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Rapport | Doc. 15776 | 22 mai 2023

Réduire la fracture numérique: promouvoir l’égalité d’accès aux technologies numériques

Commission sur l'égalité et la non-discrimination

Rapporteure : Mme Edite ESTRELA, Portugal, SOC

Origine - Renvoi en commission : Doc. 15170, Renvoi 4546 du 20 novembre 2020. 2023 - Troisième partie de session

Résumé

Les technologies numériques sont de plus en plus présentes dans tous les domaines de la vie. Avoir accès à internet et aux moyens matériels nécessaires pour s’en servir et maîtriser des outils numériques de base, sont devenus des besoins fondamentaux. Si ces technologies permettent souvent des avancées importantes, l’exclusion numérique constitue un obstacle majeur à l’égalité, privant les personnes concernées d’accès aux services publics, à l’éducation, et à de nombreuses opportunités dans la vie.

La prise de conscience à ce sujet doit inciter les autorités à agir sans attendre, car la lutte contre la fracture numérique ne peut être efficace sans un engagement fort et soutenu de la part des États.

Ceux-ci doivent faire des politiques de lutte contre la fracture numérique une priorité, axant ces politiques sur le fait de rendre les technologies, outils et services numériques inclusifs, équitables, accessibles, abordables et sûrs pour toutes et tous afin de garantir l’égalité d’accès au numérique. Ils doivent garantir à chacun·e, par le biais de politiques nationales cohérentes, l’accès à une connexion internet rapide, fiable et abordable; lutter contre l’illectronisme indépendamment du genre, de l’âge, du statut social, de la situation économique, du handicap et de toute autre caractéristique personnelle; et favoriser l’égalité d’accès à l’éducation et aux carrières dans le domaine des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques. Les États doivent en outre veiller à ce que la dématérialisation des services publics n’entrave en aucun cas l’accès des individus à leurs droits, en passant d'une logique de services 100 % dématérialisés à une logique de services 100 % accessibles.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Adopté
à l’unanimité par la commission le 27 avril 2023.

(open)
1. Dès 2001, l’OCDE a défini la «fracture numérique» comme désignant l’écart entre les individus, les foyers, les entreprises et les espaces géographiques à différents niveaux socio-économiques en ce qui concerne à la fois leurs perspectives d’accès aux technologies de l’information et de la communication (TIC) et leur utilisation de l’internet pour un large éventail d’activités.
2. Depuis lors, l’expansion continue des domaines d’utilisation de ces technologies a eu pour conséquence l’élargissement des situations d’inégalités qu’elles créent, et la pandémie de covid-19 a jeté une lumière crue sur cette réalité. Dès les premières restrictions à la circulation des personnes, les communications numériques ont rapidement pris une importance sans précédent dans presque tous les domaines de la vie. Les échanges commerciaux, les contacts avec les administrations publiques, certains types de travail, les interactions avec la famille, l’éducation, les rendez-vous médicaux: même dans des sphères où les technologies de l’information jouaient encore peu auparavant un rôle modeste, la place de celles-ci s’est rapidement agrandie.
3. Comme l’a souligné le Secrétaire Général des Nations Unies à l’époque, la fracture numérique est ainsi devenue une question de vie ou de mort pour les personnes qui n’ont pas accès à des informations essentielles en matière sanitaire. Elle menace de devenir le nouveau visage des inégalités, renforçant les désavantages sociaux et économiques auxquels sont déjà confrontées les femmes et les filles, les personnes les plus âgées et les plus jeunes, les minorités ethniques, les personnes défavorisées sur le plan socio-économique, les personnes handicapées ainsi que les personnes vivant dans des situations particulières, comme les détenu·e·s, les majeur·e·s protégé·e·s et les demandeuses et demandeurs d’asile.
4. Aujourd’hui, avoir accès à internet et aux moyens matériels nécessaires pour s’en servir et maîtriser des outils numériques de base, sont devenus des besoins fondamentaux; l’exclusion numérique constitue un obstacle majeur à l’égalité. Ne pas pouvoir bénéficier des technologies numériques prive les personnes concernées d’accès aux services publics, à l’éducation, et à de nombreuses opportunités dans la vie. La prise de conscience à ce sujet doit nous inciter à agir sans attendre pour adopter une approche réellement inclusive dans le domaine numérique.
5. Les individus qui subissent d’ores et déjà des inégalités et des discriminations et ont du mal à se faire entendre, sont encore plus fragilisés face à la fracture numérique. En tant que responsables politiques, nous nous trouvons aujourd’hui à la croisée des chemins: nous pouvons soit continuer à laisser les technologies aggraver les disparités existantes, soit mobiliser ces technologies afin de construire un avenir plus sûr, plus durable et plus équitable pour toutes et tous.
6. La transition numérique ne peut avoir lieu sans un accompagnement par les États. Pour garantir l’égal accès aux droits dans un monde de plus en plus numérisé, les États doivent prendre des mesures pour lutter contre l’illectronisme et pour accompagner de manière efficace toutes les personnes qui ne maîtrisent pas, ou pas encore suffisamment, les technologies numériques. Ils doivent garantir l’égal accès de toutes et de tous à l’éducation et aux carrières dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques, et veiller à ce que chacun·e ait accès aux supports et aux infrastructures nécessaires pour exercer pleinement ses droits et participer à la société sur un pied d’égalité.
7. L’Assemblée parlementaire souligne en outre que les autorités ont une responsabilité toute particulière dans ce domaine lorsqu’elles procèdent elles-mêmes à la dématérialisation de services publics. En effet, si des objectifs tels que la rationalisation des coûts administratifs, la simplification de la gestion des dossiers ou l’amélioration de l’efficacité ou de la rapidité de traitement des dossiers peuvent être légitimes, la poursuite de ces buts ne doit en aucun cas laisser pour compte les personnes n’ayant pas facilement accès aux technologies numériques, car cela les priverait d’accès à leurs droits et constituerait une rupture de l’obligation d’assurer la continuité des services publics.
8. L’Assemblée rappelle les textes qu’elle a déjà adoptés et qui permettent déjà d’apporter des solutions importantes dans ce domaine, notamment la Résolution 2256 (2019) «Gouvernance de l’internet et droits de l’homme», la Résolution 2343 (2020) «Prévenir les discriminations résultant de l’utilisation de l’intelligence artificielle» ainsi que la Résolution 2144 (2017) «Mettre fin à la cyberdiscrimination et aux propos haineux en ligne». Elle attire également l’attention des États sur la Recommandation générale no 1 du Groupe d'experts sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) sur la dimension numérique de la violence à l’égard des femmes qui contient des recommandations cruciales aux gouvernements, afin de veiller à ce que les mesures qu’ils prennent pour mettre en œuvre la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE no 210, «Convention d’Istanbul») tiennent pleinement compte de la dimension numérique des cas de figure que couvre la Convention d’Istanbul.
9. Au vu de ces considérations, et afin de remédier aux inégalités existant déjà dans ce domaine et d’éviter que celles-ci se creusent davantage, l’Assemblée appelle les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe, ainsi que tous les États dont le parlement bénéficie du statut de partenaire pour la démocratie:
9.1. à traiter l’ensemble des politiques de lutte contre la fracture numérique comme une priorité;
9.2. à axer ces politiques sur le fait de rendre les technologies, outils et services numériques inclusifs, équitables, accessibles, abordables et sûrs pour toutes et tous;
9.3. à fournir un soutien fort, structuré et durable aux initiatives locales visant à atteindre ces objectifs, afin d’éviter de laisser pour compte toutes celles et tous ceux qui ne savent pas ou ne souhaitent pas utiliser les technologies numériques;
9.4. à accompagner les politiques de lutte contre la fracture numérique d’un financement adéquat;
9.5. à soumettre ces politiques à l’examen régulier des parlements nationaux.
10. En ce qui concerne le développement des réseaux de téléphonie mobile et d’internet à haut ou à très haut débit, l’Assemblée, rappelant la Résolution 2256 (2019) mentionnée ci-dessus, recommande aux États:
10.1. de mettre en œuvre des politiques nationales d’investissement public cohérentes, avec l’objectif d’assurer un accès universel à internet;
10.2. de viser en particulier à corriger les déséquilibres géographiques (par exemple entre les zones urbaines et les zones rurales ou isolées);
10.3. de mettre en œuvre des politiques de déploiement des réseaux qui permettent d’atteindre cet objectif.
11. En ce qui concerne la lutte contre l’illectronisme et l’accès à l’éducation et aux carrières des sciences, des technologies de l’information, de l’ingénierie et des mathématiques, l’Assemblée appelle les États:
11.1. à considérer la formation au numérique de toutes et de tous, quel que soit le genre, l’âge, le statut social, la situation économique, le handicap et toute autre caractéristique personnelle, comme un investissement;
11.2. à promouvoir l’accès de toutes et de tous aux études et aux carrières dans le domaine des sciences, des technologies de l’information, de l’ingénierie et des mathématiques, selon les lignes déjà énoncées par l’Assemblée dans la Résolution 2343 (2020) mentionnée ci-dessus;
11.3. à fournir et à rendre accessibles des formations continues permettant à l’ensemble de la population de bénéficier des avantages des outils numériques;
11.4. à assurer l’égalité d’accès au financement de démarrage, au capital-risque et à l’acquisition de compétences commerciales dans le domaine des technologies numériques.
12. En ce qui concerne la dématérialisation des services publics, et considérant que l’exercice des droits en ligne impose aux utilisatrices et utilisateurs de disposer, notamment, d’une connexion, d’un appareil, d’une capacité de stockage, d’un système d'exploitation et d’un abonnement payant appropriés et exige également que les services publics eux-mêmes disposent d’appareils, de serveurs et d'outils fonctionnant correctement et qui tiennent pleinement compte des différentes situations de l’ensemble des usagères et usagers potentiels, l’Assemblée appelle les États:
12.1. à passer d'une logique de services publics 100 % dématérialisés à une logique de services publics 100 % accessibles, y compris en maintenant un accès non-numérisé aux services publics dans chaque cas où cela est nécessaire pour garantir l’égalité d’accès aux services publics, leur continuité et leur adaptation aux usagères et usagers;
12.2. à prendre en compte, dès la conception de tout nouveau service en ligne, les besoins de toutes les usagères et tous les usagers potentiels du service et les obstacles auxquels elles et ils sont confrontés, afin de garantir l’égalité d’accès pour toutes et tous;
12.3. à veiller à ce que les individus aient toujours accès à une aide efficace pour réaliser leurs démarches administratives, non seulement pour remplir et soumettre des formulaires en ligne mais aussi pour bénéficier des conseils d’agent·e·s des services publics qui sont en mesure de répondre à des questions spécialisées sur les droits et les procédures en jeu;
12.4. à développer les points d’accès gratuits à internet ainsi que les services permettant d’accompagner les individus à faire leurs démarches administratives en ligne;
12.5. à garantir à chaque individu la possibilité de corriger, par des procédures simples et accessibles, toute erreur dans les données le concernant et les démarches entreprises en ligne.
13. Compte tenu du fait qu’environ 3,6 milliards de personnes dans le monde n’ont pas accès à internet, l’Assemblée estime par ailleurs que les États doivent prendre en compte, dans les mesures d’aide au développement, l’importance de la réduction de la fracture numérique comme moyen de faciliter l’atteinte des objectifs de développement durable.

B. Exposé des motifs par Mme Edite Estrela, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. Au printemps 2020, de grandes parties du monde ont commencé à se barricader derrière leurs frontières et leurs portes, dans l’espoir de freiner la circulation d’un virus jusqu’alors inconnu. A la place des véhicules circulaient des images saisissantes de grands axes déserts et silencieux; tandis que les hôpitaux se remplissaient, les salles de classe et de concert, les bureaux, les usines, les lieux de rassemblement se vidaient; à mesure que les chiffres d’infections progressaient, les contacts humains rétrécissaient.
2. Derrière ce vide sidérant, toutefois, des échanges se poursuivaient en ligne. Dès les premières restrictions à la circulation des personnes, les communications numériques, qui occupaient déjà une place croissante dans nos sociétés, ont rapidement pris une importance sans précédent dans presque tous les domaines de la vie. Les échanges commerciaux, les contacts avec les administrations publiques, certains types de travail, les interactions avec la famille, l’éducation, les rendez-vous médicaux: même dans des sphères où les technologies de l’information jouaient encore peu auparavant un rôle modeste, leur place s’est rapidement agrandie.
3. Les confinements successifs, les contrôles renforcés voire les fermetures des frontières et les autres restrictions imposées en matière de déplacement physique ont ainsi jeté une lumière crue sur une réalité jusque-là trop facilement ignorée: celle de la fracture numérique.
4. Comme l’a souligné le Secrétaire Général des Nations Unies à l’époque, «la fracture numérique est devenue une question de vie ou de mort pour les personnes qui n’ont pas accès à des informations essentielles en matière sanitaire. Elle menace de devenir le nouveau visage des inégalités, renforçant les désavantages sociaux et économiques auxquels se voient confrontées les femmes et les filles, les personnes handicapées et de nombreuses minorités» 
			(2) 
			Secrétaire Général
des Nations Unies, «Secretary-General's <a href='https://www.un.org/sg/en/content/sg/statement/2020-06-11/secretary-generals-remarks-the-virtual-high-level-meeting-of-rapid-technological-change-the-achievement-of-the-sustainable-development-goals-delivered'>remarks</a> to the Virtual High-Level Meeting on the Impact of Rapid
Technological Change on the Achievement of the Sustainable Development
Goals», 11 juin 2020..
5. En effet, les technologies numériques peuvent être de puissants outils d’information, de communication, d’autonomie et d’inclusion sociale, lorsque toutes les conditions nécessaires sont réunies; à l’inverse, dans nos sociétés de plus en plus numérisées, l’exclusion numérique constitue un obstacle majeur à l’égalité 
			(3) 
			Voir par exemple Vall
R., <a href='http://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-711-notice.html'>«L’illectronisme
ne disparaîtra pas d’un coup de baguette magique!</a>», Rapport n° 711 (2019-2020), Sénat, Paris..
6. Parce qu’elle a accéléré et intensifié notre utilisation des outils numériques, la pandémie de covid-19 a mis en relief la profondeur du fossé numérique qui existait déjà entre personnes «connectées» et «non-connectées», tout en le creusant davantage.
7. La prise de conscience à ce sujet – et les inégalités réelles dont nous avons été, et continuons à être les témoins – doivent nous inciter à agir sans attendre pour adopter une approche réellement inclusive dans le domaine numérique 
			(4) 
			 Bozkir V., Président
de la 75e session de l’Assemblée Générale
des Nations Unies, <a href='https://www.un.org/pga/75/2021/04/28/impact-of-rapid-technological-change-on-the-achievement-of-the-sustainable-development-goals-and-targets/'>discours</a>, «Impact of rapid technological change on the achievement
of the Sustainable Development Goals and targets» [Impact des évolutions technologiques
sur la réalisation des objectifs de développement durable], 28 avril
2021..
8. C’est pourquoi la proposition de résolution à l’origine de ce rapport invite l’Assemblée parlementaire à mener des recherches pour déterminer l’ampleur de la discrimination qui existe dans l’accès aux technologies et à faire des recommandations aux États membres sur les moyens de combler la fracture numérique.

2. La fracture numérique: un problème réel qui nécessite des solutions complètes et concrètes

9. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a défini la «fracture numérique», dès 2001, comme désignant l’écart entre les individus, les foyers, les entreprises et les espaces géographiques à différents niveaux socio-économiques en ce qui concerne à la fois leurs perspectives d’accès aux technologies de l’information et de la communication et leur utilisation de l’internet pour un large éventail d’activités 
			(5) 
			OECD (2001), <a href='https://www.oecd.org/digital/ieconomy/1888451.pdf'>«Understanding
the digital divide</a>» [Comprendre la fracture numérique], OECD Publishing,
Paris, p. 5..
10. Depuis lors, l’expansion continue des domaines d’utilisation de ces technologies a eu pour conséquence l’élargissement des situations d’inégalités qu’elles créent.
11. Internet, en particulier, n’est plus aujourd’hui accessoire, c’est devenu un besoin fondamental. Ne pas y avoir accès prive les personnes concernées d’accès aux services publics, à l’éducation, et à de nombreuses opportunités dans la vie. Être non déconnecté limite tout simplement ce que l’on peut faire 
			(6) 
			Aiman Ezzat, Directeur
des opérations, Capgemini, cité dans Bacchi U., «Lockdowns have
hit people without internet access the hardest» [Les personnes déconnectées
ont été les plus durement frappées par les confinements], World Economic
Forum / Thomson Reuters Foundation, 7 mai 2020..
12. Pour les gouvernements, comprendre et s’attaquer à toutes les dimensions de la fracture numérique est ainsi devenu un élément essentiel de la promotion de l’égalité, quel que soit le domaine de la vie concerné.
13. La dématérialisation des services publics, mise en place progressivement par de très nombreux gouvernements en Europe et ailleurs au nom de la rationalisation des coûts ou afin de «simplifier» ou d’améliorer l’efficacité ou la rapidité de traitement des dossiers, est un exemple saisissant dans ce domaine, car elle laisse trop souvent pour compte les personnes n’ayant pas facilement accès aux technologies numériques, les privant ainsi d’accès à leurs droits. L’impact sur l’égalité de la dématérialisation des services publics a fait l’objet, au cours des dernières années, d’une analyse approfondie par l’institution du Défenseur des droits français 
			(7) 
			Défenseur des droits
(2019), <a href='https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/rapports/2019/01/dematerialisation-et-inegalites-dacces-aux-services-publics'>«Dématérialisation
et inégalités d’accès aux services publics</a>», et Défenseur des droits (2022), «<a href='https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/rapports/2022/02/rapport-dematerialisation-des-services-publics-trois-ans-apres-ou-en-est-on'>Dématérialisation
des services publics: trois ans après, où en est-on?»</a>, Défenseur des droits, Paris., dont nous avons eu l’occasion d’auditionner un représentant lors de notre réunion du 16 septembre 2022 (voir chapitre 5.1 ci-après).
14. Pour sa part, l’OCDE a déjà consacré des études importantes à l’économie numérique. Son rapport «Vers le numérique: Forger des politiques au service de vies meilleures» analyse sept dimensions qui doivent être prises en compte afin de garantir que la transformation numérique soit synonyme de vies meilleures: l’accès; l’utilisation; l’innovation; les emplois; la prospérité sociale; la confiance; l’ouverture des marchés 
			(8) 
			OECD
(2019), <a href='https://doi.org/10.1787/7cba1873-fr'>«Vers le numérique:
Forger des politiques au service de vies meilleures</a>», OECD Publishing, Paris.. Si tous ces éléments sont liés, ce sont les deux premières questions (l’égalité d’accès, l’égalité dans l’utilisation) qui m’intéressent tout particulièrement dans le cadre du présent rapport.
15. Afin de mieux cerner les leviers d’action dont disposent les autorités publiques dans ce contexte, il peut être utile de faire une distinction entre les dimensions structurelles et humaines de la fracture numérique. En effet, pour pouvoir bénéficier des apports des technologies numériques, il est nécessaire pour chacun·e, d’une part, d’avoir accès aux infrastructures et aux outils sans lesquels ces technologies ne peuvent fonctionner (chapitre 4), et, d’autre part, de maîtriser leur utilisation (chapitre 3).

3. Dimensions humaines de la fracture numérique

16. Face à une même situation structurelle (niveau d’accès identique aux infrastructures et aux outils requis), et même si cette situation leur est favorable, différentes personnes n’ont pas les mêmes facilités pour se servir des outils numériques.
17. La lutte contre l’illectronisme est ainsi devenue un enjeu majeur pour nos sociétés. D’après un rapport récent du Sénat français, par exemple, «la dématérialisation généralisée des services publics…laisse sur le bord de la route 3 Français sur 5, incapables de réaliser des démarches administratives en ligne» 
			(9) 
			<a href='http://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-711-notice.html'>«L’illectronisme
ne disparaîtra pas d’un coup de baguette magique!</a>», op. cit.. Cela est alarmant mais malheureusement peu étonnant: d’après la même source, «même l’Inspection générale des affaires sociales n’a pu réaliser, en décembre 2019, un test de demande d’aide au logement en ligne».
18. Pour garantir l’égal accès aux droits, les États doivent prendre des mesures pour lutter contre l’illectronisme et accompagner de manière efficace toutes les personnes qui ne maîtrisent pas, ou pas encore suffisamment, les technologies numériques.
19. Dans les chapitres qui suivent, j’analyse différentes dimensions humaines de la fracture numérique, leurs causes ainsi que des solutions qui peuvent y être apportées.

3.1. La fracture fondée sur le genre

20. Comme l’a souligné récemment ONU Femmes, qu’il s’agisse de l’apprentissage ou de l’activisme en ligne, voire de l’expansion rapide des emplois très bien rémunérés dans le domaine des technologies, l’ère numérique a généré des opportunités sans précédent pour favoriser l’empouvoirement des femmes et des filles. Ces avancées technologiques créent toutefois de nouvelles formes d’inégalités et de nouvelles menaces pour les droits et le bien-être des femmes et des filles 
			(10) 
			 <a href='https://www.unwomen.org/en/news-stories/explainer/2023/02/power-on-how-we-can-supercharge-an-equitable-digital-future'>UN
Women Explainer</a>..
21. Les femmes et les filles restent toujours sous-représentées dans la création, l’utilisation et la réglementation des technologies. Elles utilisent moins les services numériques, s’engagent moins dans des carrières liées aux technologies de l’information, et doivent faire face bien plus souvent au harcèlement et aux violences en ligne. Ces phénomènes ont pour effet de limiter non seulement leur empouvoirement numérique mais aussi le potentiel de transformation que peuvent fournir les technologies. Par conséquent, les choix que nous faisons aujourd’hui auront un impact considérable sur les avancées possibles de demain 
			(11) 
			 Ibid..
22. Selon l’Union internationale des télécommunications (UIT), il y a 250 millions de femmes en moins que les hommes sur internet 
			(12) 
			UIT (2017), <a href='https://www.itu.int/en/ITU-D/Statistics/Documents/facts/ICTFactsFigures2017.pdf'>«ICT
Facts and Figures 2017</a>» [Technologies de l’information et de la communication,
faits et chiffres 2017].. Il existe un fossé important entre les femmes et les hommes dans l’accès aux technologies numériques et dans leur utilisation. Le numérique ne fait que reproduire les normes socioculturelles inégalitaires qui sont à la racine de l’exclusion des femmes – et de l’ensemble des autres personnes qui subissent des discriminations 
			(13) 
			OECD
(2018), <a href='https://www.oecd.org/digital/bridging-the-digital-gender-divide.pdf'>«Bridging
the digital gender divide, include, upskill, innovate»</a> [Combler la fracture numérique fondée sur le genre:
inclure, renforcer les compétences, innover], OECD Publishing, 2018;
voir aussi dans ce contexte, en ce qui concerne plus spécifiquement
l’intelligence artificielle, la Résolution 2343 (2020) «Prévenir les discriminations résultant de l’utilisation
de l’intelligence artificielle» de l’Assemblée et le rapport de
notre collègue Christophe Lacroix y afférent, Doc. 15151..
23. Des études entreprises par l’OCDE 
			(14) 
			«<a href='https://www.oecd.org/digital/bridging-the-digital-gender-divide.pdf'>Bridging
the digital gender divide: include, upskill, innovate</a>», op. cit. montrent que des situations contrastées existent entre les pays. Si les femmes et les hommes utilisent internet dans des proportions à peu près égales dans de nombreux pays de l'OCDE (les plus égalitaires à ce jour étant l’Estonie et la France), dans d’autres pays comme la Türkiye et l'Italie, les femmes sont encore beaucoup moins connectées.
24. Globalement, les femmes sont moins bien représentées en ligne et, dans le monde du travail, peu de femmes occupent des postes dans les entreprises des technologies numériques. Cela est notamment dû au fait qu’encore à ce jour subsistent des perspectives de carrière genrées: les femmes et les filles ne représentent que 17% des étudiant·e·s en technologies informatiques dans l’Union Européenne 
			(15) 
			Parlement européen
(2021), <a href='https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2021-0026_FR.html'>Résolution
2019/2168</a>, adoptée le 21 janvier 2021.. Comme notre collègue Christophe Lacroix l’a souligné dans son rapport sur l’utilisation de l’intelligence artificielle 
			(16) 
			Doc. 15151, op. cit., les discriminations existantes dans nos sociétés se répercutent dans l’utilisation des nouvelles technologies. La lutte contre les stéréotypes de genre est une première étape vers la réduction des inégalités de genre et de leur reproduction dans les innovations.
25. Parmi les codeuses et codeurs âgés de 16 à 24 ans, l’OCDE constate par ailleurs un écart systématique entre les genres en ce qui concerne les compétences en matière de technologies de l’information et de la communication, les femmes étant moins présentes que les hommes dans le domaine du codage et de la programmation. Il est important de travailler sur ce point et de faire en sorte que davantage de femmes s'engagent dans des études axées sur les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques.
26. Des programmes tels que Black Girls Code aux États-Unis ont réussi à donner aux femmes et aux filles, dès leur plus jeune âge, les moyens d'acquérir un ensemble de compétences pour réussir dans le monde numérique. Pour les groupes plus âgés, l'esprit d'entreprise et d’innovation des femmes pourraient être encouragés en assurant l'égalité d'accès à un financement de démarrage, au capital-risque et à l'acquisition de compétences commerciales.
27. L'OCDE a pour sa part renforcé sa base de données dans ce domaine en élaborant des indicateurs supplémentaires sur la fracture numérique entre les genres, disponibles sur son portail Going Digital Toolkit et intéressants pour tous les acteurs désireux de développer des politiques de promotion de l’égalité efficaces, car fondées sur des données concrètes 
			(17) 
			<a href='https://goingdigital.oecd.org/'>https://goingdigital.oecd.org/</a>..
28. Enfin, la dimension numérique de la violence à l’égard des femmes est également un facteur important du fossé numérique entre les femmes et les hommes. Notre ancienne collègue Marit Maij le soulignait dès 2016 dans son rapport pour l’Assemblée intitulé «Mettre fin à la cyberdiscrimination et aux propos haineux en ligne» 
			(18) 
			Doc. 14217., les femmes sont victimes d’agressions en ligne de façon disproportionnée . Des campagnes répétées à coup de contenus misogynes en ligne, souvent assortis d’autres phénomènes comme la traque et les menaces de viol ou de mort, ont par exemple conduit de trop nombreuses femmes à suspendre temporairement voire définitivement leurs activités en ligne – y compris des journalistes ou élues pour qui le numérique constituait un volet essentiel de leur travail 
			(19) 
			Ibid., chapitres 2.4 et 3.3.. La misogynie en ligne – tout comme d’autres formes de haine (racisme, LGBTI-phobie, etc.) – conduit ainsi des femmes qui ont surmonté tous les autres obstacles à leur utilisation du numérique et qui maîtrisent parfaitement tous les outils nécessaires à abandonner leur vie en ligne, aggravant la fracture numérique.
29. Le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) a analysé ces questions en profondeur dans sa Recommandation générale n° 1 sur la dimension numérique de la violence à l’égard des femmes. Celle-ci contient des recommandations cruciales aux gouvernements, afin de veiller à ce que les mesures qu’ils prennent pour mettre en œuvre la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE no 210, «Convention d’Istanbul») tiennent pleinement compte de la dimension numérique des cas de figure que couvre la Convention 
			(20) 
			GREVIO (2021), «Recommandation
générale n° 1 sur la dimension numérique de la violence à l’égard
des femmes», Strasbourg, GREVIO(2021)20.. Suivre ces recommandations contribuerait également à renforcer la lutte contre la fracture numérique.

3.2. La fracture générationnelle – les plus âgé·e·s et les jeunes

30. Les personnes les plus âgées sont souvent moins formées à l’usage des technologies numériques que les plus jeunes. Or, l’usage croissant des technologies numériques crée un risque de mise à l’écart des personnes plus âgées, parce qu’elles sont souvent moins à l’aise avec ces technologies que les jeunes. Il est indispensable que les autorités publiques identifient tous les moyens et prennent toutes les mesures possibles pour parvenir à l’inclusion des personnes âgées grâce au numérique. Mêmes les personnes ayant peu pratiqué ces technologies peuvent bien évidemment devenir compétentes et autonomes dans ce domaine, et beaucoup le font 
			(21) 
			Sue Bennett,
«<a href='https://fr.unesco.org/courier/2021-2/jeunes-tous-virtuoses-du-numerique'>Les
jeunes, tous virtuoses du numérique?</a>», Le Courrier de l’UNESCO,
juillet-septembre 2020..
31. Des initiatives sont souvent prises au niveau local – par exemple, par des médiathèques publiques ou des centres d’accueil du numérique – pour proposer des formations numériques de base, y compris pour les personnes plus âgées, qui ne sont pas à l’aise dans l’utilisation des technologies numériques pour effectuer leurs démarches courantes telles que la consultation des comptes bancaires, la soumission de leur déclaration d’impôt en ligne, ou l’utilisation des réseaux sociaux pour garder le contact avec des membres de leur famille qui vivent loin. Ces initiatives peuvent s’avérer très efficaces, car prises au niveau local ou au niveau d’une communauté, elles sont les mieux placées pour atteindre des individus qui, par définition, ne verraient pas des messages de sensibilisation en ligne. Je suis d’avis que de telles initiatives devraient être fortement encouragées, y compris à travers un soutien fourni par l’État.
32. La fracture générationnelle ne va toutefois pas uniquement dans le sens de l’isolement des plus âgé·e·s. Elle joue également à l’encontre des plus jeunes. En effet, même si elles et ils appartiennent à la «génération numérique» et semblent maîtriser avec aisance les réseaux sociaux ou les jeux en ligne, tel n’est pas toujours le cas. D’une part, les jeunes n’ont pas toutes et tous accès aux technologies numériques, et d’autre part, les stéréotypes quant aux jeunes et à la technologie peuvent se révéler trompeurs 
			(22) 
			Ibid.. Les jeunes – y compris celles et ceux qui maîtrisent l’utilisation des réseaux sociaux – peuvent par exemple éprouver de nombreuses difficultés à effectuer des démarches administratives en ligne. La formation – que ce soit pour les plus jeunes, mais aussi tout au long de la vie – ne doit pas ignorer la nécessité d’apprendre à utiliser certaines plateformes pour mener à bien des démarches administratives ordinaires.
33. L’objectif doit être d’éviter de laisser pour compte toutes celles et tous ceux qui ne savent pas ou ne souhaitent pas utiliser les technologies numériques.

3.3. La fracture sociale

34. L’accès aux technologies numériques suppose l’accès aux supports numériques, en particulier à un téléphone portable, un ordinateur ou une tablette ainsi qu’à un support de connexion mis en place par un opérateur, à savoir une connexion à un réseau. Les personnes les plus défavorisées ont davantage de mal à accéder à ces technologies, dont le coût peut être très important – voire prohibitif – pour elles, et subissent par conséquent une rupture d’égalité lorsque l’usage des technologies numériques est rendu nécessaire.
35. Cette question est étroitement liée à de nombreux points que j’examine de manière plus approfondie au chapitre 5 ci-dessous, consacré à l’impact de la dématérialisation des services publics.

3.4. La fracture fondée sur le handicap

36. Les personnes en situation de handicap peuvent rencontrer davantage d’obstacles à utiliser les technologies numériques. Ces dernières ne sont souvent pas suffisamment adaptées à leurs besoins, et même si de nouvelles techniques sont constamment développées pour permettre une réduction du fossé numérique – l’on peut citer à cet égard les logiciels destinés aux personnes non voyantes ou malvoyantes et qui permettent de transformer un texte écrit en texte lu à haute voix – ces solutions restent souvent coûteuses. Le fossé subsiste avec un grand nombre de sites et de plateformes inadaptés 
			(23) 
			Disability
Insider, “<a href='https://disabilityinsider.com/2020/05/22/covid/digital-divide-growing-among-people-with-disabilities/'>Digital
divide growing among people with disabilities</a>” [La fracture numérique s’aggrave chez les personnes
handicapées] 23 mai 2020..
37. La variété des situations étant considérable et au vu de l’importance des enjeux d’accès aux droits fondamentaux, j’estime que cette question mériterait de faire l’objet d’un rapport spécifique.

3.5. La fracture numérique et les objectifs de développement durable

38. Selon un rapport conjoint du Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) et de l’UIT 
			(24) 
			ONU, «<a href='https://news.un.org/fr/story/2020/12/1083472'>Deux
tiers des enfants en âge d’aller à l’école dans le monde n’ont pas
accès à Internet chez eux</a>», ONU Info, 1er décembre
2020., deux tiers des enfants en âge d'être scolarisés dans le monde, soit 1,3 milliard, ne disposent pas d'une connexion internet à leur domicile. Selon ce même rapport, 63% des 15-24 ans n’ont pas accès à internet à la maison. Lors de la crise sanitaire, 191 États ont pris la décision de fermer leurs établissements scolaires 
			(25) 
			ONU, «<a href='https://news.un.org/fr/story/2020/04/1067162'>Covid-19:
l’Unesco s’inquiète de la fracture numérique dans l’enseignement
à distance</a>», ONU Info, 21
avril 2020.. Cela a privé un grand nombre d’élèves de leur droit à l’éducation, creusant les écarts entre les générations et au sein des générations. La pandémie a mis en exergue l’importance de lutter contre la fracture numérique dans ce domaine 
			(26) 
			Voir par exemple la <a href='https://fr.unesco.org/covid19/educationresponse/globalcoalition'>coalition
mondiale pour l’éducation</a>, réponse éducative à la covid-19 de l’UNESCO.. Réduire le fossé numérique pourrait en effet contribuer à la réalisation de l’objectif de développement durable 8.6 (réduire considérablement la proportion de jeunes non scolarisés et sans emploi ni formation).

3.6. Autres dimensions de la fracture numérique

39. Les sources de fractures numériques citées ci-dessus sont loin d’être exhaustives. Même si les causes et les effets de l’exclusion numérique sont souvent similaires, des situations particulières, comme celles des détenu·e·s, des majeur·e·s protégé·e·s ou encore des demandeuses et demandeurs d’asile, peuvent nécessiter des réponses spécifiques afin de garantir l’égalité d’accès aux droits.
40. Le présent rapport ne me permet pas d’examiner toutes ces questions dans le détail. Toutefois, je tiens à souligner que lorsque les autorités mettent en place des systèmes numériques, les besoins de toutes les utilisatrices et de tous les utilisateurs potentiel·le·s doivent être pris en compte.

4. Dimensions structurelles de la fracture numérique

41. Le fonctionnement des technologies numériques nécessite l’installation de systèmes de télécommunication adaptés. Cela suppose l’existence d’infrastructures importantes et onéreuses, dont le coût par habitant augmente lorsque les distances à couvrir sont grandes et le nombre de bénéficiaires potentiels peu élevé.
42. Or, du point de vue de l’égalité, et compte tenu du fait que l’accès à ces systèmes est devenu essentiel pour jouir d’autres droits, les gouvernements se doivent de garantir l’accès pour toutes et tous à des services performants de téléphonie mobile et/ou d’internet à haut ou à très haut débit (notamment par le biais des réseaux 4G voire 5G et/ou d’une connexion ADSL ou par fibre optique). Cela nécessite des investissements importants de la part des pouvoirs publics, encadrés par des politiques aptes à garantir l’égalité dans ce domaine. Ces questions font l’objet du présent chapitre.

4.1. La fracture territoriale

43. Les disparités d’accès aux technologies numériques sont très marquées entre les zones urbaines et rurales – tout autant qu’entre les pays les plus avancés et les pays en développement. Il existe toujours des zones «blanches» ou «grises» où il n’y a pas, ou peu, d’accès aux technologies de l’information et des communications. A la campagne et dans les petits villages, les habitant·e·s subissent de plein fouet la fracture numérique dans sa dimension territoriale.
44. Reconnaissant la nécessité d’une action urgente, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’est dotée dès 2003 d’une stratégie de lutte contre le fossé numérique en milieu rural 
			(27) 
			FAO
(2004), <a href='http://www.fao.org/e-agriculture/stub-14'>«Bridging the
Rural Digital Divide Programme</a> – Overview» [Programme de réduction de la fracture numérique
rurale – vue d’ensemble].. Ce programme visait à augmenter la disponibilité des technologies numériques en milieu rural et à favoriser l’établissement d’infrastructures. Cette stratégie de la FAO illustre la nécessité – de longue date – de lutter contre la fracture numérique territoriale.
45. Lors de l’audition tenue par la commission sur l'égalité et la non-discrimination le 16 septembre 2022, Mme Verena Weber, Cheffe de l'Unité des politiques relatives aux infrastructures et aux services de télécommunication de l'OCDE, a présenté les conclusions de cette organisation sur les aspects de la fracture numérique liés à la connectivité. Cette question comporte très souvent une dimension territoriale. D’après les analyses de l'OCDE, ses pays membres ont de bons résultats en ce qui concerne le nombre de ménages disposant d'une connexion fixe à haut débit. Cependant, la vitesse des connexions varie considérablement d'un pays à l'autre et, dans la plupart des pays, un écart important existe entre les zones urbaines et les zones rurales. Des écarts significatifs sont également observés entre les pays en ce qui concerne la couverture de l'internet mobile. Ces divergences sont souvent liées au prix de l'utilisation des données mobiles et reflètent la structure des offres concernant cette utilisation.
46. D’après les données recueillies par l'OCDE dans le cadre de nombreuses études menées au cours des vingt dernières années, la mise en concurrence serait le meilleur moyen d'améliorer la connectivité, d'élargir le choix, de stimuler l'innovation et d'augmenter à la fois les investissements et la qualité de la couverture, notamment dans les zones rurales. L’ouverture à la concurrence peut, selon l’OCDE, être accélérée par diverses mesures, notamment l’adoption d’une réglementation pro-concurrentielle applicable au marché de gros et une gestion efficace du spectre pour les réseaux mobiles. Le développement de la transformation numérique entraîne par ailleurs une augmentation de la demande d’accès aux réseaux et la nécessité d’accélérer la connectivité. L’OCDE estime que la plupart des investissements nécessaires devraient provenir du secteur privé, mais que le financement public pourrait jouer un rôle important dans les zones rurales et reculées, pour lesquelles il n'existe pas d'analyse de rentabilité positive. Les responsables politiques pourraient également, à moindre coût pour la collectivité, créer des incitations à investir, par exemple en supprimant les obstacles administratifs au déploiement des réseaux, en rationalisant l'accès aux droits de passage ou en promouvant des modèles de partage des réseaux. Mener une politique d'agrégation de la demande pourrait améliorer la connectivité dans les zones rurales et éloignées. Les obligations de couverture pourraient également être incluses dans les ventes aux enchères de fréquences, et les partenariats public-privé pourraient fournir un financement complémentaire pour les zones rurales.
47. Dans les pays où un service universel est en place, les données de l’OCDE montrent que les crédits sont souvent mal utilisés ou ne sont pas dépensés du tout, tandis que les pays qui ont mis les fournisseurs de haut débit en concurrence ont obtenu des prix beaucoup plus bas. Ainsi, intensifier la concurrence permettrait de faire baisser les prix; des subventions peuvent ensuite être mises en place pour les groupes marginalisés qui en auraient besoin. Si les opérateurs exercent souvent des pressions sur les gouvernements en affirmant qu’ils devront cesser d'investir si la concurrence s'intensifie, dans la pratique, ils investissent davantage dans les pays où ils sont confrontés à une concurrence accrue, afin de ne pas perdre leur avantage concurrentiel. L'insuffisance des investissements dans les zones rurales ne serait par conséquent pas due à une concurrence trop forte.
48. Dans les domaines où les investissements du secteur privé sont insuffisants, le secteur public pourrait fournir un financement complémentaire. En ce qui concerne les partenariats public-privé, ceux-ci sont souvent critiqués dans la mesure où ils permettent au secteur privé de s’approprier tous les bénéfices tandis que le secteur public se retrouve dans l’obligation de financer l’ensemble des dépenses d'investissement, tout en perdant la capacité d’orienter le processus de transformation dans le sens de l'intérêt public. La Colombie peut cependant être citée comme un exemple positif de partenariat public-privé, où l'investissement public a été bien utilisé. Dans ce pays, le secteur public a financé le déploiement d’une «colonne vertébrale» de fibres optiques dans tout le pays, et les municipalités ont financé des connexions à partir de cette colonne vertébrale. Le nombre de municipalités ayant financé ces connections était bien plus élevé que prévu.

4.2. Position à adopter

49. La présentation des éléments ci-dessus a généré un débat considérable au sein de la commission sur l'égalité et la non-discrimination. Il a été souligné que dans un monde où chacun·e doit être connecté·e pour exercer pleinement sa citoyenneté, et étant donné que le premier objectif du secteur privé est de maximiser ses profits, les gouvernements ont la responsabilité de veiller à ce que chacun·e ait accès à l'internet. D’autre part, la couverture du réseau est primordiale, en particulier dans les zones reculées et rurales. Si l’intensification de la concurrence peut profiter aux utilisatrices et utilisateurs des zones à forte densité, notamment les villes, cela risque de se faire au détriment des utilisatrices et utilisateurs ruraux, à moins que des obligations de couverture ne soient imposées aux fournisseurs. Par ailleurs, la Belgique a été citée comme un exemple qui démontre que la concurrence ne peut manifestement pas tout régler, car les prix y restent élevés malgré la présence de quatre opérateurs. Un modèle hybride dans lequel l'État est propriétaire du réseau mais impose des obligations de service public aux opérateurs, notamment l'obligation de desservir les zones rurales, a été proposé pour répondre à cette situation.
50. L’Assemblée a déjà eu l’occasion d’examiner une première fois ces questions dans sa Résolution 2256 (2019) «Gouvernance de l’internet et droits de l’homme», dans laquelle elle recommandait aux États membres du Conseil de l’Europe «de mettre en œuvre des politiques nationales d’investissement public cohérentes, avec l’objectif d’un accès universel à l’internet; ces politiques devraient viser en particulier à corriger les déséquilibres géographiques (par exemple entre les zones urbaines et les zones rurales ou isolées)», sans prendre position sur la forme précise que devraient revêtir de telles politiques.
51. Force est de constater que les situations dans nos États membres varient considérablement, en termes notamment d’étendue du territoire, de concentration des populations dans les zones urbaines, de densité des populations en dehors des zones urbaines et d’équipements numériques déjà en place.
52. Pour cette raison, j’estime irréaliste de proposer, dans le cadre du présent rapport, un modèle unique d’investissement et de développement des réseaux numériques et de communications mobiles qui conviendrait à toutes les situations existantes dans chacun de nos États membres. Je partage la vision déjà exprimée par l’Assemblée, à savoir l’objectif de garantir un accès universel à l’internet et la nécessité de mettre en place des politiques cohérentes avec cet objectif. Afin de remédier aux inégalités déjà existantes dans ce domaine, et d’éviter que celles-ci se creusent davantage, j’estime par ailleurs indispensable que ces politiques soient traitées par les États comme une priorité, qu’elles soient accompagnées d’un financement adéquat et soumises à l’examen régulier des parlements nationaux.

5. La dématérialisation des services publics et la fracture numérique

53. La nécessité d’un accès égal aux outils et aux services en ligne peut sembler très théorique. Or, comme je l’ai souligné dès le départ, la fracture numérique est un problème réel, qui a un impact direct sur les personnes concernées et qui nécessite des solutions complètes et concrètes. Pour mieux comprendre à quel point cet impact est tangible dans la vie de nos concitoyen·ne·s, je souhaite attirer l’attention sur la situation dans certains de nos États membres.

5.1. Impact de la dématérialisation des services publics en France

54. En France, l’institution du Défenseur des droits a récemment consacré deux rapports importants, publiés en 2019 et 2022, aux conséquences de la dématérialisation des services publics sur l'égalité d'accès aux droits 
			(28) 
			«<a href='https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapport-demat-num-21.12.18.pdf'>Dématérialisation
et inégalités d’accès aux services publics</a>» et «<a href='https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/ddd_rapport-dematerialisation-2022_20220307.pdf'>Dématérialisation
et services publics: trois ans après, où en est-on</a>?», op. cit.. Au cours des trois années qui se sont écoulées entre ces deux publications, la pandémie a accéléré la tendance à la transformation numérique, qui devient, dans plus en plus de cas, le seul moyen d'accéder à certains droits. Nous avons invité un représentant de la Défenseure des droits à présenter les principales questions et solutions identifiées dans ces deux rapports lors de l’audition tenue par la Commission sur l'égalité et la non-discrimination le 16 septembre 2022. Je tiens à remercier ici encore M. Agacinski pour son intervention utile et passionnante à cette occasion.
55. Soulignons d’emblée que le terme «dématérialisation» peut être trompeur, car comme nous l’avons vu précédemment, au-delà de la nécessité de savoir se servir d’outils devenus indispensables à l’exercice des droits, le passage à la seule fourniture en ligne de services publics impose aux utilisatrices et utilisateurs de disposer de nombreux moyens matériels, notamment une connexion, un appareil (smartphone, tablette ou ordinateur), une capacité de stockage, un système d'exploitation et un abonnement payant appropriés. La dématérialisation exige également que les services publics eux-mêmes disposent d’appareils et d'outils fonctionnant correctement. Tous ces éléments soulèvent d'importantes questions relatives à l’accès aux droits.
56. Notons également que tous les individus peuvent éprouver des difficultés à accéder aux services publics en ligne. En France, par exemple, à la suite de la suppression de nombreux guichets et bornes pour l’achat de billets de train dans les petites gares des zones rurales, la seule option pour être en règle une fois que l’on arrive en gare est souvent d'acheter son billet sur un smartphone. Pour acheter le billet, il faut donc non seulement avoir un smartphone avec soi, mais aussi que celui-ci soit suffisamment chargé pour effectuer l’achat, connecté, etc. Ne pas avoir de billet peut donner lieu à une amende.
57. Le rapport de suivi publié par la Défenseure des droits en 2022 montre toutefois que certains groupes de personnes continuent d'éprouver des difficultés particulièrement importantes à accéder aux services numériques. Il s'agit notamment des personnes en détention, des personnes handicapées, des personnes âgées et des jeunes, des personnes pauvres et marginalisées et des étrangers vivant en France. Or, ces personnes sont précisément celles qui ont à la fois le plus grand besoin de services publics et les plus grandes difficultés matérielles à y accéder en ligne.
58. M. Agacinski a également souligné, lors de l’audition, qu’en France, le niveau d'éducation d'une personne est le facteur qui détermine le plus ses possibilités d’accéder à des outils numériques, de les utiliser et de les maîtriser.
59. Le fait de fournir des services publics uniquement en ligne peut ainsi porter atteinte aux principes même du service public, à savoir l'égalité d'accès, la continuité et l'adaptation aux usagères et usagers.
60. Pour tenter de répondre à ces enjeux, les autorités ont notamment ouvert des agences «France Services» sur l'ensemble du territoire français, où le personnel aide les particuliers à soumettre en ligne les formulaires nécessaires pour accéder aux services publics. Si cela représente un progrès permettant aux personnes ne disposant pas des outils informatiques nécessaires d’effectuer des démarches simples, une telle réponse n’est toutefois pas suffisante, car le personnel de ces agences n’est pas en mesure de répondre à des questions spécialisées sur les droits et les procédures en jeu.
61. Ainsi, même lorsque certains problèmes matériels sont réglés, il devient de plus en plus difficile pour les utilisatrices et utilisateurs d'interagir directement avec des fonctionnaires qui peuvent répondre à de telles questions. Appeler une administration publique dont le numéro renvoie sur un répondeur automatisé programmé pour fournir des réponses de base à quelques questions simples permettra de résoudre certains problèmes, mais ne permettra jamais à l’individu concerné de trouver des réponses précises à des questions complexes relatives à ses droits, situation dans laquelle la mise en relation avec une personne humaine reste indispensable.

5.2. Le Brexit et la dématérialisation des demandes de «settled status»

62. Au Royaume-Uni, le gouvernement a progressivement introduit au cours de la dernière décennie une politique du «numérique par défaut» 
			(29) 
			Cabinet
Office, «<a href='https://www.gov.uk/government/news/launch-of-gov-uk-a-key-milestone-in-making-public-service-delivery-digital-by-default'>GOV.UK:
making public service delivery digital by default</a>», communiqué de presse, 17 octobre 2012.. Le système d’aide universel qui combine six prestations en une seule allocation est le premier service public à avoir été numérisé par défaut, un algorithme ayant été mis en place pour calculer chaque mois le montant de l’allocation sur la base d’informations recueillies en temps réel auprès des employeurs, des autorités fiscales et d’autres administrations. Comme l’a déjà souligné notre collègue Christophe Lacroix dans son rapport pour l’Assemblée intitulé «Prévenir les discriminations résultant de l’utilisation de l’intelligence artificielle» 
			(30) 
			Doc. 15151, op. cit., de nombreuses personnes ont perdu leur allocation après la mise en place de ce système – et ont par conséquent été injustement privées de l’accès à la protection sociale – pour la seule raison qu’elles ne disposaient pas des compétences nécessaires pour remplir les nouveaux formulaires en ligne 
			(31) 
			Doc. 15151, op. cit. Voir
le paragraphe 30 et les sources citées..
63. L’application de la politique du «numérique par défaut» a également été prévue dans le cadre du processus d’attribution d’une nouvelle forme de résidence permanente, le «settled status», aux ressortissant·e·s des autres pays de l’Union européenne installé·e·s au Royaume-Uni avant le Brexit.
64. Avant la mise en œuvre de ce système, de nombreuses préoccupations concernant (entre autres) les aspects numériques du système avaient été soulevées devant la commission sur la sortie de l’Union européenne («Exiting the European Union Committee») du Parlement britannique 
			(32) 
			Exiting
the European Union Committee, «<a href='https://publications.parliament.uk/pa/cm201719/cmselect/cmexeu/1439/1439.pdf'>The
progress of the UK’s negotiations on EU withdrawal: the rights of
UK and EU citizens</a>», Eighth Report of Session 2017-19, HC 1439, 23 juillet
2018, paragraphes 15, 52, et 69 et suivants..
65. D’une part, le fait de communiquer les informations essentielles concernant la nécessité d’introduire une demande formelle de «settled status» en passant principalement par des outils en ligne (inscription à des bulletins d’information transmis par courriel, publications et campagnes de publicité sur les réseaux sociaux) risquait de ne pas suffire pour atteindre (par exemple) les personnes institutionnalisées ou les travailleuses et travailleurs agricoles vivant dans des zones rurales, peu connecté·e·s. En 2018 le nombre de ressortissant·e·s de l’Union européenne vivant au Royaume-Uni inscrit·e·s aux courriels du ministère de l’Intérieur atteignait environ 200 000 personnes seulement sur les 3 millions de personnes concernées 
			(33) 
			Ibid., paragraphes 54, 74 et 76.. La commission sur la sortie de l’Union européenne a insisté sur la nécessité de diversifier les moyens utilisés pour communiquer à l’ensemble des personnes concernées l’obligation qui leur était imposée pour conserver le droit de rester au Royaume-Uni après le Brexit.
66. D’autre part, différents problèmes techniques tels que la transcription des noms comportant des caractères spécifiques de différents alphabets non reconnus par les logiciels britanniques, ou différentes conventions concernant les noms de famille (usage du nom de jeune fille, ordre des noms), risquaient de mener au rejet pur et simple de certaines demandes. L’impossibilité de scanner la puce d’un passeport ou autre document d’identité sur des téléphones n’utilisant pas le système d’opération Android avait engendré d’autres difficultés pour la transmission de la demande par voie électronique 
			(34) 
			Ibid.,
paragraphe 58.. Je tiens à souligner ici que si les autorités imposent aux citoyen·ne·s l’obligation de passer par des systèmes numérisés pour exercer leurs droits, il est de la responsabilité des autorités de veiller à ce que ces systèmes tiennent compte – y compris en ce qui concerne les problèmes techniques à résoudre – de toutes les situations de toutes les personnes concernées, sans exception. Il n’est pas acceptable que des personnes soient privées de leurs droits en raison de défauts de conception ou de mise en œuvre des outils techniques censés donner accès à ces droits.
67. Enfin, des situations d’illettrisme ou d’illectronisme risquaient également d’empêcher les personnes concernées d’introduire leur demande dans les délais impartis s’il était obligatoire de faire la démarche en ligne. Cela pouvait concerner notamment des personnes âgées ou ayant un handicap, des personnes vivant dans une situation d’exclusion numérique (sans les compétences nécessaires pour accéder à un formulaire numérique ou le remplir, ou sans accès aux outils nécessaires). Le Gouvernement britannique avait prévu de mettre en œuvre un programme d’assistance via des bibliothèques publiques et des lignes téléphoniques. Les représentant·e·s des ressortissant·e·s de l’Union européenne avaient souligné que les bibliothèques ne seraient toutefois pas forcément le premier lieu vers lequel les personnes concernées et en difficulté penseraient à se tourner et que le programme d’assistance ne leur serait d’aucune aide s’il ne leur était pas accessible. L’aide en personne serait nécessaire pour certaines personnes vulnérables, notamment les personnes âgées ou n'étant pas en mesure de se déplacer 
			(35) 
			Ibid.,
paragraphe 72..

6. Solutions à envisager

68. Deux grandes lignes d'action peuvent être identifiées pour répondre à ces préoccupations.
69. Premièrement, les administrations publiques doivent, d’après la Défenseure des droits française, être considérées comme directement responsables de l'accès de toutes et de tous aux services publics. Dès lors, l'accès numérique peut être considéré comme une forme d'accès supplémentaire à ces services, mais pas la seule. Des lignes téléphoniques directes gratuites – auxquelles répondent des personnes réelles – doivent également être mises à la disposition des utilisatrices et utilisateurs pour leur permettre d'obtenir des réponses aux questions relatives à leurs droits. Les usagères et usagers doivent aussi pouvoir rectifier les données incorrectes les concernant, car celles-ci peuvent également affecter leurs droits.
70. Deuxièmement, une stratégie globale d'inclusion numérique doit être élaborée et conçue pour le long terme, avec un financement stable et couvrant l'ensemble du territoire. Dans ce contexte, de nombreux points sont à souligner.
71. Ainsi, les utilisatrices et utilisateurs, notamment celles et ceux qui sont confrontés aux plus grandes difficultés, doivent être impliqués à toutes les étapes de la conception des sites internet du gouvernement, et le langage utilisé doit être facile à comprendre.
72. Les services publics doivent par ailleurs structurer leur communication pour que les utilisatrices et utilisateurs puissent les contacter directement là où cela est nécessaire. Les machines peuvent être utilisées là où elles simplifient les procédures administratives, mais elles ne peuvent pas tout faire et ne doivent pas être utilisées uniquement aux fins de suppression de postes. Les administrations publiques, tout comme les entreprises, doivent prendre conscience que les personnes ont besoin de pouvoir dialoguer avec une personne réelle.
73. En ce qui concerne ce deuxième volet d’action, la dimension sociale de la transformation numérique doit clairement être prise en compte. A titre d’exemple, lors de l’audition tenue par la commission, M. Agacinski a souligné que si la concurrence a fait nettement baisser les prix en France, entre 3 et 5 % de la population n'a toujours pas les moyens de payer à l'avance des forfaits à long terme. Ces personnes n’ont d'autre choix que d'utiliser des cartes prépayées pour se connecter, alors que celles-ci sont plus coûteuses au long terme. Les personnes qui ont le moins de moyens finissent ainsi par payer plus cher l’accès à des services dont elles ont le plus grand besoin.
74. C’est pourquoi des points d'accès wifi publics et gratuits doivent également être largement disponibles et des tarifs de connexion réduits doivent être accessibles pour celles et ceux qui n'ont pas les moyens de payer des frais de connexion ordinaires.
75. D’autres acteurs publics peuvent également être mobilisés dans ce contexte. Notre collègue Mme Petra Stienen a par exemple fait valoir à cet égard qu’aux Pays-Bas, les bibliothèques publiques jouent un rôle important en veillant à ce que celles et ceux qui n'ont pas les moyens matériels d'avoir leur propre connexion internet puissent tout de même accéder aux services en ligne.
76. Concernant l’éducation au numérique, la plateforme PIX d’évaluation et de certification des compétences numériques peut être citée en tant qu’initiative publique très réussie qui permet aux étudiant·e·s de l'enseignement secondaire et supérieur et aux travailleuses et travailleurs de tester leurs compétences numériques en se référant au cadre européen Digicomp et d'en acquérir de nouvelles. Cette initiative est particulièrement intéressante dans la mesure où elle vise à élargir l'accès à internet et à faire en sorte qu'il crée de nouveaux liens, et non de nouvelles barrières, entre les personnes.
77. Ces enjeux et les différentes mesures permettant de favoriser l’inclusion numérique ont été résumés dans un autre rapport français récent. Les mesures en question incluent l’amélioration de l’ergonomie des sites publics, la structuration de l’aide aux usages numériques et la coordination des initiatives, en gardant comme toile de fond, en ce qui concerne les services publics, la nécessité de «passer d’une logique 100% dématérialisation à une logique 100% accessible» 
			(36) 
			 <a href='http://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-711-notice.html'>«L’illectronisme
ne disparaîtra pas d’un coup de baguette magique!</a>», op. cit..
78. Enfin, lors de l’audition, notre collègue Mme Cressida Galea a attiré l’attention de la commission sur le fait que, à l’heure où les banques ferment de plus en plus d’agences et transfèrent leurs services en ligne, des questions très similaires se posent, notamment pour les personnes âgées, en ce qui concerne l’accès aux services bancaires, qui sont tout aussi indispensables que les services publics. Vu sous l’angle de la qualité des services, la représentante de l’OCDE a souligné qu’un bon moyen de créer des incitations à l'amélioration de celle-ci est de publier des données à ce sujet. En Corée, par exemple, la publication d’un rapport sur la qualité des services entraîne toujours une amélioration qualitative, car il n’est dans l’intérêt d’aucune entreprise d’être déclassée par rapport à la concurrence.
79. Je tiens à souligner que l’ensemble des enjeux relevés ci-dessus nécessitent une attention à long-terme, et qu’une forte pression sur les fournisseurs de services publics doit être maintenue pour que toutes les personnes dont l'accès aux droits est entravé par la fracture numérique soient prises en compte dans le déploiement des politiques publiques.

7. Conclusions

80. Comme l’a souligné récemment ONU Femmes, nous nous trouvons aujourd’hui à la croisée des chemins: nous pouvons soit continuer à laisser les technologies aggraver les disparités existantes, soit mobiliser ces technologies afin de construire un avenir plus sûr, plus durable et plus équitable pour toutes et tous 
			(37) 
			 <a href='https://www.unwomen.org/en/news-stories/explainer/2023/02/power-on-how-we-can-supercharge-an-equitable-digital-future'>UN
Women Explainer</a>.	.
81. Avec environ 3,6 milliards de personnes dans le monde qui n’ont pas accès à internet et seulement la moitié environ des foyers ruraux en Europe qui ont accès au haut débit 
			(38) 
			 Allar Tankler, «<a href='https://www.eib.org/fr/stories/digital-coronavirus'>Est-ce
que cela change tout? La fracture numérique et le coronavirus</a>», Banque européenne d’investissement, 22 avril 2020., la transition vers le numérique ne peut avoir lieu sans un accompagnement par les États. Les personnes qui subissent d’ores et déjà des inégalités et des discriminations et ont du mal à se faire entendre, sont encore plus fragilisées face à la fracture numérique. Il ne faut surtout pas que la fracture numérique rende totalement invisibles ces personnes.
82. L’Assemblée a déjà démontré, par l’adoption de nombreuses résolutions dans ce domaine, qu’elle a pleinement conscience de la nécessité actuelle de promouvoir l’utilisation des technologies numériques dans un sens protecteur des droits humains, de la démocratie et de l’État de droit.
83. Les recommandations détaillées que j’ai formulées à l’intention de nos États membres quant aux actions à mener dans ce domaine visent à ce que l’utilisation des technologies numériques contribue à créer un monde plus inclusif, plus équitable, plus accessible et plus sûr, et que l’utilisation de ces technologies soit intégralement à la portée de chacun·e.
84. Les principales lignes d’action – qui sont développées dans le projet de résolution proposé au début de ce rapport – sont les suivantes:
  • avoir pour objectif l’accès universel à internet et mettre en place des politiques de déploiement des réseaux qui permettent d’atteindre cet objectif;
  • afin de remédier aux inégalités déjà existantes dans ce domaine, et d’éviter que celles-ci se creusent, traiter ces politiques comme une priorité, les accompagner d’un financement adéquat et les soumettre à l’examen régulier des parlements nationaux;
  • prendre en compte, dans les mesures d’aide au développement, l’importance de la réduction de la fracture numérique comme moyen de faciliter l’atteinte des objectifs de développement durable;
  • promouvoir l’accès de toutes et de tous aux études et aux métiers des sciences, des technologies de l’information, de l’ingénierie et des mathématiques, selon les lignes déjà énoncées par l’Assemblée dans la Résolution 2343 (2020) «Prévenir les discriminations résultant de l’utilisation de l’intelligence artificielle»;
  • considérer la formation au numérique de toutes et de tous, quel que soit leur genre, leur âge, leur statut social, leur situation économique, leur handicap et toute autre caractéristique personnelle, comme un investissement;
  • prendre en compte, dès la conception de tout nouveau service en ligne, la nécessité d’y garantir l’égalité d’accès pour toutes et tous;
  • passer d'une logique de services publics 100 % dématérialisés à une logique de services publics 100 % accessibles;
  • développer les points d’accès gratuits à internet ainsi que des services permettant d’accompagner les individus à faire leurs démarches administratives en ligne;
  • garantir à chaque individu la possibilité de corriger, par des procédures simples et accessibles, toute erreur dans les données le concernant et les démarches entreprises en ligne.