1. Introduction
1. Faisant suite à la demande
déposée par la commission des questions juridiques et des droits
de l’homme le 4 avril 2022, l’Assemblée a décidé, le 25 avril 2022,
de tenir un débat d’urgence sur la question objet du présent rapport
lors de sa partie de session d’avril 2022.
2. Dans son
Avis 300
(2022) adopté à l’unanimité le 15 mars 2022, l’Assemblée a
estimé que la Fédération de Russie ne pouvait plus être un État
membre du Conseil de l’Europe, conformément à la procédure engagée par
le Comité des Ministres et prévue par l’article 8 du Statut de l’Organisation.
Elle a notamment considéré que l’offensive armée menée par la Fédération
de Russie contre l’Ukraine enfreignait la Charte des Nations Unies,
était un «crime contre la paix» en vertu du Statut du Tribunal militaire
international (Charte de Nuremberg) et constituait une «agression»
selon les termes de la Résolution 3314 (XXIX) de l’Assemblée générale
des Nations Unies adoptée en 1974. C’est également une atteinte
grave à l’article 3 du Statut du Conseil de l’Europe (STE n° 1).
L’Assemblée s’est dite profondément troublée par les preuves des
graves violations des droits humains et du droit international humanitaire
commises par la Fédération de Russie, notamment par les attaques
contre des cibles civiles, par l’utilisation aveugle de l’artillerie,
de missiles et de bombes – y compris de bombes à fragmentation –,
par les attaques contre les couloirs humanitaires censés permettre
aux civils de fuir les villes assiégées, par la prise d’otages et
par les attaques irresponsables perpétrées contre des installations
nucléaires. À cet égard, elle a exprimé son soutien à tous les efforts
visant à faire en sorte que les responsables aient à répondre de
leurs actes, notamment la décision du Procureur de la Cour pénale
internationale ( CPI) d’enquêter sur la situation en Ukraine et
la création d’une commission d’enquête spéciale par le Conseil des
droits de l’homme des Nations Unies, et a fait savoir qu’elle évaluerait les
propositions visant à créer un tribunal pénal international spécial
pour les crimes de guerre commis pendant la guerre en Ukraine déclenchée
par l’agression militaire russe. Elle s’est aussi félicitée d’autres
efforts entrepris pour réunir des informations sur les crimes au
regard du droit international qui pourraient être commis en Ukraine,
notamment au moyen de la publication d’images de satellites commerciaux,
de leur analyse et d’autres formes d’activités de renseignement
entreprises par des acteurs privés à partir de sources ouvertes.
3. Au cours d’une réunion extraordinaire tenue le lendemain,
le 16 mars 2022, le Comité des Ministres a décidé, dans le cadre
de la procédure lancée en vertu de l’article 8 du Statut du Conseil
de l’Europe et prenant en considération l’Avis de l’Assemblée, que
la Fédération de Russie cessait d’être membre du Conseil de l’Europe
avec effet immédiat
.
4. Depuis lors, et malgré les nombreux appels adressés par la
communauté internationale à la Fédération de Russie pour qu’elle
mette fin à sa guerre contre l’Ukraine et retire toutes ses troupes
du territoire ukrainien, l’agression de la Fédération de Russie
n’a cessé de s’intensifier, causant une crise humanitaire sans précédent en
Europe depuis la seconde guerre mondiale, avec au moins 5 381 victimes
civiles et plus de 10 millions de personnes, soit près d’un quart
de la population ukrainienne, ayant été déplacées à l’intérieur
du pays ou ayant fui vers les pays voisins
.
2. Violations graves du droit international
humanitaire qui pourraient avoir été commises par les forces russes
depuis le 24 février 2022
5. Divers organes du Conseil de
l’Europe et d’autres organisations internationales ont réagi aux
allégations de violations graves du droit international humanitaire
et des droits de l’homme commises par les forces armées russes sur
le territoire ukrainien.
6. Le 3 avril 2022, Tiny Kox, Président de l’Assemblée, s’est
dit choqué et horrifié par les informations faisant état de meurtres
de civils par les forces russes mises au jour après leur retrait
de Boutcha et d’autres villes autour de Kiev
. À l’issue de la première visite
officielle du Conseil de l’Europe en Ukraine depuis le début des
hostilités (effectuée le 6 avril 2022), il a condamné fermement
«les atrocités contre des civils innocents, y compris d’horribles
violences sexuelles, commises par l’armée russe dans les villes
autour de Kiev». M. Kox a donné l’assurance que le Conseil de l’Europe
apportera toute l’aide possible «pour faciliter les enquêtes sur ces
crimes de guerre et pour faire en sorte que leurs responsables soient
traduits en justice»
.
7. La Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe s’est également
dite horrifiée «par les terribles images des atrocités provenant
de la ville ukrainienne de Boutcha et d’autres villes des environs
de Kiev après le retrait des forces russes». Elle a appelé «à une
enquête urgente, complète et indépendante sur ces crimes effroyables»
et a assuré les autorités ukrainiennes que le Conseil de l’Europe
reste prêt à leur porter assistance
.
8. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
a rapidement réagi aux allégations de violations des droits humains
et du droit international humanitaire perpétrées pendant la guerre
en cours, en publiant un certain nombre de déclarations. À titre
d’exemple, le 6 avril 2022, elle a indiqué que les images de corps
sans vie de civils à Boutcha «illustrent de manière troublante les
informations choquantes faisant état de violations des droits humains
et du droit international humanitaire, telles que les exécutions
sommaires, les enlèvements, la torture, les violences sexuelles
et les attaques contre les infrastructures civiles, commises dans
les régions d’Ukraine précédemment sous le contrôle des troupes
russes». La Commissaire a ajouté que «les terribles actes commis
à l’encontre des populations civiles de Boutcha, Borodianka, Trostianets,
et de nombreuses autres villes et villages ukrainiens jusqu’alors
paisibles (…) pourraient constituer des crimes de guerre et ne doivent
pas rester impunis.»
. Le 8 avril, elle a condamné la frappe
de missiles contre une gare ferroviaire à Kramatorsk, tuant et blessant
des civils qui attendaient d’être évacués vers des régions plus
sûres, déclarant que ces attaques pourraient également constituer
des crimes de guerre
.
9. Les 1er et 4 mars 2022, la Cour européenne des droits de l’homme
a indiqué au Gouvernement de la Fédération de Russie un certain
nombre de mesures provisoires, compte tenu des opérations militaires déclenchées
le 24 février 2022 dans diverses parties du territoire ukrainien,
estimant «que cette situation fait peser sur la population civile
un risque réel et continu de violations graves des droits découlant
de la Convention européenne des droits de l’homme, en particulier
de ses articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction de la torture
et des traitements ou peines inhumains ou dégradants) et 8 (droit
au respect de la vie privée et familiale)»
. Le 1er avril 2022, en réponse à
de nouvelles demandes de l’Ukraine, la Cour a considéré que les mesures
provisoires précédentes devaient être comprises «comme s’appliquant
à toute attaque contre des personnes civiles, y compris l’utilisation
d’armes interdites quelles qu’elles soient, les mesures ciblant
certaines personnes civiles à raison de leur statut, ainsi que la
destruction de biens de caractère civil sous le contrôle des forces
russes». En outre, elle a élargi la mesure concernant le libre accès
de la population civile à des couloirs d’évacuation sécurisés, et
ajouté que «les couloirs d’évacuation susmentionnés doivent permettre
aux personnes civiles de chercher refuge dans des régions plus sûres
de l’Ukraine» (excluant ainsi les éventuels transferts forcés de
civils vers la Fédération de Russie)
.
10. Le 6 avril 2022, le président du Congrès des pouvoirs locaux
et régionaux a évoqué le cas de la maire du village de Motyzhyn,
Olga Soukhenko, qui aurait été enlevée le 23 mars avec son mari
et leur fils, et dont les corps ont été retrouvés par la suite dans
une fosse. Des atrocités similaires ont été signalées à Hostomel et
d’autres villes de l’oblast de Kiev où des maires ont été tués pour
avoir refusé de coopérer avec les troupes russes
.
11. La Mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine
(HRMMU) du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme
de l’ONU (HCDH), dans son point sur la situation des droits humains
en Ukraine (couvrant la période du 24 février au 26 mars 2022),
a indiqué que la conduite des hostilités par les forces armées russes
a été caractérisée par l’utilisation généralisée d’armes explosives
ayant des effets à grande échelle dans les zones peuplées, y compris
des tirs d’artillerie lourde et des systèmes de roquettes à lancement
multiple, des missiles et des frappes aériennes. Elle a conclu que
tout porte à croire que de graves violations du droit international
humanitaire et des violations flagrantes du droit international
des droits de l’homme ont été commises, notamment en ce qui concerne
les principes de distinction et d’interdiction des attaques sans
discrimination
.
Le rapport fait état d’allégations de violations spécifiques du
droit international humanitaire et des droits de l’homme commises
par les forces russes, telles que:
- l’explosion d’une arme à sous-munitions près d’un hôpital
de Vouhledar (région de Donetsk) le 24 février, tuant au moins 4
civils et en blessant 10 autres, et endommageant des ambulances
ainsi que l’hôpital lui-même;
- l’utilisation le 25 février de missiles sans guidage de
précision et munis d’armes à sous-munitions dans plusieurs districts
de Kharkiv, tuant au moins 9 civils et en blessant 37 autres;
- les 81 biens de caractère civil, dont 40 immeubles d’habitation,
endommagés ou détruits dans la ville de Kharkiv au 26 mars;
- les frappes aériennes menées sur des hôpitaux dans différentes
villes, notamment le 9 mars sur l’hôpital n° 3 de Marioupol, blessant
17 civils (dont des professionnels de santé, des enfants et des
femmes enceintes, l’une étant décédée à un stade très avancé de
sa grossesse);
- l’attaque lancée le 4 mars dans la zone de la centrale
nucléaire de Zaporijjia dans la ville d’Enerhodar;
- la frappe aérienne menée le 16 mars sur le théâtre d’art
dramatique de Marioupol, où 800 à 1 200 civils s’étaient réfugiés,
et qui pourrait avoir fait des centaines de victimes civiles;
- les évacuations forcées d’habitants de Marioupol soit
vers un territoire contrôlé par des groupes armés affiliés à la
Russie, soit vers la Fédération de Russie;
- le meurtre de civils qui tentaient de fuir en voiture
durant les évacuations ou lors de manifestations pacifiques;
- l’arrestation et la détention de 24 agents publics et
autres fonctionnaires des collectivités locales, dont le maire de
Melitopol, enlevé le 11 mars et échangé par la suite contre des
prisonniers de guerre russes;
- des cas de violences sexuelles liées au conflit, dont
un dans la région de Kiev qui fait actuellement l’objet d’une enquête
pour violation des lois et coutumes de la guerre ;
- les arrestations et éventuelles disparitions forcées de
21 journalistes et militants de la société civile qui s’étaient
élevés contre les attaques menées par la Russie dans les régions
de Kiev, Louhansk, Kherson et Zaporijjia;
- des attaques ciblées à l’encontre de journalistes;
- le manque d’accès aux biens essentiels et produits de
première nécessité pour les civils dans des régions telles que Tchernihiv,
Izioum, Kharkiv, Marioupol, Okhtyrka et Volnovakha .
12. Depuis la publication du rapport de la HRMMU, de nouvelles
allégations de crimes de guerre, notamment celles faisant suite
à la découverte de corps de civils les mains liées gisant dans les
rues de Boutcha, ont été portées à l’attention de la Haute-Commissaire
des Nations Unies aux droits de l’homme
. En réponse aux rapports récents,
l’Assemblée générale des Nations Unies a décidé au terme d’un vote,
le 7 avril 2022, de suspendre la Russie du Conseil des droits de
l’homme des Nations Unies, se disant «gravement préoccupée par la
crise des droits de l’homme et la crise humanitaire en cours en
Ukraine, en particulier par les informations concernant des violations
des droits de l’homme et atteintes à ces droits et des violations
du droit international humanitaire par la Fédération de Russie»
.
13. Le 13 avril 2022, une mission d’experts de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a publié un
rapport intitulé «Report On Violations of International Humanitarian
and Human Rights Law, War Crimes and Crimes Against Humanity Committed
in Ukraine Since 24 February 2022» («Rapport sur les violations
du droit international humanitaire et des droits de l’homme, sur
les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Ukraine
depuis le 24 février 2022», (anglais seulement)). La mission était composée
de trois experts choisis par l’Ukraine
. Elle a fait état de schémas clairs
de violations du droit international humanitaire par les forces
russes dans la conduite des hostilités ainsi que dans les parties occupées
de l’Ukraine. Bien que certaines violations de la part de l’Ukraine
aient également été constatées (s’agissant notamment du traitement
des prisonniers de guerre), celles commises par la Fédération de
Russie étaient de loin les plus importantes par leur ampleur et
leur nature. Le rapport évoque, entre autres, des disparitions forcées,
des exécutions sommaires, des pillages, des déportations, l’utilisation
d’armes de nature à frapper sans discrimination dans des zones densément
peuplées, des attaques contre des hôpitaux, des écoles et des lieux
de culte. Il se penche plus en détail sur les attaques perpétrées
contre la maternité et l’hôpital pédiatrique de Marioupol le 9 mars,
et contre le théâtre de cette même ville le 16 mars, estimant qu’elles
étaient forcément délibérées. La mission a également conclu que
certains types d’actes violents contraires au droit international
des droits de l’homme, tels que les exécutions ciblées, les disparitions
forcées ou les enlèvements de civils, y compris de journalistes
et de fonctionnaires locaux, étaient susceptibles d’être assimilés
à une «attaque généralisée ou systématique lancée contre une population
civile» (selon la définition des crimes contre l’humanité). Ainsi,
selon les experts, l’exécution extrajudiciaire présumée de tous
les hommes âgés de 16 à 60 ans résidant à Boutcha, si elle venait
à être confirmée, constituerait de toute évidence un crime contre
l’humanité. S’agissant des allégations de viols, y compris collectifs,
commis par des soldats russes, les experts ont rappelé que le viol
et les autres formes de violence sexuelle peuvent constituer un
crime contre l’humanité ou un crime de guerre.
14. De grandes organisations internationales non gouvernementales
de défense des droits de l’homme comme Human Rights Watch (HRW)
et Amnesty International (AI) ont également mis en évidence de possibles crimes
de guerre et violations du droit international humanitaire en Ukraine
commis par les forces russes, notamment des cas de viols, d’exécutions
sommaires, d’attaques aveugles et de populations civiles assiégées
. Concernant Boutcha, la Secrétaire
générale d’AI a déclaré que «les informations en provenance de Boutcha
font état de crimes de guerre relevant de pratiques bien établies,
parmi lesquels figurent des exécutions extrajudiciaires et des actes
de torture, dans d’autres zones occupées de l’Ukraine»
.
15. Selon le discours officiel russe, certaines des atrocités
présumées auraient été «mises en scène» par les autorités ukrainiennes
après que les troupes russes se sont retirées des zones concernées.
Le ministère russe des Affaires étrangères a notamment affirmé que
«pas un seul résident local n’a[vait] subi d’action violente, pendant
la période où la ville a été sous le contrôle des forces armées
russes». De son côté, le Président Poutine a déclaré que les images
montrant des cadavres dans les rues étaient «falsifiées». Pourtant, les
images satellites de la ville ont révélé la présence de corps gisant
dans les rues près de deux semaines avant que les Russes ne quittent
la ville, et ce aux endroits mêmes où ils ont été découverts par
la suite, contredisant directement la version russe
. Le 18 avril 2022, le Président
Poutine a décerné un titre honorifique à la 64e brigade
d’infanterie motorisée qui était déployée à Boutcha au moment des
atrocités signalées
.
Le
message cruel ainsi adressé aux familles des victimes et aux troupes
russes présentes ailleurs en Ukraine, à savoir que de telles horreurs peuvent être commises
en toute impunité, voire récompensées, me scandalise.
16. Bien qu’il n’entre pas dans le cadre de mon mandat d’examiner
les allégations susmentionnées au regard des différents articles
des Conventions de Genève de 1949 ou d’autres règles du droit international humanitaire
coutumier, il importe de souligner dès à présent que nombre de ces
actes pourraient constituer des crimes de guerre, engageant la responsabilité
pénale individuelle de leurs auteurs et de leurs commandants. Ces
actes comprendraient des violations graves des Conventions de Genève
et/ou du Protocole additionnel I de 1977 (applicable aux conflits
armés internationaux), ratifiés à la fois par la Fédération de Russie
et l’Ukraine, telles que l’homicide intentionnel, la torture ou
les traitements inhumains, le fait de causer intentionnellement
de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité
physique ou à la santé, la déportation ou le transfert illégaux,
la destruction et l’appropriation de biens non justifiées par des nécessités
militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite
et arbitraire
, le fait de soumettre intentionnellement
la population civile ou des personnes civiles à une attaque, le
fait de lancer intentionnellement une attaque sans discrimination
atteignant la population civile ou des biens de caractère civil,
en sachant que cette attaque causera des pertes en vies humaines,
des blessures aux personnes civiles ou des dommages aux biens de
caractère civil qui sont excessifs
. Bien que
la violence sexuelle et le viol ne figurent pas explicitement parmi
les infractions graves énoncées dans les Conventions de Genève ou
dans le Protocole additionnel I, ils peuvent être assimilés à des
traitements inhumains ou au fait de causer intentionnellement de
grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité
physique ou à la santé
. D’autres
actes, comme le fait d’empêcher l’acheminement de l’aide humanitaire
dans les villes encerclées (par exemple Marioupol), pourraient être
qualifiés de crimes de guerre au sens du Statut de Rome de la Cour
pénale internationale (Statut de la CPI)
.
17. Certaines de ces violations du droit international humanitaire
pourraient dans le même temps constituer des crimes contre l’humanité
en vertu de l’article 7 du Statut de la CPI ou du droit international
coutumier, dès lors qu’il est établi qu’elles ont été commises «dans
le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre
toute population civile et en connaissance de cette attaque»
.
Quant à savoir si certains actes répondraient en outre à la définition
du génocide au sens de l’article 6 du Statut de la CPI (c’est-à-dire,
qu’ils ont été commis «dans l’intention de détruire, en tout ou
en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux»),
la question reste ouverte et nécessiterait un examen et une analyse
juridique plus approfondis
. Pour
cette raison, il est essentiel de mener des enquêtes et de recueillir
des informations sur les modes de comportement destructeur qui permettraient
de conclure à l’existence d’une intention génocidaire
. En tout état de cause, et même
si la Fédération de Russie n’est pas partie au Statut de Rome, la
Cour pénale internationale est compétente pour les crimes contre
l’humanité et de génocide perpétrés sur le territoire de l’Ukraine
à compter du 21 novembre 2013 (voir paragraphes 19 et 20 ci-dessous).
18. Enfin, il convient de souligner que les éventuelles violations
du droit international humanitaire commises par les officiers et
commandants russes engagent la responsabilité de leur État en vertu
du droit international des droits de l’homme, notamment de la Convention
européenne des droits de l’homme (dont la Russie est encore Partie
contractante jusqu’au 16 septembre 2022, voir les paragraphes 41-44
ci-après), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques
et
de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants. Selon la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme et de la Cour internationale de
Justice, les traités relatifs aux droits de l’homme continuent de s’appliquer
en temps de guerre et tant le droit international humanitaire que
le droit international des droits de l’homme doivent être interprétés
de manière complémentaire et cohérente
. Ainsi,
les meurtres de civils, les incendies et les pillages d’habitations
dans les zones occupées constituent des violations des articles 2,
3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1 par
l’État exerçant sa juridiction sur ces zones
. Par conséquent, la Fédération
de Russie devrait continuer d’avoir à répondre de ses actes devant
les mécanismes internationaux des droits de l’homme existants, notamment
des violations des droits humains commises par ses forces au cours
de la guerre actuellement menée.
3. Moyens d’établir les responsabilités
concernant les violations graves du droit humanitaire international
et d'autres crimes internationaux (y compris les crimes de guerre,
les crimes contre l'humanité, le génocide et le crime d'agression)
3.1. Enquêtes et procédures internationales
en cours
19. Ni l'Ukraine ni la Fédération
de Russie ne sont parties au Statut de la Cour pénale internationale
. Cependant, l'Ukraine a fait deux
déclarations au titre de l'article 12(3) du Statut, qui permet à
un État qui n’est pas partie au statut d'accepter l'exercice de
la compétence de la CPI. La première prenait expressément en compte
les crimes allégués commis entre le 21 novembre 2013 et le 22 février
2014. La deuxième déclaration (8 septembre 2015) prolongeait indéfiniment
l'acceptation de la compétence de la CPI
, couvrant ainsi les actes commis sur le
territoire de l'Ukraine dans le cadre de la guerre en cours, notamment
les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide.
La seule exception est le crime d'agression. S'il est commis par des
ressortissants ou sur le territoire d'un État qui n’est pas partie
au Statut de la CPI, il ne peut être soumis à la juridiction de
la Cour que dans le cadre d’une saisine du Procureur de la CPI par
le Conseil de sécurité des Nations unies agissant en vertu du chapitre
VII de la Charte des Nations unies
. La Fédération de Russie mettrait
probablement son droit de veto à une telle saisine.
20. Le 28 février 2022, le Procureur de la CPI, Karim Khan, a
confirmé qu'il existait une base raisonnable pour procéder à l'ouverture
d'une enquête sur les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité
qui auraient été commis en Ukraine, en relation avec les événements
déjà évalués lors de l'examen préliminaire lancé en 2014. Il a indiqué
que l'enquête portera également sur «toute nouvelle allégation de
crime relevant de la compétence de [son Bureau], commis par toute
partie au conflit sur quelque partie du territoire ukrainien que ce
soit»
. Le 1er mars
2022, le Procureur a informé les juges de la CPI d'une prochaine
demande d'autorisation judiciaire au titre de l'article 15(3) du
Statut. Il a annoncé également, le 2 mars 2022, qu'il avait ouvert
une enquête sur la situation en Ukraine sur la base des renvois
reçus de la part de 39 États parties de la CPI (dont 34 États membres
du Conseil de l'Europe), une possibilité prévue par l'article 14
du Statut de la CPI, qui ne requiert pas d'autorisation judiciaire
. Le champ d’investigation englobe
toutes les allégations passées et présentes de crimes de guerre,
de crimes contre l'humanité ou de génocide commis par toute partie au
conflit sur quelque partie du territoire ukrainien que ce soit à
partir du 21 novembre 2013
. Pour l'instant, le Procureur de
la CPI a déployé une équipe d'enquêteurs en Ukraine, qui a commencé
à recueillir des éléments de preuve et a créé un portail consacré
à la communication d'informations
. Il a rencontré les autorités ukrainiennes
sur le terrain, et a transmis une demande formelle à la Fédération
de Russie afin de rencontrer leurs autorités compétentes
.
21. Conformément à l'
Avis
300 (2022) de l'Assemblée, je soutiens pleinement les décisions
récentes du Procureur de la CPI, ainsi que l'action conjointe des
États membres du Conseil de l'Europe qui a permis au Procureur d'accélérer
le processus et a envoyé un message fort de soutien à la CPI. Cependant,
je trouve problématique que la précédente Procureure de la CPI ait
terminé son examen préliminaire sur l'Ukraine en décembre 2020 (six
ans après l'avoir lancé), et qu'aucune autorisation pour l'enquête
n'ait été demandée aux juges de la CPI au cours de l'année 2021.
En fait, la précédente Procureure, Fatou Bensouda, a évoqué d'importants
problèmes opérationnels et des contraintes de capacité dus à un
manque de ressources. Je pense que pour relever les défis de l'enquête
en cours et remplir son rôle essentiel en matière d’établissement des
responsabilités, la CPI et le Bureau du Procureur devraient recevoir
le soutien financier et politique nécessaire de la part des États
parties au Statut de Rome, en particulier des États membres du Conseil
de l'Europe, par exemple sous forme de contributions volontaires
et de détachement de personnel. Les États doivent également être
prêts à fournir à la CPI des données et des preuves pertinentes
en vue d’enregistrer et d’étayer les crimes présumés. Certes, les
poursuites et les procès contre des individus devant la CPI prendront du
temps, mais le lancement immédiat d'une enquête approfondie (éventuellement
suivie rapidement de l'émission de mandats d'arrêt) envoie un message
important, à savoir qu'il n'y a pas d'impunité pour les crimes internationaux.
La procédure contribuera également à la poursuite de la délégitimation
internationale des dirigeants politiques et militaires russes. Il
faut espérer que le lancement de l'enquête aura également un certain
effet dissuasif sur les troupes et les commandants russes sur le
terrain
.
22. L'agression de la Fédération de Russie a également conduit
le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies à adopter, le
4 mars 2022, une résolution portant création d’une commission d'enquête internationale
indépendante chargée d'enquêter sur toutes les violations des droits
de l'homme qui auraient été commises dans le contexte de l'agression
. La commission
sera constituée de trois experts des droits de l'homme, nommés par
le Président du Conseil des droits de l'homme pour une période initiale
d'un an, qui auront notamment pour mandat d'enquêter sur toutes
les violations présumées des droits de l'homme et du droit international
humanitaire, ainsi que sur les crimes connexes, dans le contexte
de l'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine. Ils
seront également chargés d'établir les faits, les circonstances
et les causes profondes de ces violations et abus, de recueillir,
consolider et analyser les éléments de preuve de ces violations
et abus, y compris leur dimension de genre, d'enregistrer et conserver
systématiquement toutes les informations, pièces et éléments de
preuve, notamment les entretiens, témoignages et éléments médico-légaux,
en vue de toute procédure judiciaire future, d'identifier, si possible,
les personnes et entités responsables afin de veiller à ce qu'elles
répondent de leurs actes et enfin de formuler des recommandations, en
particulier sur les mesures d’établissement des responsabilités.
23. Le président du Conseil des droits de l'homme a nommé les
trois membres indépendants de la commission d'enquête, à savoir
Erik Møse, ancien juge norvégien de la Cour européenne des droits
de l'homme, Jasminka Džumhur, médiatrice des droits de l'homme de
Bosnie-Herzégovine, et Pablo de Greiff, premier rapporteur spécial
des Nations Unies sur la promotion de la vérité, de la justice,
de la réparation et des garanties de non-répétition. M. Møse sera
le président de la commission. Les commissaires sont invités à présenter
un compte rendu oral de leurs travaux au Conseil des droits de l'homme
en septembre 2022 et un rapport écrit complet en mars 2023.
24. À mon avis, ce type de mécanisme d'enquête peut jouer un rôle
complémentaire important en rassemblant et en préservant des preuves
qui peuvent être partagées avec la CPI et d'autres juridictions.
Les États membres du Conseil de l'Europe, y compris l'Ukraine, devraient
contribuer à cette enquête en fournissant les informations pertinentes
qu'ils pourraient détenir sur des abus et des crimes allégués ou
dont ils pourraient avoir connaissance.
25. Enfin, il convient de mentionner la procédure en cours devant
la Cour internationale de Justice, engagée le 26 février 2022 par
l'Ukraine contre la Fédération de Russie au sujet d'un différend
relatif à l'interprétation, à l'application et à l'exécution de
la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime
de génocide. La requête vise à démontrer le caractère infondé des
allégations selon lesquelles l’Ukraine aurait commis des actes de
génocide dans les régions de Louhansk et de Donetsk et à établir
que la Fédération de Russie ne saurait licitement mener quelque
action militaire que ce soit sous ce prétexte. Le 16 mars 2022,
la CIJ a indiqué des mesures conservatoires, demandant à la Fédération
de Russie de suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle
a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine et
de veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées
irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier
de son appui ni aucune organisation ou personne qui pourrait se
trouver sous son contrôle ou sa direction ne commettent d’actes
tendant à la poursuite de ces opérations militaires. Elle a également
demandé aux deux parties de s’abstenir de tout acte susceptible
d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou
d’en rendre le règlement plus difficile
. Bien que ces procédures ne
visent pas à établir la responsabilité individuelle pour des violations
concrètes des droits de l'homme ou du droit international humanitaire,
elles sont utiles dans la mesure où elles discréditent l'un des
principaux arguments utilisés par les dirigeants russes pour justifier
«l’opération militaire spéciale» visant à mettre fin à un prétendu «génocide»
de la population russophone dans l'est de l'Ukraine. À cet égard,
la CIJ, dans son ordonnance du 16 mars, sans préjuger du fond du
différend, a déjà indiqué qu'elle n'était en possession d'aucun
élément de preuve étayant l'allégation de la Fédération de Russie
selon laquelle un génocide aurait été commis.
3.2. Mécanismes internationaux alternatifs:
proposition de création d'un tribunal spécial sur le crime d'agression
26. Comme je l'ai mentionné plus
haut, le crime d'agression (codifié à l'article 8
bis du Statut de Rome
, entré en vigueur
le 17 juillet 2018) n'est pas soumis à la compétence de la CPI s'il
est commis par des ressortissants ou sur le territoire d'un État
qui n’est pas partie au Statut de la CPI. Étant donné que ni l'Ukraine ni
la Fédération de Russie ne sont parties au Statut de Rome, la seule
possibilité d'exercer une juridiction sur ce crime serait la saisine
du Procureur de la CPI par le Conseil de sécurité des Nations unies.
Dans le cas probable où la Fédération de Russie exercerait son droit
de veto au Conseil de sécurité contre une telle saisine, la CPI
serait empêchée d'enquêter sur les crimes d'agression commis contre
l'Ukraine et d'engager des poursuites contre leurs auteurs. Afin
de combler cette lacune et de compléter les actions en cours devant
les autres tribunaux internationaux, un certain nombre de personnalités
du monde juridique et politique, dont Sir Nicolas Bratza, ancien
président de la Cour européenne des droits de l’homme, M. Gordon
Brown, ancien Premier ministre du Royaume-Uni, les professeurs Philippe
Sands et Philip Leach, les professeurs Egbert Myjer et Angelika
Nussberger, anciens juges de la Cour européenne des droits de l’homme,
ont proposé la création d'un tribunal spécial dont l'activité serait
limitée au crime d'agression. Cette proposition indique que le tribunal
spécial devrait être constitué pour enquêter sur les actes de violence
commis par la Fédération de Russie contre l'Ukraine et déterminer
s'ils constituent un crime d'agression. Elle indique également que
les États devraient accepter d'accorder la compétence découlant
des codes pénaux nationaux et du droit international général, et
conférer à un tel tribunal la compétence d'enquêter et de poursuivre
à la fois les auteurs du crime d'agression et ceux qui ont substantiellement
contribué ou façonné la commission de ce crime
.
27. L'Assemblée, dans son
Avis
300 (2022), a déjà considéré que l'attaque armée de la Fédération
de Russie contre l'Ukraine constitue un «crime contre la paix» en
vertu de la Charte de Nuremberg et constitue une «agression» selon
les termes de la Résolution 3314 (XXIX) de l'Assemblée générale
des Nations Unies adoptées en 1974. L'Assemblée générale des Nations
Unies a également considéré, à une majorité écrasante, que la Fédération
de Russie avait commis une agression en violation de l'article 2,
paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies
. Bien que la Fédération de
Russie ne soit pas partie au Statut de la CPI, qui codifie le crime
d'agression en se référant à la définition énoncée dans la résolution
3314 (XXIX) de l'Assemblée générale des Nations Unies, le droit
international coutumier prévoit également la responsabilité pénale individuelle
de ceux qui planifient, préparent, lancent ou exécutent une guerre
d'agression. Lors des procès de Nuremberg, le crime contre la paix
(que nous appelons aujourd'hui «crime d'agression») a été considéré comme
un crime de dirigeant, un crime principalement commis par des planificateurs
et des concepteurs, ceux qui occupaient des postes de haut niveau
au sein du parti nazi, du gouvernement, ou des chefs militaires
. La nature de ce crime imputable à un
dirigeant est désormais reflétée dans l'article 8
bis du
Statut de la CPI, qui limite son applicabilité aux personnes qui
sont effectivement en mesure de «contrôler ou de diriger» l'action politique
ou militaire d'un État. Certains ont fait valoir que si les crimes
de guerre sont susceptibles d'être imputés à des soldats et des
commandants à titre individuel, il serait plus facile d'identifier
et de poursuivre les dirigeants qui ont planifié et mené la guerre
d'agression contre l'Ukraine, en les tenant pour responsables de tous
les décès et destructions résultant de l'agression, y compris des
soldats ukrainiens (qui sont en principe des cibles légales en vertu
du droit international humanitaire)
. Cette accusation pourrait s'appliquer
non seulement aux dirigeants et hauts responsables russes, mais
aussi à ceux du Bélarus, un État dont l'implication dans l'agression
de la Fédération de Russie contre l'Ukraine a été largement condamnée
par la communauté internationale
.
28. L'un des principaux obstacles au fonctionnement et à l'efficacité
d'un tel tribunal serait le manque présumé de coopération de l'État
agresseur (des États agresseurs), qui continue de mener la guerre.
Les tribunaux militaires de Nuremberg et de Tokyo établis après
la seconde guerre mondiale étaient fondés sur le consentement des
États vaincus de l'Axe. La Fédération de Russie mettrait certainement
son veto à la création d'un tribunal
ad
hoc par le Conseil de sécurité des Nations Unies agissant
au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, tels que
ceux qui ont été créés pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et le Rwanda
(TPIR) dans les années 1990. L'autre possibilité consisterait à
créer un tribunal spécial sur la base d'un accord entre l'État dans lequel
les infractions ont été commises et l'Organisation des Nations Unies,
à l'instar du Tribunal spécial pour la Sierra Leone créé en 2002
. Dans certaines situations
d'après conflit, des mécanismes judiciaires «hybrides», composés
de juges internationaux et nationaux, ont été créés au sein du système
juridique interne, par exemple les Chambres extraordinaires des
tribunaux cambodgiens, créées en 2003, la Chambre des crimes de
guerre de la Cour d'État de Bosnie-Herzégovine, créée en 2005, ou
les Chambres spécialisées et le Bureau du Procureur spécialisé du
Kosovo, créés en 2015
. La création d'un tel tribunal
spécial ou «hybride» devrait se fonder de préférence sur une recommandation
de l'Assemblée générale des Nations Unies, ce qui lui conférerait
une large légitimité internationale
.
29. Certains ont récemment fait valoir qu'un tribunal «hybride»
au sein du système judiciaire ukrainien pourrait également être
mis en place avec le soutien du Conseil de l'Europe. L'Ukraine pourrait,
par exemple, demander au Comité des Ministres de recommander, conformément
à l'article 15(a) du Statut, que les États membres adoptent une
«politique commune» en ce qui concerne l'appui à un tel tribunal.
Le Conseil de l'Europe aurait ainsi le pouvoir exprès de conclure
un accord avec l'Ukraine sur la création d'un tel tribunal
. La
compétence du Conseil de l’Europe pour aider l'Ukraine à mettre
en place un mécanisme de responsabilité pénale pourrait se justifier
par le fait que l'agression en cours constitue une violation grave
du Statut du Conseil de l'Europe et qu'en réponse à des violations
massives des droits de l'homme commises sur le territoire de l'un de
ses membres, les États membres ont la responsabilité collective
de promouvoir les objectifs de l'Organisation et de sauvegarder
ses idéaux et principes communs, conformément à l'article 1 du Statut.
En outre, le préambule du Statut établit un lien clair entre la
recherche de la paix et la justice, soutenant l'idée que la justice
et la responsabilité des violations flagrantes des droits de l'homme
sont essentielles au rétablissement de la paix.
30. Toutefois, étant donné l'ampleur de l'agression actuelle et
la dimension internationale du conflit, je pense que la meilleure
option serait qu'un groupe d'États crée un tribunal international
spécial pour la répression du crime d'agression contre l'Ukraine
(qui pourrait avoir son siège à l'intérieur ou à l'extérieur de
l'Ukraine) sur la base d'un traité multilatéral, lui conférant la
compétence sur le crime d'agression tel que défini dans le droit international
coutumier
. Les États membres et observateurs
du Conseil de l'Europe pourraient jouer un rôle de premier plan
dans ce processus, en lançant les négociations, en apportant un
soutien politique et financier au tribunal et éventuellement en
participant à la nomination de ses membres conformément aux procédures établies
dans le traité. Une fois adopté, il pourrait être soutenu par l'Assemblée
générale des Nations unies, le Conseil de l'Europe, l'Union européenne
ou d'autres organisations régionales. Il est probable que les dirigeants russes
actuels ne coopéreront pas, mais les États parties à l'accord auront
l'obligation d'arrêter et de remettre tout haut fonctionnaire russe
recherché par le tribunal qui pourrait être présent sur leur territoire.
Les chefs d'État et autres représentants gouvernementaux (de pays
qui ne sont pas parties au traité) ne pourraient pas se prévaloir
d'immunités vis-à-vis d'un tel tribunal international, conformément
à la pratique de la CPI et d'autres tribunaux internationaux. Il
s’agit d’un avantage qu'un tribunal strictement national, voire
«hybride» n’aurait peut-être pas
.
31. Je suis conscient des préoccupations que soulève le caractère
sélectif de la proposition de création d'un tribunal spécial, fondées
sur l'argument selon lequel les agressions passées d'autres États
sont restées impunies. Cependant, je pense que nous devrions profiter
de ce moment de réponse politique sans précédent de la part de la
communauté internationale pour renforcer (et non affaiblir) la justice
pénale internationale, notamment en créant des mécanismes nouveaux
et ad hoc qui pourraient combler
les lacunes des mécanismes existants et quelque peu imparfaits.
32. Si un changement dans la direction de la Fédération de Russie
devait se produire à l'avenir et conduire à une éventuelle demande
de ré-adhésion au Conseil de l'Europe, je pense qu'il faudrait demander
à la Fédération de Russie de s'engager à coopérer pleinement avec
toutes les procédures pénales internationales en cours découlant
de l'agression, y compris en remettant les (anciens) responsables
de l'État qui pourraient être inculpés par la CPI ou le tribunal
spécial.
33. Afin d'aborder la question de l'abus par la Fédération de
Russie de son droit de veto en tant que membre permanent du Conseil
de sécurité des Nations Unies, en particulier pour empêcher une
éventuelle résolution du Conseil de Sécurité visant à saisir la
CPI de son propre crime d'agression au titre de l'article 8 bis du Statut de Rome, l'Assemblée
générale des Nations Unies pourrait demander à la Cour internationale
de Justice un avis consultatif sur la question de savoir si le droit
de veto peut être limité en cas d'abus de droit évident, lorsque
le seul but du veto est d'échapper à la responsabilité du crime
d'agression de la puissance qui exerce le veto.
3.3. Enquêtes et poursuites nationales
34. Conformément à son statut,
la CPI est complémentaire des juridictions pénales nationales
. La règle veut
qu'elle intervienne lorsque les juridictions nationales n'ont pas
la volonté ou sont dans l'incapacité de mener véritablement à bien
une enquête ou des poursuites. Le Code pénal ukrainien interdit
la planification, la préparation et la conduite d'une guerre agressive
(article 437), les violations des règles de la guerre (article 438)
et le génocide (article 442). L'article 438 contient une disposition
interdisant, entre autres, le traitement cruel des prisonniers de
guerre ou des civils, ainsi que «l'utilisation de méthodes de guerre
interdites par les instruments internationaux, ou toute autre violation
des règles de guerre reconnues par les instruments internationaux
auxquels le Parlement ukrainien a consenti comme ayant force obligatoire,
et donnant également l'ordre de commettre de telles actions». Ces
dispositions permettent à l'Ukraine de poursuivre un individu pour
des violations des traités de droit international humanitaire auxquels
elle est partie. Au 14 avril 2022, le Bureau du Procureur général
a enregistré 6 305 crimes de guerre allégués (en vertu de l'article
438) et 43 crimes d'agression allégués (en vertu de l'article 437)
au cours de l'invasion généralisée
. Elle
a identifié 570 suspects, représentants des dirigeants militaires
et politiques de la Fédération de Russie. En ce qui concerne la
capacité des autorités ukrainiennes à traduire les responsables
en justice, je note que le Code de procédure pénale (article 262)
autorise les procès
par contumace dans
des circonstances exceptionnelles. En outre, une équipe spéciale
est sur le point d'être créée au sein du Bureau du Procureur général
pour la recherche et la confiscation des avoirs et des biens des
criminels de guerre présumés de la Fédération de Russie à l'étranger
.
35. Bien que la législation russe érige également en infraction
la guerre d'agression (article 353 du Code pénal) et les crimes
de guerre (article 356), il est peu probable que les dirigeants
et officiers russes soient poursuivis devant les tribunaux russes,
du moins dans les circonstances actuelles. Conformément au récit officiel
du déni, le Comité d'enquête de la Fédération de Russie a ouvert
une enquête sur les «informations délibérément fausses» concernant
les forces armées russes à Boutcha
. Il a également engagé des procédures
pénales sur divers cas présumés de bombardements ukrainiens.
36. Il est important de rappeler que les Conventions de Genève
et leur Protocole additionnel I exigent des États qu'ils adoptent
des lois pour punir les «infractions graves» (crimes de guerre),
pour rechercher les personnes qui auraient commis de tels crimes
et pour les traduire devant leurs tribunaux ou pour les extrader vers
un autre État aux fins de poursuites (
aut
dedere aut judicare)
.
Cela s'applique évidemment aux soldats et aux commandants de chaque
partie. À cet égard, la mission d'experts de l'OSCE a recommandé
à l'Ukraine et à la Russie d'étendre leurs enquêtes aux suspects
appartenant à leur propre partie
.
37. Des procédures peuvent également être engagées dans des pays
tiers pour enquêter sur certains des crimes commis en Ukraine et
en poursuivre les auteurs. De nombreux pays permettent de poursuivre
les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité en vertu du
principe de compétence universelle (par exemple, la Lituanie, les
Pays-Bas, l'Allemagne, l'Espagne, la République tchèque), en limitant
parfois son champ d'application aux cas où il existe un lien particulier,
par exemple lorsque le suspect est présent ou réside sur leur territoire.
Le parquet fédéral allemand a ouvert une enquête sur les crimes
de guerre allégués commis par les troupes russes en Ukraine et a
commencé à recueillir des preuves
. La France a ouvert trois enquêtes
sur des crimes de guerre allégués commis contre ses ressortissants
en Ukraine, sur la base du principe de la personnalité passive (nationalité
des victimes)
.
38. En ce qui concerne le crime d'agression, certains pays peuvent
également exercer une compétence universelle (par exemple, les Pays-Bas
et la Lituanie) ou poursuivre l'agression sur la base de la protection
de leurs intérêts (Pologne). Dans ce contexte, il a été signalé
que la Pologne et la Lituanie ont ouvert des enquêtes sur l'agression
russe contre l'Ukraine
. Même si la plupart de ces procédures
ne déboucheront sur des procès et des condamnations que lorsque,
et si, les suspects entrent sur leur territoire ou sont extradés,
les démarches entreprises par les juridictions nationales méritent
d'être encouragées, car elles peuvent utilement compléter les efforts
des enquêteurs ukrainiens et internationaux.
39. Les poursuites engagées au niveau national peuvent également
bénéficier d'une assistance et d'une coordination dans un contexte
régional. Par exemple, Eurojust a soutenu la mise en place d'une
équipe commune d'enquête sur les principaux crimes internationaux
allégués commis en Ukraine. Les autorités de la Lituanie, de la
Pologne et de l’Ukraine ont signé, le 25 mars 2022, un accord établissant
une équipe commune d'enquête pour permettre l'échange d'informations
et faciliter les enquêtes sur ces crimes. La participation à l'équipe
commune d'enquête peut être étendue à d'autres États membres de
l'Union européenne, à des pays tiers et à d'autres parties. Le Bureau
du Procureur de la CPI a déjà été invité à se joindre à l'équipe
commune, en vue d'assurer la coordination de la collecte et l'analyse
des preuves
.
4. Renforcer la réaction et l’assistance
du Conseil de l’Europe pour la reddition des comptes
40. Pour compléter les mécanismes
de reddition des comptes (existants et nouveaux) évoqués ci-dessus, le
Conseil de l’Europe devrait poursuivre son travail de base visant
à protéger les droits de l’homme, l’État de droit et la démocratie
en Ukraine. Dans la mesure du possible, ce travail devrait être
poursuivi et même être intensifié pendant le conflit en cours, et
en tout cas être poursuivi dans le cadre de l’action de post-conflit.
Dans ces conditions, le Conseil devrait revoir ses priorités et
réagir face aux nouveaux problèmes découlant de l’agression de la
Fédération de Russie, en répondant autant que possible aux besoins
exprimés par les autorités et la société civile ukrainiennes. Certains
des mécanismes existants du Conseil de l'Europe, compte tenu de
leur savoir-faire unique en matière de droits de l'homme et de leur
mandat, pourraient contribuer de différentes manières à faire en
sorte que les auteurs de violations de droits de l'homme et du droit
international humanitaire rendent des comptes. Le Conseil de l’Europe
pourrait également contribuer à la mise en place et au fonctionnement
du futur tribunal ad hoc chargé
d’enquêter et de poursuivre le crime d’agression, en mettant à disposition
son savoir-faire dans des domaines tels que la négociation d’accords
multilatéraux dans le domaine juridique et la logistique liée à
la mise en place d’organes internationaux. Permettez-moi de suggérer que
le nouveau tribunal ad hoc ait
son siège à Strasbourg, afin de faciliter les synergies avec le
Conseil de l’Europe et, en particulier, avec la Cour européenne
des droits de l’homme. Comme nous le verrons, celle-ci traite de
beaucoup de cas de violations des droits de l’homme liés à l’agression
russe contre l’Ukraine.
4.1. Procédures devant la Cour européenne
des droits de l’homme (affaires individuelles et interétatiques
actuelles et futures)
41. La Cour européenne des droits
de l'homme a reçu des demandes de mesures provisoires du Gouvernement
ukrainien et de particuliers concernant les opérations militaires
russes actuelles sur le territoire ukrainien. Elle a accordé certaines
de ces mesures les 1er et 4 mars et le 1er avril 2022 (voir paragraphe 9
ci-dessus)
.
De nouvelles demandes de mesures provisoires et des requêtes individuelles
et interétatiques pourraient encore être déposées contre la Fédération
de Russie, à condition qu’elles concernent des actes ou omissions
survenus avant le 16 septembre 2022 (date à laquelle la Fédération
de Russie cessera d’être Haute Partie contractante à la Convention).
Toutes ces nouvelles affaires concernant la guerre en cours viendront s’ajouter
au nombre d'affaires interétatiques et individuelles pendantes devant
la Cour concernant les étapes précédentes du conflit commencé en
2014, principalement en ce qui concerne la Crimée et l’Est de l'Ukraine
.
42. Le traitement et le jugement de ces affaires soulèvent deux
questions principales. Premièrement, il n’est pas du tout sûr que
la Fédération de Russie veuille participer à ces procédures, étant
donné la cessation de son appartenance au Conseil de l’Europe le
16 mars 2022 et en tant qu’État partie à la Convention à partir
du 16 septembre 2022. Pour l'instant, il semble que la Fédération
de Russie ait cessé de répondre à la Cour. Le 24 mars 2022, la Cour
a invité en vain les autorités russes à fournir leurs commentaires
dans le cadre des dernières demandes de mesures provisoires des
autorités ukrainiennes et à répondre à des demandes spécifiques.
Deuxièmement, la Cour devra se prononcer sur des questions juridictionnelles
complexes, notamment dans les affaires où les violations alléguées
de la Convention se sont produites pendant des opérations militaires
et des hostilités actives. Pour ces affaires, en l'état actuel de
la jurisprudence de la Cour (2021), un État n’exerce pas sa «juridiction»
au sens de la Convention à l’égard d’opérations militaires extraterritoriales
pendant la «phase active des hostilités» d'un conflit armé international,
eu égard à «la réalité même de confrontations et de combats armés
entre des forces militaires ennemies qui cherchent à acquérir le contrôle
d’un territoire dans un contexte de chaos»
. Bien que
cette conclusion ait été tirée à propos de la guerre de huit jours
entre la Géorgie et la Fédération de Russie en Ossétie du Sud en
août 2008 (impliquant des bombardements et des tirs d'artillerie),
la Cour devra décider dans les affaires concernant le conflit actuel si
des attaques militaires particulières contre des civils et des biens
civils ou l’entrave alléguée à l’accès à des voies d'évacuation
sûres (ces deux questions étant précisément couvertes par les mesures
provisoires), relevaient de la «juridiction» de la Fédération de
Russie et déclenchaient donc l’application de la Convention à l’égard
de celle-ci.
43. Bien que le présent rapport ne soit pas le lieu approprié
pour se demander si la jurisprudence actuelle de la Cour est pleinement
satisfaisante, on ne peut exclure que la jurisprudence évolue et /ou
que la Cour distingue la situation de conflit actuelle du précédent
Géorgie c. Russie (II). En tout
état de cause, je pense que dans les circonstances uniques actuelles,
la Cour devrait donner la priorité aux affaires interétatiques et individuelles
découlant du conflit actuel et que des ressources devraient être
mobilisées à cet effet, notamment par le biais de contributions
volontaires des États membres au budget de la Cour
. Le risque
que la Fédération de Russie n’exécute pas les arrêts de la Cour
(en violation de ses obligations internationales au titre des articles 46.1
et 58.2 de la Convention), comme c’est le cas actuellement pour
les mesures provisoires déjà accordées, ne devrait pas empêcher
la Cour d’établir et de documenter la responsabilité de l’État agresseur dans
les violations des droits de l’homme et de rendre justice (même
symboliquement) aux victimes ukrainiennes.
44. Il est clair cependant qu’une fois que la Convention cessera
de s’appliquer à l’égard de la Fédération de Russie, la Cour européenne
n'aura aucune compétence sur les éventuelles violations commises
par les autorités russes à partir de cette date dans les territoires
occupés, ce qui créera ainsi une «zone grise» ou un «trou noir»
dans l’espace juridique de la Convention. Cette question dépasse
le cadre du présent rapport, mais, à mon avis, le Conseil de l’Europe
devrait envisager d’autres mécanismes pour combler cette lacune
et maintenir sa capacité de surveiller la situation des droits de
l’homme dans ces territoires, qui se trouvent au sein des frontières
internationalement reconnues de l'Ukraine. Il en irait de même pour
les autres territoires d’États membres du Conseil de l’Europe qui
se trouvent sous le contrôle
de facto de
la Russie (par exemple, en République de Moldova et en Géorgie)
.
4.2. Commissaire aux droits de l'homme
45. La Commissaire aux droits de
l'homme, Dunja Mijatovic, s’efforce de faire face aux effets de
la guerre sur les droits de l’homme, tant en Ukraine que dans les
autres États membres du Conseil de l’Europe qui accueillent des
personnes ayant besoin de protection. Dans le cadre de ce travail,
la Commissaire coopère avec les défenseurs des droits de l’homme
et recueille des informations sur la nature des violations des droits de
l'homme, conformément à son mandat.
46. Cependant, elle n’est pas mandatée et, par conséquent, n’est
pas équipée pour travailler sur l’obtention de preuves de violations
du droit international humanitaire. Elle a néanmoins souligné l’importance
de l’obligation de rendre des comptes pour les violations graves
des droits de l’homme et les infractions graves au droit international
humanitaire commises en Ukraine
. Elle est également en contact avec
les services du Procureur de la CPI pour voir comment soutenir son
travail.
47. Je pense que la Commissaire devrait continuer à sensibiliser
aux schémas de violations des droits de l’homme commises en Ukraine
pendant la guerre en cours et à soutenir les initiatives visant
à les documenter, notamment par des contacts réguliers avec les
autorités, les institutions et son réseau de défenseurs des droits de
l’homme et de la société civile en Ukraine.
4.3. Activités de coopération
48. Le 22 mars 2022, Irina Venediktova,
Procureure générale d'Ukraine, et Christos Giakoumopoulos, Directeur
général des droits de l’homme et de l’État de droit du Conseil de
l’Europe, se sont rencontrés à la frontière polono-ukrainienne pour
discuter d’une assistance immédiate à l’Ukraine dans le contexte
des conséquences pour les droits de l’homme et l’État de droit de
l’agression de la Fédération de Russie. M. Giakoumopoulos a souligné
que dans le cadre de son mandat et de son savoir-faire, la Direction
générale continuerait d’aider les autorités ukrainiennes à faire
respecter les droits de l’homme et l’État de droit dans le contexte
des problèmes actuels liés à la guerre. A cet égard, le Directeur
général et la Procureure générale d’Ukraine ont discuté des priorités
d’action et des mesures de coopération immédiates, notamment en
ce qui concerne les violations flagrantes des droits de l’homme
.
49. Le 5 avril 2022, des consultations ont été organisées au niveau
d’experts par la Direction générale avec des représentants du ministère
ukrainien de la Justice. Elles visaient à examiner le projet de
loi «Sur le soutien aux procédures pénales et à l’exécution des
peines, qui sont empêchées en raison de l’agression armée et de l’occupation
temporaire du territoire ukrainien», préparé sous les auspices du
ministère. Le Vice-ministre de la Justice, Oleksandr Banchuk, a
exposé les besoins les plus urgents du ministère, notamment l’aide
éventuelle du Conseil de l’Europe pour documenter les violations
flagrantes des droits de l’homme, à réaliser en coordination avec
le Parquet général d'Ukraine. Ces consultations sont menées dans
le cadre du projet du Conseil de l'Europe «
Système
de justice pénale conforme aux droits de l'homme en Ukraine», qui fait partie du Plan d'action 2018-2022 du Conseil
de l'Europe pour l’Ukraine
.
50. Le Conseil de l'Europe devrait mobiliser ses ressources et
ses programmes de coopération pour aider les autorités ukrainiennes,
par exemple en fournissant des conseils d’experts et une formation
sur la documentation des violations de droits de l'homme et en donnant
des conseils sur les différentes réformes législatives et judiciaires
qui peuvent être nécessaires pour mener des enquêtes et des poursuites
effectives et conformes aux droits de l’homme sur les crimes graves
commis pendant la guerre
.
5. Conclusions
51. En résumé, et à la lumière
de tous les rapports et déclarations des instances internationales
et des observateurs non gouvernementaux, des éléments de plus en
plus nombreux confirment que les forces armées russes ont commis
de graves violations du droit international humanitaire depuis le
début de leur agression de 2022 contre l’Ukraine. Il s’agit notamment
d’attaques contre des civils et des objectifs civils, du bombardement
aveugle de quartiers résidentiels et d’infrastructures civiles comme
les hôpitaux, les écoles et les abris, le recours aux bombes à fragmentation,
les attaques contre les couloirs humanitaires et, plus récemment,
les exécutions extrajudiciaires, les viols et les violences sexuelles
dans les villes temporairement occupées par les troupes russes.
Nombre de ces atrocités peuvent constituer des violations graves
des Conventions de Genève et/ou du 1er Protocole additionnel de
1977, et par conséquent être qualifiées de crimes de guerre. Elles
peuvent également constituer des violations du droit international
des droits de l’homme, y compris de la Convention européenne des
droits de l'homme (qui reste en vigueur pour la Russie jusqu’au
16 septembre 2022) et de crimes contre l’humanité s’il est démontré
qu’elles ont été commises «dans le cadre d’une attaque généralisée
ou systématique lancée contre toute population civile, et en connaissance de
cette attaque». Toutes ces violations potentielles du droit international
résultent du recours à la force par la Fédération de Russie, qui
est par nature illégale et répondrait à la définition du crime d’agression
au sens de l’Article 8 bis du
statut de la CPI ou du droit international coutumier. Ajoutons que
la Cour internationale de Justice, dans son ordonnance en indication
de mesures conservatoires dans le litige opposant l’Ukraine à la Fédération
de Russie en vertu de la Convention contre le génocide, n’a constaté
aucune preuve établissant un «génocide» qui aurait été commis par
l’Ukraine à l’encontre de la population russophone de la région
du Donbass, alors qu’il s’agit de l’un des prétextes avancés par
la Fédération de Russie pour justifier son intervention militaire
en Ukraine.
52. Il ne devrait pas y avoir d’impunité pour les violations du
droit international, des droits de l’homme et du droit international
humanitaire, dont les normes doivent être appliquées simultanément
et de manière complémentaire en cas de conflit armé international.
Les États membres du Conseil de l'Europe devraient, à titre individuel
et par le biais de l’Organisation dans son ensemble, soutenir (y
compris par des moyens humains et financiers) les enquêtes et procédures
actuellement ouvertes en raison de l'agression en cours au sein
de diverses instances internationales d’établissement des responsabilités
dont la Cour pénale internationale, la Cour internationale de Justice, la
Cour européenne des droits de l'homme et la Commission d'enquête
internationale indépendante créée par le Conseil des droits de l'homme
de l’ONU. Ils devraient également encourager la création d’un tribunal
international spécial et y participer afin de permettre les poursuites
et les sanctions pour le crime d’agression que les dirigeants politiques
et militaires de la Fédération de Russie sont accusés d’avoir commis
contre l’Ukraine, comme le proposent différentes initiatives/experts
se fondant sur divers modèles. Cela ouvrirait la possibilité de
traduire en justice des hauts responsables des gouvernements russe
et bélarusse qui ont mené la guerre d’agression contre l’Ukraine
ou y ont participé. Cela permettrait de compléter les mécanismes
existants qui n’ont pas de compétences concernant ce crime.
53. Le Conseil de l'Europe et ses États membres sont invités à
soutenir toutes les procédures nationales visant à mener des enquêtes
ou à engager des poursuites pour les crimes qui auraient été commis
en Ukraine, notamment, et prioritairement, celles des autorités
ukrainiennes compétentes. Le Conseil de l'Europe pourrait également
apporter son expertise et son assistance dans la documentation des
violations flagrantes des droits de l'homme au profit des autorités
ukrainiennes compétentes. Les États membres qui ont déjà ouvert
des enquêtes sur les crimes commis en Ukraine en vertu du principe
de la compétence universelle ou sur d’autres bases devraient participer
à la collecte et à la préservation des preuves, en coordination
avec les juridictions internationales et d’autres juridictions nationales.
Afin d’éviter les éventuels doubles emplois et contradictions, il
convient de conférer au Procureur de la CPI un fort rôle de coordination
et de le doter des moyens humains, techniques et financiers nécessaires.
54. Dans les projets de résolution et de recommandation j’ai formulé
quelques recommandations spécifiques à certains États membres et
observateurs, à d’autres acteurs internationaux pertinents et au Comité
des Ministres afin de garantir un degré aussi élevé que possible
de responsabilité pour les graves violations du droit international
humanitaire et d’autres crimes internationaux commis pendant l’agression
de l’Ukraine par la Fédération de Russie.