1. Contexte
1. La guerre d'agression de la
Fédération de Russie contre l'Ukraine marque le retour du conflit
ouvert au cœur de l'Europe. Un conflit ouvert qui confronte la population
européenne aux horreurs de la guerre: violence, oppression, destruction,
déplacement, fuite et exil. Cette guerre reproduit malheureusement
des schémas et des formes d’agression entre des peuples qui sont
aussi vieux que la guerre elle-même, et qui se poursuivent dans
différentes parties du monde depuis lors. Comme le rappelle la proposition
de résolution, outre le combat armé, la torture et le viol sont
utilisés comme des armes pour briser, démoraliser et détruire individus,
foyers, familles et peuples.
2. Dans le monde entier, des entités étatiques et non étatiques
ont recours à des moyens militaires plutôt qu’à des solutions diplomatiques
et politiques, à l’intérieur des pays et au-delà des frontières
nationales et décident d’augmenter les dépenses consacrées aux armements
et à réduire les crédits précédemment affectés aux services sociaux
et médicaux, ce qui a pour effet d'accroître la vulnérabilité de
certaines parties des populations en cas de tensions et de conflits,
notamment les femmes, les enfants, les personnes handicapées et
les minorités.
3. Ainsi, des pays entiers négligent l’éducation et la formation
nécessaires pour s’attaquer aux causes profondes de la violence
fondée sur le genre, à savoir l’inégalité fondée sur le genre. Selon
les Nations Unies, «les causes profondes de la violence sexuelle
liée aux conflits, notamment la militarisation et la prolifération des
armes, l’impunité, l’effondrement des institutions, les inégalités
structurelles fondées sur le genre et les normes sociales néfastes,
ont été exacerbées par une confluence des crises humanitaires, des
crises politiques et des crises en matière de sécurité
». Dans
le même rapport, l'ONU a dénombré 18 pays touchés par la violence
sexuelle liée aux conflits en 2021, commis par différents acteurs
dont 12 forces militaires et policières nationales et 49 organismes
soupçonnés de manière crédible, la plupart des acteurs non étatiques.
4. En prenant comme point de départ la précédente
Résolution 1670 (2009) de l’Assemblée parlementaire «La violence sexuelle à
l'égard des femmes dans les conflits armés», ce rapport réexamine
cette question à la lumière du contexte actuel, et présente des
recommandations sur les mesures préventives et dissuasives contre
la violence sexuelle liée aux conflits, à mettre en œuvre d’urgence
par les États membres.
2. Méthodes de travail
5. Dans sa déclaration du 6 avril
2022, la Rapporteure générale de l'Assemblée sur la violence à l'égard des
femmes a dénoncé les violences sexuelles effroyables qui auraient
été perpétrées contre des civil·e·s par les forces militaires russes
au cours du premier mois de la guerre en Ukraine, comme en témoignent
les rapports quotidiens de journalistes, d'organisations internationales,
relayés également par des témoins directs et du personnel médical,
faisant état de viols et d'autres atrocités. Le 24 novembre 2022,
à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de
la violence à l’égard des femmes, la Secrétaire Générale du Conseil
de l’Europe, Marija Pejčinović Burić, a fait une déclaration forte
sur le besoin d’assister les femmes ukrainiennes victimes de violences
sexuelles et de traite aux mains de l’armée russe
.
6. Les violences sexuelles perpétrées dans le cadre de la guerre
en Ukraine seront l’un des principaux sujets examinés, et les atrocités
commises seront mises en avant dans ce rapport ; dans ce contexte,
il était important de recueillir des éléments de preuve sur la violence
à l’égard des femmes et d’attirer l’attention sur le fait que des
enfants, filles et garçons, sont également victimes de violences
sexuelles liées aux conflits (VSLC). J'ai utilisé des témoignages
recueillis lors d'une mission d'enquête menée en juin 2022 par le
Forum parlementaire européen pour la santé et les droits sexuels
et reproductifs, que j'ai l'honneur de présider, pour illustrer
comment les définitions internationales des victimes de VSLC sont
appliquées à la lettre dans les réalités tragiques de la guerre
.
7. Le 22 juin 2022, la commission a tenu une audition conjointe
avec le Réseau parlementaire pour le droit des femmes de vivre sans
violence, qui a été consacrée à une proposition de notre collègue
Maryna Bardina (Ukraine, ADLE) sur le thème: «Développer des mécanismes
et des moyens concrets pour détecter les crimes de violences sexuelles
des conflits armés et soutenir la réadaptation des survivant·e·s».
La réunion était présidée par la Rapporteure générale de l’Assemblée
sur la violence à l’égard des femmes, Mme Zita
Gurmai (Hongrie, SOC) et les intervenantes étaient la Commissaire
aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Mme Dunja
Mijatović, la Vice-ministre de l'Intérieur de l'Ukraine, Mme Kateryna
Pavlichenko (en ligne) et la conseillère juridique principale au
bureau de TRIAL International à Sarajevo (Bosnie-Herzégovine), Mme Adrijana
Hanušić Bećirović. Cette audition a apporté une contribution essentielle
à mon rapport, sur les travaux du Conseil de l’Europe, la situation
en Ukraine et, en particulier, sur les moyens de faire face aux conséquences
à long terme des VSLC.
8. Une deuxième audition a eu lieu le 16 septembre 2022 à Paris,
avec la participation de Mme Ajna Jusić, présidente
de l'ONG bosniaque «Forgotten Children of War», elle-même enfant
née d'un viol, et Mme Céline Bardet,
juriste internationale, fondatrice et présidente de l'ONG «We Are
NOT Weapons of War»
. J'ai aussi eu l’occasion de rencontrer,
à Vienne, Mme Pramilla Patten, Représentante
spéciale du Secrétaire général de l’ONU chargée de la question des
violences sexuelles commises en période de conflit, et j’ai profité
d’une visite à New York pour rencontrer Mme Letitia
Anderson, spécialiste de la sensibilisation et des droits des femmes auprès
du Bureau de la Représentante spéciale. Enfin, j'ai eu des entretiens
en ligne avec Mme Patricia Viseur Sellers,
spécialiste du droit pénal international et conseillère spéciale
de la Cour pénale internationale pour les crimes d’esclavage, et
avec des expert·e·s de l'ONG Nadia's Initiative
, fondée par la survivante yézidie
et militante internationale, Mme Nadia
Murad, lauréate des prix Václav Havel, Sakharov et Nobel de la paix.
Lors d’une conférence d’Action mondiale des parlementaires tenue
en novembre 2022 à Buenos Aires, je me suis longuement entretenue
avec Mme Minerva Tavarez Mirabal, présidente
du Fonds de la Cour pénale internationale au profit des victimes,
puis j’ai eu une vidéoconférence avec Mme Urszula
Grycuk, coordinatrice du plaidoyer international de FEDERA, la Fondation
polonaise pour les femmes et le planning familial. Tous ces échanges
m’ont permis d’acquérir une bonne connaissance des enjeux et des
défis de la protection contre les violences sexuelles liées aux
conflits.
3. Champ
d’application du rapport
9. L’examen des cas de violences
sexuelles liées à des conflits et de leur traitement au-delà de
l’Europe a permis d’étudier d’autres dimensions et pourra, je l’espère,
permettre d’obtenir une meilleure vision des conséquences à long
terme et de définir les moyens les plus efficaces et les mieux adaptés
pour aider les survivant·e·s, accorder des réparations et contribuer
à la réadaptation. En Europe même, la guerre en ex-Yougoslavie a
montré en particulier comment la violence et les traumatismes persistent
pendant des décennies après le conflit, alimentés par des dommages
psychologiques réprimés et non traités, la faiblesse des mesures
prises par l'État pour recréer un espace de coexistence pacifique,
le manque de reconnaissance adéquate des victimes, la stigmatisation
des victimes de viol et leurs enfants et, dans certains cas, la «réhabilitation
sociale» des criminels de guerre condamnés qui ont supervisé, ordonné
ou toléré les violences fondées sur le genre.
10. La guerre des Balkans montre également comment l'idéologie
peut constituer une forte motivation pour commettre des violences
sexuelles, et plus particulièrement des viols, utilisés comme moyen
soit de repeupler un pays ou une région par l'agresseur, soit de
supprimer, par la destruction, les droits et la santé sexuels et reproductifs
des populations ennemies et leurs droits, soit deux formes opposées
de nettoyage ethnique à travers les mêmes crimes et avec la même
intention finale. La violence peut aussi faire partie d’un plan
visant à éliminer un peuple entier, ce qui constitue un génocide
. Il s'agit là de facteurs
aggravants qui s’ajoutent au concept d'humiliation corporelle, qui
est l’incarnation de la «domination» d'une nation ou d'une ethnie
sur une autre.
11. Ces dernières années, des révélations choquantes ont été faites
à propos d’organisations internationales intervenant activement
dans des opérations militaires (de maintien de la paix), notamment
sur le continent africain, où la position de dépendance des populations
locales a conduit à des abus commis par leurs membres, se manifestant
notamment sous la forme d’exploitation et d’abus sexuels. Il convient également
d'examiner les violences sexuelles perpétrées dans différents types
de conflits, par exemple dans le cas d'éclatements sporadiques de
conflits frontaliers dits «gelés» et dans les régions où les conflits
– et les violences sexuelles qu’ils perpétuent – sont devenus le
mode de vie de plusieurs générations.
12. L’objectif du présent rapport est de décrire les contours
des VSLC et leurs conséquences, de susciter une prise de conscience
des dommages durables subis par les survivant·e·s, de définir les
bonnes pratiques et les mesures de prévention, de protection et
de réparation que les législateurs, les organisations internationales,
les ONG et les individus peuvent promouvoir et adopter en Europe.
Je tiens en particulier à contribuer à la promotion de la justice,
de l’assistance et des recours dédiés aux femmes et aux autres victimes et
survivant·e·s de violences sexuelles liées aux conflits en Ukraine.
4. Comment
définir les violences sexuelles liées aux conflits?
4.1. Définition
des violences sexuelles liées aux conflits en droit international
13. Le viol et les autres formes
de violence sexuelle sont des éléments constitutifs d’un génocide
qui est défini par la Convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide comme « des actes commis dans l'intention de
détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial
ou religieux ». Le génocide a obtenu le statut de
jus cogens (norme prévalant sur
les autres normes) et il est interdit de plein droit et en tant
que crime contre l’humanité. La Convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide, adoptée le 9 décembre 1948,
est entrée en vigueur le 12 janvier 1951
. La référence à cette première définition permet
de comprendre comment les violences sexuelles peuvent être utilisées
dans le cadre d’un plan, parfois comme outil de nettoyage ethnique
par fécondation forcée, et toujours comme une démonstration de la domination,
de l'humiliation et de la cruauté masculines. Certaines dispositions
de la convention sont néanmoins insuffisantes, comme l’obligation
de mesures visant la prévention du génocide.
14. L’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale
sur les crimes contre l’humanité qualifie de crimes contre l’humanité
le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse
forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence
sexuelle de gravité comparable, lorsqu’ils sont commis dans le cadre d’une
attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population
civile et en connaissance de cette attaque. Le Tribunal pénal international
pour l’ex-Yougoslavie et le Tribunal pénal international pour le
Rwanda ont tous deux joué un rôle décisif en créant des précédents
dans la poursuite des VSLC, notamment en formulant les définitions
et les éléments constitutifs des crimes fondés sur le genre
.
15. En tant que graves atrocités internationales, les crimes contre
l’humanité sont également soumis à la compétence universelle, ce
qui implique que des tribunaux nationaux peuvent être compétents
pour juger une personne soupçonnée de crime contre l’humanité, même
si le suspect ou la victime ne sont pas des ressortissant·e·s du
pays où est situé le tribunal et si le crime a eu lieu en dehors
de ce pays. L’existence et la portée de la compétence universelle
dépendent de la législation nationale. Par exemple, des enquêtes
dans le cadre de la compétence universelle concernant des crimes
de guerre commis lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont
commencé dans plusieurs pays individuels, dont l’Allemagne, la Lituanie,
l’Espagne et la Suède.
16. En 2008, les Nations Unies ont reconnu, dans la Résolution 1820
(2008) du Conseil de sécurité sur les femmes, la paix et la sécurité,
que le viol et d’autres formes de violence sexuelle peuvent constituer
un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un élément constitutif
du crime de génocide.
17. Comme le souligne la proposition de résolution, la Convention
du Conseil de l'Europe sur la lutte et la prévention de la violence
à l'égard des femmes et de la violence domestique (STCE no 210,
«Convention d'Istanbul») érige le viol et les autres formes de violence
en infraction pénale et prévoit la protection des femmes dans les
conflits, ainsi que des femmes demandeuses d'asile.
18. Les femmes ne sont pas les seules victimes de VSLC. Dans toutes
les situations de conflit, une proportion (généralement beaucoup
plus faible) des crimes sont perpétrés contre des hommes, et en particulier
contre des enfants, quel que soit leur genre. Dans certains cas
particuliers, tels que l'exploitation et les abus sexuels perpétrés
par des soldats de la paix décrits au chapitre 4.3 ci-après, la
proportion d'hommes et d'enfants visés est plus élevée, et dans
quelques cas, comme en Sierra Leone, les enfants de sexe masculin ont
été les principales victimes
.
19. Dans le présent rapport, j'ai choisi de conserver l’expression
«violences sexuelles liées aux conflits» comme terme juridiquement
et généralement reconnu pour les différents types de violence fondée
sur le genre dans les conflits
,
malgré ma réticence à associer l'idée de sexualité à ce type de
comportement délibéré et méprisable motivé par des intentions tactiques
et politiques. Dans la plupart des cas, je fais également référence
aux personnes soumises aux VSLC en tant que «survivantes» et non
«victimes», ce qui est généralement accepté comme le terme le plus
positif englobant les processus de guérison et de réparation et supposant
un rôle actif plutôt que passif. Il convient toutefois de noter
que de nombreuses dispositions légales exigent qu’une personne soit
reconnue comme victime pour pouvoir bénéficier d’une assistance
et d’un soutien.
4.2. Les
réalités sur le terrain
Et
puis... (silence) 'Une amie', Svetlana cherche son souffle et réfléchit
un instant. Soudain, elle semble réaliser ce qu'elle dit exactement.
Elle ravale ses larmes, s'éclaircit la voix et continue. Tout à
coup, son histoire n'est plus celle d'elle-même, mais celle d'une
«amie». Elle raconte comment cette «amie» dans le sous-sol de Marioupol
a été violée par le soldat russe, tandis que l'autre soldat tenait
son fils et le forçait à regarder. Svetlana raconte également que
les soldats ont ensuite violé une autre femme dans l'abri antiaérien
et que son «amie» a vu le soldat russe enfoncer un pistolet dans
le vagin de la femme et tirer après le viol. Il a dit qu'il voulait
s'assurer qu'elle ne donnerait plus jamais naissance à de «nouveaux
Ukrainiens .
20. Les violences sexuelles ont
de lourdes conséquences pour le système reproducteur des femmes.
La violence physique et psychologique d’un viol sur des femmes déjà
enceintes provoque des fausses couches et, dans ces circonstances,
la tendance à ne pas faire de déclaration entraîne généralement
des complications médicales supplémentaires faisant suite aux lésions
causées par le viol. La dépression, l’insomnie, l’anxiété et d’autres
formes de détresse psychologique sont également fréquentes chez
les survivantes et les membres de leur famille qui ont été témoins
de ces abus. Une autre conséquence, observée notamment durant la
guerre civile en Sierra Leone, a trait à la forte hausse des cas
de VIH/SIDA et des autres MST en raison de la fréquence des viols
et violences sexuelles. Au Rwanda, de nombreux miliciens séropositifs
ont violé des femmes tutsies dans l’intention précise de leur inoculer
la maladie. Une étude réalisée en 2000 par l’Association des veuves
du génocide rwandais a permis de recueillir les témoignages de 1 000
survivantes de violences sexuelles commises durant le génocide.
67% d’entre elles étaient séropositives.
21. Il existe des preuves de viol et d’autres formes de violences
sexuelles commises par les forces russes en Ukraine depuis l’occupation
de la Crimée et l’installation des forces contrôlées par les Russes
dans le Donbass en 2014
.
Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme a fait
état de multiples cas de VSLC perpétrées contre des hommes et des
femmes entre 2014 et 2021. Avant que n’éclate la guerre d’agression
ouverte, la plupart des incidents se sont produits durant la détention
des victimes ou leur privation de liberté par des groupes armés
et des forces gouvernementales. Les auteurs des faits ont eu recours
aux coups et à l’électrocution des parties génitales, au viol, aux
menaces de viol et à la nudité forcée pour torturer, punir, humilier
ou extorquer des aveux aux victimes. Pour accentuer la pression
exercée sur les victimes, les auteurs ont également menacé de maintenir
en détention, d’enlever, de violer, de blesser ou de tuer les enfants des
victimes et les autres membres de leurs familles.
22. Des violences sexuelles contre des femmes ont été également
rapportées en dehors des détentions, notamment dans des zones résidentielles
à proximité de positions militaires. Les femmes victimes ont déclaré avoir
été contraintes de se dénuder, avoir subi des agressions et attouchements
sexuels en échange de leur passage aux points de contrôle. En 2019,
le Procureur de la Cour pénale internationale (CPI) est parvenu
à la conclusion qu’il y avait des motifs raisonnables de croire
que des viols de guerre et d’autres formes de violences sexuelles
ont été perpétrés dans l’est de l’Ukraine.
23. Depuis février 2022, la guerre d’agression de la Russie contre
l’Ukraine et l’occupation des villes ukrainiennes qui a suivi ont
nettement aggravé les facteurs de risque de VSLC, en raison de la
présence de forces armées dans des zones habitées, des déplacements
de civil·e·s dans le pays, de la destruction des habitations et
infrastructures, de la privation de liberté, des restrictions à
la liberté de circulation, et de l’effondrement de la loi et de
l’ordre. En avril 2022, après les attaques des forces russes à Boutcha,
le médiateur pour les droits de l’homme de l’Ukraine a rapporté
les cas de quelque 25 jeunes filles et femmes âgées de 14 à 24 ans
qui ont été détenues, violées et mises enceintes par des soldats
russes dans un sous-sol. La Haute-Commissaire des Nations Unies
aux droits de l’homme, la Représentante spéciale du Secrétaire général
des Nations Unies chargée de la question des violences sexuelles
commises en période de conflit, l’Organisation pour la sécurité
et la coopération en Europe et d’autres ont signalé des cas de VSLC, notamment
de viol et de nudité forcée, dans l’ensemble du pays.
24. Les enquêtes sur ces crimes se heurtent à des difficultés
d’accès aux régions occupées par les Russes et aux zones de combat,
à l’insécurité physique des survivant·e·s qui peuvent également
se retrouver dans un climat d’impunité, craignant les représailles
et la stigmatisation et qui peuvent souffrir de traumatismes physiques
et psychologiques. Le plus souvent, les survivant·e·s s’efforcent
de subvenir à leurs besoins immédiats et à ceux de leurs familles
et n’ont pas toujours accès à des soins de santé ou à un autre type d’assistance.
Les enquêtes sur les VSLC conduites pas la CPI, l'État ukrainien
et d’autres instances nécessitent une approche coordonnée, axée
sur les survivant·e·s et tenant compte des traumatismes subis.
4.3. L’exploitation
et les abus sexuels perpétrés par les forces de maintien de la paix
25. Dans son rapport annuel au
Conseil de sécurité de l’ONU, António Guterres a souligné que pour l’Organisation,
les cas d’actes d’exploitation et d’abus sexuels (EAS) commis par
le personnel humanitaire et de maintien de la paix dans des «environnements
d’intervention complexes» ne sont pas définis comme des VSLC. Mais
le seul fait de mentionner l’exploitation et les abus sexuels dans
le rapport sur les VSLC et la similitude des caractéristiques (abus
d’une situation de vulnérabilité, de pouvoir et de confiance à des
fins sexuelles dans un climat de peur; actes systématiques à caractère
sexuel commis par un groupe dominant d’individus, par la menace
ou la force; faible niveau de responsabilité et impunité relative)
incitent à inclure cette forme de violence sexuelle liée aux situations
de conflits, dans le présent rapport.
26. Les allégations d’EAS dans le contexte du maintien de la paix
sont apparues durant la mission de l'Autorité provisoire des Nations
Unies au Cambodge (APRONUC) en 1992, le nombre de prostituées passant de
6 000 avant la mission à plus de 25 000 en 1993
. En 1995, les éléments de preuve
recueillis en Bosnie-Herzégovine ont montré que des femmes et des
jeunes filles avaient été victimes de la traite afin de travailler comme
esclaves sexuelles dans des bordels fréquentés par le personnel
des Nations Unies et que, plus tard, les forces d’intervention ont
été complices de traite à des fins d’exploitation sexuelle
.
En 2002, des consultant·e·s indépendant·e·s ont rapporté que le
personnel des Nations Unies et des ONG s’était livré à des actes
d’exploitation et d’abus sexuels sur des femmes et jeunes filles
dans des camps de réfugié·e·s en Guinée, au Liberia et en Sierra
Leone. Selon une enquête de l’agence Associated Press
,
basée sur un rapport interne des Nations Unies, entre 2004 et 2007,
neuf enfants ont été exploités par les forces de maintien de la
paix sri lankaises dans le cadre d’un réseau d’abus sexuels à Haïti.
Bien que 114 soldats aient été renvoyés au Sri Lanka, aucune accusation
criminelle n’a été portée contre eux. Des cas analogues se sont produits
en République centrafricaine (soldats de la paix burundais et gabonais)
et lors de la crise d’Ebola en République démocratique du Congo
entre 2018 et 2020, plus de 50 femmes ont porté des accusations
d’EAS contre des travailleurs humanitaires (OMS, UNICEF, Oxfam,
Médecins sans Frontières, World Vision, ALIMA et Organisation internationale
pour les migrations)
.
27. L’exploitation et les abus sexuels perpétrés par les agents
de maintien de la paix et les ONG revêtent différentes formes
: abus sexuels d’opportunisme (perpétrés
à des fins personnelles, comme une «pratique de la guerre»); abus
planifiés et sadiques; relations sexuelles de nature transactionnelle
(«sexe de survie» qui représente la grande majorité des allégations
d’EAS et qui n’est pas systématiquement considéré par tous les pays
comme une infraction pénale, par exemple un travail ou de l’argent
en échange d’un rapport sexuel); EAS en réseau perpétrés par des
soldats de la paix impliqués dans des réseaux criminels exploitant
la prostitution, le trafic sexuel, l’achat d’esclaves sexuelles
et la dissimulation d’activités illicites comme la participation
des forces de maintien de la paix à la traite des femmes dans les
Balkans, qui a contribué à l’expansion rapide de l’industrie de
l’exploitation du sexe, a perduré après l’opération et a eu des
conséquences à long terme sur l’économie de l’après-guerre.
28. L’absence de données sur l’exploitation et les abus sexuels
a toujours été problématique; et le fait que les pays protègent
le caractère confidentiel des personnes déclarées coupables rend
toute attribution des responsabilités impossible. La sous-déclaration
par crainte ou ignorance des procédures complique également beaucoup
l’estimation du nombre des auteurs
. Par ailleurs, en vertu
des accords internationaux régissant les forces de maintien de la
paix des Nations Unies, les forces armées sont placées sous la juridiction
exclusive de leurs propres pays. En conséquence, les allégations
dirigées contre des soldats sont renvoyées au pays contributeur
de troupes
.
29. Un rapport interne de l’ONU de 50 pages remis par un ancien
fonctionnaire de l’Organisation au journal
The
New Humanitarian décrit en détail les erreurs et les
problèmes rencontrés dans les enquêtes, en particulier dans le cadre
des entretiens avec les victimes présumées. L’UNICEF n’a pas recueilli
les témoignages précis des victimes et a attendu plusieurs semaines
avant d’informer l’organe de supervision et d’enquête des Nations Unies
des allégations; le climat dans lequel les femmes et les jeunes
filles ont formulé des allégations a été décrit comme «menaçant»,
les enquêteurs posant des questions «humiliantes» et «inutiles»;
le système de collecte et de stockage de l’ADN a entraîné la décomposition
des échantillons qui auraient permis d’identifier les auteurs. La
plupart des allégations ont donc été rejetées
.
30. Entre 2003 et 2006, l’ONU a publié plusieurs bulletins et
stratégies, établissant des règles strictes applicables au personnel,
notamment au personnel des organisations ayant conclu des «accords
de coopération» avec les Nations Unies, puis aux consultants et
sous-traitants, prévoyant l’interdiction des relations sexuelles
tarifées et déconseillant vivement les relations entre le personnel
des Nations Unies et les «bénéficiaires de l’assistance». Le Secrétaire
général de l’époque, Kofi Annan, a annoncé une politique de «tolérance
zéro».
31. L’année 2008 a été celle du lancement du système d’informations
global en ligne «Misconduct Tracking System» qui permet de recueillir
et de compiler les allégations d’EAS de manière confidentielle,
et l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté la première Stratégie
globale d’aide et de soutien aux victimes d’actes d’exploitation
ou d’agression sexuelles commis par des membres du personnel des
Nations Unies ou du personnel apparenté, qui a pour objet de faire
en sorte que les plaignant·e·s, les survivant·e·s et les enfants reçoivent
une assistance médicale, juridique, psychosociale et autre appropriée.
En 2015, des allégations d’abus en République centrafricaine ont
entraîné la démission du chef de la Mission des Nations Unies dans ce
pays, Babacar Gaye, ordonnée par l’ancien Secrétaire général, M. Ban
Ki-moon.
32. En 2010, le Comité permanent interorganisations a commandé
une étude mondiale sur la protection contre l’exploitation et les
abus sexuels. Il est parvenu à la conclusion que malgré l’instauration
de politiques depuis plusieurs années, la compréhension et l’acceptation
de ces politiques par la direction et le personnel demeurent faibles
ou inexistantes, que les politiques et orientations n’ont généralement
pas été diffusées sur le terrain et que leur mise en œuvre est «lacunaire,
faible ou inexistante»
. L’exploitation et les abus sexuels continuent
d’être pratiqués dans toutes les opérations de maintien de la paix,
les auteurs sont rarement tenus responsables de leurs actes et le
nombre réel d’EAS est probablement supérieur à celui déclaré. Les
progrès accomplis dans les politiques de protection contre l’exploitation
et les abus sexuels ont été principalement d’ordre réactif, en réponse
à l’indignation de l’opinion publique face aux incidents révélés
par les médias internationaux, des critiques ayant été soulevées
sur la question de savoir si l’Organisation jugeait plus important
de protéger son image que les civils. L'ONU a néanmoins pris diverses
mesures pour mieux former les membres des missions de maintien de
la paix et superviser leur travail sur le terrain
.
4.4. Le
cas spécifique des femmes yézidies
33. En août 2014, en l’espace de
deux semaines, le massacre de Sinjar a marqué le début d’une campagne stratégique
de nettoyage ethnique (reconnue comme un génocide) du prétendu État
islamique d’Irak et du Levant (EIIL) visant à anéantir le peuple
yézidi, avec le meurtre et l’enlèvement de milliers d’hommes, de femmes
et d’enfants yézidis dans la ville kurde irakienne de Sinjar et
aux alentours. Environ 400 000 Yézidis ont fui vers une région voisine
et des dizaines de milliers se sont réfugiés sur le mont Sinjar.
Les autres ont été tués ou faits prisonniers et soumis à des violences,
notamment à l’esclavage, au travail forcé, à la torture et au viol.
Les hommes ont reçu l’ordre de se convertir ou de mourir et les
femmes ont été faites prisonnières, mariées au plus offrant, réduites
en esclavage sexuel et forcées de se convertir. Plus de 6 000 femmes
et enfants ont été faits prisonniers et près de 2 800 sont toujours
portés disparus aujourd’hui. La violence sexuelle a été utilisée
stratégiquement comme une arme de guerre et des manuels de l’EIIS
(«État islamique en Irak et en Syrie») codifiant la traite des femmes
yézidies, dans l’idée que le viol des femmes détruirait la communauté de
l’intérieur, sont apparus.
34. L’EIIL a perdu le contrôle de la région en décembre de la
même année à la suite des ripostes des forces kurdes peshmerga,
de celles du Parti des travailleurs du Kurdistan et des Unités de
défense du peuple, soutenues par des frappes aériennes américaines
et britanniques. Depuis lors, des efforts ont été faits pour offrir
des mesures de réadaptation aux survivant·e·s de Sinjar et de la
région environnante et créer les conditions du retour. Lors des
discussions que j’ai eues avec des membres de l’ONG Nadia’s Initiative,
créée en 2018 par la survivante yézidie Nadia Murad, j’ai vu comment
les contributions internationales ont amélioré les conditions de
vie et préparé le retour en toute sécurité de 150 000 personnes
déplacées. Le travail est fait par et avec les Yézidi·e·s et il
est axé sur l’éducation, les soins de santé (en particulier les
soins obstétriques et gynécologiques, y compris dans les zones rurales),
l’approvisionnement en eau potable, le rétablissement des moyens
de subsistance, la culture et le travail de mémoire et l’autonomisation
des femmes
.
35. L’exemple de la reconstruction yézidie est très positif et
m’a aidée à formuler plusieurs recommandations, dont la suivante:
l’expression «rien sur moi sans moi» s’applique partout. Aucune
action en faveur des survivant·e·s de la violence ne peut être couronnée
de succès sans leur participation à toutes les étapes, de la conception
à la mise en œuvre. Un autre élément important est le pouvoir des
«champions»; le travail de Nadia Murad (et celui de son colauréat
du prix Nobel, Denis Mukwege en République démocratique du Congo)
a donné une grande visibilité à la cause des femmes yézidies et
a attiré des financements importants; ce modèle peut être repris
dans de nombreuses autres circonstances. D’autre part, la situation
en Irak est très différente des autres cas, et pas seulement en
raison du contexte géopolitique: par exemple, le gouvernement irakien
reconnaît l’utilité, pour le pays, des programmes de réadaptation
et d’infrastructure dans lesquels il n’intervient pas.
5. Dispositions
juridiques relatives à la prévention, la protection, les poursuites
et la réparation des violences sexuelles dans les situations de
conflit
5.1. Organisation
des Nations Unies
36. Le Secrétaire général de l’ONU
présente au Conseil de sécurité un rapport annuel sur les violences sexuelles
liées aux conflits
, portant
sur l’application des résolutions 1820 (2008), 1888 (2009), 1960
(2010), 2106 (2013) et 2467 (2019) du Conseil. Au sein du système
des Nations Unies, la Représentante spéciale chargée de la question
des violences sexuelles commises en période de conflit est la plus
haute autorité responsable, avec l’appui du Réseau des Nations Unies
contre la violence sexuelle en temps de conflit, qui œuvre en faveur
de la prévention, en répondant aux besoins des survivant·e·s et
en renforçant la responsabilisation.
37. Pour la Représentante spéciale Pramila Patten, l’idée de départ
de la création en 2007 du réseau interinstitutions était de réunir
des acteurs du monde politique, du maintien et de la consolidation
de la paix et des droits humains, ainsi que des intervenant·e·s
humanitaires et des spécialistes des programmes, pour renforcer
l’entraide mutuelle afin d'amplifier l’impact des mesures prises
pour traiter les violences sexuelles comme un défi politique plutôt
qu’exclusivement technique. La prévention est au cœur de ce programme,
ce qui vise à éviter de réagir perpétuellement aux conséquences
de la violence sexuelle en aval, en l'absence de diplomatie préventive
concertée en amont.
38. Dans ce contexte, les résolutions des Nations Unies susmentionnées
ont exigé une tolérance zéro et des «conséquences crédibles» pour
les VSLC. Cumulativement, elles incarnent un engagement politique
à lever le voile du silence et à mettre à profit toute la panoplie
d'outils diplomatiques et répressifs pour transformer le cercle
vicieux de la violence et de l'impunité en un cercle vertueux de
reconnaissance, de signalement et de réponse en temps réel. La Résolution 2467
(2019) a créé un fonds fiduciaire multipartite affecté aux VSLC,
et a ainsi permis au réseau de soutenir des projets nationaux axés
sur les survivant·e·s dans les régions touchées par des conflits.
39. En juin 2021, le Bureau de la Représentante spéciale a publié
un rapport extrêmement détaillé et complet intitulé «Dispositions
législatives types et orientations pour les enquêtes et les poursuites
relatives à des violences sexuelles liées aux conflits»
,
rédigé par Partners in Justice International en collaboration avec des
expert·e·s, des spécialistes et des avocat·e·s ainsi qu’avec des
victimes et des survivant·e·s. Il regroupe un volume considérable
de recommandations et de dispositions types qui sont fondées sur
des évaluations de la législation existante et qui visent à lever
les obstacles auxquels se heurtent les victimes, les survivant·e·s
et leurs familles en matière d’accès à la justice. Il s’agit d’une
codification du droit pénal matériel et procédural en matière de
VSLC, laquelle est axée sur les victimes et les survivant·e·s. Les
législateurs devraient être vivement encouragés à utiliser ces modèles
qui ont pour but de les aider à adopter ou bien à examiner et réviser
– dans le cadre de leur droit national – les dispositions juridiques
codifiant les crimes de VSLC en tant que crimes internationaux au
niveau national.
40. En mars 2016, le Secrétaire général a créé le Fonds d’affectation
spéciale en faveur des victimes d’exploitation et d’atteintes sexuelles
afin de soutenir les entités et organisations des Nations Unies
et celles extérieures à l’ONU qui fournissent des services d’assistance
et de soutien aux victimes. Plus récemment, en septembre 2022, dans
le contexte de la Campagne des Nations Unies contre la violence
sexuelle en temps de conflit (ou Campagne Halte au Viol), un Cadre
pour la prévention des violences sexuelles liées aux conflits, instrument
unique et applicable à l'échelle mondiale, a aussi été rendu public
.
5.2. Tribunaux
internationaux: la Cour pénale internationale
41. L’Ukraine n’est pas partie
au Statut de Rome, mais elle a accepté, à deux reprises, la compétence
de la Cour à l’égard des faits présumés constitutifs de crimes au
titre du Statut de Rome commis sur son territoire, d’abord en ce
qui concerne les actes criminels réputés avoir été commis sur le
territoire ukrainien entre le 21 novembre 2013 et le 22 février
2014, puis, de manière illimitée, pour englober ceux commis sur
tout le territoire de l’Ukraine à partir du 20 février 2014. Le
28 février 2022, le procureur de la CPI a annoncé qu’il demanderait
l’autorisation d’ouvrir une enquête sur la situation en Ukraine
sur la base des conclusions auxquelles le Bureau était parvenu à
l’issue de son examen préliminaire sur tous les faits nouveaux présumés constitutifs
de crimes relevant de la compétence de la Cour. Cette autorisation
a depuis été accordée. Depuis cette date, 43 États parties ont également
procédé à des renvois séparément ou en groupe.
42. La CPI a mis au point des programmes complets de protection
des témoins qui s’appliquent en particulier aux survivant·e·s de
VSLC qui offrent spontanément de témoigner. Elle a aussi créé un
Fonds au profit des victimes (voir le chapitre 8 ci-après) qui non
seulement fournit un financement aux personnes mais organise aussi
des programmes de soins et de réadaptation individuels et collectifs.
5.3. Conseil
de l’Europe
43. Le préambule à la Convention
d’Istanbul reconnaît l’existence de «violations constantes des droits
de l’homme en situation de conflits armés affectant la population
civile, et en particulier les femmes, sous la forme de viols et
de violences sexuelles généralisés ou systématiques et la potentialité
d’une augmentation de la violence fondée sur le genre aussi bien
pendant qu’après les conflits». Son article 2 sur le champ d’application précise
que la convention s’applique en temps de paix et en situation de
conflit armé, sans autre disposition spécifique, ce qui signifie
que toutes les dispositions doivent être respectées en toute circonstance.
44. Lors de son audition du 22 juin 2022, la Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe, Mme Dunja
Mijatović, a souligné que les violences sexuelles liées aux conflits
figuraient au premier rang des priorités du Conseil de l’Europe
du fait de l’évolution de la situation en Ukraine. La prévention
et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence
domestique, en particulier dans le cadre de la promotion de la ratification
et de la mise en œuvre de la Convention d'Istanbul, demeurent une
part essentielle de ses travaux en la matière. Le conflit et les
déplacements ont montré une nouvelle fois à quel point les femmes
et les jeunes filles sont exposées à des risques de violences encore
plus élevées en temps de crise.
5.4. Dispositions
juridiques nationales
45. Les organisations humanitaires
et les tribunaux internationaux considèrent qu'il est essentiel
de renforcer les capacités nationales à poursuivre les auteurs de
VSLC, car c'est le moyen le plus efficace et le plus approprié de
faire en sorte qu’ils soient tenus responsables de ces crimes
. L’équipe d’expert·e·s de l’État
de droit et des questions touchant les violences sexuelles commises
en période de conflit créée dans le cadre de la Résolution 1888
(2009) du Conseil de sécurité de l’ONU, aide les autorités nationales
à renforcer les institutions chargées du maintien de l’État de droit
pour une plus grande responsabilité en matière de VSLC. Ses actions
se sont concentrées jusqu’ici sur le continent africain (République
centrafricaine, République démocratique du Congo, Mali, Soudan du
Sud), mais elle a été également active en Irak, où elle travaille actuellement
à la finalisation de la loi accordant un soutien aux survivantes
yézidies (2021).
46. À cet égard, l'exemple de la Bosnie-Herzégovine mérite d'être
souligné. Lors de l'audience du 22 juin 2022, l'avocate de TRIAL
International, Adrijana Hanušić Bećirović, a expliqué que la Bosnie
était connue pour son taux élevé de poursuites pour VSLC, mais qu'il
avait fallu beaucoup de temps pour faire coïncider les définitions
nationales de la violence sexuelle et les dispositions du Code de
procédure pénale avec les normes internationales, mettre en place
un système complet de mesures spéciales de protection et former
des juristes spécialisés. Elle a recommandé aux parlementaires de
commencer leurs travaux par un examen des lacunes juridiques de
la législation nationale, en particulier en ce qui concerne le code
pénal et le code de procédure pénale
. Il est primordial de
commencer tôt à élaborer des cadres administratifs pour les réparations
et les politiques afférentes. Mme Hanušić
Bećirovića a également souligné la nécessité d'adopter des approches centrées
sur les survivant·e·s et de procéder, notamment, à une large consultation
et des évaluations diversifiées des besoins.
47. En mai 2015, la Croatie a adopté une loi accordant un versement
unique de 100 000 kunas (14 504 $US) et une allocation mensuelle
de 2 500 kunas aux survivant·e·s de viols dans le conflit en ex-Yougoslavie
des années 90, ainsi que des conseils juridiques et une aide médicale
gratuits. La loi est entrée en vigueur en janvier 2016
. Bien qu’arrivant très tard après
le conflit, cette mesure peut être considérée comme un modèle pour
d’autres pays . Dans le même temps, il faut accompagner toute législation
en faveur des survivant·e·s d’une reconnaissance des crimes commis
même sans auteur identifié. Selon un·e bénéficiaire, «la loi et
les réparations ne valent rien si les auteurs restent en liberté.
Je veux qu’ils répondent de leurs crimes, qu’ils disent pourquoi
ils sont venus à Vukovar pour tuer et violer».
48. Au cours de l’audition susmentionnée sur ce rapport, la vice-ministre
de l'Intérieur de l'Ukraine, Kateryna Pavlichenko, a insisté sur
le fait que la guerre en Ukraine durait déjà depuis huit ans, depuis
l'occupation illégale de la Crimée par la Fédération de Russie.
Le Gouvernement ukrainien, le système répressif et le secteur public
déploient tous les efforts possibles pour enquêter et rassembler
des informations sur les crimes de guerre et aider les victimes.
À l'initiative du ministère de l'Intérieur, des unités spéciales
de police mobiles ont été mises en place pour établir les infractions
pénales commises par le personnel militaire de la Fédération de
Russie et encourager les victimes à signaler les cas aux autorités
chargées de faire respecter la loi, en reconnaissant la nécessité
de tenir compte des facteurs tant physiques que psychologiques.
49. La vice-ministre a précisé que les institutions ukrainiennes
pour la prévention de la violence sexuelle se sont engagées à coopérer
avec les parties prenantes internationales dans le cadre de la prévention
et des enquêtes sur les crimes de guerre ainsi qu’à apporter une
assistance complète aux victimes. Le gouvernement a signé un mémorandum
de coopération avec l’ONU sur la lutte contre les violences sexuelles
commises en période de conflit et leur prévention, s’appuyant sur
l’engagement entre le Gouvernement ukrainien et la Représentante
spéciale du Secrétaire général de l’ONU chargée de la question des
violences sexuelles commises en période de conflit ainsi que sur
le Plan national d’action de l’Ukraine pour la mise en œuvre de la
Résolution 1325 du Conseil de sécurité sur les femmes, la paix et
la sécurité (2020-2025). Le Plan national d’action décrit précisément
les mesures à prendre pour prévenir et combattre les violences sexuelles
liées aux conflits observées dans les régions occupées par la Russie
depuis 2014.
5.5. Utilisation
de la compétence universelle
50. La compétence universelle,
qui est un moyen extrêmement important et efficace pour les États
de montrer leur détermination à poursuivre les auteurs de VSLC,
a prouvé son utilité dans d'autres contextes. Elle est possible
dans les pays où la loi reconnaît la compétence universelle pour
certains des crimes les plus graves commis au regard du droit international.
Elle permet d’instruire et de poursuivre ces crimes, quel que soit
le lieu où ils ont été commis et quelle que soit la nationalité
des suspects ou des victimes. La compétence universelle demeure
l'une des seules possibilités de traduire en justice les auteurs
de crimes commis en Syrie, par exemple
.
51. Au 11 juillet 2022, l'Allemagne
, l'Espagne,
l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie
, la Norvège, la Pologne, la
République slovaque, la Roumanie, la Suède et la Suisse étaient
autant de pays qui avaient déclaré leur intention d'utiliser la
compétence universelle pour enquêter sur les crimes de guerre commis
lors de l'invasion russe de l'Ukraine. En France, où la loi n'autorise
pas la compétence universelle, les procureurs ont ouvert une enquête
sur les crimes de guerre relevant de la compétence nationale, pour
les affaires dans lesquelles des citoyens ou des résidents français
ont été des victimes ou des suspects potentiels. Ces initiatives
doivent être soutenues et se multiplier.
6. Prévenir
la violence sexuelle en tant que tactique de guerre systématique
Mariya
essuie ses larmes et raconte comment un soldat russe a commandé
ses jeunes collègues. «Il leur a dit de violer les femmes dans le
sous-sol encore et encore. Jusqu'à ce qu'elles soient complètement
détruites mentalement. Il ne s'agit pas d'un «acte isolé» d'un soldat
russe livré à lui-même, mais d'ordres clairs du Kremlin, même s'ils
le nient avec véhémence ».
52. Les actes de violences sexuelles
commis par des «agresseurs individuels» sont non seulement des comportements
humains abjects mais ils résultent également d'une culture d'impunité
au sein des forces belligérantes étatiques et non étatiques, et
d’une tactique délibérée des instigateurs de la guerre visant à inclure
le viol, l'esclavage sexuel et la torture dans les indicateurs de
succès liés à un conflit. Tous les efforts doivent être faits pour
mettre fin à cette glorification de la domination physique et de
l'ascendance psychologique qui persiste à divers niveaux dans de
nombreuses sociétés et traditions, et se traduit en temps de guerre
par des traitements manifestement inhumains. Dans les Balkans, l'un
des obstacles à une réparation durable et à la justice transitionnelle
est la glorification renouvelée de certains criminels de guerre,
à laquelle les autorités doivent apporter des réponses énergiques
pour y mettre fin
.
53. Pour la Représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU
chargée de la question des violences sexuelles commises en période
de conflit, un changement de paradigme est nécessaire pour dissiper
le mythe selon lequel le viol est un simple «dommage collatéral»
ou un «sous-produit inévitable de la guerre», ce qui sous-entend
que le viol sera toujours omniprésent en temps de guerre et ne pourra
pas être évité. Selon Pramilla Patten, «dans les relations internationales,
le fait de présenter un phénomène comme inévitable indique généralement
qu’il n’y a pas de volonté politique de le changer, et constitue
un code qui révèle la complaisance et l'acceptation, qui à leur
tour engendrent le fatalisme et la passivité
».
54. Il est évident que les violeurs individuels doivent être tenus
légalement responsables, tout comme leurs supérieurs dans la chaîne
de commandement qui ont supervisé, toléré ou même encouragé ou ordonné
le viol. Dans ce contexte, la sanction dissuasive doit répondre
à des impératifs de prévention à la fois individuels et généraux.
Mme Patricia Viseur Sellers a expliqué,
au cours de notre rencontre, que le cadre de justice internationale
des Nations Unies prévoit une responsabilité pénale pour avoir «aidé
et encouragé» à commettre des crimes de guerre, ce qui signifie
que les dirigeants, qui ont le devoir de prévenir et de punir le crime,
peuvent être tenus responsables de la perpétration de crimes de
guerre, y compris de VSLC, sans être présents physiquement et sans
qu’un ordre direct ait été donné (par exemple dans le cas de Charles
Taylor au Libéria).
55. Afin d'avoir un effet dissuasif et de prévenir les violences
sexuelles dans les conflits, il est essentiel que les tribunaux
– qu'il s'agisse de tribunaux ad hoc,
de la CPI ou de tribunaux nationaux – soient en mesure de présenter
des preuves dans les poursuites contre les auteurs et les instigateurs.
Afin de recueillir les preuves nécessaires, il est important que
bien avant le début du conflit, les hôpitaux et les gynécologues,
par exemple, disposent des connaissances et de l'équipement nécessaires
pour obtenir des preuves médico-légales fiables en utilisant les
moyens appropriés.
56. Le rapport 2016 de Maryvonne Blondin intitulé « Les femmes
dans les forces armées: promouvoir l'égalité, mettre fin aux violences
fondées sur le genre
», fournit également une base utile
pour étudier comment la violence au sein des forces armées crée
un climat d'impunité et probablement de normalité face aux comportements
violents dans l'armée.
7. Survivant·e·s,
comment obtenir la justice durable recherchée?
7.1. Sous-déclaration,
stigmatisation et impunité
Je
ne suis pas un enfant de viol, je suis l'enfant de ma mère.
Anja Jusić
57. Lors de l'audition de juin
2022, Mme Adrijana Hanušić Bećirović,
juriste auprès de TRIAL International, a souligné que l'un des principaux
obstacles à la prise en charge et aux poursuites des cas de VSLC
et au soutien des victimes est la stigmatisation sociale qui entoure
ces crimes. Il est nécessaire d’offrir aux victimes des lieux sûrs,
généralement des associations de victimes et d’ONG locales, qui
leur permettent de s’exprimer librement. Selon elle, il incombe
principalement aux gouvernements de fournir les services de soutien,
mais ils devraient le faire en partenariat avec les ONG. Les poursuites
ont un effet dissuasif et sont importantes pour les victimes, car
elles leur offrent la possibilité d’obtenir une certaine satisfaction
et un soutien pendant le processus de guérison. Ces observations
ont été confirmées par mes recherches sur les conditions requises pour
aider les survivant·e·s de VSLC et permettre à toutes les communautés
concernées par le conflit de tourner la page.
58. Dans un grand nombre de pays et de régions, les victimes de
violences sexuelles, notamment de viol, sont stigmatisées en raison
du contexte culturel ou social. En République démocratique du Congo,
les victimes de violences sexuelles sont ostracisées par leurs familles
et leurs villages. Des communautés entières sont brisées et cela
aboutit à un manque de respect à l’égard de toutes les femmes. Depuis
la guerre civile en Sierra Leone dans les années 1990, les victimes
de viol sont marginalisées en raison de la stigmatisation sociale
dont elles font l’objet, sont rejetées par leurs maris, leurs familles
et leurs communautés ou bien réduites au silence pour éviter tout
ostracisme.
59. Les femmes qui se sont retrouvées enceintes à la suite d’un
viol sont plus particulièrement exposées à de nouveaux traumatismes
et abus de leurs droits, car leur enfant sera considéré comme un
enfant de l’ennemi. Les survivantes de viols et leurs enfants risquent
donc davantage d’être bannis par leurs communautés et les femmes
mariées d’être rejetées par leur mari. Les femmes mariées peuvent
être désavouées par leur mari et les femmes célibataires risquent
fort de ne jamais pouvoir se marier, car elles sont considérées
comme « salies » par leur communauté et deviennent alors encore
plus vulnérables sur le plan social et économique.
60. Nos échanges avec la présidente d’Enfants oubliés de la guerre,
Anja Jusić, nous ont permis de jeter un regard extrêmement émouvant
et instructif sur les dommages causés par les VSLC sur plusieurs générations.
Elle nous a confié comment le fait d’être née des suites d'un crime
de guerre l’avait stigmatisée tout au long de sa jeune existence,
de la naissance à l'école, puis au travail, dans des sociétés où
l'absence du nom du père sur les documents d'identité ne pouvait
indiquer qu'une seule chose, où le souvenir du crime ayant causé
la naissance d'un enfant se lisait dans les yeux de la mère, et
où rompre le silence entre la mère et l'enfant était presque trop
difficile à supporter. Le soutien psychologique est essentiel pour
que les familles puissent surmonter les conséquences des crimes
dont elles ont été victimes.
61. Parmi les nombreux conseils destinés à aider les survivant·e·s,
Mme Jusić a souligné qu'une approche centrée
sur les survivant·e·s était essentielle, mais qu'il était également
essentiel de détourner l'attention du public des victimes/survivant·e·s
pour mieux trouver et désigner les auteurs. Trop souvent, les survivant·e·s sont
jugés comme ayant d'une certaine manière attiré et provoqué le viol
qu’ils ou qu’elles ont subi. Il n'y a aucune excuse permettant de
justifier les VSLC, mais la société reste méfiante et continue de
blâmer de nombreuses jeunes femmes et filles pour cet acte.
7.2. Collecte
de données
62. La peur de la stigmatisation
et de l'ostracisme joue également un rôle déterminant dans la sous-déclaration
des cas et complique ainsi la collecte des données. Dans tous ces
conflits, il semble que seule une part de la réalité de la violence
à l’égard des femmes soit apparente. Ainsi, au Kosovo*
, les victimes
n’ont commencé à s’exprimer que 20 ans après la guerre. Les femmes
survivantes de violences sexuelles en Bosnie-Herzégovine ont ainsi
utilisé le silence comme stratégie d'adaptation et n'ont commencé
à réfléchir à ce qu'elles avaient vécu et au traumatisme en résultant
que lorsque leurs obligations parentales sont devenues moins lourdes.
63. En septembre 2022, le Bureau du Procureur de la CPI et Eurojust
ont publié des lignes directrices pratiques pour enregistrer et
préserver les informations recueillies sur les crimes internationaux.
Ces lignes directrices visent à aider les organisations de la société
civile à consigner les principaux crimes internationaux, tels que
les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité. Elles sont
censées renforcer et aider les organisations de la société civile
qui cherchent à recueillir et à préserver des informations afin
de contribuer aux enquêtes.
64. La juriste française Céline Bardet s'est appuyée à la fois
sur sa grande expérience auprès de survivant·e·s de VSLC dans le
monde entier et sur ses connaissances universitaires pour élaborer
des programmes et des outils pratiques destinés à aider les survivant·e·s
à apporter la preuve que des crimes sexuels ont été commis à leur
encontre et à accepter ces épreuves afin de se reconstruire
. Mme Bardet
a fondé l'ONG We Are NOT Weapons of War (WWoW) dans le triple but
de sensibiliser au crime de viol pendant les conflits, de lutter
contre l'impunité comme principale raison de la propagation du viol
de guerre, d'aider les victimes à accéder aux soins médicaux et
psychologiques dont elles ont besoin et de favoriser leur autonomisation
par l’accès à des voies de recours légales. L'application mobile
«Backup» développée par l'organisation utilise un système crypté
(blockchain) qui facilite le signalement des victimes de viols de
guerre, la coordination des professionnel·le·s impliqués et la collecte
de données fiables sur le phénomène. Les phases pilotes ayant été
une réussite en République centrafricaine, en Libye et en Iraq,
l'application sera bientôt disponible dans toutes les régions où
sévit la guerre.
65. Lors de la session d'automne 2022 de l'Assemblée, l'ONG Coalition
Ukraine 5AM (nommée d'après l'heure à laquelle le bombardement de
l'Ukraine par la Russie a commencé) a été l'un des trois candidats présélectionnés
pour le Prix Václav Havel des droits de l'homme. Il s'agit d'un
groupe d'organisations ukrainiennes de défense des droits humains
dont l'objectif est de découvrir, décrire, collecter et préserver
les éléments de preuve, tout en sensibilisant le public aux crimes
de guerre et aux crimes contre l'humanité présumés commis pendant
un conflit. Ce type d'initiative, qui est considérée comme une passerelle
entre les crimes commis sur le terrain et les tribunaux nationaux
et internationaux, doit être encouragé.
66. Il n’existe pas non plus d’étude mondiale approfondie des
VSLC utilisant toutes les données disponibles; une telle étude serait
essentielle pour tenter de comprendre le caractère systématique
et l’étendue des VSLC, coordonner les efforts visant à les éradiquer
et à les prévenir dans l’avenir et sensibiliser le grand public.
8. Faire
face aux conséquences des violences sexuelles pendant les conflits
8.1. Mesures
internationales
67. En plus de travailler sur la
prévention, l’ONU a défini des orientations sur les réparations
relatives aux violences sexuelles liées aux conflits. Une note d’orientation
du Secrétaire général de l’ONU publiée en 2014
indique que toutes les victimes,
y compris celles de violences sexuelles liées aux conflits doivent
être traitées avec humanité et que leur dignité et leurs droits
humains doivent être respectés pour éviter toujours plus de dommages
et de traumatismes. Leur droit à un recours et à une réparation
doit être réalisé sans discrimination fondée sur le sexe, l’identité
de genre, l’origine ethnique, la race, l’âge, l’affiliation politique,
la classe sociale, l’état civil, l’orientation sexuelle, la nationalité,
la religion et le handicap ou tout autre statut.
68. En 2002, l’Assemblée des États parties au Statut de Rome de
la CPI a créé un Fonds au profit des victimes doté de deux mandats.
Premièrement, l’octroi des réparations ordonnées par la Cour en
faveur des victimes à la suite d’une déclaration de culpabilité
soit par le paiement par la personne déclarée coupable, soit par
l’utilisation de contributions volontaires sur décision du Conseil
de direction pour aider les survivant·e·s à guérir et à se réintégrer.
Deuxièmement, le mandat d’assistance du Fonds pour les victimes
offre une réparation aux victimes les plus vulnérables et à celles
qui ont subi les formes les plus graves de violence, à leurs familles
et à leur communauté. Les équipes du Fonds travaillent en collaboration
avec des partenaires locaux pour mettre en œuvre des programmes
de changement de vie, dont des programmes de santé mentale, de soins
médicaux et de soutien matériel
.
69. L’éligibilité au mandat d’assistance dépend de critères d’identification
particuliers et assez restrictifs. Outre les réparations collectives,
les victimes individuelles peuvent recevoir un soutien supplémentaire.
Les survivant·e·s de violences fondées sur le genre (dans le cas
du Mali par exemple) ont accès à des réparations collectives et
individuelles. Mme Minerva Tavarez Mirabal,
présidente du Conseil de direction du Fonds au profit des victimes,
m’a informée lors de notre entretien que seuls 14 des 123 États
parties au Statut de Rome contribuent régulièrement et durablement
au Fonds (tandis que 48 effectuent des versements occasionnels) et
qu’il est donc essentiel d’augmenter ces versements.
70. Dans l’allocution qu’elle a prononcée à l’occasion de la 12ème Assemblée
consultative des parlementaires sur la Cour pénale internationale
et l’État de droit le 4 novembre 2022 à Buenos Aires, Mme Tavarez
Mirabal a indiqué que depuis que la Cour a rendu sa première ordonnance
de réparation en 2012 (modifiée en appel en 2015), les juges ont
accordé des réparations aux victimes dans chacune des quatre condamnations
prononcées. Dans les quatre cas, les réparations ont été ordonnées
par l’intermédiaire du Fonds au profit des victimes et un cinquième
cas est en cours: la procédure de réparation a déjà eu lieu alors que
la condamnation est toujours en appel. Par ordre de valeur, les
condamnés se sont vu ordonner respectivement des réparations de
1 million $US (Katanga), 2,7 millions € (Al Mahdi), 10 millions $US (Lubanga)
et 30 millions $US (Ntaganda).
71. Environ 900 bénéficiaires dans la province d’Ituri (République
démocratique du Congo) et 800 au Mali ont jusqu’à présent bénéficié
de mesures de compensation ou de réadaptation par l’intermédiaire
de sept partenaires ou directement par le Fonds au profit des victimes.
En outre, conformément au mandat d’assistance, le Fonds au profit
des victimes exécute des programmes en Ouganda et en République démocratique
du Congo depuis 2008 et en République centrafricaine et en Côte
d’Ivoire depuis 2020. Pour la seule année 2021, ces programmes ont
bénéficié à quelque 17 000 victimes. Les programmes du Fonds au profit
des victimes en dehors des décisions de réparation prises par la
Cour ont jeté les bases des programmes de réparations imposées par
la Cour et peuvent renforcer le soutien des victimes aux travaux
de la CPI même lorsque les accusés ont été acquittés ou que les
arrestations ont été difficiles.
72. À ce jour, les ordonnances de réparation se sont élevées à
près de 38 millions €, dont 330 000€ seulement proviennent d’amendes,
du produit de confiscations ou de paiements de réparations. Le nombre
de survivant·e·s signifie que les réparations financières du Fonds,
même dans les pays à faible revenu, sont le plus souvent symboliques,
mais en tant que signe de reconnaissance des souffrances, de réadaptation
et de statut des individus et de communautés entières, elles représentent
bien plus qu’une compensation en espèces. Les programmes de santé
et d’infrastructures contribuent aussi à la réadaptation des victimes
sur le plan économique et social.
8.2. Mesures
nationales: gouvernements et société civile
73. La prise en charge médicale
et psychologique est vitale pour les personnes qui survivent aux
violences sexuelles. Dans le contexte européen actuel de retour
en arrière des droits des femmes, le déplacement en temps de guerre
peut avoir de graves conséquences sur l'étendue et la qualité des
soins qu’elles peuvent recevoir. L'accès des femmes à leurs droits
(y compris leurs droits sexuels et reproductifs) et à des soins appropriés
varie d'un pays à l'autre en fonction de la législation et des politiques.
Les droits à l'avortement très restrictifs en Pologne sont problématiques
pour les femmes qui se trouvent enceintes après avoir été violées en
Ukraine. Les ressources socio-économiques du pays d'accueil comptent
également dans la qualité de l’assistance professionnelle fournie
. Voir en relation avec la République
de Moldova, par exemple, la déclaration du 17 juin 2022 de la Représentante
spéciale du Conseil de l’Europe sur les migrations et les réfugiés:
«La République de Moldova a besoin de ressources supplémentaires
et d’expertise pour accueillir les personnes fuyant la guerre en
Ukraine».
74. D’après Mme Urszula Grycuk, coordinatrice
du plaidoyer international de la Fondation polonaise pour les femmes
et le planning familial (FEDERA), ces femmes ont beaucoup de mal
à comprendre les structures de l’État dans lequel elles viennent
d’arriver et disposent rarement d’informations suffisantes. Pour
qu’un avortement soit légal en Pologne, un juge doit délivrer un
certificat attestant que la grossesse résulte d’un viol. Pour les
exilées dans le pays, il s’agit d’un obstacle presque insurmontable,
en particulier dans un environnement où la dénonciation de toute
forme de violence sexuelle est stigmatisée. Les Ukrainiennes qui cherchent
à avorter en Pologne après avoir survécu à des VSLC dépendent de
FEDERA et d’autres ONG qui leur fournissent des informations sur
l’accès à l’avortement médicalisé ou à l’avortement à l’étranger.
J’ai aussi appris d’une autre source que l’enregistrement d’une
éventuelle grossesse devient obligatoire à l’entrée dans le pays
en tant que réfugiée de sorte que même ces possibilités limitées
sont de moins en moins envisageables.
75. Plus généralement, les États doivent veiller à ce que les
femmes fuyant les conflits aient accès aux droits et à la santé
sexuels et reproductifs (DSSR) qui devraient être prioritaires dans
l'ensemble de la réponse humanitaire et concernant les réfugié·e·s.
Toutes les restrictions et tous les obstacles aux DSSR, y compris les
soins urgents et essentiels, doivent être supprimés, et les organisations
de la société civile doivent être consultées et participer à la
conception des efforts de réponse aux DSSR. Un financement durable
et à long terme et un soutien flexible doivent être fournis dans
les systèmes de santé nationaux pour la programmation, la prestation
de services et le plaidoyer en matière de DSSR.
76. Selon la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
, les ONG ne peuvent pas être les seules
à gérer le soutien psycho-social et psychologique apporté aux survivantes
de VSLC. Il est en effet nécessaire de mobiliser des expert·e·s,
des médecins et des personnes disposant de l’expérience professionnelle
nécessaire pour gérer ce crime brutal et humiliant, même si bon
nombre de ces compétences sont présentes au sein même des ONG. La
Commissaire a constaté le travail considérable accompli par l’Ukraine
avec ses partenaires internationaux pour recueillir des informations
sur les auteurs de crimes et les poursuivre, et déclaré que la ratification
par l’Ukraine de la Convention d’Istanbul «a permis au pays de franchir une
étape importante». Le Conseil de l’Europe pourrait également jouer
un rôle dans le soutien apporté à la réadaptation médicale et psycho-sociale
des victimes dans les États membres, notamment l’Ukraine.
77. Adrijana Hanušić Bećirović, conseillère juridique principale
au bureau de TRIAL International à Sarajevo (Bosnie-Herzégovine),
a expliqué que l’ONG mène un combat contre l’impunité et aide les
victimes à obtenir justice et réparation, son action s’adressant
principalement aux victimes de violences sexuelles liées aux conflits.
Ses travaux consistent à influencer la jurisprudence et les politiques
et à contribuer à l'amélioration des textes juridiques, du code
pénal au code de procédure pénale en passant par la réparation administrative, en
recherchant des solutions systémiques. En Bosnie-Herzégovine, les
violences sexuelles ont été généralisées pendant la guerre. Elles
ont eu des conséquences durables pour les victimes et leurs familles.
Il est nécessaire de prendre toute une série de mesures de réparation,
allant de la réadaptation à l'indemnisation, en passant par la restitution,
des mesures de satisfaction et des garanties de non-récidive.
9. Conclusions
et recommandations
78. Les violences sexuelles liées
aux conflits constituent une chaîne d’événements qui commence par
des inégalités fondamentales dans la lutte pour le pouvoir et se
termine par des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.
Les recommandations sont donc, en premier lieu, la nécessité de
permettre aux individus, en particulier les femmes et les filles,
d’être autonomes sur le plan physique, psychologique et social,
par un changement réel et mesurable des politiques, de l'éducation
et des mentalités.
79. Les mesures spécifiques concernent la mise en place d’outils
d'alerte rapide et d'autoprotection, la prévention par la formation
des forces de police et militaires, mais aussi du personnel international
ainsi que des ONG travaillant dans le cadre de programmes humanitaires
avec les exilés et les populations opprimées en position de vulnérabilité,
tous susceptibles de se retrouver en position de domination en période
de conflit.
80. La collecte de données fiables est essentielle dans les crimes
de VSLC, même si les juridictions se tournent désormais vers les
témoignages de survivant·e·s et de témoins qu’ils considèrent comme
suffisants pour traduire les auteurs en justice. Les données recueillies
devraient aussi être rassemblées dans une étude globale du phénomène.
81. Les mécanismes de recours, de réparation et de reconstruction
des vies des survivant·e·s doivent éviter de les retraumatiser,
de les stigmatiser et de les marginaliser. Il est nécessaire de
créer des espaces sûrs où les survivant·e·s peuvent s'exprimer librement,
ou choisir de ne pas le faire. J'ai été frappée par les observations
de la juriste internationale, Céline Bardet, selon lesquelles les
survivantes devraient être comprises et en mesure de se prévaloir
de la reconnaissance et de la réparation pour les crimes commis
contre elles sans nécessairement être obligées d'aller devant les
tribunaux. Une telle possibilité ne peut être offerte que dans les
sociétés où la justice transitionnelle a permis des changements
politiques et sociétaux.