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Rapport | Doc. 15618 | 26 septembre 2022

Le respect des obligations et engagements de la Türkiye

Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi)

Corapporteur : M. John HOWELL, Royaume-Uni, CE/AD

Corapporteur : M. Boriss CILEVIČS, Lettonie, SOC

Origine - Renvoi en commission: Résolution 1115 (1997). 2022 - Quatrième partie de session

Résumé

Dans son examen à mi-parcours de la procédure de suivi de la Türkiye, la commission de suivi se concentre sur le système judiciaire, la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme et la préparation des élections présidentielle et législatives de 2023.

A cet égard, la répression continue des membres de l'opposition politique, la tentative de dissolution du Parti démocratique des peuples (HDP), les restrictions à la liberté d'expression et des médias et l'interprétation excessivement large de la législation antiterroriste restent préoccupantes. Saluant l'abaissement du seuil électoral de 10% à 7%, la commission est cependant préoccupée par d’autres amendements électoraux récents et appelle les autorités turques à garantir toutes les conditions pour des élections libres et équitables.

En outre, des réformes urgentes sont nécessaires pour restaurer la pleine indépendance du pouvoir judiciaire et un système efficace de freins et de contrepoids.

La commission conclut que le changement de système politique adopté en 2017 par la Türkiye – bien qu’il s’agisse du droit souverain de tout État membre – a gravement affaibli ses institutions démocratiques et rendu les mécanismes d’équilibre des pouvoirs dysfonctionnels et défaillants. La commission invite donc l'Assemblée parlementaire à continuer de suivre les développements concernant la démocratie, l'État de droit et les droits humains dans le cadre de la procédure de suivi de la Türkiye.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté par la commission le 14 septembre 2022.

(open)
1. En avril 2017, l’Assemblée parlementaire a décidé de placer la Türkiye sous procédure de suivi. Depuis lors, elle suit de près l’évolution de la situation dans le pays dans un esprit de dialogue et de coopération avec les autorités turques. L’Assemblée a accordé une attention particulière aux défaillances structurelles qui perdurent dans le fonctionnement des institutions démocratiques du pays, telles que mises en évidence par les mécanismes de suivi du Conseil de l’Europe. L’Assemblée s’est engagée à effectuer un examen à mi-parcours de la procédure de suivi, en s’intéressant particulièrement à l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, au système judiciaire et aux défis posés à l’État de droit ainsi qu’à la préparation des élections législatives et présidentielle de 2023.
2. Des évolutions politiques importantes sont intervenues depuis l’adoption du rapport de 2017: une révision constitutionnelle établissant un régime présidentiel a été approuvée en 2017 par 51,4 % des électeurs et un nouveau système politique a été mis en place. Ces dernières années, des développements politiques inquiétants ont pesé sur le fonctionnement des institutions démocratiques. Il est en particulier devenu difficile pour les membres de l’opposition politique d’exercer leurs mandats électifs dans un environnement libre et sûr.
3. Face à ces évolutions, l’Assemblée a organisé trois débats d’urgence: le premier, en janvier 2019, était consacré au thème «Aggravation de la situation des membres de l’opposition politique en Turquie: que faire pour protéger leurs droits fondamentaux dans un État membre du Conseil de l’Europe?» (voir Résolution 2260 (2019)); le deuxième, en octobre 2020, avait pour sujet «Nouvelle répression de l’opposition politique et de la dissidence civile en Turquie: il est urgent de sauvegarder les normes du Conseil de l’Europe» (voir Résolution 2347 (2020)) et le troisième, en avril 2021, portait sur «Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie» (voir Résolution 2376 (2021)).
4. Parmi les sujets de préoccupation relevés par l’Assemblée figurent le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire, les problèmes de séparation et d’équilibre des pouvoirs, les restrictions à la liberté d’expression et des médias, l’interprétation excessivement large de la législation antiterroriste, l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, les restrictions appliquées à la protection des droits humains et les atteintes aux droits fondamentaux des responsables politiques et des (anciens) parlementaires de l’opposition ainsi que des avocats, des journalistes, des universitaires et des militants de la société civile.
5. L’Assemblée reste en outre vigilante en ce qui concerne la sauvegarde des droits des femmes et de l’égalité de genre en Türkiye. Dans ce contexte, elle regrette que le Président de la République ait décidé, en mars 2021, le retrait de la Türkiye de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE no 210, Convention d’Istanbul) et espère sincèrement qu’un moyen sera trouvé pour que la Türkiye réintègre la Convention d’Istanbul, qui est devenue l’instrument de référence en matière de lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.
6. L’Assemblée reconnaît que la Türkiye a été confrontée par le passé, et l’est encore aujourd’hui, à des menaces terroristes graves et diverses dans une région en proie à l’instabilité. Toutefois, la réaction face à ces menaces doit être conforme aux normes en matière de droits humains, d’État de droit et de démocratie.
7. Par ailleurs, l’agression de l’Ukraine par la Russie a suscité de nouvelles préoccupations pour la sécurité et la stabilité de la région. À cet égard, l’Assemblée salue les efforts de médiation déployés par la Türkiye en vue de résoudre le conflit et se félicite du rôle joué par cette dernière pour faciliter la signature, le 22 juillet 2022, de l’accord sur l’exportation de céréales en mer Noire négocié sous l’égide des Nations Unies.
8. En ce qui concerne l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme:
8.1. Tout en reconnaissant que la Türkiye a mis en œuvre un nombre important d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, l’Assemblée rappelle que l’exécution de tous les arrêts de la Cour est un élément central de la protection des droits fondamentaux dans tous les États membres; il convient de respecter les conclusions de la Cour, et non de les ignorer. Dans ce contexte, l’Assemblée appelle la Türkiye à adopter une approche constructive et à se soumettre à ses obligations en toute bonne foi et conformément au principe de l’État de droit.
8.1.1. À cet égard, l’Assemblée a été consternée par la condamnation du philanthrope Osman Kavala à la réclusion à perpétuité aggravée, prononcée le 25 avril 2022 par la 13e Haute Cour pénale, et ce bien que la Cour européenne des droits de l’homme ait exhorté les autorités turques à libérer M. Kavala, ayant estimé que son placement en détention provisoire était illégal et avait un but inavoué, à savoir le réduire au silence et dissuader d’autres défenseurs des droits humains.
8.1.2. Le 2 février 2022, le Comité des Ministres a décidé d’engager une procédure en manquement contre la Türkiye en raison de la non-exécution de cet arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme – une procédure rare qui n’avait été lancée qu’une seule fois. Bien que les autorités turques aient fait valoir que M. Kavala avait été libéré en février 2020, la Cour européenne a confirmé, le 11 juillet 2022, que la Türkiye n’avait pas exécuté l’arrêt en question en procédant une nouvelle fois à l’arrestation de M. Kavala sur la base d’accusations fondées sur des faits similaires, voire identiques, à ceux que la Cour avait déjà examinés dans son arrêt.
8.2. Réitérant son appel à ce que la Türkiye exécute les arrêts de la Cour, l’Assemblée suivra avec attention les activités du Comité des Ministres concernant le suivi de la procédure en manquement en vertu de l'article 46.4 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5). Elle invite les États membres à soutenir le Comité des Ministres pour veiller à ce que les décisions prises à cet égard ne viennent pas saper ni compromettre l’efficacité du système de protection des droits fondamentaux et la crédibilité de la Cour, car cela ouvrirait la voie à une tendance dangereuse et préjudiciable pour les autres États membres du Conseil de l’Europe.
8.3. Notant que des procédures internes sont toujours en cours, l’Assemblée souligne que l’issue de l’affaire Kavala se trouve entre les mains du système judiciaire turc. Ce dernier a la capacité de trouver une solution juridique et d’adopter une interprétation plus rigoureuse de l’arrêt de la Cour européenne, conformément à la décision de celle-ci et au droit international. Dans cette attente, l’Assemblée appelle une fois encore à la libération de M. Kavala.
8.4. L’Assemblée continue également de suivre l’exécution de l’arrêt rendu en décembre 2020 par la Cour concernant le placement en détention de l’un des chefs de file de l’opposition, Selahattin Demirtaş (détenu depuis 2016) et la surveillance de ce processus par le Comité des Ministres. La Cour avait également conclu à une violation de l’article 18 de la Convention et avait estimé que le placement en détention de M. Demirtaş visait un objectif inavoué, à savoir étouffer le débat politique. L’Assemblée réitère son appel à la libération de M. Demirtaş.
8.5. L’Assemblée a souligné, dans ses précédentes résolutions, le cadre restrictif dans lequel évoluent les organisations de la société civile. À cet égard, l’Assemblée est choquée par la condamnation à 18 ans de prison des coaccusés de M. Kavala dans le procès de Gezi – tous des personnalités renommées, parmi lesquelles des architectes, des intellectuels et des militants de premier plan de la société civile, notamment le directeur de l’École d’études politiques du Conseil de l’Europe. L’Assemblée demande leur libération immédiate et l’abandon des poursuites à leur encontre.
9. En ce qui concerne l’indépendance du pouvoir judiciaire:
9.1. L’Assemblée rappelle que la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), dans un avis publié en 2017, a conclu que les amendements constitutionnels établissant un régime présidentiel ne garantissaient pas la séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire, notamment en raison de la composition du Conseil des juges et des procureurs.
9.2. Malgré les mesures prises par les autorités (notamment l’adoption d’un plan d’action pour les droits humains en mars 2021 et du quatrième paquet de mesures judiciaires en juillet 2021), celles-ci n’ont pas été capables de faire face et de remédier à certains des problèmes systémiques qui nuisent gravement au fonctionnement du système judiciaire:
9.2.1. Le droit à un procès équitable (qui fait l’objet de 70 % des violations constatées par la Cour constitutionnelle dans des affaires concernant des recours individuels introduits depuis 2012) et, en particulier, le droit à un procès dans un délai raisonnable (dont la violation a été constatée dans 90 % des décisions rendues par la Cour constitutionnelle en 2020 et 2021) doivent être garantis. Notant que la Cour constitutionnelle a engagé une «procédure de l’arrêt pilote» et suspendu ces affaires, l’Assemblée invite instamment les autorités à prendre toutes les mesures juridiques nécessaires demandées par la Cour constitutionnelle pour réduire la durée des procédures.
9.2.2. Dans ce contexte, l’Assemblée souligne le rôle déterminant de la Cour constitutionnelle dans la promotion de la protection des libertés fondamentales, en particulier du droit à un procès équitable, notamment par l’intermédiaire du mécanisme de recours individuel, et appelle au renforcement de l’indépendance de la Cour constitutionnelle. L’Assemblée invite instamment les autorités à garantir une exécution plus efficace et systématique des décisions de la Cour constitutionnelle par les juridictions inférieures et se félicite de la coopération établie avec le Conseil de l’Europe pour parvenir à des solutions communes.
9.2.3. L’Assemblée reste également préoccupée par la situation dans les prisons et appelle les autorités à mettre en œuvre les recommandations du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) et à autoriser la publication de tous ses rapports. Elle salue l’engagement des autorités en faveur d’une politique de tolérance zéro en matière de mauvais traitements et de torture, mais leur demande néanmoins instamment de prendre des mesures plus résolues et crédibles pour enquêter de manière approfondie sur les allégations sérieuses de mauvais traitements et de torture. Elle exhorte également les autorités à être attentives à la situation des prisonniers gravement malades, dont l’ancienne députée Aysel Tuğluk.
10. En ce qui concerne les prochaines élections présidentielle et législatives prévues en 2023:
10.1. L’Assemblée apprécie l’engagement du peuple turc envers les processus démocratiques, qui se manifeste par une forte participation aux élections et par un paysage politique dynamique.
10.2. L’Assemblée reste toutefois très préoccupée par la répression qui continue à s’abattre sur les membres de l’opposition politique, notamment les procédures visant à lever l’immunité parlementaire (de membres de partis d’opposition, pour l’essentiel), et, plus généralement, par des faits de violence visant les responsables de l’opposition, qui mettent en péril le pluralisme politique et le fonctionnement des institutions démocratiques. La procédure engagée contre Canan Kaftancıoğlu, dirigeante de la section provinciale d’Istanbul du Parti républicain du peuple (CHP), qui a été condamnée à près de cinq ans d’emprisonnement (puis placée en liberté surveillée) sur la base d’anciens Tweets et parce qu’elle aurait notamment «insulté le Président», ainsi que l’interdiction qui lui a été faite de participer à la vie politique, sont autant d’exemples montrant l’environnement restrictif et répressif dans lequel les membres de l’opposition évoluent.
10.3. L’Assemblée suivra de près la procédure en cours relative à la tentative de dissolution du Parti démocratique des peuples (HDP) – le troisième parti le plus représenté au parlement – et d’interdiction de participer à la vie politique prononcée contre 451 responsables politiques du HDP. L’Assemblée rappelle que la dissolution d’un parti politique constitue une mesure draconienne qui ne devrait être appliquée qu’en dernier recours. Comme elle l’a déjà souligné dans sa Résolution 2376 (2021), l’Assemblée reste persuadée que la Cour constitutionnelle se laissera guider par les dispositions strictes régissant cette procédure en Türkiye, par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – selon laquelle les exceptions prévues à l’article 11 doivent être interprétées de façon stricte en ne conférant qu’une marge d’appréciation limitée aux États contractants – et par les «Lignes directrices sur l’interdiction de la dissolution des partis politiques et les mesures analogues» adoptées en 1999 par la Commission de Venise.
10.4. L’Assemblée note que le Parlement turc a adopté, le 25 avril 2022, des modifications de la législation électorale, malheureusement sans avoir conduit de consultations ni de débats approfondis et sans parvenir à un consensus politique, comme l’ont souligné la Commission de Venise et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE/BIDDH) dans leur avis conjoint adopté en juin 2022 (CDL-AD(2022)016).
10.4.1. L’Assemblée se félicite de l’abaissement du seuil électoral de 10 % à 7 % – une demande formulée de longue date par l’Assemblée – ainsi que des nouvelles modalités facilitant la participation des personnes malvoyantes aux élections.
10.4.2. Cependant, d’autres dispositions de cette loi posent problème: la Commission de Venise s'est notamment inquiétée des critères exigés des partis politiques pour se présenter aux élections, qui «favorisent les partis politiques plus importants et bien établis», et de la nouvelle composition des commissions électorales au niveau des districts et des provinces: leurs membres judiciaires ne seront plus les trois juges les plus anciens de la province mais déterminés «par tirage au sort» parmi les juges éligibles. Pour la Commission de Venise, cela «rend potentiellement la nomination plus sensible aux pressions et manipulations politiques, compte tenu des garanties limitées dans le système de nomination des juges pour assurer l’indépendance des juges». Cette nouvelle réglementation est également une source majeure d'inquiétude pour l'opposition.
10.4.3. Des modifications ont également été apportées aux dispositions légales relatives à l’abus de pouvoir pendant les campagnes électorales; sur ce point, la Commission de Venise a fait la recommandation suivante: «Étant donné que le président n’est pas en dehors du système des partis mais en fait partie, il n’y a aucune raison pour qu’il ne soit pas soumis aux mêmes restrictions que les autres hauts fonctionnaires afin de prévenir les conflits d’intérêts et l’utilisation abusive des ressources administratives».
10.4.4. Au vu des recommandations formulées par la Commission de Venise, l’Assemblée invite instamment les autorités turques à procéder aux modifications proposées ou du moins à appliquer la législation dans une démarche contribuant à mettre tous les candidats sur un pied d’égalité. Le cadre juridique électoral devrait garantir l’égalité des chances pour tous les acteurs politiques, ce qui constituera un critère important pour évaluer l’équité des prochaines élections.
10.5. La liberté d’expression est une autre composante essentielle des débats politiques et des campagnes électorales. Toutefois, les restrictions actuellement imposées et les procédures judiciaires en cours qui entravent l’exercice de ce droit suscitent de vives inquiétudes. Rappelant les demandes qu’elle a formulées précédemment et l’avis adopté en 2016 par la Commission de Venise, l’Assemblée appelle la Türkiye à, notamment, modifier l’article 301 (sur le dénigrement de la nation turque, de l’État de la République turque et des organes et institutions de l’État) et l’article 125 (sur l’injure envers des représentants du pouvoir) ainsi qu’à abroger l’article 299 (sur l’injure envers le Président) conformément au consensus qui se dessine en Europe en faveur de la dépénalisation de la diffamation envers le chef de l’État et en tenant compte de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Vedat Şorli c. Turquie et du reste de la jurisprudence de celle-ci.
10.6. En particulier, l’interprétation excessivement large de la loi antiterroriste a mis à mal la liberté d’expression et les droits fondamentaux. L’Assemblée exprime une nouvelle fois sa préoccupation quant au fait que cette interprétation de la loi a été utilisée comme un outil pour étouffer le débat politique et entraver les activités de la société civile. L’Assemblée encourage les autorités, en s’inspirant de la modification apportée à l’article 7 de la loi antiterroriste en octobre 2019, à modifier d’autres articles de la loi antiterroriste et du Code pénal qui ont entraîné des atteintes au droit à la liberté d’expression, afin de préciser que l’exercice du droit à la liberté d’expression ne constitue pas une infraction, de la même manière que l’article 7 dispose désormais que l’expression d’idées dans un cadre ne dépassant pas les limites du reportage ou dans un but critique ne constitue pas une activité criminelle.
10.7. Les médias jouent un rôle important dans les campagnes électorales. Pourtant, le respect de la liberté des médias reste un défi. L’Assemblée note que des questions évoquées depuis longtemps demeurent problématiques, telles que les attaques contre les journalistes, le contrôle des médias par l’État et l’utilisation ou la suspension des fonds publicitaires pour marginaliser et incriminer les médias critiques du régime. L’Assemblée est préoccupée par le projet de loi érigeant en infraction pénale la «désinformation», qui pourrait être à l’origine de peines de prison et potentiellement conduire à la censure des médias en ligne. L’Assemblée demande son retrait, dans l’attente d’un avis de la Commission de Venise.
10.8. L’Assemblée souligne que la transparence et la responsabilité sont des principes essentiels pour les démocraties et que la transparence du financement des partis est importante pour garantir une concurrence électorale équitable. L’Assemblée regrette l’absence de progrès dans la mise en œuvre des recommandations du Groupe d’États contre la corruption (GRECO) et invite instamment les autorités à prendre des dispositions pour renforcer la transparence du financement des partis, adopter une loi relative à la conduite éthique des députés, veiller à la transparence du processus législatif et adopter des mesures pour garantir l’intégrité des députés. L’Assemblée rappelle également les préoccupations précédemment exprimées par le GRECO au sujet de l’affaiblissement de l’indépendance des juges, qui a des répercussions sur la lutte contre la corruption.
11. L’Assemblée constate que le changement de système politique adopté en 2017 – bien qu’il s’agisse du droit souverain de tout État membre – a gravement affaibli les institutions démocratiques en Türkiye et rendu les mécanismes d’équilibre des pouvoirs dysfonctionnels et défaillants. L’Assemblée déclare qu’il est nécessaire d’engager des réformes de toute urgence pour restaurer la pleine indépendance du pouvoir judiciaire et un système efficace de freins et de contrepoids. Les autorités turques doivent s’assurer que toutes les conditions seront réunies pour garantir des élections libres et équitables, et notamment que l’opposition sera en mesure de mener ses activités et que les journalistes pourront travailler en toute indépendance. L’Assemblée reste à la disposition des autorités pour poursuivre un dialogue constructif. Elle décide en outre, dans le cadre de la procédure de suivi à l’égard de la Türkiye, de continuer de surveiller l’évolution de la situation dans le pays en ce qui concerne la démocratie, l’État de droit et les droits humains.

B. Exposé des motifs par M. John Howell et M. Boriss Cilevičs, co-rapporteurs

(open)

1. Introduction

1. En avril 2017, l’Assemblée parlementaire a décidé de placer la Türkiye 
			(2) 
			A compter du 3 juin
2022, le nom du pays a été changé de Turquie en Türkiye, conformément
à la circulaire présidentielle n°2021/24 du 3 décembre 2021. Les
documents publiés avant ce jour conserveront leur titre original. sous procédure de suivi. Depuis lors, elle suit de près l’évolution de la situation dans le pays dans un esprit de dialogue et de coopération avec les autorités turques. L’Assemblée a accordé une attention particulière aux défaillances structurelles qui perdurent dans le fonctionnement des institutions démocratiques de la Türkiye, telles que mises en évidence par les mécanismes de suivi du Conseil de l’Europe. Parmi les sujets de préoccupation figurent le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire, la séparation des pouvoirs et les freins et contrepoids, les restrictions à la liberté d’expression et des médias, l’interprétation excessivement large de la législation antiterroriste, la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, les restrictions appliquées à la protection des droits humains et des droits des femmes, et les atteintes aux droits fondamentaux des responsables politiques et des (anciens) parlementaires de l’opposition, des avocats, des journalistes, des universitaires et des militants de la société civile 
			(3) 
			Voir Doc 14282 et Addendum..
2. Depuis lors, la coopération entre la commission de suivi, les rapporteurs de l’Assemblée chargés du suivi et la Türkiye est restée soutenue, malgré les changements de rapporteurs 
			(4) 
			M. Thomas Hammarberg
(Suède, SOC) a été nommé en juin 2019 et remplacé par M. Boriss Cilevics
(Lettonie, SOC) en février 2022; M. John Howell (Royaume-Uni, CE/AD)
a été nommé en janvier 2020, pour prendre la suite de M. Nigel Evans
(Royaume-Uni, CE/AD). et la pandémie de covid-19 qui a sérieusement entravé les travaux réguliers de ces derniers. En 2018, les corapporteurs de l’Assemblée Mme Marianne Mikko (Estonie, SOC) et M. Nigel Evans (Royaume-Uni, CE/AD) ont publié une note d’information faisant suite à leur visite effectuée dans le pays en mars 2018 
			(5) 
			<a href='http://www.assembly.coe.int/LifeRay/MON/Pdf/DocsAndDecs/2018/AS-MON-2018-07-FR.pdf'>AS/Mon
(2018) 07.</a>, qui portait notamment sur les conséquences du coup d’État manqué et les mesures disproportionnées (dont les licenciements massifs de fonctionnaires et les nombreuses fermetures de médias et d’associations de la société civile) prises dans le cadre de l’état d’urgence; la création d’une commission d’enquête sur les mesures de l’état d’urgence ayant vocation à examiner les requêtes émanant de fonctionnaires limogés ou d’entités contraintes de fermer, et à leur offrir un recours juridique; et la préparation des élections législatives et présidentielle de 2018 ainsi que des élections locales de 2019. Les rapporteurs conviennent du fait que la Türkiye est confrontée à un niveau élevé de terrorisme que le pays a le droit légitime de combattre 
			(6) 
			Les
autorités ont souligné que la Türkyie lutte depuis des décennies
contre le terrorisme sous toutes ses formes et manifestations, «allant
de l'organisation terroriste Fetullahist (FETÖ) au terrorisme séparatiste
du PKK/PYD/YPG, et du DHKP-C de gauche aux groupes terroristes à
motivation religieuse tels que DAESH». Le PKK est reconnu comme
une organisation terroriste par l'Union européenne, les États-Unis,
le Canada et l'Australie). AS/Mon (2022) 15 commentaires., mais ils ont également cherché à savoir si la législation n’a pas été formulée d’une manière trop vague, qui a des effets néfastes sur les droits humains.
3. Ces dernières années, des développements politiques inquiétants ont pesé sur le fonctionnement des institutions démocratiques, et en particulier sur la capacité des membres de l’opposition politique à exercer leurs mandats électifs dans un environnement favorable à la tenue de véritables débats politiques ouverts qui caractérisent une société démocratique. Face à cette situation, l’Assemblée a organisé trois débats d’urgence intitulés «Aggravation de la situation des membres de l’opposition politique en Turquie: que faire pour protéger leurs droits fondamentaux dans un État membre du Conseil de l’Europe?» en janvier 2019 (voir la Résolution 2260 (2019)), «Nouvelle répression de l’opposition politique et de la dissidence civile en Turquie: il est urgent de sauvegarder les normes du Conseil de l’Europe» en octobre 2020 (voir la Résolution 2347 (2020)) et «Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie» en avril 2021 (voir la Résolution 2376(2021)).
4. Des évolutions politiques importantes sont intervenues depuis le rapport susmentionné de 2017. Les amendements constitutionnels établissant un système présidentiel ont été adoptés en 2017 par 51,4 % des électeurs, dans le cadre d’un référendum tenu pendant l’état d’urgence. Le 24 juin 2018, le Président Erdoğan a été réélu avec 52 % des voix, tandis que la coalition formée par le Parti de la justice et du développement (AKP) et le Parti d'action nationaliste (MHP) a remporté la majorité des sièges au parlement. La mission d’observation électorale de l’Assemblée a estimé que les électeurs ont eu véritablement le choix lors de ces élections mais que les conditions pour faire campagne n’ont pas été équitables, étant donné l’avantage indu dont ont bénéficié le Président sortant et le parti au pouvoir 
			(7) 
			Voir Doc. 14608.. En mars 2019, les élections locales ont marqué un tournant important, l’opposition remportant des grandes villes, dont Istanbul et Ankara.
5. Au cours de cette période, le pays a dû faire face à de nombreux défis, tant au niveau national qu’international, notamment sur le plan économique. La situation est aujourd’hui marquée par une forte inflation – le taux d’inflation annuel de 80% en août 2022 étant le plus élevé de ces 24 dernières années 
			(8) 
			ENAG,
le groupe indépendant de recherche sur l’inflation, avance le chiffre
de 160,76 %: <a href='https://www.duvarenglish.com/turkeys-inflation-surges-to-24-year-high-of-735-percent-in-may-news-60898'>DuvaR.
English</a> (3 juin 2022) (anglais)., ainsi que par une hausse du chômage, une chute du cours de la livre turque et la présence de près de quatre millions de réfugiés. La Türkiye a lancé plusieurs interventions militaires (dans le nord de la Syrie, en Irak et en Libye) et mené des opérations extérieures (en Méditerranée orientale). Par ailleurs, elle a récemment annoncé l’engagement d’une nouvelle opération militaire en Syrie (avec laquelle le pays partage une frontière de 900 kilomètres) visant à établir une zone tampon de 30 kilomètres de profondeur, le long de la frontière turque 
			(9) 
			<a href='https://www.reuters.com/world/middle-east/erdogan-says-turkey-rid-syrias-tal-rifaat-manbij-terrorists-2022-06-01/'>Reuters</a> (1 juin 2022) (anglais)., l'objectif principal de cette opération, telle que décrite par les autorités étant «d’éliminer les formations terroristes le long des frontières de la Türkiye» 
			(10) 
			AS/Mon
(2022) 15 commentaires.. Nous gardons également à l'esprit le contexte régional instable et le fait que le pays accueille 4,5 millions de réfugiés 
			(11) 
			Chiffres fournis par
les autorités. Dans ses commentaires, le parti IYI a insisté sur
la question de l'immigration incontrôlée, qui a augmenté ces dernières
années, et qui est «devenue une menace pour la sécurité nationale
[de la Türkyie] et aussi pour [sa] structure socioculturelle». AS/Mon
(2022) 15 commentaires. Voir également les chiffres du Haut Commissariat
des Nations Unies pour les réfugiés (<a href='https://reporting.unhcr.org/document/3092'>HCR)</a> (mai-juillet 2022) (anglais), soulignant que les 4 millions
de réfugiés et de demandeurs d'asile en Türkiye comprennent environ
plus de 3,65 millions de Syriens sous protection temporaire et près
de 330 000 détenteurs du statut de protection internationale et
demandeurs d'asile d'autres nationalités.. L’évolution de la situation concernant la résolution du conflit chypriote bénéficie également de l’attention des rapporteurs pour le suivi de la Türkiye (cette question relève du mandat de la sous-commission sur les conflits concernant les États membres du Conseil de l’Europe) et de la commission des questions politiques et de la démocratie 
			(12) 
			La commission des questions
politiques et de la démocratie de l’Assemblée prépare actuellement
un rapport intitulé «Appel à la restitution de Famagouste à ses
habitants légitimes» (rapporteur: Piero Fassino (Italie, SOC)).. L’agression de l’Ukraine par la Russie constitue un autre défi, car la Türkiye entretient des relations tant avec la Russie qu’avec l’Ukraine: le pays soutient l’intégrité territoriale de l’Ukraine mais n’applique pas les sanctions prises à l’égard de la Russie, la politique générale de la Türkiye étant de ne pas se joindre aux sanctions unilatérales. La Türkiye est restée déterminée à appliquer les dispositions de la Convention de Montreux concernant le régime des détroits de 1936 et a fermé le détroit du Bosphore aux navires militaires; elle a par ailleurs proposé de jouer le rôle de médiateur lors d’une rencontre entre les ministres des Affaires étrangères russe et ukrainien organisée le 10 mars 2022 en marge du Forum diplomatique d’Antalya, a accueilli des négociations directes entre les deux pays à Istanbul le 29 mars 2022, a facilité la signature, le 22 juillet 2022, de l'accord sur l’exportation de céréales en mer Noire sous l’égide des Nations Unies (qui a permis la reprise des exportations commerciales de denrées alimentaires à partir de trois ports ukrainiens clés) et l'ouverture d'un centre de coordination conjoint à Istanbul pour mettre en œuvre cet accord. En tant que membre de l'OTAN, la Türkiye exprimée sa position sur la demande d'adhésion à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) de la Suède et de la Finlande en raison de leur prétendue «propagande permanente et soutien aux activités de recrutement et de financement d'organisations terroristes dans ces pays» 
			(13) 
			AS/Mon
(2022) 15 commentaires.. Le 28 juin 2022, la Türkiye, la Finlande et la Suède ont signé un mémorandum trilatéral sous les auspices de l'OTAN, afin de répondre aux préoccupations sécuritaires soulevées par la Türkiye et d'ouvrir la voie à l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN.
6. La décision du Président Erdoğan de se retirer de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE n° 210, «Convention d’Istanbul») constitue un autre élément majeur et regrettable. Ce retrait a pris effet le 1e juillet 2021. La mesure a suscité de vives réactions, aux niveaux national et international, et a été traitée dans le rapport précédent de l’Assemblée sur la Türkiye qui a été examiné dans le cadre d’un débat d’urgence. Depuis lors, la société civile et les organisations de femmes n’ont cessé de contester cette décision et ont fait part de leur attachement à la Convention d’Istanbul qui est devenue la référence en matière de lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique. Dans le même temps, elles ont assuré avec insistance que la nouvelle loi dans ce domaine, adoptée par le parlement en avril 2022, ne sera pas suffisante pour prévenir les féminicides 
			(14) 
			Les autorités ont expliqué
que cette loi a aggravé les peines pour les homicides volontaires,
les blessures délibérées, les menaces, la torture et les actes de
torture à l'encontre des femmes afin de lutter plus efficacement
contre la violence à l'égard des femmes et d'avoir un effet dissuasif.
Le champ d'application des crimes de catalogue et le champ d'application de
l'aide gratuite aux victimes ont été étendus. Pour plus de détails,
voir AS/Mon (2022) 15 commentaires.. Les autorités ont affirmé que la dénonciation de la Convention n'affectait pas la structure juridique et administrative mise en place en Türkiye pour la protection, le soutien et l'autonomisation des victimes de violence, et notamment la loi n° 6284 sur la protection de la famille et la prévention de la violence à l'égard des femmes, en vigueur depuis 2012, qui comprend toutes les mesures de la Convention d'İstanbul. Ils ont également souligné l'engagement de la Türkiye à faire preuve d'une tolérance zéro à l'égard des violences faites aux femmes 
			(15) 
			Les
autorités ont fait référence au 4e plan
d'action national de lutte contre la violence à l'égard des femmes
(en vigueur depuis le 1er juillet 2021),
au plan d'activité 2022 pour la lutte contre la violence à l'égard
des femmes et au plan d'action pour les droits de l'homme, qui vise
à «améliorer l'efficacité de la lutte contre la violence domestique
et la violence à l'égard des femmes». AS/Mon (2022) 15 commentaires.. Il faut s'en féliciter. Néanmoins, nous soulignons combien il est important de sauvegarder et de renforcer les droits des femmes et l'égalité entre les femmes et les hommes en Türkiye et réitérons le souhait sincère de l'Assemblée exprimé dans sa Résolution 2376 (2021) qu'un moyen soit trouvé pour que la Türkiye réintègre la Convention d'Istanbul. Nous tenons à souligner l'importance de la coopération internationale et de l'échange de bonnes pratiques dans ce domaine, qui n'est possible que dans un cadre international tel que la Convention d'Istanbul et qui pourrait encore renforcer l'efficacité des efforts de la Türkiye pour lutter contre la violence domestique.
7. Depuis mars 2021, plus de 200 requêtes ont été déposées devant le Conseil d’État par des organisations de la société civile et des dirigeants politiques, comme Mme Meral Akşener, présidente du parti IYI (Bon Parti), contestant la légalité de la décision présidentielle de se retirer de la Convention d’Istanbul. À une majorité de trois voix contre deux, la 10e chambre du Conseil d’État a rejeté les demandes de sursis à exécution. Cependant, selon les deux opinions dissidentes émises par des juges et celles formulées par des procureurs du Conseil d’État, le Président n’avait pas le pouvoir de dénoncer des traités internationaux 
			(16) 
			Ils font valoir qu'il
n'était pas possible de se retirer de la Convention sur décision
du Président, sachant qu'elle avait été ratifiée par le parlement
et publiée (avec sa loi n° 6251) au Journal officiel le 29 novembre 2011.. Le 28 avril 2022, au terme de la première audience portant sur six de ces affaires, le procureur du Conseil d’État a réaffirmé sa position selon laquelle la décision du Président était illégale. Cette même position a été réitérée le 7 juin 2022, lors de l’audience consacrée à l’examen de 15 autres requêtes au Conseil d’État. Le 19 juillet 2022, la 10e chambre du Conseil d'État a jugé, par un vote de 3-2, que le décret présidentiel sur le retrait était légal et ne violait pas la Constitution et les lois turques. Ce verdict peut faire l'objet d'un appel. Nous continuerons de suivre la situation, en collaboration avec la rapporteure générale de l’Assemblée sur la violence à l’égard des femmes, Mme Zita Gurmai (Hongrie, SOC).
8. Bien d’autres questions relatives à la démocratie, aux droits humains et à l’État de droit en Türkiye méritent d’être examinées dans le cadre du présent rapport de suivi sur le pays, le premier depuis la réouverture de la procédure de suivi à son égard. Cependant, compte tenu du contexte actuel et en accord avec la commission de suivi, nous proposons de présenter un premier rapport intérimaire et de nous intéresser à trois grandes problématiques qui ont eu une incidence majeure sur le fonctionnement des institutions démocratiques, à savoir les défis posés à l’État de droit, l’exécution des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme et la préparation des élections législatives et présidentielle de 2023.
9. Ce rapport s’appuie sur les conclusions des mécanismes de suivi du Conseil de l’Europe et d’autres grandes organisations non gouvernementales nationales et internationales, sur les travaux menés par la commission de suivi depuis la dernière visite effectuée par les rapporteurs précédents en 2018 (c’est-à-dire quatre échanges de vues sur les développements récents et trois auditions consacrées aux élections locales de 2019, à la réforme du système judiciaire et à la situation des maires démis de leurs fonctions et remplacés), ainsi que sur nos activités en tant que rapporteurs: des réunions ont été organisées en ligne en 2021 avec des étudiants, des universitaires, des représentants du Conseil de l’enseignement supérieur, du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Justice, au sujet des manifestations à l’université du Bosphore. Nous nous sommes également rendus dans le pays en mars 2022 dans le cadre d’une visite d’information régulière. À la suite de la condamnation d’Osman Kavala à la réclusion à perpétuité sans possibilité de remise de peine, en dépit d’un arrêt antérieur de la Cour européenne des droits de l’homme demandant sa libération, la commission de suivi nous a demandé d’effectuer une visite ad hoc en mai 2022, pour suivre l’évolution de la situation et en rendre compte. Le 8 août 2022, nous avons reçu les commentaires sur l'avant-projet de rapport de la délégation turque auprès de l'Assemblée, en coopération avec les autorités compétentes de la Türkiye 
			(17) 
			Voir document AS/Mon
(2022) 15 commentaires.. Ces commentaires comprenaient des contributions des autorités et du parti au pouvoir, ainsi que des partis d'opposition, Parti républicain du peuple (CHP), Parti démocratique des peuples (HDP) et le parti IYI, qui ont apporté une contribution utile et constructive à ce rapport.
10. Nous avons constamment souligné qu’il est essentiel d’engager des discussions ouvertes et constructives avec les autorités turques. À cet égard, nous tenons à remercier la délégation turque auprès de l’Assemblée pour son excellente coopération et sa volonté d’apporter l’assistance et le soutien nécessaires aux rapporteurs dans l’accomplissement de leur mandat.

2. État de droit

2.1. État de droit et indépendance du système judiciaire dans le cadre constitutionnel actuel

11. Comme il en est fait état dans des résolutions et avis précédents de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), l’indépendance du pouvoir judiciaire en Türkiye suscite depuis longtemps des préoccupations 
			(18) 
			Résolution 1925 (2013) «Dialogue postsuivi avec la Turquie».. Cette question est devenue encore plus critique en 2017, avec l’adoption le 16 avril de cette même année, de modifications constitutionnelles établissant un régime présidentiel par une majorité d’électeurs (51,4 %) (avec un taux de participation de 85,32 %), au terme d’une procédure parlementaire expéditive et pendant l’état d’urgence. Bien que les amendements susmentionnés prévoient l’abolition des tribunaux militaires – ce dont l’Assemblée s’est félicitée, ils ont dans le même temps donné lieu à certaines mesures négatives. À cet égard, il convient de rappeler les problèmes mis en exergue par la Commission de Venise dans son avis de 2017 sur ces modifications de la Constitution 
			(19) 
			<a href='https://www.venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL-AD(2017)005-f'>CDL-AD(2017)005:</a> Avis sur les modifications de la Constitution adoptées
par la Grande Assemblée nationale le 21 janvier 2017 et soumises
au référendum national le 16 avril 2017, adopté par la Commission
de Venise à sa 110e session plénière
(Venise, 10-11 mars 2017)., concernant le fonctionnement du système judiciaire dans ce que les autorités turques avaient alors décrit comme un «système présidentiel à la turque». Rappelons brièvement certaines des préoccupations soulevées à l’époque:
12. En ce qui concerne la séparation et l’équilibre des pouvoirs: la Commission de Venise a fait observer qu’«[u]n régime présidentiel doit comporter de puissants freins et contrepoids. Il est essentiel, en particulier, que la justice y soit forte et indépendante» car les différends entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif «doivent souvent être tranchés par les tribunaux» dans un régime présidentiel. En vertu de la nouvelle Constitution, le Président de la République aura la double fonction de chef d’État et de chef de gouvernement. De plus, les modifications constitutionnelles conduiront «à une concentration excessive des pouvoirs exécutifs sur la fonction présidentielle et à l’affaiblissement du contrôle exercé sur cette dernière par le parlement» 
			(20) 
			Cette
évaluation a été contestée par les autorités dans leurs commentaires
(ASMon (2022) 15 commentaires), affirmant que le pouvoir exécutif
est largement contrôlé par le parlement au moyen d’enquêtes parlementaires,
de débats généraux, d’investigations parlementaires et de questions
écrites, et par la Cour des comptes qui effectue le contrôle en son
nom..
13. En ce qui concerne l’affaiblissement de l’indépendance du pouvoir judiciaire: la Commission de Venise a précisé que la composition du Conseil des juges et des procureurs (CJP) posera problème, car les 13 membres seront nommés soit par le Président (quatre + deux membres ex officio, c’est-à-dire le ministre de la Justice 
			(21) 
			Le ministre de la Justice
est le Président du CPJ. Les autorités ont souligné que le ministre
ne peut pas assister aux réunions de la chambre et aux réunions
de la session plénière concernant les questions disciplinaires des
juges et des procureurs. Le ministre adjoint de la Justice est l'un
des six membres de la première chambre et dispose d'une voix lors des
votes. AS/Mon (2022) 15 commentaires. et son sous-secrétaire, nommés par le Président), soit par le parlement (sept), ce qui est contraire à la position de la Commission de Venise et à la Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges: indépendance, efficacité et responsabilités. De plus, étant donné que le Président appartiendra à une mouvance politique, son choix des membres du Conseil des juges et des procureurs «n’aura pas à être politiquement neutre». «Plus aucun membre du Conseil ne serait élu par ses pairs. Eu égard aux importantes fonctions du Conseil en ce qui concerne la nomination, la promotion, le transfert, les mesures disciplinaires et la révocation des juges et des procureurs, le Président contrôlerait ainsi l’ensemble de la justice. Ce contrôle exercé sur le Conseil des juges et des procureurs permettrait indirectement aussi au Président de mieux contrôler la Cour constitutionnelle» 
			(22) 
			Avis sur les modifications
de la Constitution adoptées par la Grande Assemblée nationale le
21 janvier 2017 et soumises au référendum national le 16 avril 2017,
adopté par la Commission de Venise à sa 110e session
plénière (Venise, 10-11 mars 2017), <a href='https://www.venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL-AD(2017)005-f'>CDL-AD(2017)005.</a>.
14. Par ailleurs, les modifications de la Constitution accroîtraient l’influence de l’exécutif sur la Cour constitutionnelle avec le changement de mode de désignation des membres du Conseil des juges et des procureurs: «Le Conseil élit les membres de la Cour de cassation et du Conseil d’État. Ces deux juridictions choisissent deux membres de la Cour constitutionnelle en soumettant trois candidatures pour chaque siège au Président, qui procède aux nominations 
			(23) 
			En d'autres termes,
comme le prévoit l'article 146 de la <a href='https://www.anayasa.gov.tr/en/legislation/turkish-constiution/'>Constitution</a>, le Président de la République nomme trois membres de
la Cour de cassation, deux membres du Conseil d'État parmi trois
candidats qui seront désignés, pour chaque poste vacant, par leurs
assemblées générales respectives, parmi leurs présidents et leurs
membres. AS/Mon (2022)15 commentaires.. Ce contrôle exercé sur le Conseil des juges et des procureurs permettrait indirectement aussi au Président de mieux contrôler la Cour constitutionnelle 
			(24) 
			<a href='https://www.venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL-AD(2017)005-f'>CDL-AD(2017)005,
paragraphe 121.</a>.
15. Dans son dernier rapport, le GRECO a également confirmé ces conclusions. Rappelant que la nouvelle composition du CJP va à l’encontre des normes européennes relatives à l’indépendance des conseils de justice, il a souligné que «le pouvoir exécutif conserve une forte influence sur un certain nombre de questions clés concernant le fonctionnement du système judiciaire: processus de sélection et de recrutement des candidats à la fonction de juge ou de procureur; mutation des titulaires d’une charge judiciaire contre leur gré; procédures disciplinaires; et formation des juges. En ce qui concerne la formation des juges et des procureurs, des conférences consacrées à la Déclaration d’éthique judiciaire sont déjà données, mais le GRECO a recommandé une formation plus pratique basée sur des éléments d’orientation plus détaillés, et une formation séparée pour les juges et les procureurs 
			(25) 
			Quatrième cycle d'évaluation
(Prévention de la corruption à l'égard des membres du parlement,
des juges et des procureurs), deuxième rapport d'évaluation intermédiaire, <a href='https://rm.coe.int/quatrieme-cycle-d-evaluation-prevention-de-la-corruption-des-parlement/1680a1cac4'>GrecoRC4(2020)18</a>, publié le 18 mars 2021. Selon l'<a href='https://www.transparency.org/en/cpi/2021'>indice de perception
de la corruption</a> (anglais) de Transparency International, la Türkiye
est tombée au 96e rang sur 180 pays,
avec un score de 38 sur 100 (la moyenne mondiale étant de 43); la
Türkiye a perdu 11 points depuis 2012.. Nous avons été informés que le CJP a adopté, le 8 mars 2022, une «Directive sur l'utilisation des médias sociaux» et qu'il travaille à l'élaboration d'une directive comprenant des exemples concrets de la mise en œuvre de la Déclaration d'éthique de la magistrature turque. L'Académie de la Justice de Türkiye organise également des formations sur l'éthique judiciaire à l'intention des candidats et des juges et procureurs en exercice 
			(26) 
			Les
autorités ont fourni plus de détails dans leurs commentaires. AS/Mon
(2022)15 commentaires., ce qui devrait être encouragé, compte tenu toutefois des recommandations du GRECO.
16. Concernant la prévention de la corruption à l'égard des membres du parlement, des juges et des procureurs (quatrième cycle), le dernier rapport de conformité du GRECO de mars 2022 
			(27) 
			Quatrième cycle d'évaluation
(Prévention de la corruption à l'égard des membres du parlement,
des juges et des procureurs), troisième rapport d'évaluation intermédiaire, <a href='https://rm.coe.int/quatrieme-cycle-d-evaluation-prevention-de-la-corruption-des-parlement/1680a6f8fb'>GrecoRC4(2022)5</a>, adopté le 25 mars 2022 et publié le 23 juin 2022. a conclu qu'aucun progrès n'avait été réalisé par la Türkiye: le niveau de mise en œuvre est resté le même que dans le précédent rapport publié en 2020 
			(28) 
			La
Türkiye a mis en œuvre de manière satisfaisante ou traité de manière
satisfaisante trois des vingt-deux recommandations contenues dans
le rapport d'évaluation du quatrième cycle, <a href='https://rm.coe.int/quatrieme-cycle-d-evaluation-prevention-de-la-corruption-des-parlement/1680a6f8fb'>GrecoRC4(2022)5.</a>. Le parlement n'a pas encore été saisi ni n'a examiné un projet de loi sur la conduite éthique des membres du parlement; la transparence du processus législatif et les mesures visant à garantir l'intégrité des députés font toujours défaut. Le GRECO a également rappelé que «les raisons sous-jacentes aux recommandations du GRECO restent les changements structurels fondamentaux qui ont affaibli l'indépendance de la justice et ont également conduit le système judiciaire à apparaître encore moins indépendant des pouvoirs exécutif et politique qu'au moment de l'adoption du rapport d'évaluation» 
			(29) 
			Cela
concerne la composition du CJP (composé de membres nommés par le
Président de la République et le la Grande Assemblée Nationale de
Türkiye (GNAT) et dont aucun n'est élu par les juges et les procureurs
eux-mêmes), la forte influence de l'exécutif sur un certain nombre
de questions clés concernant le fonctionnement du système judiciaire: le
processus de sélection et de recrutement des candidats juges et
procureurs; les réaffectations de titulaires de fonctions judiciaires
contre leur gré; les procédures disciplinaires; et la formation
indifférenciée des juges et procureurs. <a href='https://rm.coe.int/quatrieme-cycle-d-evaluation-prevention-de-la-corruption-des-parlement/1680a6f8fb'>GrecoRC4(2022)5</a>, paragraphe 91.. Ce retard inquiétant dans la mise en œuvre des recommandations du GRECO doit être traité de toute urgence afin d'améliorer le cadre de la lutte contre la corruption, ainsi que la transparence et la responsabilité des institutions de l'État.
17. En 2017, la Commission de Venise avait estimé que la révision proposée de la Constitution turque introduirait un régime présidentiel «dépourvu des freins et contrepoids nécessaires à la prévention d’une dérive autoritaire». Elle avait précisé que «la teneur des modifications proposées constitue un périlleux pas en arrière dans la tradition constitutionnelle démocratique de la Turquie». En résumé, la Commission de Venise a conclu que les amendements constitutionnels de 2017 établissant un système présidentiel ne garantissaient pas la séparation des pouvoirs. De son côté, l’Assemblée a, dans plusieurs résolutions, appelé à la révision de ces dispositions constitutionnelles afin de rétablir la séparation des pouvoirs.
18. Le système présidentiel a introduit de profonds changements dans le système institutionnel turc, et reste un sujet de débat politique. Les partis d'opposition unis (voir ci-dessous) se sont engagés à rétablir le système parlementaire s'ils remportent les prochaines élections. À la lumière des évaluations susmentionnées effectuées les années précédentes par la Commission de Venise et le GRECO, le principal parti d'opposition, le CHP, a partagé avec nous son évaluation du fonctionnement actuel du système politique 
			(30) 
			AS/Mon (2022) 15 commentaires.:
  • Le CHP estime que «les pouvoirs de contrôle du pouvoir législatif sont devenus dysfonctionnels. Avec le pouvoir de décret accordé au président, l'autorité législative qui appartenait exclusivement au parlement a été confiée au président, perturbant la séparation des pouvoirs au profit de l'exécutif. Les contrôles législatifs sur l'exécutif ont été effectivement oblitérés. Le pouvoir de censurer et de poser des questions verbales aux ministres a été supprimé. Par ailleurs, les enquêtes parlementaires, qui constituaient l'un des contrôles les plus efficaces du pouvoir législatif, ont été rendues inopérantes en raison de l'augmentation du quorum. En outre, le droit budgétaire inaliénable exercé par le législateur au nom de la nation a été supprimé. Ce droit a été transféré au président, le budget de l'année précédente prenant effet en cas de rejet du budget élaboré par le président. Ainsi, les négociations au parlement et le rejet du budget n'ont aucune conséquence pratique pour l'exécutif»;
  • Le CHP a ajouté que «le fait que la Cour constitutionnelle soit sous pression et menacée par le gouvernement et que presque tous ses membres soient nommés directement ou indirectement par le président sape l'indépendance et l'impartialité de la haute cour. Les nominations à la Cour constitutionnelle sont effectuées pour des motifs politiques. L'objectif est d'avoir une cour constitutionnelle soumise à l'exécutif. Les verdicts de la Cour constitutionnelle ne sont pas appliqués en raison de la pression de l'exécutif et le Conseil des juges et des procureurs n'impose pas de sanctions contre les juges des tribunaux inférieurs qui ne respectent pas les verdicts mentionnés. Ces juges sont même récompensés par le Conseil. De tels développements oblitèrent le principe de l'État de droit».
19. Commentant notre rapport, le parti IYI a également souligné que «la Türkiye est un État de droit démocratique avec 150 ans de parlement et 100 ans de tradition républicaine»: l'IYI mettrait en place un «système parlementaire renforcé» après une victoire électorale, avec «une administration d'État basée sur des valeurs telles que la démocratie, la dignité humaine, la liberté, l'État de droit et les droits humains».

2.2. Sujets de préoccupation compte tenu du fonctionnement actuel du système judiciaire

20. L’État de droit et l’indépendance du pouvoir judiciaire sont essentiels pour assurer la protection des libertés fondamentales au moyen de procès équitables et de garanties procédurales. Le nombre de procès portant sur des questions liées à la liberté d’expression, à la liberté des médias ou à la privation de liberté est inquiétant. Les rapporteurs actuels et précédents de l’Assemblée chargés du suivi ont réagi à plusieurs reprises 
			(31) 
			La liste des déclarations
faites par les rapporteurs de l’Assemblée chargés du suivi figure
dans le document «<a href='https://assembly.coe.int/LifeRay/MON/Pdf/DocsAndDecs/OverviewMON-EN.pdf'>Aperçu</a> des travaux de la commission de suivi» (anglais seulement). à ce que l’Assemblée a qualifié de harcèlement judiciaire à l’encontre de personnes issues de divers groupes de la société (responsables politiques, journalistes, universitaires, étudiants, militants de la société civile, etc.), qui expriment des avis divergents ou des opinions critiques, ce qui est parfaitement légitime dans une société démocratique. Cette tendance méconnaît les principes démocratiques consacrés par la Constitution turque et la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) (qui, conformément à l’article 90 de la Constitution, prime sur la législation nationale en Türkiye).
21. Nous avons fait part de ces préoccupations aux autorités. Celles-ci ont précisé en retour que la Constitution prévoit l’indépendance du pouvoir judiciaire. Elles ont également rappelé que les révocations massives de plus de 4 000 juges et procureurs en raison de leur allégeance présumée au mouvement Gülen – que les autorités turques appellent «Organisation terroriste Fetullahiste (FETÖ)» 
			(32) 
			Les autorités ont fait
référence à l'arrêt de la 16e chambre
criminelle de la Cour de cassation du 24 avril 2017, confirmé par
l'Assemblée des chambres criminelles de la Cour de cassation, établissant
que le FETÖ était l'organisation terroriste clandestine à l'origine
de la tentative de coup d'État de 2016, au cours de laquelle 251
personnes ont été tuées et 2 734 blessées. Le mouvement Gülen n'étant
reconnu comme organisation terroriste que par la Türkiye, nous nous
en tiendrons à la terminologie utilisée dans les précédents rapports
de l'Assemblée. – a eu des répercussions sur le fonctionnement du système de justice, avec notamment le recrutement de juges et de procureurs débutants 
			(33) 
			Les autorités ont souligné
que la formation continue permettait de garantir un acquis et des
compétences professionnelles rapides. En outre, les avocats seniors
et expérimentés sont autorisés à rejoindre les professions de juge et
de procureur dans ce processus. AS/Mon (2022) 15 commentaires.. Enfin, elles ont ajouté que les décisions des tribunaux doivent être traitées dans le cadre du système judiciaire turc.
22. À cet égard, la Commission de Venise et l’Assemblée ont considéré que la détention provisoire de juges et de procureurs après leur limogeage collectif était contraire aux normes du Conseil de l’Europe. Plus récemment, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt dans les affaires Turan et autres c. Turquie 
			(34) 
			Turan et Autres c. Turquie, 23 novembre 2021,
requêtes n° <a href='https://hudoc.echr.coe.int/eng'>75805/16 (anglais)</a> et 426 autres, <a href='https://hudoc.echr.coe.int/eng'>arrêt</a> (anglais) du 23 novembre 2021., qui portaient sur l’arrestation et le placement en détention provisoire, à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, de 427 de ces juges et procureurs soupçonnés d’appartenir au mouvement Gülen. En l’espèce, la Cour a conclu à une violation de l’article 5.1 de la Convention en raison de l’illégalité de la détention provisoire initiale des requérants, qui étaient des juges et procureurs ordinaires et membres de la Cour de cassation et de la Cour suprême administrative au moment de leur arrestation. La Cour a réaffirmé sa position juridique et sa jurisprudence concernant le défaut de légalité de la mise en détention provisoire de membres de l’appareil judiciaire et de l’interprétation déraisonnable, par les tribunaux turcs, de la notion de flagrant délit en vue de soustraire aux garanties procédurales. La position de la Cour avait été précédemment établie dans les requêtes similaires introduites par des membres de la Cour constitutionnelle, Alparslan Altan et Erdal Tercan, ainsi que par le juge Hakan Baş, qui avaient été démis de leurs fonctions.
23. S’agissant de certaines affaires que nous avons suivies de près, un certain nombre de points ont été abordés avec les autorités:
24. Nous avons rappelé la nécessité pour les juridictions inférieures de se conformer aux décisions des juridictions supérieures (dont la Cour constitutionnelle), conformément à la Constitution turque. Nous restons préoccupés par le fait que les tribunaux inférieurs ne respectent pas immédiatement les décisions rendues par la Cour constitutionnelle – comme dans le cas de (l’ancien) député M. Enis Berberoğlu 
			(35) 
			Le 17 septembre 2020,
la Cour constitutionnelle a conclu à la violation du droit d’Enis Berberoğlu,
(ancien) député du CHP, de se présenter aux élections et d'exercer
des activités politiques, ainsi que de son droit à la liberté et
à la sûreté. Le 15 octobre 2020, une juridiction inférieure a cependant
refusé de se conformer à l’arrêt de la Cour constitutionnelle et
de rejuger M. Berberoǧlu, l'empêchant ainsi de revenir au parlement
(Doc 15171, paragraphe 7).. Le Comité des Ministres (dans le cadre de sa surveillance de l’exécution des arrêts rendus dans les affaires relatives à la violation de la liberté d’expression) a également fait état de cette situation, notant que «les procureurs et les tribunaux inférieurs ne suivent pas la jurisprudence des tribunaux supérieurs et continuent d’engager des poursuites ou de condamner des journalistes et d’autres personnes, pour des activités qui devraient être tolérées en tant qu’exercice de la liberté d’expression protégée par l’article 10». Il a par ailleurs demandé des informations sur la pratique pertinente des procureurs et des juridictions inférieures pour lui permettre d’évaluer la situation actuelle 
			(36) 
			<a href='https://hudoc.exec.coe.int/eng'>Altug Taner Akcam c.
Turkey</a> (anglais)..
25. La question de l’équité des procédures judiciaires est très présente, comme en atteste la Cour constitutionnelle, auprès de laquelle peuvent être déposées depuis 2012 des requêtes individuelles pour violation des droits consacrés par la Convention européenne des droits de l'homme. En dix ans, la Cour constitutionnelle a été saisie de 392 758 plaintes. Quatre-vingt-dix pour cent d’entre elles ont été rejetées (soit pour des raisons administratives (4 %), soit au motif d’irrecevabilité (86 %). 80% de toutes les affaires restantes ont été traitées. Dans 28 402 dossiers (c’est-à-dire 9,1 % de l’ensemble des plaintes déposées), la Cour a conclu à au moins une violation de la Convention. Dans 70,8 % de ces affaires, elle a estimé que le droit à un procès équitable avait été violé 
			(37) 
			Cour constitutionnelle
de la République de Türkiye: <a href='https://www.anayasa.gov.tr/media/7947/bb_2022-1_en.pdf'>Individual
application statistics</a> (anglais) (23/9/2012 – 31/3/2022/1). En 2021, 60 000 requêtes individuelles ont été introduites devant la Cour constitutionnelle, ce qui équivaut, comme l’a fait remarquer son président, au nombre de celles reçues par la Cour européenne des droits de l’homme la même année 
			(38) 
			<a href='https://www.duvarenglish.com/top-turkish-court-receives-as-many-applications-as-filed-with-echr-globally-news-60375'>DuvaR.english</a> (15 février 2022) (anglais).. Cette tendance s'est confirmée ces dernières années: depuis 2020, la Cour reçoit un nombre important de requêtes dérivées du "droit à un procès dans un délai raisonnable" (plus de 39 000 pour le seul premier semestre 2022); dans près de 90 % de ses arrêts rendus en 2020 et 2021, la Cour constitutionnelle a constaté une violation de ce droit. C'est pourquoi, le 5 juillet 2022, la Cour a appliqué une "procédure d'arrêt pilote" et a décidé de reporter les affaires concernées pour un certain temps à condition que les législateurs prennent les mesures nécessaires pour faire appliquer l'arrêt. 
			(39) 
			AS/Mon (2022) 15 commentaires. Nous ne pouvons que demander aux autorités de procéder rapidement aux réformes attendues afin de résoudre ce problème systémique.
26. Le recours à des témoins anonymes a également suscité des préoccupations. Depuis l’admission du témoignage anonyme en 2008, cette pratique fait l’objet de controverses dans les procès politiques en Türkiye 
			(40) 
			<a href='https://bianet.org/english/law/257941-turkey-s-top-court-paves-way-for-convictions-solely-based-on-anonymous-witness-statements'>Bianet</a> (18 février 2022) (anglais).. Le 13 octobre 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’à moins de disposer d’autres éléments de preuve solides, il n’est pas possible de condamner légalement une personne mise en cause sur le seul fondement de déclarations de témoins anonymes 
			(41) 
			Bakır
c. Turquie (requête n° 2257/11)..
27. La question de l’impartialité du système judiciaire doit également être abordée. Compte tenu de l’affaire Kavala, qui a retenu notre attention lors de notre dernière visite, plusieurs problèmes soulevés par les avocats et la famille des requérants nous ont interpellés, car ils remettent sérieusement en cause l’impartialité de plusieurs juges et procureurs chargés de l’affaire depuis 2013, et ont considérablement ébranlé la confiance des intéressés dans la procédure et leur attente d’un procès équitable. Nous souhaitons mettre en exergue certaines des questions suscitées par cette affaire:
  • Muammer Akkas, le procureur qui avait à l’origine mené les investigations et fait mettre sur écoute des défenseurs des droits humains, a été révoqué dans le cadre d’une enquête sur les opérations anticorruption menées du 17 au 25 décembre 2014 [par des membres présumés du mouvement Gülen] et a fui le pays. Son témoignage a toutefois été versé au dossier;
  • L’un des juges, qui ont condamné M. Kavala à la réclusion à perpétuité aggravée et ses coaccusés à 18 ans de prison, avait été candidat à la députation pour l’AKP au pouvoir en 2018 (tandis que les requérants, dans l’affaire Osman Kavala, étaient membres du cabinet de M. Erdoğan, alors Premier ministre).
28. L’affaire Kavala suscite également des interrogations quant aux décisions prises par le Conseil des juges et des procureurs:
  • En juin 2019, Galip Mehmet Perk, le juge qui s’est prononcé contre le maintien en détention de M. Kavala et M. Aksakoğlu, a été muté dans un autre tribunal par le Conseil des juges et des procureurs 
			(42) 
			Les
autorités ont indiqué que M. Perk a été nommé par la première chambre
du Conseil des juges et des procureurs du palais de justice de Beykoz
à la Haute Cour pénale d'Anatolie d'İstanbul en tant que président
le 31 mai 2019 et de la Haute Cour pénale d'Anatolie d'İstanbul
à la Haute Cour pénale d'İstanbul en tant que président le 31 octobre
2019 à sa demande. AS/Mon (2022) 15 commentaires.;
  • Les trois juges qui ont acquitté les défendeurs en février 2020, et dont la décision a été ouvertement critiquée par le Président Erdoğan, ont fait l’objet d’une enquête par le Conseil 
			(43) 
			Les autorités nous
ont fourni des détails sur cette procédure: «Le CJP a lancé une
enquête contre [ces] trois juges pour les raisons suivantes: Ils
ont accepté les enregistrements sur bande et les rapports de suivi
physique lors des audiences précédentes comme étant légaux, au motif
qu'il existe des faits et des preuves concrètes indiquant l'existence d'un
fort soupçon criminel, ont décidé de rejeter les objections à la
détention et de poursuivre la détention dans les examens effectués
comme l'exige l'obligation légale. Cependant, plus tard, lors de
la dernière audience, datée du 18 février 2020, au cours de laquelle
la décision finale a été prise, ils ont agi de manière contradictoire
en acceptant que les enregistrements et les procès-verbaux de suivi
physique aient été obtenus illégalement. L'enquête a été lancée
sur ce motif où trois juges ont fait preuve d'indifférence et de
désorganisation dans leur tâche». Le CJP a lancé une enquête à l'encontre
de Galip Mehmet Perk, ancien président de la 30e Haute
Cour pénale d'Istanbul, au motif que, «alors que le procès était
toujours en cours, en partageant des informations sur le dossier
avec des tiers, il n'a pas pu accomplir sa tâche correctement et
impartialement, et qu'il a des contacts ou une affiliation avec
l'organisation terroriste FETÖ. Le dossier d'enquête susmentionné
est actuellement examiné par un juge d'instruction». AS/Mon (2022)
15 commentaires.;
  • Bafouant son propre principe selon lequel les juges qui ne se conforment pas aux arrêts de la Cour constitutionnelle ne peuvent faire l’objet d’une promotion, le Conseil a élevé au rang de «juge de première classe» Akın Gürlek, qui est à l’origine de plusieurs condamnations litigieuses controversées 
			(44) 
			M. Gürlek avait condamné
des chroniqueurs du quotidien Sözcü pour «aide à une organisation
illégale»; l’ancien coprésident Selahattin Demirtaş à 4 ans et 8 mois
de prison et l’ancien député du HDP Sırrı Süreyya Önder à 3 ans
et 6 mois de prison pour «propagande pour une organisation terroriste»;
les avocats de l’Association des avocats progressistes (ÇHD) à 159 ans
de prison au total; la présidente de la branche d’Istanbul du CHP,
Canan Kaftancıoğlu, à 9 ans et 8 mois de prison en raison de ses
posts sur les réseaux sociaux; l'ancienne journaliste du quotidien
Cumhuriyet, Canan Coşkun, à 2 ans et 3 mois de prison pour avoir
«fait d'une personne chargée de la lutte contre le terrorisme une cible»;
la cheffe de l’Association des médecins turcs Sebnem Korur-Fincancı,
à 2 ans et 6 mois de prison. Il a également qualifié le journaliste
Can Dündar de «fugitif» et ordonné la confiscation de ses biens
immobiliers. et a même passé outre à la décision de la Cour constitutionnelle dans l’affaire du journaliste Enis Berberoğlu. Cet avancement a ouvert la voie à sa nomination à la Cour de cassation, la plus haute juridiction d’appel, et à la Cour constitutionnelle 
			(45) 
			<a href='https://bianet.org/english/law/261650-court-turns-down-appeal-against-arrest-of-gezi-convicts'>Bianet</a> (10 mai 2022) (anglais).. M. Gürlek était président de la 14e haute cour pénale d’İstanbul (qui a rejeté, le 10 mai 2022, le pourvoi formé par les huit défendeurs). Enfin, tout récemment le 2 juin 2022, Akın Gürlek a été nommé vice-ministre de la Justice par le Président Erdoğan 
			(46) 
			Le pouvoir du Président
de nommer et de révoquer les hauts représentants de l’État selon
des procédures qu’il définit lui-même ainsi que les ministres et
les vice-ministres (sans que le parlement exerce un contrôle sur
ces nominations) (<a href='https://www.venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL-AD(2017)005-f'>CDL-AD(2017)005</a>, paragraphe 68)..
29. Les autorités ont indiqué que certaines de ces problématiques étaient actuellement traitées dans le cadre de différents plans d’action, ajoutant qu’une stratégie pour la réforme de la justice a été mise en place en 2019. Le 2 mars 2021, le Président Erdoğan a dévoilé le Plan d’action pour les droits humains, qui définit neuf objectifs, 50 cibles et près de 400 activités à mettre en œuvre au cours des deux prochaines années. Celui-ci vise notamment à «renforcer le droit à un procès équitable», à «protéger et à renforcer la liberté d’expression, d’association et de religion» et à «promouvoir la prévisibilité et la transparence juridiques». Un conseil de suivi et d'évaluation a été créé par une circulaire présidentielle le 30 avril 2021 
			(47) 
			Sous la présidence
du président, le Conseil est composé de membres de l'exécutif, à
savoir le vice-président, les ministres de la justice, de la famille
et des services sociaux, du travail et de la sécurité sociale, des
affaires étrangères, du trésor et des finances, de l'intérieur,
et le vice-président du Conseil des politiques juridiques de la
présidence. Il existe un site Internet dédié pour faire connaître
ce plan: <a href='https://insanhaklarieylemplani.adalet.gov.tr/'>Action
Plan</a> on Human Rights. AS/Mon (2022) 15 commentaires.. Les autorités nous ont fourni des informations détaillées sur son contenu et sa mise en œuvre et ont indiqué que 40% des activités prévues avaient été mises en œuvre. Nous nous référons aux informations spécifiques reçues par les autorités et suivrons leur mise en œuvre. Nous notons également que le rapport annuel devrait être examiné par le parlement.
30. Le 8 juillet 2021, les autorités turques ont également adopté le quatrième paquet judiciaire, notamment un amendement à l’article 100 du Code de procédure pénale qui a introduit l’exigence de disposer de preuves concrètes justifiant une forte suspicion pour détenir des personnes. Le Comité des Ministres s’est félicité de cette modification, mais néanmoins, «compte tenu du nombre croissant de nouveaux arrêts examinés dans le cadre du groupe d’affaires Nedim Şener», il a invité instamment les autorités «à prendre des mesures supplémentaires pour que les autorités judiciaires se fondent sur des éléments de preuve concrets justifiant un fort soupçon lorsqu’elles placent des personnes en détention et à fournir des informations sur la pratique judiciaire actuelle» 
			(48) 
			<a href='https://hudoc.exec.coe.int/eng'>Altug Taner
Akcam c. Turkey</a> (anglais)..
31. Sur un autre plan positif, les autorités turques et le Conseil de l’Europe mettent en œuvre plusieurs programmes de coopération visant à remédier aux problèmes constatés et à améliorer la pratique juridique, ce qui est essentiel pour renforcer l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire. Nous saluons par exemple le projet «Soutenir la mise en œuvre effective des arrêts de la Cour constitutionnelle turque dans le domaine des droits fondamentaux», qui pourrait favoriser une mise en œuvre plus efficace des décisions de la Cour constitutionnelle par les juridictions inférieures 
			(49) 
			Projet conjoint UE-CoE
«Soutenir la mise en œuvre effective des arrêts de la Cour constitutionnelle
turque dans le domaine des droits fondamentaux», mis en œuvre par
le <a href='https://www.coe.int/en/web/ankara/home?desktop=true'>Bureau
du programme du Conseil de l'Europe</a> (anglais) à Ankara.. Cette coopération technique illustre bien la manière dont le Conseil de l’Europe et les différentes parties prenantes représentant les autorités turques peuvent échanger et rechercher des solutions pour combler les lacunes structurelles.

2.3. Répercussions de l’administration de la justice sur la situation dans les prisons

32. Le coup d’État manqué de 2016 qui a été suivi de détentions massives a aussi eu des conséquences pour le fonctionnement de la justice. Depuis lors, des personnes présumées appartenir au mouvement Gülen ont continué d’être arrêtées dans la police, l’armée et d’autres institutions publiques. D’après la déclaration du ministre de l’Intérieur, M. Soylu, du 22 novembre 2021, 99 962 personnes ont été arrêtées dans le cadre d’opérations contre les partisans du mouvement Gülen depuis la tentative de coup d’État. Sont actuellement en prison 22 340 personnes ayant des liens présumés avec le mouvement, qu’elles purgent une peine ou soient en détention provisoire. En outre, 25 026 personnes sont actuellement recherchées pour terrorisme 
			(50) 
			<a href='https://stockholmcf.org/319587-people-detained-99962-arrested-in-terrorism-operations-against-the-gulen-movement/'>Stockholm</a> Center for Freedom (22 November 2021) (anglais)..
33. Cette évolution a contribué à rendre la situation dans les prisons encore plus difficile. Actuellement, 319 587 personnes sont détenues 
			(51) 
			Chiffres
communiqués par le ministre de l’Intérieur, M. Soylu, le 21 novembre
2021, ibid.. D’après les statistiques pénales annuelles du Conseil de l’Europe sur les populations carcérales de 2021 (étude dite SPACE I 
			(52) 
			<a href='https://wp.unil.ch/space/files/2022/05/Aebi-Cocco-Molnar-Tiago_2022__SPACE-I_2021_FinalReport_220404.pdf'>SPACE
I (2021)</a>.) et parmi les pays de plus de 300 000 habitants, la Türkiye était le deuxième pays dans lequel le taux d’incarcération était le plus élevé au 31 janvier 2021 (325 détenus pour 100 000 habitants) après la Russie (328). La Türkiye a fait état d’une densité carcérale supérieure à 105 détenus pour 100 places (108 en fait, ce qui est le signe d’une «forte surpopulation»). Si l’étude SPACE relève que la pandémie de covid-19 a contribué à la réduction de la population carcérale en Europe en 2020, confortant une tendance observée depuis 10 ans dans la plupart des pays européens, la Türkiye a été le seul pays (de plus de 300 000 habitants) dont la population carcérale a été en 2021 supérieure à celle de 2011 
			(53) 
			Les autorités ont affirmé
que les conditions de détention étaient conformes aux normes internationales,
y compris celles du CPT. Elles ont indiqué que «dans certaines provinces,
lorsqu'il y a un nombre imprévu de personnes détenues, il peut y
avoir un encombrement temporaire des établissements pénitentiaires.
Toutefois, cette situation est résolue en peu de temps par des transferts
vers d’autres établissements pénitentiaires». AS/Mon (2022) 15 commentaires..
34. La commission des prisons de l’antenne d’Istanbul de l’Association des droits de l’homme considère que 15 à 20 % environ de ces 300 000 détenus ou presque ont été arrêtés pour des raisons politiques et sont victimes de graves violations de leurs droits 
			(54) 
			Lettre ouverte de l’antenne
d’Istanbul de l’Association des droits de l’homme envoyée au ministère
de la Justice, à la commission parlementaire des droits de l’homme
et à la Direction générale des prisons, le 18 mars 2022. Ces chiffres
ont été jugés «non crédibles» par les autorités. AS/Mon (2022) 15
commentaires.; ils sont privés de liberté plus longtemps que les autres détenus purgeant la même peine et sont soumis à des conditions plus rigoureuses, telles que l’isolement 
			(55) 
			«<a href='https://ihd.org.tr/en/wp-content/uploads/2021/04/sr20210401_prisons-report.pdf'>Rights
violations in Turkish Prisons: Monitoring Report 2020</a>» (anglais), Association des droits de l’homme, 1er avril 2021..
35. Malgré les mesures de libération anticipée prises en raison de la pandémie (desquelles ont toutefois été exclues les personnes condamnées ou détenues pour des «charges liées au terrorisme» dont, notamment, de nombreux intellectuels, journalistes, parlementaires, maires élus, représentants de la société civile ou simples citoyens en détention pour avoir exprimé des opinions critiques), les établissements pénitentiaires demeurent surpeuplés. Pendant la pandémie de Covid-19, la loi sur l'exécution des peines adoptée le 14 avril 2020 avait permis la libération anticipée ou conditionnelle de 90 000 prisonniers afin d'éviter la propagation de la pandémie de covid-19 dans les prisons surpeuplées 
			(56) 
			Les rapporteurs de
l'Assemblée avaient déploré le caractère discriminatoire de ce système,
car les hommes politiques, les journalistes, les universitaires
et les autres militants de la société civile détenus, accusés de
«terrorisme» dans des procès inéquitables, en étaient exclus et
ne pouvaient bénéficier des mêmes mesures sanitaires préventives. <a href='https://pace.coe.int/fr/news/7863/covid-19-call-for-urgent-legal-steps-to-redress-the-discriminatory-effects-of-the-turkish-criminal-enforcement-law*'>Communiqué</a> des corapporteurs (24 avril 2022).. Nous avons été informés que cette législation a été prolongée jusqu'au 31 juillet 2023. En janvier 2022, la présidence turque a alloué 2 milliards de livres turques à la construction de 36 nouveaux établissements pénitentiaires en 2022, en plus des 383 existants actuellement 
			(57) 
			<a href='https://www.duvarenglish.com/top-turkish-court-receives-as-many-applications-as-filed-with-echr-globally-news-60375'>DuvaR.English</a> (19 février 2022) (anglais).. Cette décision pourrait toutefois avoir pour effet d’augmenter sensiblement le taux d’incarcération déjà élevé en Türkiye.
36. Dans l’intervalle, nous continuons à recevoir des informations sur des allégations de torture et de mauvais traitements, comme le rapporte l’Association des droits de l’homme qui a récemment apporté la preuve que les détenus souffraient de traumatismes à la suite de fouilles à nu (désormais appelées «fouilles détaillées» 
			(58) 
			Conformément à l'amendement
du 12 novembre 2021, l'expression «fouille à nu» a été remplacée
par «fouille détaillée» dans le règlement sur l'administration des
établissements pénitentiaires et l'exécution des peines et des mesures
de sécurité. Les autorités ont souligné que cette modification souligne
également le caractère exceptionnel de cette mesure. Les plaintes
des condamnés et des détenus pour discrimination, mauvais traitements
ou pratique arbitraire sont immédiatement transmises aux autorités
compétentes et, si cela est jugé nécessaire, une enquête judiciaire
et administrative est ouverte contre le personnel concerné. AS/Mon
(2022) 15 commentaires.), de tortures, de mauvais traitements et de diverses autres violations graves de leurs droits 
			(59) 
			<a href='https://www.duvarenglish.com/as-human-rights-abuses-increase-more-and-more-inmates-die-in-turkish-prisons-news-59933'>DuvaR.english</a> (22 décembre 2021). (anglais).. D’autres allégations émanent de la Plateforme pour un pouvoir judiciaire indépendant qui n’a eu de cesse d’alerter ouvertement sur les agressions brutales et les mauvais traitements subis par des juges et des procureurs turcs emprisonnés 
			(60) 
			Cette
plateforme comprend la Fédération européenne des juges administratifs
(AEAJ), l’Association européenne des juges (EAJ), Judges for Judges
et Magistrats Européens pour la Démocratie et les Libertés (MEDEL).. Le refus du Barreau d’Ankara de rendre public le rapport sur les allégations de torture de Gülenistes en garde à vue, préparé par le Centre des droits de l’homme du Barreau, a encore alimenté les inquiétudes quant à l’étendue du problème 
			(61) 
			<a href='https://www.duvarenglish.com/as-human-rights-abuses-increase-more-and-more-inmates-die-in-turkish-prisons-news-59933'>DuvaR.english</a> (10 février 2022) (anglais)..
37. Nous avons fait part de nos préoccupations au président de la commission d’enquête parlementaire sur les droits de l’homme qui effectue des visites d’inspection dans les prisons et qui pourrait jouer un rôle positif en abordant les questions relatives aux conditions de détention. Nous croyons aussi comprendre que les autorités pourraient, dans le cadre de la mise en œuvre du Plan d’Action pour les droits humains de 2021, favoriser le renforcement de l’Institution des droits de l’homme et de l’égalité pour qu’elle respecte les Principes de Paris et soit accréditée en tant que mécanisme national de prévention de la torture. Nous avons été informés par la suite que le processus de candidature lancé en juillet 2021 par l'Institution des droits de l'homme et de l'égalité devrait être examinée par le Secrétariat du sous-comité d'accréditation de l'Alliance mondiale des institutions nationales des droits de l'homme au cours du second semestre 2022 
			(62) 
			AS/Mon (2022) 15 commentaires..
38. Au Conseil de l'Europe, les allégations de torture et de mauvais traitements dans les lieux de détention sont contrôlées par le CPT 
			(63) 
			Les autorités ont souligné
que la surveillance des prisons est également assurée par le Comité
des Nations Unies contre la torture (UNCAT). Au niveau national,
les établissements pénitentiaires peuvent être contrôlés par les
procureurs généraux, les procureurs généraux chargés des prisons,
les inspecteurs du ministère de la Justice et les contrôleurs des prisons,
les conseils de surveillance civile, les conseils des droits de
l'homme des provinces et des districts, le comité d'enquête sur
les droits de l'homme du GNAT et le comité de pétition du GNAT,
ainsi que les fonctionnaires de l'institution du médiateur. AS/Mon
(2022) 15 commentaires.. Le CPT du Conseil de l’Europe suit les allégations de torture et de mauvais traitements dans les lieux de détention. Il a effectué une visite régulière en Türkiye en janvier 2021 pour examiner le traitement et les garanties accordés aux personnes privées de liberté par les forces de l’ordre ainsi que le traitement et les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires. Il a aussi examiné les suites données à ses recommandations antérieures sur la situation des détenus de la prison de haute sécurité de type F d’Imralı 
			(64) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/cpt/-/council-of-europe-anti-torture-committee-visits-turk-3'>CPT</a> (27 janvier 2021).. Nous encourageons les autorités turques à mettre en œuvre les recommandations du CPT, à traiter la question de l'isolement des détenus 
			(65) 
			Le HDP nous a alertés
sur «l'isolement total des prisonniers sur les îles Imrali»: trois
prisonniers n'ont pas rencontré leurs avocats depuis 2015, et un
n'a pas vu d'avocat depuis le 7 août 2019. De nombreux prisonniers
n'ont pas pu recevoir la visite de membres de leur famille ou utiliser
leur droit de passer des appels téléphoniques à leur famille depuis des
années. Les quatre détenus sont totalement isolés de leurs familles,
de leurs avocats et du reste de la société. Dans: AS/Mon (2022)
15 commentaires., et à autoriser la publication de tous ses rapports. Nous avons également pris note de l'engagement réitéré des autorités en faveur d'une politique de tolérance zéro à l'égard de la torture 
			(66) 
			AS/Mon(2022)
15 commentaires., qui requiert toutefois une action déterminée et une position ferme. À cet égard, il convient de noter une décision unanime de la Cour constitutionnelle le 9 août 2022 suite au décès d'Ali İsmail Korkmaz, 19 ans, en 2016, qui avait été battu à mort par des policiers et des civils lors des manifestations du parc Gezi en 2013. La famille de M. Korkmaz avait déposé une requête individuelle auprès de la Cour constitutionnelle, qui a jugé que M. Korkmaz avait été «soumis à la torture» en violation de l'article 17 de la Constitution sur l'interdiction de la torture. Elle a également ordonné à l'État de verser une indemnisation à la famille et a ordonné la révision du procès du policier Hüseyin Engin, qui avait été acquitté précédemment. La Cour a également souligné que «les agents chargés de l'application des lois doivent respecter la dignité humaine en toutes circonstances» 
			(67) 
			La Cour constitutionnelle
a toutefois rejeté la demande du plaignant concernant notamment
la «violation du droit à la vie» et la «violation du droit de réunion
et de manifestation». Le jugement a été jugé insuffisant par la
famille, qui a annoncé son intention de déposer une plainte auprès
de la Cour constitutionnelle. <a href='https://www.duvarenglish.com/top-turkish-court-orders-compensation-to-gezi-park-victim-ali-ismail-korkmazs-family-news-61115'>https://www.duvarenglish.com/top-turkish-court-orders-compensation-to-gezi-park-victim-ali-ismail-korkmazs-family-news-61115</a>..
39. La situation des détenus malades en Türkiye est une autre préoccupation à laquelle il conviendrait de répondre d’urgence. D’après la déclaration de la commission des prisons de l’Association des droits de l’homme du 14 décembre 2021, 59 détenus malades au moins sont décédés depuis le début de 2020, dont sept peu après le report de l’exécution de leur peine. D’après la déclaration de l’Association des droits de l’homme du 19 novembre 2021, 1 569 détenus au moins sont malades, dont 591 gravement. Le nombre de détenus malades a été multiplié par six en dix ans. Les autorités nous ont informés que la Türkiye a entre-temps mis en service des établissements pénitentiaires fermés de type R à Metris, Menemen et Elazığ de manière à accueillir, réhabiliter et soigner les condamnés et détenus malades et dépendants 
			(68) 
			AS/Mon
(2022) 15 commentaires..
40. L’une de ces prisonniers gravement malades est l’ancienne députée Aysel Tuğluk, qui est détenue depuis 2016 et est atteinte de démence précoce (voir ci-dessous). Malheureusement, neuf autres détenus sont décédés dans les prisons turques au cours des trois derniers mois. Le HDP a aussi fait part de son inquiétude et documenté la détérioration de la situation des détenus malades en Türkiye 
			(69) 
			Voir la déclaration
du HDP du 3 mai 2022 «More prisoners lose their lives in Turkey’s
prisons»., à laquelle les autorités doivent s’attaquer d’urgence.

3. Exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme

41. La Türkiye a été parmi les premiers États à devenir membre du Conseil de l’Europe et a joué un rôle de premier plan dans l’Organisation. L’évolution des dernières années a toutefois suscité des inquiétudes quant au respect de ses obligations. Il s’agit notamment de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (supervisée par le Comité des Ministres) qui est essentielle pour garantir l’efficacité de la protection des libertés fondamentales et des droits humains. En février 2022, le Comité des Ministres a lancé une procédure d’infraction pour non-respect de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Osman Kavala.
42. La question est claire. Les autorités turques affirment qu’en libérant M. Kavala, elles se sont conformées à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme bien que celui-ci ait de nouveau été arrêté par la suite. La plupart des observateurs estiment que l’arrêt de la Cour s’applique aux éléments de preuve sur lesquels la décision judiciaire initiale était fondée, or ces éléments font largement défaut. Le 11 juillet 2022, la Cour européenne a clarifié la question et confirmé que la Türkiye n'avait pas exécuté cet arrêt 
			(70) 
			Voir ci-dessous, section
3.2.2 fournissant des détails sur cet arrêt de la Cour..

3.1. Faits et chiffres

43. En 2021, la Türkiye a représenté 21,7 % du nombre de requêtes (contre 15,7 % en 2019 et 19 % en 2020) et 7 % des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme en 2021 
			(71) 
			<a href='https://www.echr.coe.int/Documents/Facts_Figures_2021_FRA.pdf'>La
Cour européenne des droits de l’homme en faits et chiffres 2021</a>. Le 31 décembre 2021, la Türkiye occupait la deuxième
place après la Russie (24,2 %).. Au 31 décembre 2021, 70 150 requêtes étaient pendantes devant une formation judiciaire.
44. Dans son rapport sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour (2020), le rapporteur de l’Assemblée, M. Constantinos Efstathiou (Chypre, SOC) a souligné que la Türkiye occupe toujours le deuxième rang des pays comptant le plus grand nombre d’arrêts non exécutés de la Cour et reste confrontée à de graves problèmes structurels ou complexes dont certains durent depuis plus de dix ans. «Cette situation est probablement due à des problèmes fortement enracinés, tels que les préjugés persistants à l’encontre de certains groupes de la société, une organisation nationale inadéquate, l’absence de ressources nécessaires ou de volonté politique, voire l’existence d’un désaccord manifeste avec un arrêt de la Cour 
			(72) 
			Après la Fédération
de Russie et avant l’Ukraine, la Roumanie, la Hongrie, l’Italie,
la Grèce, la République de Moldova, l’Azerbaïdjan et la Bulgarie. Doc. 15123, Mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des
droits de l’homme 15 juillet 2020, Rapporteur: <a href='https://pace.coe.int/fr/members/7613'>M. Constantinos
Efstathiou, Chypre, SOC.</a>». À la fin de 2019, 21 affaires de référence pendantes depuis plus de cinq ans, sous surveillance soutenue, concernaient la Türkiye 
			(73) 
			Doc. 15123, paragraphe 59 (Fédération de Russie (38), Ukraine (38),
Türkiye (21), Roumanie (15), Bulgarie (13), Azerbaïdjan (11), Italie
(9), Grèce (6), République de Moldova (6) et Pologne (6))..
45. Les autorités turques ont souligné que le taux d’exécution des arrêts de la Cour en Türkiye était élevé (88 %). Elles se sont aussi opposées à ce qu’elles considèrent comme l’application de deux poids deux mesures puisque d’autres États membres n’exécutent pas non plus les arrêts les concernant depuis des années. Elles ont spécifiquement fait référence à trois arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme contre la Grèce 
			(74) 
			Affaire Tourkiki Enosi Xanthis et autres c. Grèce, Affaire Bekir-Ousta et autres c. Grèce et Affaire Emin et autres c. Grèce. concernant la dissolution et le refus d'enregistrement d'associations (portant le mot "turc" dans leur nom) établies par des personnes appartenant à la communauté turque de Thrace occidentale. Les autorités ont souligné que, dans ces trois affaires, la Cour européenne des droits de l'homme a constaté, en 2007 et 2008, une violation de la liberté d'association garantie par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. Bien que les arrêts aient été rendus il y a plus de dix ans, leur mise en œuvre par la Grèce est toujours en suspens 
			(75) 
			AS/Mon
(2022) 15 commentaires. Le parti IYI a également soulevé cette question
de la non-application des arrêts de la Cour européenne des droits
de l'homme, ajoutant que «le fait que les pays concernés ne soient
pas soumis à la procédure d'infraction fait penser à la société
turque que «deux poids, deux mesures» sont appliqués aux parties»..
46. Nous considérons cependant que les affaires de MM. Demirtaş et Kavala, détenus respectivement depuis 2016 et 2017, sont d’une nature différente et caractéristiques de la situation des droits humains en général. Ces détentions provisoires étaient illégales en l’absence de preuves concrètes. Dans le même temps, elles dissimulaient un but inavoué (la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation de l’article 18 de la Convention), portant ainsi très gravement atteinte au fonctionnement d’une société démocratique: la détention de M. Demirtaş visait à étouffer le pluralisme et à limiter la liberté du débat politique tandis que celle de M. Kavala visait à le réduire au silence et à dissuader d’autres défenseurs des droits humains, ce qui a incité l’Assemblée et ses rapporteurs à demander à plusieurs reprises leur libération immédiate 
			(76) 
			Les corapporteurs avaient
rendu publique une <a href='https://pace.coe.int/fr/news/8148/-selahattin-demirtas-must-be-released-now-rapporteurs-urge-the-turkish-authorities-to-implement-the-court-s-final-judgment'>déclaration</a> le 30 décembre 2020: «Selahattin Demirtaş doit être
libéré maintenant: Les rapporteurs demandent instamment aux autorités
turques d’exécuter l’arrêt définitif de la Cour.». Ces deux affaires sont devenues emblématiques des déficiences du système judiciaire turc.
47. Dans l'une des affaires contre M. Demirtaş, la Cour constitutionnelle a estimé le 20 juillet 2022 que les droits de M. Demirtaş avaient été violés lorsqu'il a été poursuivi pour avoir assisté en 2011 à une manifestation au cours de laquelle des slogans de soutien au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont été scandés. La Cour a déclaré que la seule présence de M. Demirtaş aux réunions ne signifiait pas automatiquement qu'il en était l'organisateur ou le gestionnaire, ni qu'il était complice des activités de ceux qui agissaient contre la loi. Le lancement d'un tel procès ne pouvait pas être légitime en premier lieu (malgré la suspension des poursuites judiciaires à son encontre à l'époque) au motif que «certains manifestants ont scandé des slogans et déployé le drapeau de l'organisation terroriste [PKK] lorsque [M. Demirtaş] était présent à la réunion» 
			(77) 
			<a href='https://www.duvarenglish.com/lawsuit-against-demirtas-for-attendance-to-demonstration-violated-his-rights-top-turkish-court-news-61051'>DuvaR.english</a> (20 juillet 2022)..
48. Si l’on examine les dernières statistiques relatives à l’exécution des arrêts (mars 2022), il conviendrait de tenir compte de certains critères supplémentaires pour dresser un tableau objectif du respect des obligations de la Türkiye. La situation est différente en ce qui concerne l’exécution dans les affaires de référence (qui exige des mesures législatives et autres des États membres pour éviter que la même violation ne se reproduise et qui sont plus difficiles à clore) et l’exécution des affaires répétitives: à la suite de la nouvelle approche adoptée par le Comité des Ministres en 2018, les affaires répétitives sont closes lorsqu’aucune mesure individuelle n’est requise ou ne peut être prise (poursuites prescrites par exemple). De ce point de vue, si globalement la Türkiye a clos 88 % de l’ensemble des affaires (le pays se classe au 23e rang sur 47 États membres), 91 % de ces dernières étaient des affaires répétitives (25e rang), mais 63 % seulement étaient des affaires de référence (39e rang sur 47 États 
			(78) 
			Fiche
relative à la Türkiye (14 mars 2022), Service de l’exécution des
arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme: <a href='https://www.coe.int/fr/web/execution/turkey'>Türkiye
(coe.int).</a> Ces chiffres sont extraits de la base de données Huddoc-Exec.).
49. En outre, la révocation de milliers de fonctionnaires (environ 130 000) après le coup d’État manqué pour leurs liens présumés avec le mouvement Gülen devrait donner lieu à de nombreuses saisines de la Cour. Ces fonctionnaires ont été révoqués après le coup d’État en application de décrets d’urgence. Ils ont pu contester cette décision devant la commission d’enquête sur l’état d’urgence (ces contestations n’ont pas abouti dans la grande majorité des cas) et devant les tribunaux nationaux, ce qui a ouvert la voie à l’épuisement des recours internes. La Cour européenne pourrait devoir faire face à de nombreuses affaires, ce qui risquerait d’entraver sérieusement son fonctionnement.
50. Nous avons partagé nos points de vue avec les autorités turques et souligné que l’exécution des arrêts de la Cour est au cœur de la protection des droits fondamentaux et que ces arrêts doivent être respectés par les autorités, y compris par toutes les branches du pouvoir judiciaire. À titre d’exemple positif, nous rappelons que la Cour de cassation a décidé de la libération du journaliste et romancier de renom Ahmet Altan (détenu depuis 2016) le 14 avril 2021, c’est-à-dire le lendemain du jour où la Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme avait estimé, dans deux arrêts, que les droits à la liberté d’expression, à la liberté et à la sécurité d’Ahmet Altan et de Murat Aksoy avaient été bafoués en l’absence de preuves, de soupçon raisonnable et d’accès à leur dossier 
			(79) 
			Voir Ahmet Hüsrev Altan c. Turquie et Murat Aksoy c. Turquie, respectivement:
les deux journalistes avaient été arrêtés après le coup d’État manqué
en raison de leurs publications et de leur appartenance présumée
au mouvement Gülen. Alors que M. Aksoy a été remis en liberté provisoire
en 2017, le journaliste et romancier de renom Ahmet Altan est en
prison depuis 2016.. Nous notons également que, dans le sillage de l'affaire Kavala, l'opposition a demandé l'application des arrêts de la Cour 
			(80) 
			AS/Mon
(2022) 15 commentaires, commentaires du CHP..

3.2. Affaire du philanthrope Osman Kavala: arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, recours en manquement et procédure interne

3.2.1. Informations générales sur l’affaire de M. Kavala et de ses co-accusés dans le contexte des manifestations de Gezi

51. L’affaire de M. Kavala et de ses co-accusés trouve son origine dans les manifestations de Gezi de 2013. Des millions de personnes ont manifesté dans la rue pendant des semaines, initialement contre un plan d’aménagement urbain touchant le parc de Gezi sur la place Taksim, puis contre de nombreuses préoccupations, dont la liberté de la presse, d’expression et de réunion. Certaines manifestations ont dégénéré, avec un usage disproportionné de la force par la police. Onze personnes ont été tuées et des milliers ont été blessées. En juillet 2013, 26 personnes, dont Mücella Yapıcı de l’Ordre des architectes et Ali Çerkezoğlu de l’Ordre des médecins d’Istanbul, ont été arrêtées puis relâchées. En mars 2014, elles ont toutefois fait face à un procès pour «fondation et direction d’une organisation» (de protestation). Les parties lésées plaignantes dans cette affaire faisaient partie du 61e cabinet formé en 2011 
			(81) 
			Plus
tard, Ahmet Davutoğlu, ancien ministre des Affaires étrangères et
fondateur du parti Futur, et Ali Babacan, alors ministre de l’Économie
puis fondateur du parti DEVA, ont souhaité être rayés de cette liste. <a href='https://bianet.org/english/law/261650-court-turns-down-appeal-against-arrest-of-gezi-convicts'>Bianet</a> (10 mai 2022) (anglais)..
52. Le philanthrope Osman Kavala a été arrêté en 2017 et placé en détention. Il a été inculpé en 2019 au motif qu’il aurait organisé et financé les manifestations de Gezi de 2013 (sur la base de l’article 309 du Code pénal, tentative de renversement du gouvernement). L’acte d’accusation de 657 pages qualifie les manifestations de Gezi d’«insurrection en vue d’un coup d’État» tandis que les défendeurs ont été accusés d’«avoir organisé et financé les manifestations», inculpés de «tentative de renversement du gouvernement», de «dommages aux biens», de «dommages aux lieux de culte et aux cimetières», de «violation de la loi sur les armes à feu, les couteaux et autres outils», de «pillage aggravé» et de «violation de la loi sur la protection des biens culturels et naturels».
53. Le 18 février 2020, tous les prévenus (à l’exception de ceux qui étaient à l’étranger) ont été acquittés (sur la base de l’article 309). M. Kavala a été libéré mais de nouveau immédiatement arrêté en exécution d’un ordre de placement en détention émis par le procureur général d’Istanbul le même jour pour cette fois des accusations d’espionnage (article 328 du Code pénal) dans le cadre d’une enquête sur la tentative de coup avortée de juillet 2016. Le 8e tribunal pénal d’Istanbul l’a placé en détention provisoire le 19 février 2020. Le 23 janvier 2021, la cour d’appel a annulé les verdicts d’acquittement dans le procès de Gezi, expliquant que les éléments de preuve tels que les messages des prévenus postés sur les médias sociaux, les déclarations à la presse et les slogans scandés n’avaient pas été pris en compte dans le rendu du jugement 
			(82) 
			<a href='https://bianet.org/english/law/261650-court-turns-down-appeal-against-arrest-of-gezi-convicts'>Bianet</a> (10 mai 2022) (anglais)..
54. Un nouveau procès a donc été organisé. Le 25 avril 2022, la 13e Haute Cour pénale a condamné Osman Kavala à une peine de réclusion à perpétuité aggravée, sans possibilité de libération conditionnelle, pour financement de la manifestation de Gezi. M. Kavala a été acquitté du chef d’espionnage. Sept de ses co‑accusés, à savoir Mücella Yapıcı, Çiğdem Mater, Mine Özerden, Ali Hakan Altınay, Can Atalay, Tayfun Kahraman et Yiğit Ekmekçi, ont été condamnés à 18 ans de réclusion chacun pour «tentative de renversement du gouvernement par la force» en lien avec les manifestations antigouvernementales du parc de Gezi de 2013, et incarcérés dans les prisons Silivri et Bakirkoy d’Istanbul. Le 10 mai 2022, la 14e Haute Cour pénale d’Istanbul a rejeté les appels des co-accusés à l’unanimité et estimé que la décision du 25 avril 2022 ne comportait aucune faille, que ce soit sur le plan juridique ou sur celui de la procédure 
			(83) 
			La décision de la 14e Haute
Cour pénale d'Istanbul est actuellement pendante devant la Cour
régionale de justice. AS/Mon (2022) 15 commentaires.. Les co‑accusés sont tous des architectes, des intellectuels et des militants de premier plan de la société civile, et non des responsables politiques. L’un des co-accusés, Ali Hakan Altınay, est le directeur de l’École d’études politiques du Conseil de l’Europe, créée en 2014 sous les auspices de ce dernier. Sa condamnation et sa détention sont d’autant plus choquantes.

3.2.2. Recours en manquement: rappel des faits et situation actuelle

55. Osman Kavala a saisi la Cour européenne des droits de l’homme en 2018. Dans son arrêt du 10 décembre 2019 (définitif en mai 2020), la Cour a conclu que l’arrestation et la détention provisoire avaient eu lieu en l’absence de preuves propres à permettre de conclure de manière plausible qu’il existait un soupçon raisonnable à l’appui des accusations portées d’avoir commis une infraction (violation de l’article 5.1 de la Convention) et également qu’elles poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence et dissuader les autres défenseurs des droits de l’homme (violation de l’article 18 combiné avec l’article 5.1). La Cour a en outre estimé que le délai d’examen par la Cour constitutionnelle du recours du requérant concernant sa détention (un an, quatre mois et 24 jours) ne saurait être considéré comme «bref» étant donné que sa liberté personnelle était en jeu (violation de l’article 5.4) 
			(84) 
			<a href='https://rm.coe.int/mi-turkey-eng/1680a23cae'>Service</a> de l’Exécution des arrêts de la Cour européenne des
droits de l’homme: principales affaires (anglais)..
56. Le 1er septembre 2021, un tribunal a décidé de prolonger la détention de M. Kavala malgré six décisions et une résolution intérimaire du Comité des Ministres appelant à sa libération, ce que la Commissaire aux droits de l’homme, Dunja Mijatović, a considéré comme un mépris des droits de l’homme et de l’État de droit 
			(85) 
			<a href='https://www.coe.int/en/web/commissioner/news-2021/-/asset_publisher/Arb4fRK3o8Cf/content/turkey-decision-to-prolong-the-detention-of-osman-kavala-displays-contempt-for-human-rights-and-the-rule-of-law?inheritRedirect=false&redirect=https%3A%2F%2Fwww.coe.int%2Fen%2Fweb%2Fcommissioner%2Fnews-2021%3Fp_p_id%3D101_INSTANCE_Arb4fRK3o8Cf%26p_p_lifecycle%3D0%26p_p_state%3Dnormal%26p_p_mode%3Dview%26p_p_col_id%3Dcolumn-1%26p_p_col_count%3D1'>Déclaration</a> de la Commissaire aux droits de l’homme (2 septembre
2021) (anglais)..
57. Le 2 février 2022, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a décidé de lancer un recours en manquement contre la Türkiye en raison de la non-exécution de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Kavala et a renvoyé l’affaire à la Cour européenne des droits de l’homme qui devrait revoir le dossier d’Osman Kavala et rendre son jugement définitif plus tard en 2022. Il est rare que le Comité des Ministres prenne la décision de lancer la procédure de recours en manquement, il ne l’a fait qu’une fois dans l’affaire d’Ilgar Mammadov, lequel a toutefois été libéré pendant la procédure, ce qui montre à quel point cette affaire est devenue grave.
58. Lors de notre visite d’information régulière en Türkiye en mars 2022, nous avons discuté de l’exécution de l’arrêt Kavala avec plusieurs interlocuteurs. Les responsables étaient d’avis que l’arrêt de la Cour avait été exécuté (car M. Kavala avait été libéré en février 2020). Cela étant, la nécessité de trouver une solution conforme aux exigences légales pour régler cette affaire au sein du système judiciaire turc et éviter un recours en manquement douloureux a fait l’objet d’un certain consensus ou d’une certaine compréhension.
59. La décision du 25 avril 2022 de la 13e Haute Cour pénale de condamner M. Kavala à la prison à vie a donc été un choc; le Président de l’Assemblée, Tiny Kox, a appelé à une libération sans délai de M. Kavala 
			(86) 
			<a href='https://pace.coe.int/fr/news/8681/pace-president-expresses-shock-at-kavala-sentence-and-calls-for-his-release-without-delay'>Déclaration</a> du Président de l’Assemblée (26 avril 2022).. Le verdict (condamnation à 18 ans de prison) prononcé contre les co-accusés de M. Kavala et leur détention immédiate ont aussi été choquants. La commission de suivi a décidé le lendemain matin de reporter sa réunion prévue les 23 et 24 mai à Ankara et a demandé aux rapporteurs chargés du suivi de la Türkiye de se rendre dans le pays et de lui rendre compte à sa prochaine réunion des faits nouveaux dans cette affaire.
60. Lors de la visite ad hoc que nous avons effectuée du 18 au 20 mai 2022 à Istanbul et à Ankara, nous avons rencontré les avocats de M. Kavala et de ses co-accusés, les membres de sa famille ainsi que le vice‑ministre de la Justice. Nous regrettons de ne pas avoir pu nous rendre à la prison Silivri pour nous entretenir avec M. Kavala. Nous avons exprimé notre consternation face à la peine de réclusion à perpétuité aggravée prononcée à son encontre le 25 avril 2022, qui défie de manière flagrante l’arrêt rendu en 2019 par la Cour européenne des droits de l’homme. Les autorités ont fait valoir que l’arrêt avait été exécuté, car M. Kavala avait été libéré (le 19 février 2020). Cependant, après avoir pris connaissance des arguments juridiques des deux parties, il nous est difficile de souscrire à ce récit: il nous a semblé clair que des éléments jugés insuffisants par la Cour de Strasbourg pour justifier ne serait-ce qu’une détention provisoire avaient néanmoins servi de base à la condamnation la plus sévère possible en première instance, ce qui équivaut à un mépris manifeste des conclusions de la Cour européenne des droits de l’homme. L’arrêt de la Cour s’appliquait aussi à l’acte d’accusation ultérieur sur la base duquel l’intéressé a de nouveau été arrêté. Parallèlement, nous avons aussi noté qu’il n’y avait pas eu de plaintes concernant les conditions de détention.
61. Le 2 février 2022, le Comité des ministres a renvoyé l'affaire à la Cour européenne des droits de l'homme pour évaluer si l'arrêt dans l'affaire Kavala a été exécuté ou non. Le 11 juillet 2022, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu son deuxième arrêt dans l'affaire Kavala, jugeant que «la Türkiye a manqué à l'obligation qui lui incombe en vertu de l'article 46.1 [force obligatoire et exécution des arrêts] de se conformer à l'arrêt rendu le 10 décembre 2019, qui invitait le Gouvernement à mettre fin à la détention du requérant et à obtenir sa libération immédiate». La Cour a souligné que «s'agissant de ce nouveau chef d'espionnage militaire ou politique (article 328 du code pénal), il ressortait de l'ordonnance du 9 mars 2020 renvoyant M. Kavala en détention provisoire et de l'acte d'accusation du 28 septembre 2020 que les soupçons d'espionnage avaient été fondés sur des faits similaires, voire identiques, à ceux que la Cour avait déjà examinés dans l'arrêt Kavala». La Cour a donc conclu que ni les décisions de détention de M. Kavala ni l'acte d'accusation ne contenaient de faits substantiellement nouveaux susceptibles de justifier ce nouveau soupçon. Comme lors de la détention initiale de M. Kavala, les autorités chargées de l'enquête avaient à nouveau fait référence à de nombreux actes accomplis en toute légalité pour justifier son maintien en détention provisoire, nonobstant les garanties constitutionnelles contre la détention arbitraire. (c'est nous qui soulignons).
62. La Cour a constaté que la Türkiye avait pris certaines mesures en vue de l'exécution de l'arrêt de chambre du 10 décembre 2019 et avait également présenté plusieurs plans d'action. Elle a toutefois relevé qu'à la date à laquelle le Comité des Ministres l'avait saisie, et malgré trois décisions ordonnant sa mise en liberté sous caution et un jugement d'acquittement, M. Kavala était toujours en détention provisoire depuis plus de quatre ans, trois mois et quatorze jours. La Cour estime que les mesures indiquées par Türkiye ne lui permettent pas de conclure que l'État partie a agi de «bonne foi», d'une manière compatible avec «les conclusions et l'esprit» de l'arrêt Kavala, ou d'une manière qui aurait rendu concrète et effective la protection des droits de la Convention que la Cour a estimé avoir été violés dans cet arrêt 
			(87) 
			Communiqué
de presse de la Cour, 11 juillet 1022, ECHR 240 (2022)..
63. Dans une déclaration conjointe prononcée le même jour, le ministre irlandais des Affaires étrangères et président du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe, Simon Coveney, le président de l'APCE, Tiny Kox, et la Secrétaire générale du Conseil de l'Europe, Marija Pejčinović Burić, se sont félicités de cet arrêt qui clarifie la question de la mise en œuvre du jugement Kavala, ont renouvelé leur appel à la libération immédiate de M. Kavala et ont exhorté la Türkiye, en tant que Partie à la Convention, «à prendre toutes les mesures nécessaires pour exécuter l'arrêt» 
			(88) 
			Arrêt
de la Cour européenne des droits de l’homme dans l'affaire Kavala c. Türkiye: <a href='https://pace.coe.int/fr/news/8786/echr-judgment-in-the-case-kavala-v.-turkiye-joint-statement-by-council-of-europe-leaders'>déclaration
commune</a> des dirigeants du Conseil de l'Europe (coe.int)<a href=''>.</a>.
64. Kavala a estimé que cette décision «donnerait de la force aux membres du système judiciaire turc qui continuent d'agir dans le respect de l'État de droit malgré les pressions politiques» 
			(89) 
			<a href='https://twitter.com/FreeOsmanKavala/status/1546764047290437632?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1546764047290437632%7Ctwgr%5E1d22e3c62076ac3385c8b99828b15e3969329dc9%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.duvarenglish.com%2Fosman-kavala-echrs-ruling-will-give-strength-to-turkish-judges-who-abide-by-rule-of-law-news-61019'>Tweet</a> d'Osman Kavala, 11 juillet 2022 (anglais)..
65. Les autorités turques n'ont toutefois pas tenu compte de cet arrêt et ont estimé que la Cour européenne des droits de l'homme avait agi «comme s'il s'agissait d'un tribunal de première instance en ne tenant pas compte des procédures internes en cours et n'a pas évalué l'affaire sur une base équitable. Ainsi, la Cour a une fois de plus remis en question la crédibilité du système européen des droits de l'homme». Ils ont également souligné que la condamnation de M. Kavala du 25 avril 2022 n'est pas définitive et qu'elle fait actuellement l'objet d'un contrôle judiciaire; les procédures judiciaires internes indépendantes doivent être respectées et tout acte susceptible d'y porter atteinte doit être évité 
			(90) 
			AS/Mon (2022) 15 commentaires..
66. Tant que le jugement n’est pas définitif, ces personnes restent détenues et ne sont pas définitivement condamnées. Elles attendent un jugement motivé de la cour pour faire appel (cour régionale d’appel, Cour de cassation et éventuel recours devant la Cour constitutionnelle). Nous avons précisé que la solution dans l’affaire Kavala est entre les mains du système judiciaire turc, qui a la capacité de trouver une solution juridique conforme à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, dans le respect du droit international, et obtenue sans pression politique ni ingérence indue. Nous avons aussi exprimé l’espoir que les juridictions de degré supérieur feront preuve d’une interprétation plus diligente de l’arrêt de la Cour européenne 
			(91) 
			Voir également notre <a href='https://pace.coe.int/fr/news/8722/a-solution-to-the-kavala-case-lies-in-the-hands-of-turkey-s-judges-say-pace-monitors'>déclaration</a> du 20 mai 2022: «La solution de l’affaire Kavala est
entre les mains des juges turcs, selon les corapporteurs de l’APCE».. Dans l'intervalle, nous suivrons les travaux du Comité des Ministres.
67. De même, nous suivrons de près les cas des coaccusés de M. Kavala qui ont été condamnés à 18 ans de prison en relation avec l'affaire de M. Kavala. Trois de ses coaccusés – Tayfun Kahraman, Mücella Yapıcı et Can Atalay – avaient saisi la Cour constitutionnelle. Le 18 août 2022, la Cour a jugé que le droit à la liberté d'expression, le droit de manifester et la liberté d'organisation des requérants n'avaient pas été violés, affirmant que les arguments des requérants étaient «manifestement mal fondés». Les avocats des requérants ont contesté la légalité de la décision, car elle a été signée par İrfan Fidan (qui avait exercé les poursuites dans plusieurs affaires importantes, dont le procès du parc Gezi lui-même) et Selahaddin Menteş (un ancien sous-secrétaire du ministère de la Justice) 
			(92) 
			<a href='https://www.duvarenglish.com/top-turkish-court-rejects-appeals-of-gezi-park-defendants-news-61173'>DuavR.english</a> (26 août 2022) (anglais)..

3.3. L’affaire Selahattin Demirtaş

68. L’Assemblée a aussi suivi l’affaire de l’ancien coprésident du HDP, Selahattin Demirtaş, en prison depuis 2016 pour faits de terrorisme. En décembre 2020 
			(93) 
			Selahattin
Demirtaş c. Turquie (no 2),
Requête 14305/17., la Grande Chambre a statué que M. Demirtaş était détenu en l’absence d’éléments de preuve à l’appui d’une raison plausible de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction (violation de l’article 5.1 et 5.3) et que son arrestation et sa détention provisoire avaient pour but inavoué d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique (violation de l’article 18 combiné avec l’article 5).
69. En mars 2022, le Comité des Ministres a rappelé que la Cour avait déclaré que la Türkiye devait prendre toutes les mesures nécessaires aux fins de la libération immédiate du requérant, mais devait s’acquitter de son rôle en vertu de l’article 46.2 de la Convention compte dûment tenu de l’évolution de la situation du requérant. Dans ce contexte, il a pris note «des nouveaux éléments de preuve et allégations évoqués par les autorités et invoqués par la juridiction interne pour maintenir le requérant en détention au motif que ces nouvelles preuves et allégations sont en substance différentes de celles examinées par la Cour dans son arrêt; [a estimé] que dans ces circonstances, des informations supplémentaires sur cette question sont nécessaires avant que le Comité puisse procéder à une évaluation décisive sur les mesures individuelles requises pour remédier aux violations constatées par la Cour; [a encouragé] les autorités à prendre toutes les mesures possibles pour que la Cour constitutionnelle prenne une décision sur la détention continue du requérant, dans les plus brefs délais et en tenant pleinement compte des conclusions de la Cour dans cette affaire, notamment de son raisonnement au titre de l’article 18 de la Convention.» 
			(94) 
			<a href='https://search.coe.int/cm/pages/result_details.aspx?ObjectId=0900001680a5c443'>M.
Demirtas avait déposé une plainte auprès de la Cour Constitutionnelle
concernant sa détention le 7 novembre 2019. CM/Del/Dec(2022)1428/H46-37</a>, 1428e réunion, 8-9 mars
2022 (DH), H46-37 Groupe Selahattin Demirtaş (no 2)
c. Turquie (Requête no 14305/17)..
70. En juin 2022, à la lumière des «nouveaux éléments de preuve et allégations mentionnés par les autorités», le Comité des Ministres a demandé des informations supplémentaires avant de pouvoir faire son «évaluation décisive sur les mesures individuelles requises pour remédier aux violations constatées par la Cour» et a réitéré ses demandes concernant l'examen de la plainte de M. Demirtaş par la Cour constitutionnelle «sans plus tarder et d'une manière compatible avec l'esprit et les conclusions de l'arrêt de la Cour, y compris en particulier son raisonnement au titre de l'article 18 de la Convention». Le Comité des Ministres a également exhorté les autorités à prendre «des mesures efficaces pour renforcer l'indépendance structurelle du Conseil des juges et des procureurs afin d'assurer la pleine indépendance du pouvoir judiciaire, en particulier par rapport au pouvoir exécutif, en s'inspirant des normes pertinentes du Conseil de l'Europe» et à adopter «des mesures concrètes, législatives et autres, susceptibles de renforcer la liberté du débat politique, le pluralisme et la liberté d'expression des élus, notamment des membres de l'opposition». 
			(95) 
			Ibid. Nonobstant les discussions actuelles au sein du Comité des Ministres, nous pensons que M. Demirtaş doit être libéré.

3.4. Exécution des arrêts de la Cour concernant l’immunité parlementaire

71. La Cour a aussi décidé dans l’affaire Demirtaş que la levée de l’immunité parlementaire du requérant et la manière dont le droit pénal avait été appliqué pour sanctionner le requérant pour des discours politiques n’étaient pas prévisibles et prescrites par la loi (article 10) et que sa détention qui en avait résulté avait rendu effectivement impossible la participation du requérant aux activités de l’Assemblée nationale (article 3 du Protocole additionnel à la Convention STE no 9) 
			(96) 
			Supervision de l’exécution
de <a href='https://hudoc.exec.coe.int/FRE'>Selahattin
Demirtaş c. Turquie</a> (no 2) (anglais). Cette question renvoie à la levée des immunités de 139 députés à la suite de l’adoption d’une modification constitutionnelle du 20 mai 2016, décision critiquée par la Commission de Venise et l’Assemblée. La Cour avait statué dans une affaire concernant notre ancienne membre, Filiz Kerestecioğlu Demir, que la levée de l’immunité parlementaire de la requérante était contraire au droit à la liberté d’expression (article 10) 
			(97) 
			Selahattin
Demirtaş (no 2) c. Turquie, (Requête no 14305/17)..
72. En février 2022, la Cour a rendu une autre décision importante concernant la levée des immunités parlementaires de 40 députés du HDP 
			(98) 
			Encu c. Turquie, Requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-215340'>56543/16</a> et 39 autres requêtes., confirmant la violation de l’article 10 (liberté d’expression) dans le cas de ces députés dont les immunités parlementaires avaient été levées, ce qui avait conduit à des poursuites pénales contre eux. Quatorze ont été placés en détention provisoire.
73. Nous espérons que les autorités turques exécuteront ces arrêts et remédieront aux conséquences des violations de la Convention qui ont eu des effets majeurs sur la vie politique de la Türkiye.

3.5. Exécution des arrêts concernant la liberté d’expression et dispositions du Code pénal

74. Les arrêts rendus par la Cour en matière de liberté d’expression sont un autre domaine qui mérite d’être examiné. Cette question a été une source récurrente de préoccupation et a été soulevée par l’Assemblée dans plusieurs résolutions dénonçant les restrictions subies par des responsables politiques et, plus généralement, par ceux qui expriment des opinions dissidentes. Les poursuites et les condamnations ont souvent reposé sur des dispositions du Code pénal que la Commission de Venise a jugées problématiques 
			(99) 
			Avis sur les articles
216, 299, 301 et 314 du Code pénal de la Turquie, adopté par la
Commission de Venise à sa 106e session
plénière (Venise, 11-12 mars 2016), <a href='https://venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdf=CDL-AD(2016)002-f&lang=fr'>CDL-AD(2016)002-f.</a> ainsi que sur l’interprétation très large de la loi antiterroriste. Le Comité des Ministres, qui supervise nombre de ces affaires, a instamment demandé aux autorités, en mars 2022, «une fois de plus, de modifier l’article 301 du Code pénal à la lumière de la jurisprudence claire de la Cour» et «d’envisager d’autres modifications législatives du Code pénal et de la loi relative à la lutte contre le terrorisme, par exemple en étendant l’amendement de 2019 de l’article 7 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme à d’autres dispositions, afin de préciser que l’exercice du droit à la liberté d’expression ne constitue pas une infraction» 
			(100) 
			<a href='https://search.coe.int/cm/pages/result_details.aspx?ObjectId=0900001680a5c444'>Supervision
de l’exécution des arrêts de la Cour européenne,</a> 1428e réunion, 8-9 mars 2022
(DH), H46-36 groupe Öner et Türk (Requête no 51962/12),
groupe Nedim Şener (Requête no 38270/11),
groupe Altuğ Taner Akçam (Requête no 27520/07),
groupe Artun et Güvener (Requête no 75510/01)
et groupe Işıkırık (Requête no 41226/09)
c. Turquie..
75. Le Comité des Ministres a aussi instamment demandé aux autorités turques «compte tenu du nombre inquiétant de poursuites et de condamnations au titre des articles 125 et 299 du Code pénal et de l’émergence d’un consensus européen en faveur de la dépénalisation de la diffamation du chef de l’État» (c’est nous qui soulignons) d’«envisager de modifier l’article 125 et d’abroger l’article 299 conformément à la jurisprudence de la Cour» 
			(101) 
			Ibid..
76. Il est important de garantir l’exécution des arrêts de la Cour pour l’amélioration des normes du pays et éventuellement pour la restauration des droits qui ont été bafoués. La décision de la Türkiye de ne pas se conformer aux arrêts Kavala et Demirtaş a envoyé un signal très négatif. Elle porte atteinte à l’efficacité du système de protection des droits fondamentaux et à la crédibilité de la Cour, ce qui ouvrirait la voie à une tendance dangereuse et préjudiciable pour les autres États membres du Conseil de l’Europe.

4. Préparation des élections présidentielle et législatives 2023

77. Des élections présidentielle et législatives auront lieu en 2023, l’année où la République de Türkiye célébrera son 100e anniversaire. Il est important que ces élections se tiennent dans des conditions libres et équitables. Dans de précédents rapports de mission d’observation des élections, l’Assemblée s’était félicitée du fort taux de participation (plus de 80 %) – qui s'inscrit dans l'histoire de la démocratie et la tradition étatique de la Türkiye et démontre l'attachement du peuple turc à la démocratie et sa confiance dans le système électoral – et d’une scène politique dynamique, mais avait aussi mis en exergue plusieurs questions problématiques liées pour l’essentiel à la question de l’équité dans le processus électoral, qui commence bien avant le jour du scrutin. L’Assemblée a par conséquent invité les autorités turques, en avril 2021, «à prendre en considération la nécessité de garantir des processus électoraux équitables, menés dans un environnement propice à la liberté d’expression et à la liberté des médias» lors de la révision de la législation électorale. Cette partie du rapport va étudier les problèmes qui, selon nous, entraînent des conséquences non négligeables sur l’équité du processus électoral. Les problèmes abordés ici ne sont pas exhaustifs mais renvoient aux préoccupations déjà identifiées par l’Assemblée.

4.1. Évolution politique récente

78. Ces dernières années, de nouveaux partis ont fait leur apparition et une coalition a été formée. Les partis AKP et MHP ont formé la coalition au pouvoir au sein du parlement à la suite des élections de 2018.
79. Six partis de l’opposition, à savoir: le Parti républicain du peuple (CHP), le Bon Parti (İYİ), le Parti de la félicité (SP), le Parti démocrate (PD), le Parti du futur (créé le 12 décembre 2019 par Ahmet Davutoğlu, ancien ministre des Affaires étrangères et Premier Ministre) et le Parti pour la démocratie et le progrès (Parti DEVA, créé le 9 mars 2020 sous la direction d’Ali Babacan, un ancien ministre de l’Économie de l’AKP) ont décidé d’unir leurs forces.
80. Le 28 février 2022, ils ont signé un «Protocole d’accord pour un système parlementaire renforcé», s’engageant à rétablir le système parlementaire qui était en place de 1923 à 2017. Ils envisagent d’abaisser le seuil électoral à 3 %, de renforcer le rôle de contrôle du parlement, de réduire le quorum dans le cas des enquêtes parlementaires, de limiter les mandats présidentiels à un seul mandat de sept ans, de restaurer l’indépendance de la justice, de supprimer le Conseil des juges et des procureurs (et de le remplacer par deux organes distincts), d’améliorer les droits et libertés individuels (de mettre fin aux pressions exercées sur la liberté d’expression, de réunion et d’association), d’abolir le Conseil de l’enseignement supérieur, de revoir la législation relative aux dons faits aux partis politiques et aux candidats, etc. Ils ont l’intention de présenter un candidat commun à l’élection présidentielle. Depuis février 2022, les six partis ont déclaré une feuille de route commune concernant les mesures qu'ils prendront pour faire pression en faveur d'élections libres et équitables et pour restructurer les institutions de l'État dès leur élection au pouvoir.

4.2. Répression de l’opposition

81. Les derniers rapports ayant fait l’objet d’un débat d’urgence concernaient la répression des membres de l’opposition politique. L’Assemblée a fait part de sa préoccupation concernant les procédures qui demandaient de lever l’immunité parlementaire d’un tiers des députés (appartenant pour l’essentiel aux partis de l’opposition), la tentative de dissolution du HDP et l’interdiction pour 451 responsables politiques du HDP de participer à la vie politique, la poursuite de la répression de ses membres et, de manière plus générale, la violence politique ciblant les responsables politiques de l’opposition, qui ont mis en danger le pluralisme politique et le fonctionnement des institutions démocratiques. Dans sa Résolution 2376 (2021) du 22 avril 2021, l’Assemblée a appelé les autorités turques à inverser ces tendances inquiétantes, et à saisir l’opportunité de la mise en œuvre du Plan d’action pour les droits humains, adopté le 2 mars 2021, pour réviser la législation sur les élections et les partis politiques, pour prendre des mesures significatives en vue de mettre fin au harcèlement judiciaire de l’opposition et des voix dissidentes, d’améliorer la liberté d’expression et des médias et de restaurer l’indépendance du pouvoir judiciaire, conformément aux normes du Conseil de l’Europe.
82. Récemment, la Cour constitutionnelle de Türkiye a pris position sur certaines de ces affaires. En juillet 2022, elle a jugé que les droits de l'ancienne coprésidente du HDP Figen Yüksekdağ avaient été violés lorsqu'elle a été déchue de son immunité parlementaire en 2016, en violation de ses droits à la liberté de pensée et d'expression, ainsi qu'à être élue. La Cour constitutionnelle a ordonné à l'État de lui verser 30 000 livres turques de dédommagement.
83. L’affaire contre Canan Kaftancıoğlu, chef de la branche provinciale d’Istanbul du CHP, constitue un autre exemple du harcèlement judiciaire contre des membres de l’opposition – et, dans cette affaire, contre une femme politique de renom qui avait réussi à mener avec succès la campagne électorale de 2019, aboutissant à l’élection d’Ekrem İmamoğlu à la mairie d’Istanbul. Nous avons été consternés par la décision de la Cour de cassation turque, qui a confirmé la plupart des condamnations contre elle et l’a condamnée à près de cinq ans d’emprisonnement et à une interdiction de participation à la vie politique 
			(102) 
			Le 10 mai 2022, la
3e Chambre criminelle de la Cour de cassation
a confirmé les peines infligées pour les délits d'outrage public
à un fonctionnaire et de dégradation publique de la République de
Türkiye, a réduit la peine d'emprisonnement de «1 an et 16 mois»
à «1 an et 9 mois» pour le délit d'outrage public au Président,
car il a été admis que l'article 43 du code pénal turc avait été
appliqué de manière incorrecte, a déclaré que les autres postes,
à l'exception d'un poste, ne constituent pas les éléments du crime
d'insulte au Président, et a annulé les peines imposées pour les crimes
de propagande d'une organisation terroriste armée et d'incitation
publique à la haine et à l'inimitié. Informations fournies par les
autorités, AS/Mon (2022) 15 commentaires.. Cette sanction, fondée sur deux anciens tweets, pour, semble-t-il, «insulte au Président», a été un autre coup porté à la démocratie turque et à la scène politique dynamique de la Türkiye, et elle est d’autant plus préoccupante à la veille des élections générales prévues en 2023. Cela a encore une fois montré combien il est urgent de revoir ces dispositions controversées du Code pénal, qui sont contraires aux normes européennes et aboutissent à des procédures judiciaires abusives. En raison de la loi relative à l’exécution des peines, Mme Kaftancıoğlu a été incarcérée à la prison de Silivri le 31 mai 2022. Toutefois, elle a été libérée sous surveillance ce même jour. Elle fait néanmoins toujours l’objet d’une interdiction politique, ce qui l’empêchera de se présenter aux élections et de participer à des assemblées élues. C’est une évolution très inquiétante.
84. La vie politique turque a également été marquée par des actes de violence politique, qui ont abouti à des décès dramatiques. Nous ne pouvons que déplorer l’assassinat de la jeune militante d’un parti politique, Deniz Poyraz, à Izmir, le 17 juin 2021 elle a été tuée par balles par un agresseur qui avait attaqué les bureaux du HDP à İzmir en dépit de la protection de la police devant le bâtiment 
			(103) 
			L’Association pour
les droits humains et la Fondation des droits humains de Türkyie
ont estimé que cette agression était le résultat des discours de
haine et de la criminalisation du HDP et devait faire l'objet d'une
enquête exhaustive.; le 14 juillet 2021, un assaillant armé d’un fusil de chasse a attaqué un autre bureau du HDP dans le district de Marmaris et tiré plus d’une centaine de balles, et en août 2021, le chef du Bon Parti à Istanbul a été agressé 
			(104) 
			<a href='https://bianet.org/english/politics/249117-attack-on-iyi-party-istanbul-head'>Bianet</a> (21 août 2021) (anglais)., pour ne citer que quelques exemples. Nous sommes également préoccupés par une série d’attaques mortelles contre des familles kurdes qui ont eu lieu l’été dernier (notamment l’assassinat d’une famille de sept personnes dans la province de Konya, qui aurait été attaquée par des membres des «Loups gris», une organisation ultranationaliste qui serait proche du MHP). Une fois encore, ces actes doivent faire l’objet d’une enquête et leurs auteurs doivent être sanctionnés 
			(105) 
			Voir la déclaration
publiée par le HDP le 23 juillet 2021 dénonçant les agressions racistes
des Kurdes dans l’ouest de la Türkyie «Racist
attacks on Kurds in western Turkey», <a href='https://bianet.org/english/human-rights/247964-seven-people-from-kurdish-family-shot-dead-at-home-in-racist-assault'>Bianet</a> (31 juillet 2021) (anglais)..
85. Les précédents rapports de l’Assemblée ont mentionné l’arrestation de milliers de membres du HDP depuis 2015. L’une des principales affaires en cours est le «procès de Kobané» concernant les incidents et manifestations survenus du 6 au 8 octobre 2014 et qui auraient coûté la vie à au moins 43 personnes. Le tribunal a rendu son verdict provisoire à l'encontre de 108 responsables politiques. Vingt-deux ont été arrêtés, dont les anciens co-présidents du HDP et les anciens membres de son bureau exécutif central. Le HDP a dénoncé de nombreuses lacunes procédurales dans ce procès 
			(106) 
			Voir la déclaration
du HDP du 3 mai 2022, «Further mass detentions
of HDP members within the scope of the Kobani investigation». Le
HDP souligne également que le procès de Kobané est lié à l’affaire
de la dissolution du HDP, «car le procureur principal dans l’affaire
de la dissolution fonde la plupart de ses accusations contre le
HDP sur les manifestations de Kobané». et a rappelé que la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme avait déjà examiné en détail ces messages Twitter (qui font partie des preuves utilisées dans l'affaire de la fermeture du HDP, voir ci-dessous). La Cour a conclu, dans son arrêt de décembre 2020, que «ces appels sont restés dans les limites du discours politique, dans la mesure où ils ne peuvent pas être interprétés comme un appel à la violence. Les violences survenues du 6 au 8 octobre 2014, aussi regrettables soient-elles, ne peuvent pas être interprétées comme une conséquence directe des tweets en question et ne peuvent pas justifier le placement en détention provisoire du requérant pour les infractions en question 
			(107) 
			<a href='https://hudoc.echr.coe.int/eng'>Arrêt</a> de la Grande Chambre, affaire Selahattin Demirtaş c.
Turquie (no 2), p.93, paragraphe 327, 22 décembre 2020.». Nous espérons que la Cour constitutionnelle tiendra compte de ces conclusions de la Cour européenne des droits de l'homme dans son affaire de clôture en cours.
86. L’ancienne députée Aysel Tuğluk a été l’une des responsables politiques arrêtés dans l’affaire de Kobané. Elle a été condamnée pour «terrorisme» pour avoir assisté à des réunions et à des funérailles en tant que vice-présidente de l’ancien Parti démocratique des régions (DBP). Les poursuites ouvertes à son encontre ont cependant été reportées de trois ans, durée pendant laquelle elle est restée en détention. Elle a finalement été condamnée à dix ans d’emprisonnement. Mme Tuğluk se trouve aujourd’hui dans un état de santé critique, elle souffre d’un début de démence précoce; ses demandes de libération (ou de voir sa peine différée) en raison de son état de santé ont été rejetées jusqu’à présent, en dépit d’un rapport médical de l’Institut médico-légal de Kocaeli, contredit ultérieurement par ceux de l’institut de médecine légale d’Istanbul.
87. À la suite de sa requête individuelle, la Cour constitutionnelle a statué le 25 mai 2022 que la détention de Mme Tuğluk, faisant suite à la décision d’ajourner les poursuites, devait être considérée comme une ingérence et une violation du droit de cette dernière à tenir des réunions et à participer à des manifestations, garanti par l’article 34 de la Constitution. Cela ouvre la voie à l’ouverture d’un nouveau procès «afin d’éliminer les conséquences de cette violation». Mme Tuğluk recevra 13 500 livres turques pour indemnisation de dommages non pécuniaires 
			(108) 
			Information fournie
par le président de la délégation turque auprès de l’Assemblée.. La décision de la Cour constitutionnelle est à saluer et il conviendrait de tenir un nouveau procès dans les plus brefs délais, conformément à cette décision et compte tenu de l’état de santé de Mme Tuğluk. Le HDP a, pour sa part, noté que, dans le même temps, la Cour constitutionnelle avait récemment rejeté une requête de Mme Tuğluk contre son arrestation dans le cadre de l’enquête sur les événements de Kobané sans avoir examiné l’affaire «sur le fond».
88. La répression de l’opposition a également eu lieu au niveau local et la situation des maires révoqués n’a toujours pas été réglée. Le ministre de l'Intérieur a justifié ces mesures par les liens [présumés] des maires avec une organisation terroriste 
			(109) 
			Les autorités nous
ont fourni des informations détaillées sur leur position. Voir les
commentaires de AS/Mon (2022) 15 commentaires.. Plus de 150 maires élus avaient été révoqués et remplacés par des gouverneurs nommés dans les municipalités gérées par le HDP depuis 2016. Le HDP nous a informés que beaucoup de ces maires ont été emprisonnés, certains libérés plus tard, et que beaucoup d'autres ont dû quitter le pays et vivent actuellement dans des pays européens en tant que réfugiés ou demandeurs d'asile. Actuellement, 22 maires élus en 2014 et 7 maires élus en 2019 sont toujours derrière les barreaux 
			(110) 
			Chiffres donnés par
le HDP, AS/Mon (2022) 15 comments.. Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l'Europe a déploré dans son dernier rapport le fait que le gouvernement continue de suspendre des maires faisant l’objet d’une enquête pénale – basée sur une définition trop large du terrorisme – et de remplacer ces maires par des responsables non élus 
			(111) 
			<a href='https://search.coe.int/congress/pages/result_details.aspx?ObjectId=0900001680a5b1d4'>CG(2022)42-14final</a>, «Suivi de l’application de la Charte européenne de
l’autonomie locale en Türkiye», 23 mars 2022.. Malheureusement, on n'enregistre aucun signe de progrès dans ce domaine. L’Assemblée continuera à suivre de près cette situation et le fonctionnement des institutions démocratiques au niveau local, qui est une partie essentielle d'un système démocratique.

4.3. Tentative de dissolution du Parti démocratique des peuples (HDP)

89. En mars 2021, le procureur en chef de la Cour de cassation a envoyé son acte d’accusation à la Cour constitutionnelle en demandant la dissolution du HDP et l’interdiction de 687 membres du HDP pour leurs liens présumés avec le PKK. Le 31 mars, la Cour constitutionnelle a renvoyé à la Cour de cassation l’acte d’accusation pour «omissions et lacunes et procédurales».
90. Le 7 juin 2021, la Cour de cassation a de nouveau soumis l’acte d’accusation à la Cour constitutionnelle, qui l’a accepté le 21 juin 2021 
			(112) 
			Les
autorités nous ont fourni une «compilation détaillée des avis du
parquet général de la Cour de cassation sur l'affaire de fermeture
en cours du HDP» où le parquet explique les raisons pour lesquelles
«il est devenu nécessaire de demander une décision de dissolution
définitive», qui figure dans le document AS/Mon (2022) 15 commentaires.. L’acte d’accusation demande la dissolution du HDP, une interdiction politique de 451 responsables politiques du HDP et une saisie conservatoire du compte bancaire du parti. L’affaire est actuellement pendante devant la Cour constitutionnelle. Le moment où elle rendra sa décision sera crucial compte tenu du calendrier électoral et de la nécessité pour les partis politiques de s’organiser avant les prochaines élections, en tenant compte des derniers amendements électoraux adoptés (voir ci-dessous).
91. Dans sa Résolution 2376 (2021) l’Assemblée rappelle que «les partis politiques jouissent des libertés et droits consacrés par les articles 11 (liberté de réunion et d’association) et 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme. La dissolution d’un parti représente une mesure drastique qui ne devrait intervenir qu’en dernier recours. L’Assemblée reste persuadée que la Cour constitutionnelle se laissera guider par les dispositions strictes régissant cette procédure en Türkiye, par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – laquelle interprète strictement les exceptions prévues à l’article 11 en ne conférant qu’une marge d’appréciation limitée aux États contractants – et par les «Lignes directrices sur l’interdiction et la dissolution des partis politiques et les mesures analogues» adoptées en 1999 par la Commission de Venise». Depuis 1993, six partis politiques pro-kurdes ont été dissous et mis hors la loi, sur la base des mêmes accusations de terrorisme. Comme déjà souligné dans le précédent rapport de l'Assemblée sur le fonctionnement des institutions démocratiques, à l'exception d'un cas (concernant l'interdiction du parti Refah), la Cour européenne des droits de l'homme a conclu à une violation de l'article 11 de la Convention (liberté de réunion et d'association) dans toutes ces affaires liées à la fermeture de partis politiques turcs 
			(113) 
			A
savoir le Parti du travail du peuple (HEP), le Parti de la liberté
et de la démocratie (OZDEP), le Parti de la démocratie du peuple
(HADEP) et le Parti de la société démocratique (DTP). Doc 15272, paragraphe 19..
92. Elle a ajouté que «quelle que soit l’issue de cette procédure en cours, l’Assemblée souligne que le lancement d’une action en justice (étayée par des éléments de preuve insuffisants) contre le troisième plus grand parti d’opposition, combiné au harcèlement continu et aux arrestations de ses membres, élus et dirigeants, constitue en soi un signal d’alerte […] qui porte gravement atteinte au fonctionnement des institutions démocratiques et au pluralisme politique, à la fois aux niveaux national et local» 
			(114) 
			Résolution 2376 (2021), paragraphe 18..

4.4. Modifications récentes du cadre électoral

93. Comme l'a expliqué la Commission de Venise, en vertu du système présidentiel, il existe un système de renouvellement «bilatéral» des élections: le Président peut dissoudre le parlement pour quelque raison que ce soit et ce dernier peut aussi se dissoudre lui-même pour quelque raison que ce soit (à la majorité des trois cinquièmes). Dans les deux cas, les élections présidentielle et législatives se tiendraient simultanément. Le Président ne peut exercer que deux mandats, sauf si le parlement se dissout pendant le deuxième mandat du Président, ce qui ouvre alors la voie à son éligibilité pour un troisième mandat. La Commission de Venise a estimé que la tenue simultanée d’élections signifie que «le Président contrôlera d’habitude la majorité parlementaire […] il est peu probable qu’il y ait effectivement séparation des pouvoirs […] [le projet] vise à l’unicité du pouvoir, qui caractérise des systèmes moins démocratiques» 
			(115) 
			<a href='https://www.venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL-AD(2017)005-f'>CDL-AD(2017)005</a>..
94. La loi électorale proposée par l’AKP et le MHP et adoptée le 16 mars 2018 a donné aux partis politiques la possibilité de former des coalitions préélectorales, une nouveauté dans le système électoral turc, qui a amené l’AKP et le MHP à former une coalition pour les élections législatives. Les lacunes relevées par les observateurs de l'Assemblée ces dernières années dans le domaine de la couverture médiatique, du manque de transparence des ressources de l'État et des partis ou du financement des partis politiques n'ont toujours pas été prises en compte 
			(116) 
			Rapport
sur le Quatrième cycle d’évaluation, prévention de la corruption
des parlementaires, des juges et des procureurs, publié le 15 mars
2018 (<a href='https://rm.coe.int/quatrieme-cycle-d-evaluation-prevention-de-la-corruption-des-parlement/1680792de9'>GrecoRC4(2017)16).</a>. À cet égard, le GRECO a exhorté à davantage de progrès sur la question de la transparence du financement des partis 
			(117) 
			Deuxième
addendum au deuxième rapport de conformité sur la Türkiye [qui met
fin au troisième cycle], adopté le 29 octobre 2020 et publié le
18 mars 2021, <a href='https://rm.coe.int/troisieme-cycle-d-evaluation-deuxieme-addendum-au-deuxieme-rapport-de-/1680a1cac2'>GrecoRC3(2020)5</a>. Le GRECO avait conclu que la Türkiye avait mis en œuvre de
manière satisfaisante sept des dix-sept recommandations figurant
dans le rapport d’évaluation du troisième cycle. Parmi les autres
recommandations, six ont été partiellement mises en œuvre et quatre
n’ont pas été mises en œuvre. et a fait part de sa déception quant aux avancées très faibles dans ce domaine; il a regretté qu'au cours des dix dernières années, seule une de ses neuf recommandations ait été pleinement mise en œuvre. Le GRECO a exhorté les autorités turques à donner un nouvel élan à leurs efforts législatifs en vue d’une transparence accrue du financement des partis politiques, notamment en lien avec les élections, conformément aux recommandations du GRECO. Un projet de loi sur la modification de certaines lois en vue de renforcer la transparence du financement des élections avait par exemple été élaboré en 2014 mais n’a jamais été mis à l’ordre du jour du parlement, selon le GRECO.
95. Le 26 avril 2022, le parlement a adopté des amendements à la loi électorale. Il a abaissé le seuil électoral de 10 % à 7 %, ce qu’il convient de saluer, car la Türkiye avait le taux le plus élevé d’Europe depuis des années, ce que l’Assemblée n’avait cessé de critiquer à plusieurs reprises. Ces amendements incluent également des dispositions relatives à l’attribution des sièges au sein des coalitions, à la modification de la composition des commissions électorales de district ou aux critères d’éligibilité définis pour les partis politiques se présentant aux élections 
			(118) 
			Selon les lois en vigueur,
les partis ayant un groupe au parlement ou ayant achevé l'organisation
de sections dans 41 des 81 provinces de la Türkiye pouvaient participer
aux élections.. Compte tenu de la technicité de ces changements, la commission de suivi a demandé un avis à la Commission de Venise, qui a adopté son avis conjoint les 17 et 18 juin 2022 
			(119) 
			<a href='https://www.venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL-AD(2022)016-f'>CDL-AD(2022)016.</a> .
96. La Commission de Venise et le BIDDH ont noté que ces amendements – qui étaient attendus après le passage d’un système parlementaire à un système présidentiel de gouvernement – ont été adoptés «en quelques semaines dans le cadre d’un processus qui n’était pas pleinement inclusif car la participation de l’opposition était limitée et la société civile était exclue du processus». Par conséquent, la loi «ne représente pas un consensus politique. Les interlocuteurs ont également noté une tendance à modifier la législation électorale avant chaque cycle électoral, sans garanties procédurales appropriées, ce qui pourrait nuire à la crédibilité du processus électoral et à la stabilité du cadre juridique».
97. La Commission de Venise et le BIDDH ont salué l’abaissement du seuil électoral de 10 % à 7 % (qui demeure cependant un des plus élevés d’Europe, même après son abaissement), ainsi que les nouvelles modalités facilitant la participation des personnes malvoyantes aux élections, répondant ainsi à de précédents avis et rapports d’observation des élections du BIDDH. Les autorités turques sont encouragées «à envisager, après un large débat public, la possibilité d’abaisser encore le seuil».
98. Concernant la question de l’attribution des sièges, qui a été discutée pendant notre visite en Türkiye en mars 2022, la Commission de Venise a expliqué que «la loi n° 7393 a modifié ce système, remplaçant l'attribution en deux étapes 
			(120) 
			«Premièrement,
les sièges dans les circonscriptions électorales étaient répartis,
selon la méthode d'Hondt, entre les alliances qui dépassaient le
seuil, les partis qui se présentaient aux élections en dehors d'une
alliance et qui avaient dépassé le seuil, et les candidats indépendants.
Ensuite, une autre répartition a été effectuée entre les membres
des alliances pour distribuer les sièges attribués à une alliance
lors de la première étape.» par une attribution en une seule étape, dans laquelle les sièges sont répartis entre tous les partis, qu'ils fassent ou non partie d'une alliance électorale, et les candidats indépendants en utilisant à nouveau la méthode d'Hondt. […] Le recours à une attribution en une seule étape, lorsqu'il est combiné avec le seuil électoral élevé, risque d'opérer en nette défaveur des petits partis appartenant à une alliance électorale, limitant ainsi l'impact de la création de cette alliance».
99. Les amendements fixent désormais une seule condition pour que les partis politiques puissent se présenter aux élections 
			(121) 
			En vertu des lois en
vigueur, les partis ayant un groupe au parlement peuvent participer
aux élections., à savoir qu’ils doivent avoir mis en place leur organisation dans au moins la moitié (41) des provinces au moins six mois avant le jour des élections et avoir tenu des congrès de parti; la Commission de Venise et le BIDDH constatent que «la condition unique favorise les partis politiques plus importants et bien établis, tout en rendant au contraire difficile pour les partis plus petits et plus récents de s'établir et de trouver leur place au Parlement». En outre, la loi semble exiger que deux congrès de parti aient eu lieu aux niveaux national, provincial et de district pour permettre à un parti de participer aux prochaines élections législatives qui auront lieu l’année suivant l’entrée en vigueur de la législation révisée, ce qui constitue une «charge excessive» 
			(122) 
			Les autorités ont expliqué
que «puisque la condition d'organisation dans une province sera
assurée par l'établissement d'une organisation dans un tiers de
ses districts, y compris le district central, et la tenue de congrès
de district, il n'est pas nécessaire que le parti concerné tienne
des congrès dans tous les districts», AS/Mon (2022) 15 commentaires.. En outre, il serait «pratiquement impossible» pour les membres et les partisans du HDP de créer un nouveau parti politique capable de remplir la condition unique prévue par la loi et de se présenter aux prochaines élections de 2023, si la Cour constitutionnelle décidait de dissoudre le parti. La Commission de Venise recommande donc que la loi «indique clairement qu’elle n’introduit pas des modifications des conditions d’éligibilité des partis politiques aux élections qu’il n’est de facto pas possible de respecter dans le laps de temps entre l’adoption des amendements et l’élection suivante et qui, par conséquent, rendent potentiellement certains partis inéligibles».
100. Les amendements revoient la composition des commissions électorales au niveau des provinces et des districts, ce que les représentants des partis d’opposition et des organisations non gouvernementales considèrent comme l’aspect le plus problématique des amendements (cela a entraîné le dépôt d’une plainte du CHP auprès de la Cour constitutionnelle pour annuler trois de ses articles, dont celui sur la composition des commissions électorales 
			(123) 
			Le
CHP fait valoir que le chef du conseil électoral doit être le juge
le plus ancien dans cette circonscription particulière et que modifier
cette procédure n'est pas conforme à la Constitution, AS/Mon (2022)
15 commentaires.): «Avant les amendements, les trois juges les plus anciens de la province étaient automatiquement nommés membres des conseils provinciaux, tandis que le juge le plus ancien d'un district était automatiquement nommé président du conseil de district correspondant. Les amendements ont remplacé ce système d'ancienneté par un système de loterie, en vertu duquel les membres judiciaires des conseils sont déterminés «par tirage au sort» parmi les juges éligibles». La Commission de Venise estime que, «[à] la lumière des garanties limitées dans le système de nomination des juges pour assurer l'indépendance des juges, comme souligné dans les évaluations précédentes de la Commission de Venise, ainsi que du licenciement à grande échelle des juges qui a suivi la tentative de coup d'État en 2016 et des déficiences dans l'administration des procédures de tirage au sort pour la sélection des fonctionnaires pour les bureaux de vote identifiées par la mission d'observation électorale du BIDDH en 2018, le système nouvellement établi ne semble pas améliorer l'intégrité de l'administration électorale, par rapport à sa composition antérieure. La prévisibilité du règlement s'est détériorée, ce qui rend potentiellement la nomination plus sensible aux pressions et manipulations politiques».
101. D’autres modifications concernent l’inscription des électeurs et la demande de changement d’adresse de ces derniers: les présidents des commissions électorales de district sont habilités à «rejeter une demande de changement d’adresse d’une circonscription à une autre pendant la période de contrôle public s'ils considèrent que cette demande de changement est ‘suspecte’. Cependant, la loi «ne précise pas quels critères doivent être appliqués à ces demandes et ce que peut recouvrir une «demande suspecte», ce qui pourrait conduire à des décisions arbitraires ou incohérentes». La Commission de Venise et le BIDDH recommandent donc de modifier la loi pour la rendre plus précise tout en se félicitant du fait qu’«une demande de changement d'adresse rejetée ne gèlera pas le dossier de l'électeur, comme c'était le cas auparavant, mais les électeurs conserveront leur ancienne circonscription d'inscription».
102. Enfin, les amendements traitent également des dispositions légales concernant l’abus de pouvoir pendant les campagnes électorales et la suppression des références au Premier Ministre (dont le poste a été supprimé dans le système présidentiel) des articles 65, 66 et 155 de la loi n° 298. Ces dispositions «imposent des restrictions à la participation aux campagnes électorales des ministres et des fonctionnaires et prévoient des sanctions pour ceux qui ne respecteraient pas ces restrictions». Elles visent à garantir que «tous les partis politiques et les candidats puissent bénéficier de l'égalité des chances et que certains d'entre eux ne soient pas favorisés par l'utilisation de ressources publiques (véhicules officiels, banquets officiels, réunions de bienvenue et protocolaires, etc.)». La Commission de Venise et le BIDDH recommandent donc d'inclure explicitement la référence au président dans les articles 65, 66 et 155 de la loi n° 298, «étant donné que le président n'est pas en dehors du système des partis mais en fait partie, il n'y a aucune raison pour qu'il ne soit pas soumis aux mêmes restrictions que les autres hauts fonctionnaires afin de prévenir les conflits d'intérêts et l'utilisation abusive des ressources administratives».
103. Tout en félicitant les autorités pour l’abaissement du seuil de 10 % à 7 % dans un premier temps, nous souhaiterions recevoir des informations de leur part concernant la mise en œuvre rapide des recommandations de la Commission de Venise mentionnées ci-dessus en vue des élections à venir en 2023.
104. Conformément à l’article 67 de la Constitution, les «amendements apportés aux lois électorales ne sont pas applicables aux élections se déroulant dans l'année suivant leur date d'entrée en vigueur». Le Président Erdoğan a annoncé le 8 juin 2022 que les prochaines élections législatives et présidentielle se tiendraient en juin 2023 et qu’il serait le candidat présidentiel de l’AKP et du MHP.

4.5. Liberté d’expression

4.5.1. Dépénalisation de la diffamation

105. Le recours abusif à l’article 299 du Code pénal («insulte au Président») demeure une réalité: selon les chiffres officiels, à la fin de l’année 2020, plus de 160 000 personnes avaient fait l’objet d’une enquête pour des insultes présumées contre le Président Erdoğan et plus de 38 000 personnes avaient fait l’objet d’un procès pour la même raison depuis 2002, pendant l’époque où Erdoğan était Premier ministre puis Président 
			(124) 
			<a href='https://balkaninsight.com/2022/03/11/turkish-journalist-walks-free-despite-sentence-for-insulting-erdogan/'>BalkanInsight</a> (11 mars 2022) (anglais).. Pour la seule année 2020, 946 522 enquêtes pénales au total ont été menées en vertu de l’article 125 du Code pénal, contre 31 297 en vertu de l’article 299 
			(125) 
			Informations
fournies par les autorités au Comité des Ministres à propos de l'exécution
des arrêts du groupe d'affaires Öner
et Türk, <a href='https://hudoc.exec.coe.int/eng'>Altug Taner Akcam v.
Turkey</a> (anglais).. Compte tenu des chiffres inquiétants de poursuites et de condamnations prononcées en vertu des articles 125 (insultes à des représentants du pouvoir) et 299 du Code pénal, le Comité des Ministres a exhorté les autorités à envisager de modifier l’article 125 et d’abroger l’article 299 conformément à la jurisprudence de la Cour», constatant que se dégageait un consensus européen en faveur de la dépénalisation de la diffamation du chef de l’État 
			(126) 
			<a href='https://hudoc.exec.coe.int/eng'>Altug Taner Akcam v.
Turkey</a>.<a href=''>(anglais).</a>.
106. Plusieurs résolutions de l’Assemblée ont appelé à la dépénalisation de la diffamation, et en particulier la Résolution 1577 (2007). La Commission de Venise a également confirmé dans son avis de 2016 que cette disposition du Code pénal était contraire aux normes du Conseil de l'Europe.
107. Le 19 octobre 2021, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu pour la première fois un arrêt concernant l’article 299 du Code pénal («insulte au Président»): dans l’affaire Vedat Şorli c. Turquie 
			(127) 
			Requête n° <a href='https://hudoc.echr.coe.int/eng'>42048/19</a>, 19 octobre 2021 (final)., la Cour a estimé que condamner le requérant à une peine d’emprisonnement (avec sursis) en raison de deux contenus partagés sur son compte Facebook constituait une violation de son droit à la liberté d’expression. La Cour a considéré que «[p]ar sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public compte tenu notamment des effets de la condamnation» 
			(128) 
			Ibid. paragraphe 45
(Traduction non officielle)..

4.5.2. Lutter contre le terrorisme dans le respect des normes relatives aux droits humains

108. Tout pays a légitimement le droit de lutter contre le terrorisme. La Türkiye est confrontée à des menaces terroristes diverses et graves dans une région en proie à l’instabilité. Nous comprenons qu'il s'agit d'une question sensible pour la société turque 
			(129) 
			Voir les commentaires
fournis par la partie IYI, AS/Mon (2022) 15 commentaires.. Toutefois, la réponse apportée à ces menaces doit être conforme aux normes internationales relatives aux droits humains.
109. La large interprétation de la législation antiterroriste demeure cependant un problème majeur qui a été dénoncé notamment par la Cour européenne des droits de l’homme à de nombreuses reprises. Elle a abouti à des poursuites illégales et à des condamnations infondées 
			(130) 
			Par
exemple, des journalistes et des cadres supérieurs du journal d'opposition
Cumhuriyet ont été accusés, en 2016, après la tentative de coup
d'état manqué, de «promouvoir et diffuser de la propagande au nom
d’«organisations terroristes», notamment le mouvement Gülen et le
PKK. La Cour européenne a conclu à une violation de leur liberté d’expression
en l’absence de preuves suffisantes.. La définition trop large du terrorisme demeure un sujet de préoccupation. L’Assemblée a demandé à plusieurs reprises de restreindre l’usage de la loi relative à la lutte contre le terrorisme en respectant les limites de la liberté d’expression, notamment dans sa Résolution 2381 (2021) «Les responsables politiques devraient-ils être poursuivis pour les déclarations faites dans l’exercice de leur mandat?» 
			(131) 
			Voir Doc 15307.. Cela a également eu des conséquences sur le fonctionnement de la démocratie locale et a permis de justifier la suspension de maires au moyen d’enquêtes pénales ouvertes contre eux et leur remplacement par des responsables non élus 
			(132) 
			Voir le dernier rapport
du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe <a href='https://search.coe.int/congress/pages/result_details.aspx?ObjectId=0900001680a5b1d4'>CG(2022)42-14final</a>, 23 mars 2022..
110. Le Comité des Ministres a constaté, en ce qui concerne le groupe d'affaires Öner et Türk, que «le problème de l'utilisation disproportionnée du droit pénal et de la législation antiterroriste en Türkiye pour avoir exprimé des opinions critiques ou impopulaires est pendant devant le Comité depuis plus de 20 ans, en relation avec différents arrêts». Dans son rapport annuel 2021, la Cour a indiqué qu’elle avait constaté un total de 418 violations de l’article 10 de la Convention contre la Türkiye, dont 31 pour la seule année 2021. Elle a aussi demandé instamment aux autorités «d’envisager d'autres modifications législatives du Code pénal et de la loi relative à la lutte contre le terrorisme afin de préciser que l'exercice du droit à la liberté d'expression ne constitue pas une infraction» 
			(133) 
			<a href='https://hudoc.exec.coe.int/eng'>Altug Taner Akcam v.
Turkey</a>.<a href=''>(anglais).</a>.
111. Certaines dispositions du Code pénal sont également problématiques, et en particulier l’article 220.6 et 220.7 du Code pénal, qui prévoient que toute personne qui commet une infraction au nom d'une organisation illégale ou qui aide et soutient sciemment et volontairement une organisation illégale est condamnée en tant que membre de cette organisation. Sur la base de ces dispositions, la plupart des requérants dans ce groupe d'affaires ont été condamnés à plusieurs années d'emprisonnement pour appartenance à une organisation illégale pour avoir, par exemple, participé pacifiquement à une manifestation à l'appel d'une organisation illégale, ou exprimé une opinion positive sur une telle organisation, sans que l'accusation ait à prouver les éléments d'une appartenance effective. La Cour a critiqué en particulier le libellé des dispositions et leur interprétation extensive par les juridictions internes, qui n'offraient pas de protection suffisante contre les ingérences arbitraires des autorités publiques et, par conséquent, manquaient de prévisibilité et avaient un effet dissuasif (violations des articles 10 et 11) 
			(134) 
			Ibid..
112. En octobre 2019, la Türkiye a amendé l’article 7 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme afin de préciser que «les expressions de la pensée qui ne dépassent pas les limites du reportage et celles faites à des fins de critique ne constitueront plus une infraction». Cette mesure a été considérée comme une amélioration en vue de limiter l’application de l’article 7. En conséquence, le Comité des Ministres a également suggéré que «les autorités pourraient être encouragées à envisager d'étendre cet amendement à d'autres articles de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et du Code pénal qui ont conduit à des violations du droit à la liberté d'expression afin de clarifier que l'exercice du droit à la liberté d'expression ne constitue pas une infraction» 
			(135) 
			Ibid.. Étendre la modification de 2019 de l’article 7 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme à d’autres dispositions, comme recommandé par le Comité des Ministres, permettrait de clarifier que l'exercice du droit à la liberté d'expression ne constitue pas une infraction 
			(136) 
			Ibid..
113. Nous avons également exprimé l’espoir que le nouveau Plan d’action pour les droits humains fournisse une occasion de régler certains de ces problèmes – et apporte de réels changements dans la pratique du droit. Nous avons été informés que certaines des modifications introduites dans la loi relative à la lutte contre le terrorisme seraient également incluses dans le Code pénal. Un règlement du 4e paquet judiciaire devrait éviter que "ceux qui font de la propagande pour les organisations terroristes, qui impriment et publient les tracts ou les déclarations des organisations terroristes, et ceux qui participent aux réunions et aux manifestations illégales" soient condamnés comme «membres d'une organisation terroriste» 
			(137) 
			AS/Mon (2022) 15 commentaires.. Il est important de veiller à ce que la simple critique ne soit pas traitée comme une infraction pénale ou liée au terrorisme.
114. Nous regrettons que les dispositions contenues dans la loi de 2020 sur la prévention du financement de la prolifération des armes de destruction massive, prévoyant la possibilité de suspendre temporairement les dirigeants d’ONG faisant l’objet d’enquêtes liées au terrorisme et de les remplacer par des administrateurs nommés par le gouvernement n'aient pas été abrogées 
			(138) 
			Les autorités ont souligné
que, depuis l'entrée en vigueur de ce règlement, aucun membre des
conseils d'administration des associations n'a été temporairement
suspendu de ses fonctions par le ministère de l'Intérieur. AS/Mon
(2022) 15 commentaires.. Cette loi poursuit un but légitime en introduisant des mesures effectives pour lutter contre le terrorisme, incluant des mesures pour lutter contre son financement, conformément aux recommandations du Groupe d'action financière. Cependant, la Commission de Venise a estimé que certaines dispositions de cette loi vont «au-delà de son champ d’application, car les nouvelles dispositions s’appliquent à toutes les associations, quels que soient leurs objectifs et rapports d’activité, et a des conséquences très larges pour les droits humains fondamentaux, en particulier le droit à la liberté d’association et d’expression et le droit à un procès équitable». Elle a également rappelé aux autorités turques que, même dans de telles circonstances, les États membres doivent respecter toutes les obligations que leur fait le droit international, en particulier le droit international des droits de l’homme, le droit international des réfugiés et le droit international humanitaire, lorsqu'ils prennent des mesures pour lutter contre le terrorisme. Le respect des droits de l’homme et de l’État de droit est un aspect essentiel du succès de tout effort antiterroriste 
			(139) 
			Avis sur la compatibilité
avec les normes internationales relatives aux droits de l'homme
de la loi n° <a href=''>7262 sur la prévention du financement
de la prolifération des armes de destruction massive récemment adoptée
par l'Assemblée nationale turque, modifiant, entre autres, la loi
sur les associations (n° 2860), adopté par la Commission de Venise
lors de sa 127</a>e<a href='https://venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL-AD(2021)023cor-f'> session
plénière (hybride, 2-3 juillet 2021), CDL-AD(2021)023cor-e.</a> (paragraphe 82). Cet avis avait été demandé par la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme de l'Assemblée..
115. Malheureusement, l’argument de la lutte contre le terrorisme a aussi été utilisé comme motif pour engager des poursuites contre des défenseurs des droits humains et des militants de la société civile. L’Assemblée a exhorté les autorités à abandonner les charges contre le président de l’Association pour les droits humains, Öztürk Türkdoğan, qui a été poursuivi sous de multiples chefs d’accusation, incluant l’«appartenance à une organisation terroriste» (article 314/2 du Code pénal), charges qui ont ensuite été abandonnées 
			(140) 
			M. Turkdoğan a été
jugé pour avoir prétendument «insulté» un fonctionnaire (article
125 du Code pénal), pour «appartenance à une organisation terroriste»
(article 314/2 du Code pénal), et pour «dégradation de la nation
turque, de l'état de la République turque et des institutions et
organes de l'État» (article 301 du Code pénal). <a href='https://ihd.org.tr/en/obs-urgent-appeal-for-ozturk-turkdogan/'>OBS
Urgent Appeal for Öztürk Türkdoğan – HRA (ihd.org.tr).</a>. D’autres affaires sont en cours.
116. Une autre affaire préoccupante concerne les poursuites et la condamnation de Taner Kılıç, président honoraire de la branche turque de l’ONG Amnesty International, arrêté en juin 2017 parce qu’il était soupçonné d’appartenir au mouvement Gülen 
			(141) 
			«Les autorités lui
reprochèrent en particulier d’avoir prétendument téléchargé sur
son téléphone la messagerie ByLock et de l’avoir prétendument utilisée;
de s’être abonné à certaines publications, telles que le quotidien
Zaman (prétendument lié à FETÖ/PDY); le fait que sa sœur était mariée
avec le responsable du quotidien Zaman; la scolarisation de ses
enfants dans des établissements gérés prétendument par l’organisation
en question et qui avaient été fermés par des décrets-lois à la
suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016; les comptes
ouverts auprès de l’établissement bancaire Bank Asya, une institution
financière apparemment liée à l’organisation FETÖ/PDY». <a href='https://hudoc.echr.coe.int/eng-press'>Communiqué
de presse de la Cour.</a>. Il a été libéré en août 2018. Dans son arrêt de chambre en date du 31 mai 2022, la Cour européenne a conclu à une violation des droits de Taner Kılıç à la liberté et à la sécurité (article 5.1, 5.3 et 5.5) et à la liberté d’expression (article 10) 
			(142) 
			La
Cour a conclu à la violation de l’article 5.1 (absence de raisons
plausibles de soupçonner M. Kılıç d’avoir commis une infraction,
tant à la date de sa mise en détention provisoire qu’après la prolongation
de celle-ci), de l’article 5.3 (absence de persistance de raisons
plausibles pouvant justifier son maintien en détention), de l’article
5.5 (absence de recours en réparation en cas de détention provisoire
injustifiée) et de l’article 10 (liberté d’expression): la mise
en détention provisoire de M. Kılıç, dans le cadre de la seconde
procédure pénale dirigée contre lui, en raison d’actes directement
liés à son activité de défenseur, s’analyse en une contrainte réelle
et effective et constitue par conséquent une «ingérence» dans l’exercice
par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression.. La Cour n’a pas conclu à une violation de l’article 18, constatant que «dans le cadre de son examen des griefs du requérant au regard de l’article 10 de la Convention, [elle avait] suffisamment tenu compte de la qualité de dirigeant d’une ONG et de défenseur des droits de l’homme du requérant» 
			(143) 
			Taner Kılıç c. Turquie (n° 2) (n° 208/18), <a href='https://hudoc.echr.coe.int/eng-press'>Communiqué
de presse de la Cour.</a>.
117. Malheureusement, le recours abusif à la législation sur la lutte contre le terrorisme et à sa large interprétation a mis à mal les libertés fondamentales et continue d’être utilisé comme un outil pour museler le débat politique et entraver les activités de la société civile.

4.6. Liberté des médias

118. La liberté des médias est un sujet de préoccupation depuis longtemps. Lors d’une campagne électorale, l’accès aux médias et la couverture médiatique sont fondamentaux pour fournir des informations pluralistes aux électeurs. Malheureusement, les derniers rapports d’observation des élections rendus par l’Assemblée ont mis en lumière de graves problèmes dans ce domaine.
119. Dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2022 de l’organisation Reporters sans frontières (RSF), la Türkiye se classe 149e sur 180 pays (contre 153e en 2021 et 157e en 2018) 
			(144) 
			<a href='https://rsf.org/fr/pays/turquie'>Turquie | RSF.</a>. Il y a eu une légère amélioration: la Türkiye n’est plus le pays qui a le nombre le plus élevé de journalistes emprisonnés, cependant, le risque d’être emprisonné et la crainte d’être soumis à un contrôle judiciaire ou privé de son passeport demeurent très présents. RSF a constaté que l’«hyperprésidence de Recep Tayyip Erdoğan et son autoritarisme étaient assortis d’un refus de la liberté de la presse et d’une ingérence dans le système judiciaire». Toutefois, «certains juges se sont récemment élevés contre ‘cette répression qui dépasse les bornes’: des journalistes ont été acquittés des charges abusives pesant contre eux, comme ‘insulte au Président’, ‘appartenance à une organisation terroriste’ ou ‘propagande’. Le contrôle judiciaire l’emporte désormais sur l’incarcération des journalistes». C’est une tendance qui mérite d’être saluée.
120. Cependant, RSF constate que «les agressions verbales et l’hostilité politique vis-à-vis des journalistes n’ont cessé d'augmenter en Türkiye depuis les élections locales de 2019, exacerbant le climat d'impunité existant et encourageant les personnes soupçonnées de liens avec les milieux de la corruption à s'en prendre aux reporters locaux qui couvrent la corruption». Deux journalistes ont été assassinés ces derniers mois: en mars 2021, Hazım Özsu, présentateur d’un programme sur Radio Rahmet FMin Bursa, a été abattu par l’un de ses auditeurs qui n’avait pas apprécié ses commentaires sur la religion. Son meurtrier présumé, Halil Nalcaci, a été arrêté six jours plus tard et condamné à la prison à vie par le tribunal. Le 19 février 2022, Güngör Arslan, propriétaire et directeur de la rédaction d’un quotidien local à Kocaeli, a été pris pour cible lors d’une attaque armée de son bureau. Dix personnes ont été arrêtées, dont Ersin Kurt, qui avait été accusé par M. Arslan dans une série d’articles récents publiés avant sa mort de remporter des appels d’offre de la municipalité de Kocaeli, enfreignant ainsi la loi 
			(145) 
			<a href='https://bianet.org/english/human-rights/259152-rsf-turkey-must-act-quickly-to-protect-journalists'>Bianet</a> (16 mars 2022) (anglais). <a href=''>Les
autorités ont également expliqué que le procès de l’une des personnes arrêtées,
Burhan Polat, est toujours en cours pour incitation au meurtre.
Il a déclaré qu’il avait planifié ce meurtre parce que Güngör Arslan
avait envoyé du vin et des fleurs à sa petite amie. AS/Mon (2022)
15 commentaires.</a>.
121. Des problèmes structurels supplémentaires portent atteinte au pluralisme des médias. Les constats de RSF révèlent que «le gouvernement contrôle 90 % des médias nationaux par le biais de régulateurs comme le Conseil supérieur de la radio et de la télévision (RTÜK), tandis que le Conseil de la publicité de la presse, qui répartit la publicité de l’État, et la Direction présidentielle de la communication, qui délivre les cartes de presse, utilisent des pratiques ouvertement discriminatoires afin de marginaliser et criminaliser les médias qui critiquent le régime 
			(146) 
			<a href='https://rsf.org/fr/pays/turquie'>Turquie
| RSF.</a>. Dans un arrêt historique du 10 août 2022, la Cour constitutionnelle de Türkiye a jugé que les amendes infligées aux quotidiens Cumhuriyet, Evrensel, Sözcü et Birgün par l'Agence pour la publicité dans la presse, l'organisme public chargé de réglementer les publicités financées par l'État dans les médias, constituaient une violation de la liberté de la presse et d'expression et a envoyé une copie de sa décision au parlement pour qu’une réglementation soit prise à ce sujet.
122. L’internet est surveillé de près; les plateformes internationales de réseaux sociaux ne désignant pas de représentant légal en Türkiye ou refusant d’appliquer les décisions de censure prises par les tribunaux turcs s’exposent à un éventail croissant de sanctions, notamment des amendes, le retrait de la publicité et la réduction de la bande passante dont elles disposent.
123. Pour finir, le 26 mai 2022, la coalition au pouvoir a présenté un projet de loi érigeant la «désinformation» en infraction. Ceux qui «répandent de fausses informations concernant la sécurité extérieure et intérieure du pays, l’ordre public et la santé publique de manière à troubler la paix publique, dans le but de provoquer l’inquiétude, la peur ou la panique au sein de la population» pourraient être condamnés à des peines allant d’un à trois ans d’emprisonnement. Les médias en ligne devront retirer tout «faux» contenu et le gouvernement pourra plus facilement bloquer l’accès à leurs sites internet. Selon les autorités, ce projet de loi vise à «réglementer et améliorer les plateformes de médias en ligne, à l'instar de la future loi sur les services numériques de l'Union européenne, qui vise à supprimer les contenus illicites, à accroître la transparence de la publicité et à améliorer la lutte contre la désinformation. Les réglementations numériques de l'Union européenne obligent les géants de la technologie comme Google et Meta à contrôler les contenus illégaux sur leurs plateformes, ce qui est similaire aux dispositions des prochaines lois de la Türkiye sur le même sujet» 
			(147) 
			AS/Mon (2022) 15 commentaires..
124. Ce projet de loi a toutefois fortement inquiété les professionnels des médias turcs, qui craignent qu’il ne vise à faire taire les médias et à ‘dompter’ les plateformes de médias en ligne, où il existe des reportages alternatifs et critiques». Cela signifie que «la moindre objection politique dans les médias sera ‘supprimée’ par le pouvoir judiciaire, qui est sous l’influence du pouvoir en place», selon le représentant de RSF Erol Önderoğlu 
			(148) 
			<a href='https://bianet.org/english/freedom-of-expression/263058-why-do-journalists-oppose-disinformation-bill'>Bianet</a> (8 juin 2022) (anglais).. Ce projet de loi a également été critiqué pour sa formulation très vague et risque d’exercer une pression supplémentaire sur les journalistes 
			(149) 
			Le 16 juin 2022, 15
journalistes et un spécialiste des médias travaillant pour des médias
ou entreprises de production en langue kurde se trouvaient toujours
en détention après l’arrestation le 8 juin de 19 journalistes et
la confiscation de leurs disques durs, téléphones et autres équipements.
Voir <a href='https://fom.coe.int/fr/alerte/detail/107637648;globalSearch=true'>l'alerte
publiée le 17 juin 2022 sur la Plateforme du Conseil de l’Europe
pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes.</a>. Le principal parti d'opposition, le CHP, estime que ce projet de loi est une tentative de censurer les médias en ligne, si ce projet de loi est adopté dans sa version actuelle, et le CHP prévoit de porter ce projet de loi devant la Cour constitutionnelle pour demander son annulation 
			(150) 
			AS/Mon (2022) 15 commentaires..
125. Enfin, une nouvelle tendance semble émerger, avec des amendes imposées par le RTÜK aux chaînes qui publient des commentaires des membres de l’opposition. Tel a été le cas à la suite du verdict rendu dans l’affaire Kavala: les médias qui avaient diffusé les propos de deux députés de l’opposition, Özgür Özel (du CHP) et Ahmet Şık (du parti des travailleurs de la Türkiye), qui s’étaient élevés contre la condamnation d’Osman Kavala et de ses co-accusés, ont reçu une amende du RTÜK s’élevant à 3 % de leurs recettes publicitaires mensuelles le 10 mai 2022 
			(151) 
			Les
médias concernés étaient Flash TV, Halk TV, Tele 1 et KRT. M. Özel
a déclaré que «Gezi est libre. Kavala est libre. Recep Tayyip Erdoğan
sera tenu pour responsable devant l’histoire». Le Président Erdoğan
a ensuite accusé M. Özel d’«insulter le Président» en public et
l’a poursuivi en justice pour obtenir réparation. Ahmet Şık a déclaré
«Vous renonceriez à votre dignité si vous ne vous exprimiez pas
maintenant. De toute façon le gouvernement n’a pas de dignité. Il
est déjà une organisation criminelle. Ceux qui ne formulent pas
d’objection sont responsables de ce verdict.». En outre, un journaliste d’investigation, İsmail Saymaz, a fait l’objet d’une enquête du Bureau de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée du département de police d’Istanbul après avoir déclaré que l’épouse de l’un des juges au procès de Gezi qui avait prononcé la peine de réclusion à perpétuité aggravée, avait été soupçonnée dans une enquête contre les partisans du mouvement Gülen. Les rassemblements célébrant le 9e anniversaire des manifestations du parc Gezi ont ensuite été restreints.
126. Plus récemment, des amendes ont été imposées à quatre chaînes de télévision qui avaient diffusé le discours du chef du parti d’opposition CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, dans lequel ce dernier affirmait que le Président Erdoğan s’apprêtait à quitter la Türkiye avec les membres de sa famille s’il perdait les élections. Les autorités affirment que les amendes émises par RTÜK «ne visent pas à 'punir' ou à 'restreindre' les plateformes médiatiques, mais à les responsabiliser, à détourner leur attention des fake news et à accroître la qualité des médias nationaux» et que «l'amende de RTÜK contre les fausses déclarations d'un politicien de l'opposition était une mesure visant à protéger la démocratie en Türkiye contre les attaques subversives de désinformation». 
			(152) 
			AS/Mon (2022) 15 commentaires. Il s'agit d'une question très sensible qui pourrait avoir des effets néfastes sur la liberté d'expression. Un avis de la Commission de Venise serait utile pour évaluer la compatibilité de ce projet de loi avec nos normes.
127. En conclusion, les conditions de la préparation des élections 2023 devraient être améliorées pour permettre aux partis politiques de fonctionner et de faire campagne librement.

5. Remarques finales

128. Cinq ans après la décision de l'Assemblée de placer la Türkiye sous la procédure de suivi, nous avons cherché à préparer un examen à mi-parcours de cette procédure, en nous concentrant spécifiquement sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, le système judiciaire et les défis à l'État de droit, et la préparation des élections parlementaires et présidentielle de 2023.
129. Malgré certaines mesures prises dans le cadre du Plan d'action pour les droits de l'homme du 4e paquet judiciaire, les autorités n'ont pas suffisamment traité les sujets de préoccupation identifiés dans les résolutions précédentes de l'Assemblée. Nous ne pouvons qu'encourager la Türkiye à s'engager davantage dans une coopération significative et orientée vers les résultats avec le Conseil de l'Europe et ses mécanismes de suivi afin de les aborder et de trouver une solution commune. La Cour constitutionnelle, par le biais du mécanisme de recours individuel, a un rôle important à jouer pour garantir les droits fondamentaux.
130. L'un des principaux développements récents a été le lancement d'une procédure d'infraction en février 2022, suite à la non-exécution par la Türkiye de l'arrêt Kavala. Nous avons souligné à plusieurs reprises que la solution de l'affaire Kavala est entre les mains du système judiciaire turc. Celui-ci a la capacité de trouver une solution juridique et de faire preuve d'une interprétation plus diligente de l'arrêt de la Cour européenne, conformément à son arrêt et au droit international. L'Assemblée devrait donc suivre avec attention les activités du Comité des Ministres en ce qui concerne la procédure d'infraction en cours. Nous attendons également le soutien des Etats membres au Comité des Ministres afin de garantir que les décisions prises à cet égard ne compromettent pas ou ne mettent pas en péril l'efficacité du système de protection des droits fondamentaux et la crédibilité de la Cour. Nous encourageons donc vivement les autorités turques à se conformer aux arrêts de la Cour, et nous réitérons notre appel à la libération de M. Kavala et de M. Demirtaş.
131. Nous avons également observé que depuis que le système politique a été modifié en 2017 par référendum – ce qui est un droit souverain de tout État membre – et qu'un système présidentiel a été instauré, les institutions démocratiques de la Türkiye ont été affaiblies, et le système des freins et contrepoids rendu dysfonctionnel et déficient. Il est urgent de procéder à des réformes pour rétablir en premier lieu l'indépendance totale du pouvoir judiciaire et l'efficacité des freins et contrepoids, conformément aux recommandations de la Commission de Venise. Cela inclut la nécessité de réviser la Constitution pour rétablir la séparation des pouvoirs.
132. Une autre question cruciale concerne la préparation des élections présidentielle et parlementaires de 2023, qui devraient être observées par l'Assemblée. L'abaissement du seuil électoral de 10 à 7 % – une demande de longue date de l'Assemblée – est une évolution bienvenue. Cependant, l'état de l'environnement électoral global, y compris les défis à la liberté des médias et à l'égalité des chances, pourrait sérieusement compromettre l'équité des processus électoraux. À cet égard, nous restons préoccupés par la répression à l'encontre des membres de l'opposition, et par la procédure de clôture en cours contre le HDP, qui serait un signe alarmant. Nous espérons que la Cour constitutionnelle prendra une décision conforme aux normes européennes et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Les autorités turques doivent également s'assurer que toutes les conditions seront réunies pour garantir des élections libres et équitables, y compris la capacité de l'opposition à fonctionner et des journalistes à travailler de manière indépendante. Certains des récents changements apportés à la législation électorale (comme l'a souligné la Commission de Venise) et le projet de loi sur la désinformation sont, dans ce contexte, très préoccupants.
133. Dans ce contexte, l'Assemblée devrait rester à la disposition des autorités turques pour poursuivre un dialogue constructif et continuer à suivre l'évolution de la situation dans le pays en matière de démocratie, d'État de droit et de droits humains.

Annexe Annexe

(open)

Avis divergent présenté par M. Ahmet Yıldız (Turkiye, NI), président de la délégation turque auprès de l’Assemblée, en vertu de l’article 50.4 du Règlement

Parmi les questions que nous avons soulevées au cours de la phase de préparation du rapport, certaines n’ont malheureusement pas été prises en compte, ou seulement partiellement, dans le rapport actuel. En outre, les modifications que nous avons proposées n’ont pas été adoptées par la commission de suivi. C’est pourquoi nous saisissons l’occasion de soumettre le présent avis divergent pour apporter une juste réponse au rapport.

Le rapport souligne la situation particulière de la Türkiye dans sa lutte contre le terrorisme, mais les problèmes et difficultés auxquels notre pays est confronté, et les méthodes qu’il doit employer pour maintenir l’ordre public et la sécurité, ne sont pas pleinement reconnus. De même, la volonté dont fait preuve la Türkiye et les efforts qu’elle entreprend pour promouvoir et protéger les droits humains et l’État de droit tout en luttant contre le terrorisme ne sont pas suffisamment pris en compte. La Türkiye fait tout ce qui est en son pouvoir pour respecter ses obligations internationales lorsqu’elle s’attaque aux menaces qui pèsent sur sa sécurité. Dans ce contexte, le PKK devrait être considéré comme une organisation terroriste, comme l’ont reconnu les tribunaux, les autorités d’autres pays et les organisations internationales.

D’autre part, il apparaît avec évidence que les dommages causés par une organisation terroriste telle que le FETÖ ne sont pas suffisamment compris et pris en compte dans le rapport. Il est inacceptable de continuer à qualifier le FETÖ de «mouvement Gülen», une organisation terroriste dont l’existence a été dévoilée et reconnue comme telle par ses propres membres; cette organisation a mené de nombreuses activités criminelles et sa tentative de coup d’État, qui visait à renverser l’ordre constitutionnel et le gouvernement démocratiquement élu, a fait 251 morts et plus de 2000 blessés.

En ce qui concerne les critiques relatives à l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, il convient de noter que la Türkiye a démontré son engagement envers la Convention européenne des droits de l’homme en étant le pays qui a clos le plus grand nombre d’affaires au cours des trois dernières années, à savoir 732 affaires en 2019, 168 affaires en 2020 et 222 affaires en 2021. La Türkiye a exécuté 2 850 arrêts au cours des 10 dernières années; elle aura bientôt exécuté 4000 arrêts au total. Compte tenu de la quantité d’arrêts exécutés, il n’est ni juste ni approprié de n’évoquer que certains arrêts. Certains pays n’ont pas exécuté les arrêts de la Cour depuis plus d’une décennie, sans pour autant être soumis à des pressions comme c’est le cas de la Türkiye. L’on applique ici deux poids, deux mesures, y compris dans le rapport.

D’autre part, il aurait fallu s’abstenir d’inclure dans le rapport des commentaires et des appels concernant des procédures judiciaires en cours, car celles-ci doivent être respectées et tout acte susceptible de les influencer doit être évité.

Enfin, les préoccupations concernant les prochaines élections sont sans fondement. La Türkiye possède une tradition bien établie d’élections libres, équitables, transparentes et démocratiques. Il ne fait aucun doute que les élections législatives et présidentielle de 2023, qui s’inscrivent dans le cadre d’une législation fondée sur cette tradition et conforme aux obligations internationales, se tiendront dans un environnement démocratique et en toute transparence.