1. Introduction
1. Faisant suite au débat d’actualité
sur le thème «Répondre aux conséquences humanitaires du blocus du
corridor de Latchine» que l’Assemblée parlementaire a tenu le 26 janvier 2023,
le Bureau de l’Assemblée a décidé le 27 janvier 2023 de saisir la
commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées en
vue de l’élaboration d’un rapport sur le même thème. La commission
m’a désigné rapporteur le 15 mars 2023 et m’a autorisé le 27 avril 2023
à effectuer une mission d’information en Arménie et en Azerbaïdjan.
2. Lors de sa réunion du 11 mai 2023, à ma demande, la commission
a décidé de changer le titre du rapport comme suit «Assurer un accès
libre et sûr par le corridor de Latchine» et de demander au Bureau
de l’Assemblée de tenir un débat d’urgence sur cette question durant
la partie de session de juin 2023.
3. Le 31 mars 2023, une demande de mission en Arménie et en Azerbaïdjan
a été envoyée aux présidents des délégations parlementaires respectives.
Ayant annoncé d’emblée mon intention d’écouter tous les points de
vue pour pouvoir produire un rapport juste, précis et honnête, et
le présenter rapidement compte tenu de la situation tendue, il était
important pour moi de pouvoir me rendre dans les deux pays et en
particulier d’obtenir des informations de première main sur la liberté
et la sécurité d’accès et de circulation le long du corridor de Latchine.
J’ai effectué une visite en Arménie du 30 mai au 2 juin 2023 mais
n’ai pu aller en Azerbaïdjan et y rencontrer des interlocuteurs,
n’ayant pas reçu d’invitation en ce sens. Le lieu le plus proche
du corridor de Latchine auquel j’ai pu accéder se trouvait du côté
arménien, juste au-dessus de la nouvelle route construite à partir
de Kornidzor, d’où j’ai pu voir le poste de contrôle érigé par l’Azerbaïdjan
le 23 avril 2023.
4. La situation s’est aggravée tout récemment, le Comité international
de la Croix-Rouge (CICR) ayant dû suspendre les transferts médicaux
vers l’Arménie par le couloir de Latchine en raison des tensions
accrues à la frontière signalées par l’Arménie.
2. Contexte général
5. Au sortir d’une guerre ayant
fait des milliers de morts et entraîné de nombreuses situations
tragiques sur le plan humain, et notamment le déplacement de milliers
de personnes en Arménie et en Azerbaïdjan entre 1991 et 1993, les
deux pays s’étaient engagés à régler le problème du Haut-Karabakh
par des moyens pacifiques dans leur demande d’adhésion au Conseil
de l’Europe
.
6. Une reprise des hostilités en 2020 s’est soldée par un accord
de cessez-le-feu, dit «déclaration trilatérale», signé le 9 novembre 2020
par le Président de la RépubIique d’Azerbaïdjan Ilham Aliev, le
Premier ministre de la République d’Arménie Nikol Pachinian et le
Président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine
.
7. Après la guerre de 2020 et conformément aux termes de la déclaration
trilatérale, les régions de Kelbadjar et Latchine, qui étaient sous
le contrôle de l’Arménie depuis 1993, ont été rendues à l’Azerbaïdjan. La
restitution de ces régions a nécessité de délimiter de manière claire
et précise la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Elle a
également privé le Haut-Karabakh de tout contact direct avec une
zone placée sous le contrôle des forces armées arméniennes, ce qui
appelait des dispositions spécifiques concernant l’accès par le
corridor de Latchine. Celles-ci ont été prévues au point 6 de la
déclaration trilatérale:
«La République
d’Arménie restituera à la République d’Azerbaïdjan la région de
Kelbadjar le 15 novembre 2020 et la région de Latchine le 1er décembre 2020.
Le corridor de Latchine (5 km de large), qui reliera le Haut-Karabagh
et l’Arménie sans passer par le territoire de Choucha, restera sous le
contrôle des forces russes de maintien de la paix.
Comme convenu par les Parties,
un projet de construction d’une nouvelle route par le corridor de Latchine
établissant une liaison entre le Haut-Karabagh et l’Arménie sera
présenté sous trois ans, et les forces russes de maintien de la
paix seront redéployées par la suite pour protéger cet itinéraire.
La République d’Azerbaïdjan
garantira la sécurité de la circulation des personnes, des véhicules
et des marchandises dans les deux sens le long du corridor de Latchine».
8. Le 12 décembre 2022, le passage par le corridor de Latchine,
seule route reliant encore le Haut-Karabakh et l’Arménie après la
guerre de 44 jours en 2020, a été entravé par des personnes qui
se disaient «éco-activistes» et étaient également présentées comme
telles par les autorités azerbaïdjanaises
.
À l’heure actuelle, l’Azerbaïdjan conteste l’interruption de la
circulation des biens et des personnes et des approvisionnements
en énergie entre l’Arménie et le Haut-Karabakh.
9. Le 21 décembre 2022, la Cour européenne des droits de l’homme
a décidé d’indiquer des mesures provisoires concernant le corridor
de Latchine. Notant que la mesure dans laquelle le Gouvernement d’Azerbaïdjan
«contrôlait actuellement la situation dans le “corridor de Latchine”»
était contestée et n’était pas claire à ce stade, notant de plus
l’obligation de l’Azerbaïdjan d’après l’article 6 de la Déclaration
trilatérale précitée, la Cour a décidé «d’indiquer au gouvernement
d’Azerbaïdjan de [...] prendre toutes les mesures en son pouvoir
pour assurer le passage sûr par le corridor de Latchine des personnes
gravement malades ayant besoin de traitement médical en Arménie
et des autres bloquées sur la route sans abri ou moyen de subsistance»
.
10. La Cour internationale de Justice (CIJ) a, quant à elle, conclu
dans une ordonnance du 22 février 2023 que l’Azerbaïdjan devait
«conformément aux obligations qui lui incombent au titre de la Convention internationale
sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
prendre toutes les mesures dont elle dispose afin d’assurer la circulation
sans entrave des personnes, des véhicules et des marchandises le long
du corridor de Latchine dans les deux sens»
.
11. Les deux cours ont rejeté les requêtes analogues introduites
par l’Azerbaïdjan contre l’Arménie
.
12. Faisant suite à une lettre du 13 décembre 2022, adressée au
président du Conseil de sécurité par le Représentant permanent de
l’Arménie auprès de l’Organisation des Nations Unies, le Conseil
de sécurité a tenu une réunion le 20 décembre 2022 avec la participation
de Miroslav Jenča, Sous-secrétaire général pour l’Europe, l’Asie
centrale et les Amériques – Département des affaires politiques
et de la consolidation de la paix et du Département des opérations
de paix
. Ce dernier a estimé
que bien que les efforts diplomatiques de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan
apportent une «lueur d’espoir» concernant la résolution du conflit
en cours, l’escalade actuelle des tensions et des incidents risquait
de compromettre les fragiles progrès réalisés et d’entraîner une
dangereuse recrudescence des violences
.
13. Au sein du Conseil de l’Europe, la Présidente du Comité des
Ministres a demandé la réouverture du corridor de Latchine dans
une déclaration du 19 janvier 2023
. Outre un débat d’actualité tenu
lors de la partie de session de janvier 2023, l’Assemblée a également
réagi par l’intermédiaire de trois de ses commissions. Les quatre
co-rapporteurs chargés du suivi de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie
ont affirmé dans une déclaration commune le 16 décembre 2022 qu’ils
étaient «vivement préoccupés par la suspension de la liberté de circulation
dans le corridor de Latchine, qui cause des difficultés considérables
à la population», ajoutant que «[l]a liberté et la sécurité de circulation
des personnes et des biens doivent être rétablies de toute urgence
le long du corridor» et «[appelant] toutes les parties à la déclaration
trilatérale des 9-10 novembre 2020 à prendre immédiatement les mesures
nécessaires»
. Ils ont renouvelé leur appel au
rétablissement de la liberté de circulation le long du corridor
de Latchine dans une déclaration commune le 26 avril 2023
. À l’issue d’une visite en Arménie
du 17 au 19 février 2023, les co-rapporteurs pour le suivi de l’Arménie
ont fait part de leurs constatations dans une note d’information
déclassifiée, affirmant que sur la base de leurs observations, le mouvement
le long du corridor était «gravement entravé». Ils ont pressé les
autorités azerbaïdjanaises «d’autoriser une mission de vérification
indépendante et de permettre aux journalistes indépendants d’opérer librement
dans toute la région»
. La commission des questions juridiques
et des droits de l’homme a publié le 22 avril 2023 une déclaration
sur l’obstruction du corridor de Latchine
. En ma qualité de rapporteur pour le
présent rapport, j’ai également publié une déclaration le 24 avril
demandant un accès au corridor de Latchine pour constater la situation
sur le terrain
. Malheureusement, je n’ai pu bénéficier
de cet accès.
14. Dans sa Résolution du 18 janvier 2023 sur la mise en œuvre
de la politique étrangère et de sécurité commune, le Parlement européen
a «fermement [dénoncé] le blocus illégal du corridor de Lachin par l’Azerbaïdjan,
en violation de la déclaration trilatérale du 9 novembre 2020, car
il [menaçait] de plonger la population du Haut-Karabakh dans une
crise humanitaire intentionnelle; [exigé] que les autorités azerbaïdjanaises
rétablissent la liberté de circulation dans le corridor de Lachin
avec effet immédiat et [rappelé] que seule une solution diplomatique,
qui bénéficiera tant au peuple arménien qu’au peuple azerbaïdjanais, pourra
apporter une réponse juste et durable au conflit»
. Par ailleurs, dans sa Résolution
du 19 janvier 2023 sur les conséquences humanitaires du blocage
du Haut-Karabakh, le Parlement européen a «[déploré] les conséquences
humanitaires tragiques du blocus du corridor de Lachin et du conflit
du Haut-Karabakh; [exhorté] l’Azerbaïdjan à respecter et à mettre
en œuvre la déclaration trilatérale du 9 novembre 2020 et à rouvrir
immédiatement le corridor de Lachin afin de favoriser la liberté
de circulation et de permettre l’accès aux biens et aux services
essentiels, et ainsi de garantir la sécurité et les moyens de subsistance
des habitants de la région; [souligné] la nécessité d’un accord
de paix global garantissant les droits et la sécurité de la population
arménienne du Haut-Karabakh; [invité] l’Azerbaïdjan à protéger les
droits des Arméniens vivant dans le Haut-Karabakh et à abandonner
sa rhétorique incendiaire qui le conduit à inciter à la discrimination
à l’égard des Arméniens et à enjoindre aux Arméniens de quitter
le Haut-Karabakh; [demandé instamment] à l’Azerbaïdjan de s’abstenir,
à l’avenir, de nuire au fonctionnement des liaisons énergétiques,
de transport et de communication entre l’Arménie et le Haut-Karabakh»
.
15. Des négociations sont en cours entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan,
appuyées par des efforts de médiation distincts de l’Union européenne,
des États-Unis et de la Fédération de Russie. Charles Michel, président
du Conseil européen, a accueilli plusieurs séries de pourparlers
entre le Président Aliev et le Premier ministre Pachinian, notamment
à Bruxelles le 14 mai 2023, où les deux dirigeants sont convenus
de la reprise de réunions bilatérales sur les questions relatives
aux frontières
. Le Président français Macron et
le Chancelier allemand Scholz ont participé aux discussions en marge
du deuxième sommet de la Communauté politique européenne le 1er juin 2023
. Des négociations supplémentaires
sont prévues, notamment à Bruxelles le 21 juillet 2023 et en marge
de la prochaine réunion de la Communauté politique européenne qui
se déroulera en Espagne le 5 octobre 2023
. Antony Blinken, Secrétaire d’État
des États-Unis, a accueilli des négociations entre les dirigeants
, ainsi qu’entre les ministres des
Affaires étrangères des États, lors desquelles les parties ont accepté
en principe certains termes
. Une réunion entre les deux dirigeants
et le Président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine a eu
lieu à Moscou le 25 mai 2023
.
16. En marge du premier sommet de la Communauté politique européenne
tenu à Prague le 6 octobre 2022, le Président Aliev et le Premier
ministre Pachinian ont tous deux reconnu l’intégrité territoriale et
la souveraineté de leurs pays respectifs en confirmant leur attachement
à la Charte des Nations Unies et à la Déclaration d’Alma Ata de
1991
. Par cette déclaration, la République
d’Azerbaïdjan et la République d’Arménie sont convenus de reconnaître
et de respecter mutuellement leur intégrité territoriale et l’inviolabilité des
frontières existantes
.
3. Position
de l’Azerbaïdjan
17. Faute d’invitation à me rendre
en Azerbaïdjan pour y rencontrer les interlocuteurs pertinents,
les informations données ci-après concernant la position de l’Azerbaïdjan
sur ces questions sont tirées, sauf indication contraire, d’une
lettre de Samad Seyidov, président de la délégation azerbaïdjanaise
à l’Assemblée, qui m’a été adressée le 24 mai 2023 en réponse à
un questionnaire que je lui avais précédemment fait parvenir
. Il convient de noter
que pour rester cohérent avec les termes de la déclaration trilatérale,
j’emploie ci-après l’expression «corridor de Latchine» alors que
la lettre évoque la «route de Latchine». Les informations suivantes
sont identiques à celles qui figurent dans la lettre, même si elles
ne la reprennent pas mot pour mot.
Situation à la frontière
18. La déclaration trilatérale
du 10 novembre 2022 signée par les dirigeants de l’Azerbaïdjan,
de la Fédération de Russie et de l’Arménie prévoyait l’établissement
d’un «corridor de Latchine» large de 5 km permettant la circulation
des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens
entre l’Arménie et le Haut-Karabakh. Le contingent russe de maintien
de la paix a été temporairement déployé dans cette zone. Il est
chargé d’organiser la circulation des citoyens, des biens et des
véhicules le long de la route de Latchine tandis que l’Azerbaïdjan
en garantit la sécurité.
19. La lettre indique que l’Azerbaïdjan n’impose aucune restriction
à la circulation le long de la route de Latchine. Les règles de
circulation restent les mêmes qu’auparavant. Il n’y a aucune entrave
au franchissement de la frontière par les résidents, que ce soit
à titre individuel ou accompagnés par les forces russes de maintien de
la paix ou le CICR. Les convois humanitaires continuent de passer
sans obstacle.
20. La lettre précise que la déclaration trilatérale ne prévoit
pas l’extraterritorialité du corridor de Latchine. La zone de 5 km
de large continue de faire partie du territoire souverain de l’Azerbaïdjan
comme les autres régions dans lesquelles le contingent de maintien
de la paix est temporairement déployé. La déclaration ne prévoit
pas non plus l’entrée et la sortie non contrôlées des personnes,
des véhicules et des marchandises vers et depuis l’Arménie et rien
dans ce document ne peut être interprété comme empêchant l’Azerbaïdjan d’exercer
son droit souverain de contrôler la circulation des personnes, des
véhicules et des marchandises le long du corridor de Latchine.
21. Il est affirmé dans la lettre que, depuis la signature de
la déclaration trilatérale, la route de Latchine est utilisée à
des fins militaires illégales, notamment la rotation de personnel
militaire et le transfert d’armes et de munitions, ainsi que de
mines terrestres produites en Arménie en 2021. L’Azerbaïdjan demande
de l’ordre et de la transparence concernant la circulation le long
du corridor de Latchine.
22. Des manifestations de militants de la société civile azerbaïdjanaise
ont eu lieu du 12 décembre 2022 au 28 avril 2023 le long du corridor
de Latchine.
23. Par l’installation le 23 avril 2023 d’un point de passage
à l’entrée du corridor de Latchine, à la frontière entre l’Azerbaïdjan
et l’Arménie, où sont appliquées des procédures et un régime douanier
adéquats, l’Azerbaïdjan assure la transparence de la circulation
le long de la route, l’État de droit, la sécurité et la sûreté. De
ce fait, la circulation des personnes, des véhicules et des marchandises
est prévisible et régulée dans les deux sens.
24. Ceux qui franchissent la frontière doivent présenter des documents
d’identité valides. Les habitants de la région sont considérés comme
des citoyens azerbaïdjanais d’origine arménienne.
25. Le point de contrôle à la frontière est équipé de scanners
à rayons X et d’autres technologies modernes pour accélérer les
contrôles et permettre un passage rapide par la route.
26. La lettre indique que l’Azerbaïdjan surveille la situation
sur le terrain et qu’elle emploiera toutes les mesures dont elle
dispose pour se défendre contre toute menace pour la sécurité liée
à la circulation le long du corridor de Latchine. Toute tentative
d’utilisation abusive du corridor de Latchine à des fins incompatibles avec
la déclaration trilatérale sera par conséquent mise en échec.
Statistiques
27. Entre le 12 décembre 2022 et
le 24 mai 2023, un total de 2 000 personnes ont traversé le corridor
de Latchine dans les deux sens avec l’aide du CICR. Quelque 9 000 personnes
sont passées par la route, soit près de 100 par jour, ces chiffres
incluant les transports de biens humanitaires et les convois du
CICR.
28. Au total, 1 266 évacuations médicales ont eu lieu avec l’assistance
du CICR (486 patients et leurs 290 proches vers l’Arménie et 308 patients
et leurs 182 proches depuis l’Arménie). Par ailleurs, 714 personnes
ont bénéficié du regroupement familial dans les deux sens (336 vers
et 378 depuis l’Arménie). Le franchissement de la frontière a continué
d’être facilité pour le CICR après la mise en place du point de contrôle,
avec le passage de 113 patients et leurs 56 proches vers l’Arménie
et de 84 patients et leurs 54 proches depuis l’Arménie. Entre le
28 avril et le 7 juin 2023, un total de 169 personnes ont été évacuées pour
des raisons médicales vers l’Arménie dans 63 véhicules et 138 sont
revenues dans 62 véhicules. Aucune demande de passage du CICR n’a
été rejetée.
29. Entre le 10 et le 16 avril 2023, 430 tonnes de farine ont
été acheminées par le CICR depuis l’Arménie vers Khankendi/Stepanakert.
Approvisionnement en énergie
30. La lettre affirme qu’il n’y
a eu aucune interruption de l’approvisionnement en gaz et en électricité.
La CIJ a rejeté la demande de l’Arménie d’indiquer une mesure conservatoire
visant à «rétablir immédiatement et totalement l’approvisionnement
du Haut-Karabakh en gaz naturel et en d’autres biens fournis par
les entreprises de services collectifs et s’abstenir de l’interrompre
ou de l’entraver».
31. Les interruptions temporaires de l’alimentation en gaz dans
la région étaient dues à des défaillances techniques ou à de mauvaises
conditions météorologiques. Dans certains cas, les autorités azerbaïdjanaises ont
pris des dispositions pour régler les problèmes par leurs propres
moyens en vue d’assurer la continuité de l’approvisionnement en
gaz.
Construction d’une nouvelle route
32. Conformément au point 6 de
la déclaration trilatérale aux termes duquel «un projet de construction
d’une nouvelle route par le corridor de Latchine établissant une
liaison entre le Haut-Karabagh et l’Arménie sera présenté sous trois
ans, et les forces russes de maintien de la paix seront redéployées
par la suite pour protéger cet itinéraire», l’Azerbaïdjan a respecté
son obligation en finalisant la construction d’une nouvelle route
contournant la ville de Latchine. Celle-ci est ouverte à la circulation
depuis août 2022.
33. La construction de cette route s’est déroulée sans obstacle
et sans la participation des forces russes de maintien de la paix,
dans le cadre d’un dialogue entre les autorités azerbaïdjanaises
et les Arméniens vivant dans la région. Cela montre que la communication
entre les parties prenantes est non seulement possible mais aussi
utile, car elle permet aujourd’hui à la population arménienne de
la région de tirer parti des perspectives offertes par les vastes
travaux de reconstruction et de réaménagement conduits par l’Azerbaïdjan
dans la région.
34. Après la construction de la nouvelle route, la ville de Latchine
et les villages de Zaboukh et Sous sont repassés sous le contrôle
de l’Azerbaïdjan conformément à la déclaration trilatérale. Cela
permettra et accélérera le retour de milliers d’Azerbaïdjanais qui
avaient été déplacés de ces territoires.
35. Les travaux de construction de la nouvelle route sur le territoire
arménien ayant pris du retard, l’Azerbaïdjan a construit une route
temporaire de 4,7 km pour répondre aux besoins des habitants locaux,
qui l’ont utilisée jusqu’en mars 2023 lorsque l’Arménie a finalisé
la construction de la portion qui manquait sur son territoire.
Mise en œuvre des décisions de
la Cour international de Justice et de la Cour européenne des droits
de l’homme
36. La lettre affirme que le corridor
de Latchine est un point de passage ouvert et sûr, conformément
à la déclaration trilatérale. Depuis la publication de l’ordonnance
de la CIJ, l’Azerbaïdjan a continué à prendre toutes les mesures
dont elle disposait pour assurer une circulation sans entrave des
personnes, des véhicules et des marchandises le long du corridor
de Latchine.
37. L’Azerbaïdjan est en contact régulier avec le CICR pour faciliter
la circulation humanitaire le long du corridor de Latchine. Les
forces russes de maintien de la paix participent également aux évacuations médicales
de personnes gravement malades.
38. Après l’installation du point de contrôle à la frontière,
les éco-activistes qui manifestaient dans le corridor de Latchine
ont suivi les conseils des autorités azerbaïdjanaises et ont suspendu
leur action civile le 28 avril 2023.
39. Le point de contrôle permet de prévenir efficacement l’entrée
et l’utilisation illégales du corridor de Latchine à des fins autres
que celles prévues dans la déclaration trilatérale. Il a ainsi empêché
le passage de personnel et de marchandises militaires (hormis ceux
nécessaires aux besoins du contingent de maintien de la paix), la
circulation de terroristes et de migrants irréguliers, l’entrée
illégale de ressortissants de pays tiers et d’apatrides, le trafic
d’armes, de stupéfiants et d’autres matières et produits dangereux
et l’utilisation de la route pour le trafic illicite de ressources
naturelles et de biens culturels.
Retour des personnes déplacées
dans leur pays
40. La lettre affirme que le maintien
de la paix, le relèvement et la reconstruction ainsi que le retour
des personnes déplacées dans leur pays sont des priorités absolues
pour le Gouvernement azerbaïdjanais. Des travaux de construction
de grande envergure et de nouvelles infrastructures sont en cours.
Un obstacle majeur à ces initiatives est la contamination par des
mines des territoires qui étaient sous contrôle arménien et sont passés
sous contrôle azerbaïdjanais. Plus de 300 personnes, principalement
des civils, ont été victimes des mines arméniennes, dont certaines
ont été introduites illégalement et enfouies par l’Arménie après novembre 2020.
41. L’Azerbaïdjan coopère avec les agences des Nations Unies dans
ces efforts de reconstruction.
42. À l’occasion de la journée de l’indépendance de l’Azerbaïdjan
le 28 mai 2023, une cérémonie s’est tenue dans la ville de Latchine
en présence du Président Aliev venu remettre les clés de leur habitation
aux personnes de retour dans la région
.
43. Depuis le 27 mai 2023, veille de la journée de l’indépendance
de l’Azerbaïdjan, les 20 premières familles sont revenues dans la
ville de Latchine, où quelque 4 000 personnes devraient s’établir
dans un avenir proche. Au total, 700 nouvelles constructions sont
sorties de terre ces derniers mois, dont 620 logements individuels
et 9 immeubles résidentiels offrant un total de 144 appartements.
Une école sera opérationnelle pour la prochaine année scolaire et
un centre médical sera construit. Plus de 1 100 emplois seront créés. Latchine
est devenue l’une des plus belles villes du monde
.
Mission d’information
44. La lettre affirme que la principale
entrave à la circulation des civils le long du corridor de Latchine
et au franchissement du point de contrôle à la frontière est le
refus délibéré et persistant de l’Arménie de coopérer en ce sens,
auquel s’ajoutent les pressions exercées sur les civils pour qu’ils
évitent d’y passer.
45. L’Arménie a pour objectif de faire péricliter les initiatives
de réintégration de l’Azerbaïdjan, sans considération des activités
de construction et de relèvement post-conflit actuellement menées
par le gouvernement, et donc d’obtenir un soutien international
en faveur de sa campagne contre l’Azerbaïdjan.
46. À ce propos, l’exploitation des organisations internationales
par l’Arménie est très préoccupante. Le pays mise sur des missions
«d’information» et autres pour appuyer sa campagne de propagande,
se soustraire à ses engagements et saper les efforts de normalisation.
Par ailleurs, le déploiement de telles missions serait contre-productif
dans un contexte marqué par la reprise récente des négociations
directes entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au plus haut niveau politique.
47. La lettre se termine en affirmant que l’Azerbaïdjan reste
ouvert à un dialogue constructif.
Position de l’Azerbaïdjan exprimée
par le Président Aliev
48. Dans son discours prononcé
à l’occasion de la Journée de l’indépendance, le Président Aliev
a dit que les «territoires autochtones [de l’Azerbaïdjan]» avaient
été libérés des «envahisseurs» et a ajouté «nous – ceux à qui appartiennent
ces terres – sommes venus ici pour construire et créer»
,
qualifiant les Arméniens d’ennemis «méprisables», «indignes» et
«haïs», «mis à genoux et chassés du territoire [azerbaïdjanais]».
49. Le Président Aliev a affirmé que l’installation du point de
contrôle à la frontière le 23 avril 2023 «devrait servir de leçon
aux Arméniens qui habitent aujourd’hui dans la région du Haut-Karabakh»
et que «la région du Karabakh où vivent aujourd’hui des Arméniens
est notre terre ancestrale et légitime». Il a poursuivi en déclarant
qu’il ne restait «plus qu’une seule solution – obéir aux lois de
l’Azerbaïdjan, être un citoyen azerbaïdjanais normal et loyal et
jeter aux ordures les faux attributs étatiques [...]». À la fin
de son discours adressé aux personnes de retour dans la région,
le Président Aliev a également envoyé un message à ses voisins arméniens:
«Faites-leur savoir que nous pouvons voir les villages arméniens
d’ici. Nous pouvons voir ces villages, qu’ils ne l’oublient pas»
.
50. Dans son allocution, le Président Aliev a confirmé que la
circulation le long du corridor de Latchine était entièrement sous
contrôle [de l’Azerbaïdjan]
.
4. Mon
appréciation de la situation sur le terrain
51. Comme l’affirme le Président
Aliev, le corridor de Latchine est entièrement contrôlé par l’Azerbaïdjan. Depuis
le 12 décembre 2022 en effet, d’abord à travers la présence de personnes
se qualifiant de «militants écologistes» (terme également employé
par les autorités azerbaïdjanaises), puis avec la mise en place
d’un poste-frontière le 23 avril 2023, le contrôle exercé sur le
corridor de Latchine restreint fortement la circulation. Seules
peuvent passer quelques catégories de personnes, de biens et de
véhicules, par l’intermédiaire du CICR et des forces russes de maintien
de la paix.
52. Toutes les informations données dans le présent rapport ont
été vérifiées par recoupement avec celles de mes interlocuteurs
arméniens et internationaux. Je regrette vivement de ne pas avoir
été invité à me rendre en Azerbaïdjan, et espère que cette impossibilité
d’accéder au corridor de Latchine et d’aborder le sujet directement
avec les autorités azerbaïdjanaises ne servira pas de prétexte pour
réfuter ou mettre en doute mes constats, conclusions et recommandations.
53. Depuis le 12 décembre 2022, les populations arméniennes du
Haut-Karabakh, qui ne sont reliées à l’Arménie que par le corridor
de Latchine, vivent dans des conditions extrêmement difficiles,
notamment pour ce qui est de l’accès à la nourriture, à l’hygiène,
aux soins, aux médicaments et à l’éducation
.
Parmi elles, un grand nombre d’enfants et de personnes âgées. Beaucoup
d’habitants arméniens de la région qui se trouvaient en Arménie
à cette date n’ont pu regagner leur domicile. J’en ai rencontré
plusieurs à Goris: ils conservent tous l’espoir de retrouver leur
famille.
54. Lorsque les «militants écologistes» sont apparus, les Arméniens
vivant dans la région les ont perçus d’emblée comme une menace.
On ignore dans quelle mesure exactement la peur qu’inspiraient ces
«militants» ou l’hostilité qu’ils manifestaient ont dissuadé les
habitants de passer par Latchine, mais deux incidents spécifiques
m’ont été rapportés: des personnes en provenance d’Arménie qui souhaitaient
se rendre à Stepanakert ont été harcelées et, dans un cas, empêchées
de poursuivre leur chemin. Le premier de ces incidents s’est produit
le 7 avril 2023. Un groupe de femmes qui tentaient de rentrer au
Haut-Karabakh avec l’aide des forces russes de maintien de la paix
ont été empêchées de le faire, sauf quatre d’entre elles qui, se trouvant
mal, se sont évanouies et ont été transportées à l’hôpital de Stepanakert.
Le second incident concerne des adolescents qui s’étaient rendus
au concours Eurovision de la chanson junior et ont subi un harcèlement sur
le chemin du retour. Dans les deux cas, ces personnes étaient transportées
par les forces russes de maintien de la paix.
55. Depuis la mise en place du poste-frontière le 23 avril 2023,
le corridor de Latchine constitue l’un des trois postes-frontières
entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il a été créé à l’usage exclusif
des habitants du Haut-Karabakh. Est-il arrivé qu’une personne arménienne
tente de passer seule le poste-frontière et soit repoussée? Il est
difficile de répondre; mais la peur est un élément crucial, en particulier
pour les hommes, qui ont tous été impliqués d’une manière ou d’une
autre dans la guerre, au moins comme soldats, et se trouvent sous
la menace de poursuites pour terrorisme, sabotage ou subversion
. Par ailleurs, un étranger muni
d’un visa azerbaïdjanais ne pourrait pas passer.
56. Jusqu’au 12 décembre 2022, tous les approvisionnements – énergie,
médicaments, denrées alimentaires, etc. – venaient d’Arménie. Depuis,
ces importations sont devenues presque impossibles. Les pénuries
rythment le quotidien. L’Azerbaïdjan a proposé de fournir de l’énergie
et d’autres biens depuis son territoire, mais cette offre est mal
accueillie par la population locale, qui semble terrifiée à l’idée
de ce qu’elle pourrait devenir si elle repassait sous autorité azerbaïdjanaise.
En assurant le transport de personnes et de biens dans la région
de Latchine, les forces russes de maintien de la paix et le CICR
jouent un rôle essentiel, car il n’y a pas de liberté de circulation
en pratique.
57. Je ne peux passer sous silence le ressentiment qui s’est exprimé
lors de ma mission à l’égard de la communauté internationale. Inquiets
de ne pas être entendus, les Arméniens craignent que la force brute finisse
par l’emporter et que l’Azerbaïdjan ne se débarrasse d’une bonne
part de la population arménienne locale. J’espère vivement que le
présent rapport servira, entre autres, à mettre en lumière la situation humanitaire
très difficile que connaissent les populations arméniennes du Haut-Karabakh
depuis le 12 décembre 2022. Je ne m’attarderai pas sur les autres
enjeux géopolitiques, car ils ne relèvent pas de mon mandat et car
je souhaite centrer mon rapport sur les mesures concrètes que le
Conseil de l’Europe pourrait prendre pour contribuer à résoudre
cette situation.
Les «militants écologistes»
58. Si je désigne entre guillemets
le groupe de personnes qui sont apparues le 12 décembre 2022 et
se sont présentées comme des «militants écologistes», c’est parce
que j’ai reçu suffisamment d’informations de sources différentes
pour douter de leurs intentions. Leur présence dans le corridor
de Latchine le 12 décembre me paraît montrer le dessein, de la part
de l’Azerbaïdjan, de mettre les populations arméniennes de la région dans
une situation d’inconfort et d’hostilité.
59. Parmi les exemples les plus pittoresques, on a pu voir une
dame en manteau de fourrure s’exprimer dans un mégaphone avant de
lancer en l’air une colombe morte
– sans doute un message subliminal
sur sa vision de la paix.
60. Différentes sources gouvernementales et non gouvernementales
arméniennes ont identifié quelque 300 personnes dont des ex-militaires,
des jeunes, des «éco-touristes» venus du Brésil, etc
. Certaines organisations financées
par la nouvelle agence publique de coordination du travail des ONG,
créée en 2021, ont aussi pris part aux rassemblements bloquant le
corridor de Latchine. Ces personnes ont disparu peu après la mise
en place du poste-frontière, probablement parce qu’elles avaient
rempli leur mission. J’ai été informé que certaines d’entre elles,
jugeant ne pas avoir été assez payées pour leur présence dans le
corridor de Latchine, avaient récemment entrepris de manifester
devant les locaux de la Présidence.
Rôle des forces russes de maintien
de la paix
61. En vertu de la Déclaration
tripartite de 2020, un contingent de maintien de la paix a été déployé
par la Fédération de Russie le long du corridor de Latchine
. Il comprenait 1 960 soldats dotés
d’armes légères, 90 véhicules blindés de transport de troupes et
380 unités de matériel automobile et spécial
.
Il était initialement prévu que le contingent de maintien de la
paix reste sur place pendant cinq ans, avec la possibilité de prolongations
. Les forces de maintien de la paix ont
assuré le contrôle de la circulation dans le corridor de Latchine
jusqu’à ce que l’Azerbaïdjan mette en place un poste-frontière,
le 23 avril 2023
. Malgré la mission russe de maintien
de la paix, de multiples atteintes à l’accord de cessez-le-feu ont
été signalées
.
62. Au cours de la période pendant laquelle le CICR a dû suspendre
ses opérations, du 29 avril au 16 mai 2023, les forces de maintien
de la paix ont continué de transporter des patients malades jusqu’en
Arménie et de ramener d’Arménie des Arméniens du Haut-Karabakh,
y compris certaines des personnes que j’ai rencontrées à Goris,
qui n’ont cependant pas été autorisées à revenir dans la région.
63. J’ai entendu s’exprimer un sentiment de déception à l’égard
des forces russes de maintien de la paix, en raison de leur inaction
et de leur incapacité à protéger les Arméniens face aux «militants
écologistes» qui manifestaient dans le corridor de Latchine.
Rôle du CICR
64. Depuis décembre 2022, dans
son rôle d’intermédiaire humanitaire neutre et en accord avec toutes
les parties, le CICR a transporté plus de 400 patients dans le corridor
de Latchine et réuni des familles séparées (plus de 600 personnes,
dont 230 mineurs). Il a livré des médicaments, du lait infantile
et des denrées alimentaires aux structures de santé et assuré la
continuité des services d’ambulance et de soins d’urgence. De plus,
le CICR a distribué des colis de nourriture et d’articles d’hygiène
à la population et à des établissements et livré diverses semences
pour soutenir l’agriculture dans les localités rurales et semi-urbaines
.
65. Du 29 avril au 16 mai 2023, les opérations du CICR ont été
suspendues, jusqu’à ce que le Comité parvienne à un accord avec
les autorités azerbaïdjanaises sur ses procédures opérationnelles.
Il n’y a pas eu d’obstacle majeur à ses activités depuis lors.
Rôle de la mission de l’Union
européenne en Arménie
66. Le 23 janvier 2023, le Conseil
de l’Union européenne a décidé de mettre en place une mission civile
de l’Union européenne en Arménie dans le cadre de la politique de
sécurité et de défense commune, avec pour objectifs de «contribuer
à la stabilité dans les zones frontalières en Arménie, à l’instauration
d’un climat de confiance sur le terrain et à la création d’un environnement
propice aux efforts de normalisation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan,
soutenus par l’UE
». Réunissant au maximum 100 agents
non armés, dont des experts et des observateurs, elle a un mandat
initial de deux ans
. Compte tenu de ses effectifs restreints
et de son caractère civil, cette mission a un mandat limité, qui
consiste à observer et décrire la situation le long de la frontière
arménienne avec l’Azerbaïdjan
, sans pouvoir
intervenir pour empêcher des atteintes à l’accord de cessez-le-feu
ou y réagir. Cette mission n’est présente que du côté arménien de
la frontière et ne peut observer les évolutions côté azerbaïdjanais
.
Accès aux soins de santé
67. La seule solution pour les
personnes ayant besoin d’un traitement médical qui ne peut être
prodigué sur place consiste à se faire conduire en Arménie par le
CICR ou par les forces russes de maintien de la paix. Il n’est pas
possible de partir simplement avec sa voiture ou en transports publics,
comme c’était le cas avant le 12 décembre 2022.
68. Le nombre de cas nécessitant un traitement en dehors de la
région a sensiblement augmenté depuis, pour plusieurs raisons: manque
de médicaments et de matériel médical, impossibilité pour les spécialistes
de se rendre dans la région depuis l’Arménie ou d’autres pays pour
réaliser des opérations délicates et approvisionnement aléatoire
en électricité. En outre, les médecins locaux ne peuvent se rendre
en Arménie ou à l’étranger pour parfaire leur formation.
69. Pour les mêmes raisons, toutes les opérations chirurgicales
prévues ont dû être annulées et seules les opérations d’urgence
sont toujours réalisées.
70. En raison des coupures d’électricité, les hôpitaux ne sont
reliés au réseau que six heures par jour et doivent utiliser le
reste du temps des générateurs fonctionnant à l’essence ou au diesel.
Le générateur de l’hôpital local ne suffit pas à compenser les coupures
de courant, et ces coupures se produisent trois fois par jour pendant
au moins deux heures sans qu’il soit possible d’anticiper à quel
moment. Certaines coupures d’électricité ont duré jusqu’à 10 heures.
71. Dans le Centre médical pédiatrique, toutes les opérations
chirurgicales prévues ont été annulées et les enfants devant absolument
être opérés ont dû être transférés en Arménie. En Arménie, les listes
d’attente d’enfants devant être traités pour des maladies graves
se sont fortement allongées, car les spécialistes qui se rendaient
à Stepanakert pour s’occuper d’eux ne sont plus autorisés à le faire.
J’ai appris qu’il avait été impossible de chauffer l’hôpital cet
hiver. Des coupures de courant avaient régulièrement lieu et pour
garder les enfants au chaud, il a fallu tous les réunir dans la
même salle, quelle que soit leur maladie. Couvrir les besoins nutritionnels
des enfants constitue en outre un problème pressant.
72. Il est devenu extrêmement difficile de traiter les maladies
chroniques exigeant des soins spécialisés. Les personnes souffrant
de troubles aigus doivent maintenant être transférées en Arménie.
La pénurie de pédiatres et de neurologues, qui ne peuvent plus venir
depuis l’étranger, est devenue très préoccupante. La disponibilité
des médicaments et des fournitures médicales dépend entièrement
des convois du CICR. Il est difficile de savoir comment des mesures
de prévention peuvent être appliquées et si les vaccins sont toujours régulièrement
administrés.
73. L’accès aux soins n’est ni fiable ni pérenne. Une commission
de médecins se charge d’établir quels patients doivent être transférés
en priorité, et plusieurs jours peuvent s’écouler avant qu’un transport
médical ne soit autorisé. Le CICR n’a pu réaliser aucun transport
médical pendant deux périodes de 15 jours, à savoir au début du
rassemblement des «militants écologistes» dans le corridor de Latchine
et après la mise en place du poste-frontière le 23 avril 2023, dans
l’attente d’un accord sur une procédure d’autorisation avec l’Azerbaïdjan,
qui donne son feu vert à chaque transfert de patients.
74. Le transfert de patients représente un important défi. Certains
ne peuvent se déplacer ou doivent être transportés allongés. Le
rôle de l’hôpital aujourd’hui consiste à stabiliser l’état des patients
avant leur transfert vers l’Arménie.
75. La situation en dehors de Stepanakert est encore plus difficile,
car les patients doivent d’abord être transportés à l’hôpital. Près
de Choucha/Chouchi, quatre villages (Turshsu/Lisagor, Saribaba/Yeghtsanhogh, Boyuk
Galadarasi/Mets Shen et Khichik Galadarasi/Hin Shen) sont totalement
coupés du reste de la région et de l’Arménie.
76. Les patients, mais aussi les membres du personnel médical
sont touchés par des problèmes de santé mentale. Les conditions
de vie terribles auxquels ils sont soumis et l’incertitude sur leur
avenir ont fragilisé de nombreux esprits.
77. Bien qu’il ne soit pas possible d’estimer le nombre de personnes
décédées du fait de l’insuffisance des soins disponibles à Stepanakert,
au moins un patient en attente d’une greffe de rein a perdu la vie
car il n’a pu être transféré à temps vers un hôpital arménien. Un
autre patient est décédé pendant sa prise en charge en Arménie,
et la famille s’est vu refuser la restitution de son corps pour
l’enterrement.
Infrastructures
78. J’ai été informé que l’approvisionnement
en électricité depuis l’Arménie était interrompu depuis le 9 janvier
2023. Cela a de graves conséquences sur le fonctionnement des écoles
(qui ont été purement et simplement fermées cet hiver), des hôpitaux,
des entreprises, et sur les activités quotidiennes en général. Le réseau
électrique se situe aux alentours de la ville de Berdzor/Latchine,
passée sous le contrôle de l’Azerbaïdjan en août 2022, ce qui empêche
d’y accéder pour procéder à des réglages ou à des réparations. L’infrastructure
était censée se prolonger le long de la nouvelle route, mais ce
n’est pas encore le cas.
79. Avant la guerre de 2020, on comptait 20 petits générateurs
installés sur des cours d’eau. Aujourd’hui, l’approvisionnement
électrique est assuré par quatre générateurs de ce type auxquels
s’ajoute le générateur du lac de barrage de Sarsang, dont le niveau
baisse depuis décembre 2022 du fait de la surexploitation. En outre,
aucun de ces équipements n’est conçu pour fonctionner en continu,
si bien que des problèmes mécaniques commencent à se présenter.
80. Une forte part de l’approvisionnement électrique repose sur
le réservoir de Sarsang. Il fournissait auparavant 32 % de l’électricité
de la région. Depuis, la forte hausse de son exploitation a entraîné
une diminution sans précédent du niveau de l’eau. Il a été calculé
que le lac était passé de 345,45 millions de mètres cubes d’eau
en janvier 2022 à 117 millions de mètres cubes en janvier 2023.
Des coupures d’électricité plus longues sont attendues en juillet
et en août, ce qui ne fera qu’accentuer encore la crise humanitaire.
Par le passé, une partie de l’eau du réservoir avait été utilisée
pour d’autres régions d’Azerbaïdjan, mais ce n’est plus possible
car l’eau suffit à peine à faire fonctionner le générateur.
81. Couper l’électricité trois fois par jour permet d’économiser
30 % de la capacité totale. Cependant, l’approvisionnement risque
de devoir être totalement interrompu du fait du manque d’hydroélectricité.
En effet, un générateur hydroélectrique ne peut fonctionner qu’avec
un réservoir d’au moins 70 mètres cubes. Le pic de la crise, qui
devrait se produire en août, pourrait entraîner une coupure totale
d’électricité ou un approvisionnement électrique réduit à quelques
heures par jour.
82. Les données indiquent que l’origine du problème d’approvisionnement
se situe au 31e kilomètre de ligne, près
de la ville de Latchine/Berdzor, qui se trouve sous contrôle azerbaïdjanais.
Les ingénieurs et techniciens, arméniens ou issus des forces russes
de maintien de la paix, qui ont souhaité y accéder se sont heurtés
au refus de l’Azerbaïdjan. Avant le 9 janvier 2023, il était possible
de remplacer des pièces abîmées avec l’aide des forces russes de
maintien de la paix. Depuis, l’accès à la zone est totalement interdit.
83. Les seules sources d’hydroélectricité sont le lac de barrage
de Sarsang et quatre petites centrales hydroélectriques installées
sur des rivières à fort courant. Leur débit est insuffisant pour
générer la même quantité d’électricité en hiver.
84. L’approvisionnement en gaz depuis l’Arménie a été interrompu
à maintes reprises depuis le 13 décembre 2022, et il l’est totalement
depuis le 21 mars 2023. Les autorités azerbaïdjanaises n’ont autorisé personne,
pas même le CICR, à se rendre sur place pour vérifier l’origine
de cette interruption. Or, le gaz contribuait à générer de l’électricité.
Le fonctionnement des installations était normal le jour où la CIJ
a rendu l’ordonnance dans laquelle elle rejetait la mesure n° 3
avancée par l’Arménie, qui concernait l’approvisionnement en gaz
naturel et autres services d’utilité publique, pour absence de preuves
suffisantes (ordonnance, paragraphe 64
).
85. Le calcul des flux de gaz naturel montre qu’ils s’arrêtent
au village de Pekh, ce qui laisse penser qu’une valve a été installée.
Le niveau de pression du gaz permet de confirmer ce blocage.
86. Lors d’une réunion entre les parties avant la mise en service
de la nouvelle route, le transfert des lignes de communication vers
cette route a été évoqué. Les lignes de communication ont bien été
transférées, mais non les infrastructures de transport du gaz et
de l’électricité.
87. En raison du manque général d’entretien, les infrastructures
commencent à s’user.
Pénuries
88. Le fait que le CICR et les
forces russes de maintien de la paix doivent approvisionner le Haut-Karabakh en
nourriture témoigne d’une pénurie de denrées alimentaires. À la
date d’avril 2023, l’aide humanitaire acheminée par le CICR se composait
comme suit: deux pompes pour l’approvisionnement en eau potable,
des accessoires et produits chimiques pour l’assainissement de l’eau,
sept tonnes de grains de maïs, plus de 1 000 tonnes de farine de
blé et 154 tonnes de plants de pommes de terre. Cependant, comme
les capacités logistiques du CICR sont limitées, certains biens
sont actuellement bloqués à Goris.
89. Un rationnement alimentaire a été mis en place, avec des cartes
de rationnement pour l’achat de produits essentiels: pâtes, blé
noir, riz, sucre, huile, fruits et légumes, œufs, etc.
90. J’ai également été informé d’une pénurie d’espèces, qui pousse
les habitants à pratiquer le troc ou à faire leurs achats à l’aide
de bons. Les retraits d’espèces ne sont plus possibles qu’aux guichets
automatiques et le 11 janvier 2023, ils ont été plafonnés à 50 000
AMD par jour (environ 127 USD).
91. L’activité économique de la région est entravée, puisqu’il
est devenu impossible d’importer des matériaux bruts et d’exporter
des produits finis. Quelque 6 000 personnes ont perdu leur travail
et avec lui, leur principale source de revenus. Le taux de chômage
s’élève à 20%.
92. Des tirs ciblant des civils agriculteurs, survenus au moins
les 28 avril et 5 mai 2023, ont fortement découragé le travail de
la terre, pourtant crucial à cette période de l’année.
93. Il est difficile de ne pas conclure que ces nombreuses difficultés,
ainsi que les mesures vexatoires quotidiennes, contribuent très
ouvertement à faire comprendre aux populations arméniennes d’Azerbaïdjan qu’elles
n’ont pas d’avenir dans la région.
Dilemmes pour le Gouvernement
arménien
94. La reconnaissance par l’Arménie
de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan a constitué un geste courageux
de la part du Premier ministre Nikol Pachinian, qui a essuyé les
critiques de l’opposition, de la diaspora arménienne et des Arméniens
du Haut-Karabakh.
95. Le gouvernement a évité l’escalade en empêchant les Arméniens
de manifester dans le corridor de Latchine. Le point de contrôle
installé par l’Arménie vise à éviter que quiconque ne se rende trop
près du corridor, ce qui aggraverait encore une situation déjà très
tendue.
96. Dans un discours prononcé le 31 mai 2023 à l’occasion du Forum
arménien pour la démocratie, Nikol Pachinian a exprimé l’espoir
que son pays devienne synonyme de paix et de forte croissance économique, ajoutant
que la poursuite conjointe de la démocratie, de la croissance et
de la paix devait servir ce but. On ne peut que constater le fort
contraste entre cette approche et plusieurs propos récemment tenus
par la classe politique et les hauts responsables d’Azerbaïdjan,
en particulier le discours du Président Aliev évoqué plus haut
et la déclaration de la commission
des relations internationales du Parlement azerbaïdjanais, plus
tôt en 2023, qualifiant la diaspora arménienne de «vieille tumeur
cancéreuse de l’Europe
».
97. Bien qu’il soit difficile de négocier avec un interlocuteur
prompt à employer une rhétorique de haine, voire à nier l’intégrité
territoriale de l’Arménie, il est crucial que l’Arménie persiste
à faire tout ce qui est en son pouvoir pour contribuer à la désescalade
des tensions sur le terrain
.
5. Conclusions
et recommandations
98. Lorsque j’ai été chargé de
rédiger le présent rapport, j’ai souhaité modifier son titre initial, «Conséquences
humanitaires du blocus du corridor de Latchine», pour l’intituler
«Assurer un accès libre et sûr par le corridor de Latchine», qui
me semblait moins préjuger du résultat de mes travaux. Au terme
de ce processus et en rassemblant tous les éléments de mon rapport,
je conclus malheureusement que le passage par le corridor de Latchine
n’est ni libre, ni sûr.
99. Bien que je n’aie pas été autorisé à franchir le corridor
de Latchine et à me rendre à Khankendi/Stepanakert pour m’entretenir
avec les personnes qui y sont bloquées, j’ai recueilli de précieux
éléments probants, à la fois en provenance d’Arménie et d’Azerbaïdjan,
qui m’ont mené à cette conclusion.
100. Il importe de souligner que le corridor de Latchine ne représente
pas seulement un enjeu de sécurité pour l’Azerbaïdjan et un problème
humanitaire pour les habitants de la région. La situation a aussi
de graves conséquences sur l’exercice des droits humains les plus
fondamentaux pour les Arméniens qui vivent sur le territoire internationalement
reconnu de l’Azerbaïdjan. Pour l’heure, les autorités azerbaïdjanaises
ne montrent ni reconnaissance du problème d’accès, ni volonté claire
de résoudre immédiatement les questions les plus urgentes; au contraire,
certains aspects de leurs propos récents sont susceptibles d’alimenter
la défiance et la peur. Pour toutes ces raisons, le Conseil de l’Europe,
aux côtés de l’Assemblée et de tous les organes de l’Organisation,
devrait clairement s’attacher à exprimer ses préoccupations et à
proposer des solutions et un soutien dans les domaines qui relèvent
de son mandat, contribuant à défendre ses valeurs et ses normes
sur le territoire d’un de ses États membres et à promouvoir la coexistence
pacifique entre deux États membres voisins après des années de tensions
et de guerre.
101. Il est particulièrement inquiétant et désolant que la crainte
ressentie par les populations arméniennes du Haut-Karabakh soit
alimentée, comme elle l’est actuellement, par une rhétorique menaçante
au plus haut niveau de l’État azerbaïdjanais. Nul doute que cette
crainte explique en partie la réticence de ces populations à franchir
le poste-frontière installé le 23 avril 2023. Il revient désormais
en premier lieu à l’Azerbaïdjan – qui a retrouvé ses frontières
internationalement reconnues – de s’assurer que les Arméniens qui
vivent sur son territoire se sentent en sécurité et libres de mener
la vie qu’ils souhaitent, conformément au droit et aux normes internationales
applicables, en particulier les normes de droits humains du Conseil
de l’Europe, qui s’imposent à l’Azerbaïdjan.
102. Or, les populations arméniennes du Haut-Karabakh vivent dans
la peur, une peur encore aggravée par les conditions de vie déplorables
causées par la coupure délibérée de l’approvisionnement en gaz et
en électricité. Dans ces circonstances, il est difficile de ne pas
conclure que des mesures intentionnelles ont pu être prises pour
qu’il devienne aussi difficile et inconfortable que possible, pour
la population arménienne, de rester en Azerbaïdjan.
103. Le présent rapport se limite au mandat qui m’a été confié,
et donc aux conséquences de l’impossibilité de franchir le corridor
de Latchine librement et en toute sécurité. Je ne me suis pas attardé
sur les questions liées aux négociations de paix menées entre l’Arménie
et l’Azerbaïdjan sous les auspices de l’Union européenne, des États-Unis
d’Amérique et de la Fédération de Russie. Cependant, je suis convaincu
que certains des aspects que j’ai traités pourraient être pertinents
pour ces négociations, en particulier concernant l’absolue nécessité
de nouer des relations de confiance authentiques et durables entre
ces deux voisins qui n’ont d’autre choix que de coexister. Une présence
internationale constituerait indéniablement une aide dans ce processus.
104. La mise en œuvre des normes en matière de démocratie, de droits
humains et de prééminence du droit, que l’Azerbaïdjan s’est engagé
à respecter en devenant membre du Conseil de l’Europe, doit se trouver
au cœur des solutions à identifier et constitue un impératif pour
atténuer les souffrances de la population arménienne d’Azerbaïdjan,
en particulier sur les territoires regagnés depuis 2020, qui ne
sont reliés à l’Arménie que par le corridor de Latchine. Le Conseil
de l’Europe est doté de normes pertinentes et d’outils précieux,
qui pourraient fortement contribuer à bâtir la confiance entre l’Arménie
et l’Azerbaïdjan ainsi qu’entre l’Azerbaïdjan et les Arméniens qui
vivent sur son territoire; mais ces normes et ces outils ne peuvent
fonctionner que s’ils sont appliqués de bonne foi.
105. La paix ne se résume pas à l’absence de guerre. Elle consiste
à se sentir libre et en sécurité dans une société qui offre des
moyens de rechercher le bonheur, le progrès et l’épanouissement.
À ce jour, l’Azerbaïdjan ne s’est pas montré disposé à garantir
cette liberté et cette sécurité aux Arméniens qui vivent sur son
territoire et relèvent de son autorité. Le Conseil de l’Europe et
ses États membres doivent utiliser tous les leviers possibles pour
veiller au respect des engagements pris par l’Azerbaïdjan lorsqu’il
a adhéré à l’Organisation, il y a plus de 20 ans, afin qu’entre
les deux communautés, la peur et la haine appartiennent une fois
pour toutes au passé.