
55. Un deuxième facteur de l'écart salarial entre les classes est la culture du parrainage informel qui consiste, pour des personnes expérimentées, à prendre sous leur aile des jeunes pris en sympathie pour des motifs étroitement liés à l’origine sociale, et à donner informellement un coup d’accélérateur à leur carrière. Le professeur Friedman note que ces relations naissent souvent d'un sentiment d'affinité culturelle – humour, goûts, intérêts, loisirs partagés, manières de s’exprimer ou formation – en d'autres termes, des traits de caractère ou des passe-temps communs qui tendent à être étroitement liés à l'origine sociale 
			(26) 
			Voir
également Heys T. (2013).. Ces dynamiques sont parfois accentuées par les différentes capacités à accéder à et à fonctionner au sein des réseaux sociaux, ou par le fait de connaître implicitement leur fonctionnement ou d’avoir des liens préexistants qui peuvent facilement se transformer en népotisme. Le rôle des parents qui sont en mesure de fournir des conseils, de l’aide ou des relations peut également être déterminant.
56. Troisième facteur, et le plus important, de l'écart de rémunération entre les classes: le professeur Friedman a souligné la méconnaissance du mérite, ou la manière dont des codes de comportement arbitraires liés à l'accent, à la tenue vestimentaire, aux goûts, à la présentation de soi ou au style – et reflétant souvent l'héritage historique d'une majorité d'hommes blancs privilégiés – déterminent qui est considéré comme ayant sa place et qui il serait approprié de promouvoir dans de nombreuses organisations professionnelles et professions.
57. Outre ces facteurs susceptibles de causer des discriminations fondées sur l’origine sociale, je souhaite souligner l’impact potentiellement aggravant de l’utilisation de l’intelligence artificielle. Dans un exemple bien connu, et pour ne citer que celui-là, lorsqu’il a été procédé en juin 2020 à une standardisation automatisée des notes des élèves du Royaume-Uni à la suite de l’interruption de l’année scolaire en raison de la pandémie de covid-19, des élèves issus de milieux défavorisés ont été touchés de manière disproportionnée par des dégradation de leurs notes, et l’écart entre les résultats d’élèves bénéficiant de repas gratuits et de ceux n’en bénéficiant pas s’est accentué 
			(27) 
			Adams
R. et McIntyre N., «<a href='https://www.theguardian.com/education/2020/aug/13/england-a-level-downgrades-hit-pupils-from-disadvantaged-areas-hardest'>England
A-level downgrades hit pupils from disadvantaged areas hardest</a>», The Guardian,
13 août 2020.. Dans sa Résolution 2343 (2020) «Prévenir les discriminations résultant de l’utilisation de l’intelligence artificielle», l’Assemblée soulignait que les algorithmes optimisés en vue de l’efficacité, de la rentabilité ou d’autres objectifs, sans tenir dûment compte de la nécessité de garantir l’égalité et la non-discrimination, peuvent entraîner une discrimination directe ou indirecte fondée sur toute une série de motifs, dont l’origine sociale. Les causes de ce phénomène sont multiples et sont analysées de manière approfondie dans le rapport de notre collègue Christophe Lacroix (Belgique, SOC) à ce sujet 
			(28) 
			Doc. 15151.. Un large éventail de mesures que doivent prendre les États ainsi que d’autres acteurs concernés afin de prévenir les discriminations résultant de l’utilisation de l’intelligence artificielle sont exposées dans cette résolution; par conséquent, je ne les détaillerai pas ici.
58. Pour surmonter les obstacles créés par la discrimination fondée sur l'origine sociale, toutes ces questions clés doivent être abordées – y compris dans une perspective intersectionnelle – par le biais d’instruments de politique forts visant à garantir que tous soient sur un pied d’égalité, non seulement en ce qui concerne l’accès initial aux droits, mais aussi au long terme.

5.3. Le statut socio-économique comme motif de discrimination distinct mais connexe

59. J'ai déjà souligné les différences importantes entre l'origine sociale et le statut socio-économique (actuel), et le fait que des formes distinctes de discrimination peuvent apparaître sur la base de ces motifs. Néanmoins, comme nous l'avons vu, les deux motifs peuvent être étroitement liés. Bien que le présent rapport se concentre sur le motif de discrimination reconnu par les instruments internationaux, à savoir l'origine sociale, le statut socio-économique d'une personne peut également avoir une incidence sur l'ensemble de ses chances dans la vie, et certains des remèdes peuvent être similaires dans les deux cas. Je considère donc qu'il est important d'examiner également la discrimination fondée sur le statut socio-économique, au moins brièvement, dans mon rapport.
60. Comme l'a souligné le Réseau européen des organismes de lutte contre les discriminations (Equinet), la discrimination et la pauvreté sont les deux faces d'une même pièce. La discrimination est une cause de pauvreté et d'exclusion sociale, alors qu'en même temps, la pauvreté et l'exclusion sociale peuvent elles-mêmes être un motif de discrimination. La pauvreté et l'exclusion sociale augmentent donc le risque de subir une discrimination. Pourtant, en raison de la stigmatisation, de la honte, de l'exclusion sociale et des abus, les victimes de discrimination fondée sur leur statut socio-économique sont beaucoup moins susceptibles de la signaler et donc d'accéder à leurs droits. En outre, la discrimination fondée sur le statut socio-économique est souvent passée sous silence (et peu signalée par les victimes) dans les affaires de discriminations multiples 
			(29) 
			Equinet, <a href='https://equineteurope.org/wp-content/uploads/2012/01/POVERTY_OPINION_2010_ENGLISH.pdf'>«Addressing
Poverty and Discrimination: Two Sides of the One Coin</a>», décembre 2010..
61. Equinet mène actuellement des recherches approfondies sur le statut socio-économique en tant que motif de discrimination et nous avons eu l'occasion d'entendre leur responsable politique, Mme Milla Vidina, lors de notre audition du 30 novembre 2021, sur les conclusions préliminaires d'Equinet. Celles-ci indiquent un large consensus sur le fait qu'un tel motif devrait être expressément reconnu dans la législation anti-discrimination, notamment parce que le statut socio-économique d'une personne peut changer au cours de sa vie, et que tout le monde peut donc être susceptible d'être victime d'exclusion socio-économique. Le manque de possibilités d’opposer les droits sociaux en justice fait qu’il est d’autant plus important de renforcer les lois en faveur de l’égalité et de la non-discrimination, qui sont plus faciles à invoquer en justice. La discrimination fondée sur la perception du statut socio-économique doit également être couverte. Les résultats préliminaires d'Equinet montrent que le terme à utiliser dans la législation anti-discrimination pour couvrir ces formes de discrimination est moins clair, d'autant plus qu'aucun substitut unique et adéquat n'a été trouvé à ce jour. Il n'est pas non plus évident à ce stade que l'inclusion d'une prolifération de motifs connexes (tels que la richesse, la propriété ou le statut financier), comme c'est déjà le cas dans certains pays, contribue réellement à mieux lutter contre ces discriminations. Quel que soit le terme utilisé dans la législation nationale, sa définition devrait toutefois permettre de couvrir toutes les situations nécessaires, en tenant compte de la réalité sociale du pays concerné.
62. Comme pour tous les motifs couverts par la législation anti-discrimination, le motif de la discrimination socio-économique doit être correctement appliqué et inclus dans les compétences des organismes de promotion de l'égalité. Ces derniers doivent disposer d'un financement et de ressources suffisants pour donner effet à cette compétence, notamment afin de collecter des données sur ce motif et d'utiliser des tests de mise en situation.
63. Dans le domaine de la discrimination fondée sur le statut socio-économique, il peut être difficile de concevoir des mesures positives efficaces ciblant des personnes, car les causes socio-économiques structurelles de la situation de chaque individu doivent être traitées. Deux aspects prometteurs à explorer consistent toutefois à soumettre le secteur public à des obligations en matière d'égalité dans ce domaine, conformément aux dispositions de la loi britannique sur l'égalité, tout en intégrant parallèlement des mesures antidiscriminatoires dans l'ensemble de la législation.
64. La sensibilisation est cruciale pour surmonter les sentiments de honte et de culpabilité qui empêchent souvent les victimes de se plaindre d’une discrimination socio-économique. Elle doit toutefois être abordée avec sensibilité, car des personnes se sentent stigmatisées et exclues, dans une culture où le mérite est défini d’une manière qui favorise celle et ceux qui ont des moyens pour commencer dans la vie. Pour aider les fonctionnaires travaillant dans ce domaine à reconnaître et à mieux combattre cette forme de discrimination, de nombreux organismes de promotion de l'égalité organisent des cours de formation qui intègrent le statut socio-économique soit explicitement, soit dans le cadre d'approches intersectionnelles.

6. Briser le plafond de classe

6.1. Mesures législatives et institutionnelles

65. L'origine sociale doit être incluse comme caractéristique protégée spécifique dans la législation anti-discrimination. Les réponses à mon questionnaire en ont également montré la nécessité: comme nous l'avons vu plus haut, il existe peu de jurisprudence sur ce type de discrimination dans la plupart des pays, mais lorsqu'elle n'est pas spécifiée comme un motif expressément interdit dans la législation, les obstacles à sa reconnaissance dans des cas individuels sont encore plus élevés.
66. Deuxièmement, il faut lancer un vaste débat sur le talent et les mérites ainsi que leur sens dans des professions spécifiques. Cela concerne les pratiques d'entretien et la lutte contre le problème de la méconnaissance du mérite. Des qualificatifs comme les manières ou le sérieux, qui font appel à des éléments très arbitraires de présentation, restent très importants pour «faire l’affaire» et obtenir un emploi. Les organisations et les professions doivent définir minutieusement quelles compétences sont réellement nécessaires pour bien s’acquitter d’un travail, et les comparer à ce qui est recherché sur le terrain. Un débat public doit également avoir lieu sur la manière dont le mérite est compris et identifié au niveau de la société.
67. Les organes nationaux chargés de l’égalité devraient se voir confier la gouvernance publique de ces questions et bénéficier des ressources nécessaires pour mener à bien ces fonctions.

6.2. Politiques ciblées

68. En ce qui concerne les carrières et le lieu de travail, le professeur Friedman a souligné, lors de notre audition, plusieurs axes à explorer afin de briser le plafond de classe. Une première ligne d'action essentielle consiste à mesurer correctement les origines, sociale ou de classe, des travailleurs des secteurs public et privé, y compris à travers un prisme intersectionnel (notamment en ce qui concerne le sexe et les caractéristiques liées à l'origine ethnique). La boîte à outils récemment élaborée par la Commission du Royaume-Uni pour la mobilité sociale à l’intention des organisations désireuses de mesurer l'origine sociale propose un certain nombre de questions qui permettent de collecter des données pertinentes 
			(30) 
			Social
Mobility Commission, Socio-economic diversity and inclusion, Employers’
toolkit: cross-industry edition, juillet 2021.. Il souligne aussi que les entreprises devraient être tenues de publier leurs données sur l'écart de rémunération entre les classes, tout comme elles sont tenues de publier les données sur l'écart de rémunération entre les sexes dans certains pays.
69. La profession des parents a été identifiée comme étant le meilleur indicateur de l'origine sociale lorsqu’un seul indicateur est pris en compte 
			(31) 
			Ibid.. Il convient toutefois de noter que les structures de classe sont dynamiques et évoluent en parallèle à des changements structurels de l’économie. La nature évolutive de la production industrielle et la désindustrialisation ainsi que la transformation numérique et les dynamiques de l’industrie 4.0 sont autant de facteurs susceptibles de modifier les structures professionnelles dans les sociétés, tandis que les recherches de rentes, la corruption et le clientélisme sont susceptibles de modifier la distribution des moyens financiers. Par conséquent, les classifications socio-économiques et les regroupements de classes peuvent aussi évoluer, nécessitant l’adaptation en parallèle de la collecte de données, de l’analyse des politiques et de la législation.
70. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà vu, la notion de classe sociale va au-delà des circonstances financières, englobant aussi les réseaux personnels (des systèmes fondés non sur ce que l’on connaît mais qui l’on connaît). Le népotisme et la corruption sont causes de pauvreté et d’inégalités. Ainsi, les politiques menées doivent également viser à permettre à chacun de participer aux réseaux sur un pied d’égalité.
71. Le professeur Friedman a également souligné qu’il faut rendre officielles les procédures informelles de recrutement, d’évaluation et de promotion et les rendre transparentes. Parallèlement, les mécanismes d'action positive, tels que les programmes d'études supérieures qui constituent une voie rapide vers les carrières de la fonction publique, peuvent être activement orientés vers les personnes issues de la classe ouvrière, comme c'est le cas dans le programme britannique «Civil Service Fast Stream» 
			(32) 
			Social
Mobility Commission, <a href='https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/987600/SMC-NavigatingtheLabyrinth.pdf'>«Navigating
the labyrinth report: Socio-economic background and career progression within
the Civil Service</a>», mai 2021, pp. 17 et suivantes.. Il a également souligné qu’il faut interdire les stages non rémunérés et non publiés, qui sont inaccessibles aux personnes ne disposant pas de réseaux préexistants et d'un soutien financier familial.
72. En ce qui concerne l'éducation, si elle joue un rôle essentiel dans l'(im)mobilité de classe de l'individu, il a été constaté que tant que l'association entre l'origine de classe des individus et leur niveau d'éducation reste forte, l'éducation jouera un rôle plus faible dans la promotion de la mobilité sociale au niveau sociétal 
			(33) 
			Bukodi (2019), «Britain’s
social mobility problem has been misunderstood – education is not
the great leveller», The Conversation.. Par conséquent, les politiques devraient viser à fournir à tous une éducation publique gratuite, équitable et de qualité, quelle que soit l'origine sociale et tout au long de la vie d'une personne. L'équité dans l'accès à une même qualité d'éducation doit être garantie depuis l'accueil et l’éducation de la petite enfance jusqu'à l'enseignement secondaire et supérieur et ainsi que par le biais de la formation tout au long de la vie. Une telle politique serait également conforme à la Charte sociale européenne.
73. L'une des implications politiques de l’effet direct de l’origine sociale est que l'éducation ne peut assurer à elle seule la médiation entre l'origine sociale et la destination sociale dans le cycle de vie d'un individu. L'existence de planchers de classe suggère une forme de «thésaurisation des opportunités», où les familles appartenant aux groupes socio-économiques supérieurs cherchent des moyens, tant pendant l'éducation de leurs enfants que lorsqu'ils sont sur le marché du travail actif, pour préserver les opportunités de leurs enfants sur le marché du travail ainsi que leur statut social de destination. L'implication en termes de politique est que le secteur publique doit assurer l'égalité des chances à travers tous les groupes d'origine sociale. Les opportunités et les perspectives de destination du statut social devraient être sauvegardées en tant que service public par le biais de filets de sécurité sociaux, plutôt que par des moyens privés qui sont prédéterminés par l'origine sociale.
74. Lorsqu'il s'agit d'évaluer le mérite, l’on s'attend à ce que, dans un système fondé sur le mérite, les entretiens d'embauche soient basés sur une évaluation des expériences, des idées et du comportement du candidat, et les évaluations des travailleurs basées sur la qualité du contenu de la tâche effectuée. Cependant, des études menées dans le monde entier révèlent que les jugements sont fondés sur la perception qu'a l'évaluateur du statut social de la personne dont la performance doit être évaluée. Des bribes de phrases prononcées, des indices d'accent et de prononciation ainsi que le choix de quelques mots utilisés permettent à l'évaluateur d'identifier la classe sociale du locuteur avec une grande précision 
			(34) 
			Cummings M., «<a href='https://news.yale.edu/2019/10/21/yale-study-shows-class-bias-hiring-based-few-seconds-speech'>Yale
study shows class bias in hiring based on few seconds of speech</a>», Yale News, 21 octobre
2019 et Kurter H.L., «<a href='https://www.forbes.com/sites/heidilynnekurter/2019/10/29/yale-exposes-new-bias-that-judges-interviewees-within-first-few-seconds-of-interview/'>Yale
exposes new bias that judges interviewees within first few seconds
of interview
»</a>, Forbes, 29 octobre 2019.. Pour surmonter les préjugés dans les décisions d'embauche et de promotion qui sont influencées par les processus psychologiques enracinés qui façonnent nos premières perceptions des autres via une évaluation inconsciente des accents, des choix de mots ou des modèles de discours, des chercheurs du Royaume-Uni ont lancé le projet «Accent Bias in Britain» 
			(35) 
			Voir <a href='https://accentbiasbritain.org/'>https://accentbiasbritain.org.</a>. Les préjugés liés à l'accent influencent non seulement les résultats sur le marché du travail, mais ils peuvent également entraîner des biais dans l'accès aux services de base tels que l'éducation et le logement, entre autres. Le projet «Accent Bias in Britain» a testé des outils, des formations et d'autres politiques qui pourraient être utilisés pour lutter contre ce biais. Parmi les cinq outils spécifiques qu'ils ont testés, en ce qui concerne leur efficacité à réduire les préjugés liés à l'accent par exemple, ils ont constaté que la sensibilisation par le biais de modules de formation aux préjugés inconscients s'est avérée la plus efficace.
75. Enfin, notre collègue Petra Stienen (Pays-Bas, ADLE) nous a rappelé que la mobilité sociale ascendante peut impliquer des blessures et des expériences émotionnelles cachées, parfois appelées «la douleur de l'ascension sociale». Le professeur Friedman a convenu qu’il faut également comprendre que ces trajectoires engendrent souvent un sentiment d’apatridie culturelle et de coupure par rapport au groupe d’origine, mais aussi à la destination et qu'il est vital de comprendre l'expérience vécue des personnes appartenant à ce groupe social. C'est pourquoi des types de réseaux de soutien distincts sont nécessaires pour les personnes qui s’engagent sur cette voie. Au Royaume-Uni, la fonction publique a créé des réseaux de mobilité sociale afin de répondre à ce besoin 
			(36) 
			Social Mobility Commission
(2021), <a href='https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/987600/SMC-NavigatingtheLabyrinth.pdf'>«Navigating
the labyrinth report: Socio-economic background and career progression
within the Civil Service»</a>, mai 2021, pp. 8 et suivantes..

6.3. La mobilité sociale en tant que solution

76. La préoccupation primordiale au cœur de mon rapport est que les circonstances de la naissance d'une personne ne devraient pas déterminer son avenir. Il va sans dire que les inégalités structurelles jouent un rôle important dans les expériences individuelles de discrimination dans ce domaine; il est évidemment essentiel d'offrir des recours aux individus par le biais d'une législation anti-discrimination et des politiques ciblées efficaces, comme nous l'avons examiné dans les chapitres précédents de ce rapport, mais des réponses structurelles favorisant la mobilité sociale sont tout aussi nécessaires.
77. Dans les sociétés équitables, le potentiel de toutes les personnes, y compris celles issues de milieux moins favorisés, est réalisé. Pour cela, il faut un haut niveau de fluidité sociale, afin que les gens puissent concourir sur un pied d'égalité en fonction de leurs talents, capacités, aptitudes et expertise, et que les opportunités ne soient pas limitées par l'origine sociale. Les individus devraient également être en mesure d'accéder aux plus hautes fonctions, quelle que soit leur origine sociale.
78. Les questions de mobilité sociale sont préoccupantes non seulement parce qu'elles affectent le droit de chaque individu à développer pleinement son potentiel, à se sentir en sécurité et à avoir de l’espoir pour son avenir, mais aussi parce que le manque de diversité aux niveaux élevés de prise de décision constitue en soi un obstacle à la réalisation de la justice sociale au sens large: cela contribue à perpétuer les avantages des groupes qui sont représentés à la table des décisions, sans remédier aux désavantages subis par ceux qui ne le sont pas. Comme l'Assemblée l'a reconnu dans sa Résolution 2339 (2020) «Garantir les droits humains en temps de crise et de pandémie: la dimension de genre, l’égalité et la non-discrimination», la pandémie de covid-19 a rappelé avec force combien il importe de veiller à ce que toutes les voix et perspectives soient entendues, y compris en temps de crise, afin d'éviter de perpétuer ou d'exacerber les désavantages et de promouvoir l'équité et l'égalité dans nos sociétés.
79. J'ai décrit ci-dessous certains obstacles à la mobilité sociale qui peuvent contribuer à la persistance de la discrimination fondée sur l'origine sociale.
80. Il convient de noter d'emblée que les niveaux de mobilité sociale varient assez largement entre les États membres du Conseil de l’Europe. Si la mobilité sociale a diminué ces dernières décennies dans plusieurs États, dans d’autres, elle a en revanche augmenté. Ces changements diffèrent entre hommes et femmes 
			(37) 
			Ludwinek A., «<a href='https://www.eurofound.europa.eu/publications/blog/does-social-background-determine-life-chances-in-europe'>Does
social background determine life chances in Europe?</a>», article de blog, 26 avril 2017..
81. Dans le passé, la mobilité sociale ascendante a eu tendance à être comprise en termes absolus, les sociétés dans leur ensemble connaissant cette mobilité ascendante grâce à la croissance économique. Une image souvent utilisée pour décrire cette mobilité sociale absolue est celle d'une marée montante, qui pousse les bateaux vers le haut à mesure qu'elle monte. Toutefois, comme la croissance économique globale en Europe a ralenti au cours des dernières décennies, l'accent est davantage mis sur la mobilité sociale relative (individuelle), et l'on craint que les jeunes générations aient moins de possibilités que leurs parents de changer de statut social. Il est donc particulièrement important d'être conscient de la manière dont les avantages et les désavantages se transmettent en Europe, et de savoir comment surmonter ces tendances 
			(38) 
			Ibid..
82. Une étude a identifié huit facteurs susceptibles de constituer des obstacles particuliers à la mobilité sociale, à savoir: l'aggravation des inégalités de revenus; l'accès réduit aux services publics, notamment aux services de garde d'enfants, d'éducation et de santé; la persistance des inégalités dans l'éducation; la transmission intergénérationnelle de la pauvreté; les inégalités entre les sexes; l'intégration insuffisante des immigrants; le népotisme et la corruption; et l'accroissement des disparités régionales 
			(39) 
			Eurofound (2017), <a href='https://www.eurofound.europa.eu/sites/default/files/ef_publication/field_ef_document/ef1664en.pdf'>Social
mobility in the EU</a>, Luxembourg, Office des publications de l’Union européenne..
83. Les inégalités de revenus et les inégalités sociales ont également une incidence sur l'accès aux ressources susceptibles d'aider les gens à améliorer leurs chances dans la vie. L'inégalité d'accès aux ressources entrave la mobilité sociale et, par conséquent, la résolution de ces problèmes, notamment par la réduction ou l'atténuation de la pauvreté, peut constituer un élément essentiel pour rompre le lien entre l'origine sociale et les perspectives.
84. Même dans les États où les niveaux de mobilité sociale sont les plus élevés, il a été démontré que l’origine sociale peut jouer un rôle déterminant tout au long de la vie, et que cela commence même avant la naissance, les atouts ou les handicaps étant transmis d’une génération à l’autre par une combinaison de facteurs qui vont des compétences parentales des géniteurs au capital social, en passant par l’accès à une éducation de qualité, le niveau d’études des enfants et le développement d’aptitudes sociales «générales» 
			(40) 
			Ibid.; Cummings M.,
«<a href='https://news.yale.edu/2019/10/21/yale-study-shows-class-bias-hiring-based-few-seconds-speech'>Yale
study shows class bias in hiring based on few seconds of speech</a>», Yale News, 21 octobre 2019..
85. L'emploi précaire semble être un autre facteur crucial. Il semblerait que les emplois mal rémunérés et peu mobiles soient de plus en plus répandus, quels que soient l'âge, la démographie et le niveau d'éducation, mais le phénomène touche de manière disproportionnée les groupes qui subissent également des inégalités structurelles, notamment les femmes et les personnes appartenant à des minorités raciales et ethniques, ainsi que, peut-être, les personnes défavorisées sur le plan socio-économique 
			(41) 
			Escobari
M. et al., <a href='https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2019/11/Realism-About-Reskilling-Final-Report.pdf'>«Realism
about reskilling: Upgrading the career prospects of America’s low-wage
workers</a>», Workforce of the Future Initiative, Washington DC,
Brookings, décembre 2019, pp. 1, 4..
86. En outre, les travailleurs faiblement rémunérés et plus précaires peuvent changer de travail plusieurs fois; ils restent néanmoins fréquemment confinés dans des emplois mal payés et leur carrière ne progresse que peu, voire pas du tout 
			(42) 
			Ibid., pp. 5-7.. Cela leur laisse peu de possibilités d'améliorer leur propre statut social au cours de leur vie.
87. Dans le même temps, les changements radicaux du marché du travail lui-même aggravent les problèmes de bon nombre de ces travailleurs. La reconversion de la main-d’œuvre, et en particulier des travailleurs moins bien rémunérés, aura de plus en plus d’importance à mesure que les innovations technologiques créeront de nouvelles tâches et de nouvelles activités, tandis que les compétences actuelles des travailleurs à bas salaires seront de moins en moins demandées 
			(43) 
			Ibid.. Il faut que des mesures soient prises pour combattre la discrimination fondée sur l’origine sociale dans le contexte de l’avènement de l’industrie 4.0 
			(44) 
			La
quatrième révolution industrielle, qui se situe dans le prolongement
de la troisième révolution (adoption des ordinateurs et de l’automatisation),
se caractérise par l’utilisation de systèmes «intelligents» et autonomes
reposant sur des données et sur l’apprentissage automatique. et de l’utilisation croissante de la robotique et de l’intelligence artificielle sur le lieu de travail et dans l’industrie.
88. Enfin, la ségrégation résidentielle et l'accès à un logement abordable peuvent également avoir des conséquences importantes pour l’action publique dans ce domaine 
			(45) 
			Eurofound (2017).. Comme l'a souligné notre collègue Momodou Malcolm Jallow (Suède, GUE) lors de notre audition du 30 novembre 2021, la marchandisation du marché du logement a rendu l'accès au logement de plus en plus dépendant du statut socio-économique et (au moins pour les enfants) de l'origine sociale. Pourtant, l'article 31 de la Charte sociale européenne impose aux États de prendre les mesures juridiques, financières et autres nécessaires pour assurer l'accès au logement, pour assurer le logement social, pour mettre un terme aux expulsions illégales et pour éliminer le sans-abrisme.
89. J'ai exploré bon nombre des questions susmentionnées – et les mesures que les États devraient prendre pour y faire face – dans mon rapport intitulé «Les inégalités socio-économiques en Europe: rétablir la confiance sociale en renforçant les droits sociaux», qui a servi de base à la Recommandation 2210 (2021) et à la Résolution 2393 (2021) de l'Assemblée. Notre collègue Andrej Hunko (Allemagne, GUE) s'est également penché sur l'impact particulier de la pandémie actuelle sur les inégalités socio-économiques dans son rapport qui a conduit à l'adoption par l'Assemblée de sa Recommandation 2205 (2021) et de sa Résolution 2384 (2021) «Surmonter la crise socio-économique déclenchée par la pandémie de Covid-19».
90. Aux fins du présent rapport, je souhaite souligner combien il est crucial de comprendre que la discrimination fondée sur l'origine sociale, tout comme la discrimination fondée sur le statut socio-économique, ne peut être combattue efficacement en se contentant d’adopter une législation qui l'interdit et offre des recours aux victimes individuelles. Si cet aspect est essentiel – mais, comme nous l'avons vu, il fait défaut dans de nombreux États membres à l'heure actuelle – il doit aller de pair avec des mesures globales visant à promouvoir la mobilité et la justice sociales, en créant des sociétés plus justes pour tous et qui ne se contentent pas de reproduire ces formes de discrimination.

7. Conclusions

91. Ce rapport est né du constat que peu d'États européens incluent l'origine sociale en tant que motif protégé dans leur législation anti-discrimination, bien qu'ils y soient tenus par le droit international, et peu la mesurent suffisamment pour bénéficier de données fiables dans ce domaine. Au lieu de cela, les origines étrangères ou ethniques réelles ou supposées ou les croyances religieuses sont souvent citées comme des facteurs influençant l'accès des personnes aux droits sociaux tels que l'éducation, le logement ou l'emploi ou leur expérience du système de justice pénale, tandis que l'impact spécifique de leur origine sociale ou de leur (dés)avantage socio-économique est beaucoup moins souvent étudié.
92. En élaborant ce rapport, et le projet de résolution qui l’accompagne, je me suis efforcée de mieux faire connaître ce problème et d’offrir des perspectives. J'ai également cherché à recenser les mesures juridiques et politiques efficaces en vigueur et d’identifier des approches innovantes qui pourraient être adoptées plus largement par les législateurs et les responsables de l’élaboration des politiques.
93. Mon rapport confirme que les préoccupations relatives à l'origine sociale sont largement absentes de la législation et surtout de la jurisprudence des États membres. Il montre également que les recours sont rares, et rarement utilisés lorsqu'ils existent. Mais il a aussi abouti à d'autres conclusions essentielles à utiliser pour façonner les politiques publiques dans ce domaine.
94. Tout d'abord, il ne faut pas confondre l'origine sociale et le statut socio-économique. La notion d'origine sociale concerne la façon dont l'éducation, les origines et le point de départ dans la vie d'une personne peuvent jeter une ombre ou laisser des marques qui peuvent désavantager cette personne tout au long de sa vie, dans divers domaines et indépendamment du fait que son statut socio-économique ait changé au cours de sa vie. Le statut socio-économique – qui reflète la situation actuelle d'une personne – peut également constituer un motif de discrimination et doit être traité efficacement dans la législation anti-discrimination et les politiques publiques. Mais il ne suffit pas de couvrir uniquement ce motif dans la législation et les mesures antidiscriminatoires, car les effets subis tout au long de la vie par les individus en raison de leur origine sociale ne seront pas couverts.
95. Deuxièmement, lorsque les politiques publiques ne tiennent pas compte de la discrimination fondée sur l’origine sociale, elles ne peuvent pas apporter de réponse efficace mais continuent au contraire à perpétuer le système qui produit une telle discrimination.
96. Malgré l'absence de législation et de jurisprudence en la matière, des recherches universitaires approfondies ont été menées dans ce domaine et de nombreuses lignes d'action ont déjà été identifiées, qui peuvent contribuer à faire tomber les barrières auxquelles sont confrontés les individus en raison de leur origine sociale
97. Outre le renforcement des lois antidiscriminatoires et la fourniture de formations et de ressources adéquates aux organismes de promotion de l'égalité, des mesures simples mais très concrètes telles que l'amélioration de la collecte de données, la suppression des procédures informelles discriminatoires, la promotion de réseaux de soutien qui ne sont pas fondés sur des liens familiaux ou sociaux préexistants et le réexamen des hypothèses cachées sur ce qui permet à un individu de s'intégrer dans un environnement donné sont autant de moyens de créer des sociétés plus justes, dans lesquelles chaque personne est en mesure de réaliser pleinement son potentiel, indépendamment de son origine.
98. Plus largement encore, l'accompagnement de ces démarches par des mesures à grande échelle visant à promouvoir la mobilité sociale et à surmonter les inégalités socio-économiques, selon des modalités déjà identifiées dans les travaux antérieurs de l'Assemblée, contribuera à la fois à réduire les écarts dans nos sociétés et à faire en sorte qu'un point de départ défavorisé ne se traduise pas par une condamnation à vie de l'inégalité.
99. Nous devons reconnaître et lutter efficacement contre la discrimination fondée sur l’origine sociale, en intervenant au niveau de la législation et des politiques. J'espère que le projet de résolution joint à ce rapport sera une source d'inspiration forte pour les États afin d'atteindre cet objectif.