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Rapport | Doc. 15841 | 10 octobre 2023

Appel à la libération immédiate d'Osman Kavala

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteure : Mme Petra BAYR, Autriche, SOC

Origine - Renvoi en commission: Décision du Bureau, Renvoi 4760 du 9 octobre 2023. 2023 - Quatrième partie de session

Résumé

Osman Kavala, défenseur des droits humains et philanthrope, est détenu en Türkiye depuis 2017. En 2019, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté qu’il n’existait pas de raisons plausibles de soupçonner M. Kavala de conduite criminelle, et a établi au-delà de toute doute raisonnable que sa détention poursuivait le but inavoué de le réduire au silence. La Cour a demandé sa libération immédiate. En 2022, dans une rare procédure en manquement, la Cour a constaté une violation continue par la Türkiye de son obligation d’exécuter le jugement de la Cour. Malgré ces arrêts, les autorités turques ont continué à détenir Osman Kavala et l’ont même condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité aggravée sur la base des mêmes faits que la Court a jugés dépourvus ne serait-ce que de tout soupçon plausible.

Le rapport souligne le défi important que représente la détention d’Osman Kavala; elle sape le système de la Convention dans son ensemble et témoigne d’une profonde inquiétude quant au respect de l’État de droit, des droits humains et d’une justice indépendante en Türkiye. Le rapport indique clairement qu’Osman Kavala relève de la définition de prisonnier politique et propose une série de mesures pour tenter de résoudre cette situation dans l’intérêt de la Türkiye, des victimes de violations des droits humains et des principes du Conseil de l’Europe.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			 Projet
de résolution adopté par la commission le 10 octobre 2023.

(open)
1. L'Assemblée parlementaire rappelle qu'Osman Kavala, défenseur des droits humains et philanthrope, est détenu en Türkiye depuis le 18 octobre 2017, incriminé sous trois motifs différents, en alternance, aboutissant à sa détention continue. Il a été initialement placé en détention pour avoir cherché à renverser l'ordre constitutionnel et le gouvernement par la force et la violence dans le cadre des manifestations liées au parc Gezi de 2013 et de la tentative de coup d'État en 2016. Osman Kavala a ensuite été acquitté par une décision de justice interne du 18 février 2020. Ce verdict n’a pas conduit à sa libération. A la place, le Conseil des juges et des procureurs a entamé une enquête préliminaire pour envisager de prendre des mesures disciplinaires à l'encontre des trois juges qui ont acquitté Osman Kavala, et le ministère public a interjeté appel de son acquittement. Le 25 avril 2022, le tribunal de première instance a reconnu M. Kavala coupable de tentative de renversement du gouvernement par la force, uniquement en ce qui concerne les événements du parc Gezi, et l'a condamné à une peine de prison à vie aggravée. Les charges relatives à la tentative de coup d'État n'ont pas été retenues dans sa condamnation. Il a également été acquitté des charges supplémentaires liées à l'espionnage, qui avaient été ajoutées depuis sa détention initiale. Le 28 décembre 2022, la Cour d'appel régionale d'Istanbul a rejeté l'appel de M. Kavala contre sa condamnation et la peine infligée et, le 28 septembre 2023, la Cour de cassation a rejeté son autre appel, ce qui signifie que sa condamnation et sa peine de réclusion à perpétuité aggravée sont désormais définitives.
2. Tout au long de la procédure, le ministère public a fondé son raisonnement sur le fait que M. Kavala avait rencontré le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe de l'époque, des membres du Parlement européen, des diplomates et des journalistes, qu'il avait aidé des personnes à déposer des requêtes devant la Cour européenne des droits de l'homme («la Cour»), qu'il connaissait des membres de la société civile en Türkiye et dans le monde, qu'il avait participé pacifiquement à des manifestations et qu'il avait mené d'autres travaux pour faire avancer les droits humains, notamment en aidant des personnes à exercer leur droit à la liberté d'expression, d'association et de réunion. Aucun de ces éléments n'indique un comportement criminel; en effet, toutes ces activités relèvent du rôle classique d'un défenseur des droits humains, et nombre d'entre elles, sinon toutes, impliquent l'exercice ordinaire des droits consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»).
3. L'Assemblée rappelle en outre que la Cour a conclu en 2019 que la détention d'Osman Kavala constituait une violation, entre autres, de l'article 18 combiné à l'article 5(1) de la Convention puisqu’il était «établi au-delà de tout doute raisonnable que [sa détention] poursuivait un but inavoué [...], à savoir réduire le requérant au silence». En particulier, la Cour a estimé que les éléments de preuve à son encontre n'étaient pas suffisants, ne serait-ce que pour justifier un soupçon raisonnable qu'il ait commis ces infractions. En effet, dans l'arrêt de 2019, la Cour a examiné l'acte d'accusation dans les moindres détails et a estimé qu'il n'existait aucune preuve crédible permettant de conclure de manière plausible qu’il existait un soupçon raisonnable à l'appui d'accusations pénales, et encore moins d'une accusation aussi grave. La Cour a également déclaré que la Türkiye devait prendre toutes les mesures nécessaires un terme à la détention de M. Kavala et faire procéder à sa libération immédiate.
4. Les arrêts de la Cour constatant une violation de l'article 18 de la Convention – essentiellement une violation intentionnelle pour des motifs inavoués – sont rares dans l'histoire de la Convention, mais il est extrêmement préoccupant que de tels cas existent dans les États membres du Conseil de l'Europe. De plus, conformément aux critères énoncés dans la Résolution 1900 (2012), l’établissement d’une violation de l’article 18 indique clairement qu'Osman Kavala relève de la définition de «prisonnier politique» de l’Assemblée.
5. L'Assemblée souligne qu'en vertu de l'article 46(1) de la Convention, les États membres sont tenus de se conformer aux arrêts définitifs de la Cour. Cependant, malgré un arrêt tranché de la Cour exigeant sa libération immédiate, les décisions et résolutions explicites et répétées du Comité des ministres appelant à sa libération immédiate, ainsi que de tels appels dans des résolutions de l'Assemblée, les autorités turques n'ont, à ce jour, pas libéré Osman Kavala. Elles ont en effet continué à le détenir, à le poursuivre et à le condamner alors même que les éléments de preuve présentés contre lui dans le dossier n'étaient pas crédibles pour justifier ne serait-ce qu’un soupçon raisonnable qu'il ait commis ces infractions, sans parler des poursuites ou de la condamnation.
6. Cette situation a conduit le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe à saisir la Cour en vertu de l'article 46(4) de la Convention pour savoir si la Türkiye avait rempli son obligation d’exécuter l'arrêt de 2019, engageant ainsi une procédure en manquement. Dans son arrêt du 11 juillet 2022, rendu dans le cadre de la procédure en manquement selon l’article 46(4), la Cour a estimé que la Türkiye avait effectivement manqué à l'obligation qui lui incombe, au titre de l'article 46(1), de se conformer à l'arrêt rendu dans l'affaire Kavala. Elle a estimé que les accusations supplémentaires d'espionnage reposaient sur des faits identiques à ceux de ses constats précédents, de sorte qu'il n'existait toujours pas de soupçon raisonnable que M. Kavala ait commis une quelconque infraction pénale. Elle a également déclaré que l'obligation principale de libérer Osman Kavala, résultant du jugement initial, continuait d'exister.
7. L’Assemblée note que les arrêts rendus en vertu de l'article 46(4) sont extrêmement rares; il ne s'agit en effet que du deuxième arrêt de ce type jamais rendu et du seul cas où un État membre n'exécute pas un arrêt même après un arrêt rendu au titre de l'article 46(4).
8. L'Assemblée est profondément préoccupée par le fait qu'Osman Kavala reste en prison malgré l'obligation claire qui incombe à la Türkiye de le libérer immédiatement. Le refus persistant des autorités turques d'exécuter effectivement cet arrêt n'est pas seulement une tragédie personnelle pour Osman Kavala et sa famille; c'est aussi une tragédie pour l'État de droit et la justice en Türkiye. Dans les différentes décisions de justice concernant Osman Kavala, les tribunaux turcs n'ont pas pris en compte les conclusions de la Cour européenne des droits de l'homme lors de l'examen de son dossier et n'ont certainement pas respecté ses arrêts. Étant donné que la Constitution turque donne la primauté aux dispositions des traités internationaux dûment en vigueur en cas de conflit sur la portée des droits et libertés fondamentaux entre un traité et le droit interne, cette position est difficile à comprendre.
9. Suite au récent arrêt de la Cour de cassation, qui n'a même pas mentionné les arrêts Kavala de la Cour européenne des droits de l'homme, la condamnation de M. Kavala est devenue définitive et les juridictions turques chargées de l’affaire de M. Kavala se sont montrées ni capables ni désireuses de respecter les obligations internationales de la Türkiye en matière de droits humains dans cette affaire. Bien que M. Kavala puisse maintenant se prévaloir du droit de recours individuel devant la Cour constitutionnelle, il est fondé de se demander s'il a de réelles chances de succès compte tenu de la décision de la Cour constitutionnelle sur son précédent recours concernant l'illégalité de sa détention.
10. L'Assemblée insiste sur le fait qu'il incombe aux autorités turques, au plus haut niveau, de prendre des mesures rapides et significatives pour se conformer à l'arrêt de la Cour et libérer immédiatement Osman Kavala. La Türkiye a l'obligation d'exécuter les arrêts contraignants de la Cour et tout refus de s’y conformer est incompatible avec ses obligations internationales. Un tel refus jette une ombre sur l’engagement de la Türkiye à respecter l'État de droit, les droits humains et les valeurs démocratiques, qui sont fondamentales pour tous les États du Conseil de l’Europe. Ainsi, compte tenu des circonstances exceptionnelles présentes, l'Assemblée estime que le moment est venu de prendre des mesures pour engager la procédure conjointe complémentaire prévue dans sa Résolution 2319 (2020).
11. L'Assemblée regrette le rôle joué par les procureurs et les juges turcs chargés de l’affaire d’Osman Kavala, en assurant, par un détournement de la loi, sa détention illégale, les poursuites à son encontre et sa condamnation. Il incombe à la Türkiye de veiller à ce que les procureurs et les juges exercent les pouvoirs qui leur ont été conférés dans le plein respect de l'État de droit, des intérêts de la justice et des droits humains.
12. Cette affaire vraiment exceptionnelle sape les fondements du système de la Convention dans son ensemble. Il est impératif que des mesures soient prises rapidement pour obtenir la libération d'Osman Kavala et pour veiller à ce que la Türkiye respecte l'État de droit et les droits humains et mette en œuvre les deux arrêts Kavala de la Cour.
13. L’Assemblée appelle, par conséquent, la Türkiye:
13.1. à respecter les obligations internationales qu’elle a contractées en vertu du Statut du Conseil de l'Europe (STE no 1) et de la Convention européenne des droits de l'homme;
13.2. à se conformer, en accord avec l'article 46(1) de la Convention, aux arrêts contraignants de la Cour, et en particulier à libérer immédiatement le défenseur des droits humains, Osman Kavala, qui est toujours détenu illégalement en Türkiye;
13.3. à améliorer d'urgence le cadre juridique et les conditions du respect de l'État de droit, de l'indépendance du pouvoir judiciaire, de la protection des droits humains et du respect des arrêts de la Cour en Türkiye, afin que les juges puissent agir conformément à leur rôle constitutionnel, que des garanties suffisantes soient prévues pour que leur indépendance ne soit pas entravée, que les juges et les procureurs ne soient pas autorisés ou ne se sentent pas encouragés à détourner la loi à des fins inavouées, et de veiller à ce que les défaillances systémiques soient traitées, notamment par une réforme urgente du Conseil des juges et des procureurs, en faisant appel à l'expertise du Conseil de l'Europe en la matière.
14. L'Assemblée appelle les États membres et observateurs du Conseil de l'Europe et l'Union européenne:
14.1. à engager un dialogue avec les autorités turques au plus haut niveau afin d’exiger la libération immédiate du défenseur des droits humains Osman Kavala;
14.2. à prendre d'urgence des mesures pour contribuer aux améliorations de la protection de l'État de droit et des droits humains en Türkiye;
14.3. à appliquer leur «législation Magnistki» ou d’autres instruments juridiques pour imposer des sanctions ciblées à l’encontre de tous ceux qui, en tant qu’officiers de police, procureurs, juges, fonctionnaires de l’administration pénitentiaire ou autres fonctionnaires, ont contribué à la privation illégale et arbitraire de la liberté d’Osman Kavala et d’autres prisonniers politiques en Türkiye.
15. Cette question fondamentale est également incluse dans le dialogue entre l’Union européenne et la Türkiye et, dans ce contexte, l’Assemblée appelle l’Union européenne à pleinement prendre en compte cette grave situation en déterminant son soutien financier à la Türkiye de manière à ce que la priorité soit donnée au travail promouvant le pluralisme dans une société respectant les droits humains et l’État de droit.
16. Si Osman Kavala n’a pas été libéré de prison d’ici au 1er janvier 2024, l’Assemblée rappelle sa capacité à contester les pouvoirs de la délégation turque lors de sa première partie de session de 2024.
17. Pour sa part, l'Assemblée est prête à collaborer étroitement avec le Comité des Ministres, la Secrétaire Générale et la Türkiye pour assurer l'exécution de l’arrêt Kavala et garantir la protection du système de la Convention dans son ensemble, et finalement la crédibilité de l’Organisation, conformément aussi à la Déclaration de Reykjavík et l’importance qu’elle accorde à l’exécution des arrêts de la Cour.

B. Avant-projet de recommandation 
			(2) 
			Projet
de recommandation adopté par la commission le 10 octobre 2023.

(open)
1. L'Assemblée parlementaire rappelle que le refus persistant d'un État membre du Conseil de l'Europe d'exécuter un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme («la Cour») nonobstant un arrêt rendu par la Cour dans une procédure en manquement au titre de l'article 46(4), est sans précédent. En outre, le fait que cet arrêt particulier, Osman Kavala c. Turquie, ait conclu à une violation de l'article 18 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) – à savoir que la procédure engagée contre lui constituait un détournement du système de justice pénale, entrepris dans le but de réduire Osman Kavala au silence, indique un grave problème systémique pour l'État de droit.
2. L'Assemblée constate avec regret que les autorités turques chargées des poursuites, de la justice et de l'exécutif se sont montrées, jusqu’à présent, ni capables ni désireuses de respecter les arrêts de la Cour, l’État de droit et les droits humains de manière effective. Le Conseil de l'Europe doit aider la Türkiye à améliorer ses processus visant à respecter l'État de droit et les droits humains et, en particulier, à exécuter les arrêts de la Cour.
3. L'Assemblée conclut qu'une procédure de suivi axée sur les mesures d'exécution des arrêts de la Cour devrait être engagée d'urgence pour mettre en place un processus significatif et effectif d'amélioration de ces dispositifs en Türkiye, avec la coopération pleine et sincère des autorités turques. Cette mesure est nécessaire à la lumière des préoccupations plus larges en matière d'État de droit, si manifestes dans l'affaire Kavala. Ce mécanisme devrait couvrir l'exécution des arrêts en général et pas seulement l'arrêt Kavala. Il devrait examiner les moyens de traiter à la fois les mesures générales et les mesures individuelles nécessaires à l'exécution des arrêts de la Cour.
4. L'Assemblée est profondément préoccupée par le fait que les ramifications de cette affaire dépassent les frontières de la Türkiye. Le refus continu et persistant des autorités turques d’exécuter les arrêts de la Cour dans cette affaire particulièrement grave constitue un risque important pour la crédibilité et la mission du Conseil de l'Europe dans son ensemble. Il incombe donc aux dirigeants de l'Organisation d'intervenir pour résoudre cette situation, notamment en obtenant la libération immédiate du défenseur des droits humains, Osman Kavala.
5. Par conséquent, l'Assemblée appelle la Secrétaire Générale du Conseil de l'Europe à prendre toutes les mesures en son pouvoir pour veiller à la mise en œuvre effective de cet arrêt.
6. L’Assemblée appelle de même le Comité des Ministres:
6.1. à mettre en place un suivi national de l'exécution par la Türkiye des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme dans le cadre du processus de la Déclaration de 1994. Ce suivi devrait porter sur l'exécution des mesures individuelles et des mesures générales et concerner tous les arrêts contre la Türkiye en attente d'exécution, en accordant une attention particulière à ceux qui révèlent des problèmes importants concernant le système d'exécution des arrêts de la Cour ou qui suscitent des inquiétudes quant au fonctionnement du système judiciaire et de l'État de droit.
6.2. à engager un dialogue au plus haut niveau, y compris avec la participation de groupes de ministres, d'ambassadeurs, ou d’anciens responsables politiques de haut niveau, pour assurer l’exécution des arrêts de la Cour, notamment par la libération immédiate d'Osman Kavala et pour résoudre la situation de tout autre éventuel prisonnier politique en Türkiye.

C. Exposé des motifs par Mme Petra Bayr, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. Osman Kavala, défenseur des droits humains et philanthrope, est détenu en Türkiye depuis le 18 octobre 2017, au motif qu’il aurait cherché à renverser l'ordre constitutionnel et le gouvernement par la force et la violence. S’il a d'abord été détenu pour des allégations relatives aux événements liés au parc Gezi en 2013 et à la tentative de coup d'État militaire de 2016 
			(3) 
			La tentative de coup
d'État militaire du 15 juillet 2016 a impliqué des membres des forces
armées turques qui tentaient de réaliser un coup d'État militaire
visant à renverser le parlement, le gouvernement et le président
de la Türkiye. En ce qui concerne l'accusation de tentative de renversement
de l'ordre constitutionnel par la force et la violence, le principal
argument de l'accusation était qu'Osman Kavala connaissait un universitaire
américain que les autorités turques soupçonnent d'être un instigateur
du coup d'État et qu'à un moment donné, le téléphone portable d'Osman
Kavala se trouvait dans le même grand quartier du centre d'Istanbul
– un quartier dans lequel se trouvent de nombreux hôtels et bureaux
– que le téléphone portable de cette personne. L'écoute du téléphone
d'Osman Kavala par les autorités turques n'a fourni aucun élément
suggérant un tel contact, ni aucune preuve de la participation d'Osman
Kavala à un projet de coup d'État militaire ou de sa connaissance
d'un tel projet. Les autorités turques affirment également qu'Osman
Kavala a aussi rencontré à une autre occasion une ou plusieurs autres
personnes qui, selon elles, pourraient avoir des liens avec l'organisation
FETÖ – encore une fois sans aucune preuve qu'il y ait eu une discussion
relative à un coup d'État planifié ou tenté. Il est difficile d'imaginer
qu’un procureur ou un juge puisse conclure, sur la base de ces «preuves»,
que celles-ci sont suffisantes pour porter des accusations., il n'a par la suite été condamné que pour des infractions relatives aux manifestations de 2013 liées au parc Gezi. Pendant les événements liés au parc Gezi, qui ont eu lieu au cours de l'été 2013, les forces de sécurité ont fait un usage excessif de la force contre un petit nombre de manifestants pacifiques qui tentaient d'empêcher l'abattage d'arbres dans le parc Gezi à Istanbul 
			(4) 
			Commissaire aux droits
de l'homme, informations soumises à la Cour européenne des droits
de l’homme, arrêt Kavala c. Turquie,
paragraphe 21.. Des manifestations plus importantes ont eu lieu ensuite pour dénoncer l'usage excessif de la force contre des manifestants pacifiques. Ces manifestations ont été «marquées par des interventions musclées des autorités» et le bureau du Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l’Europe a été saisi d’un «grand nombre d'allégations sérieuses, cohérentes et crédibles de violations des droits humains de manifestants ou de passants pacifiques par les forces de l’ordre» au cours de la visite de cinq jours du Commissaire en Türkiye au moment des événements du parc Gezi 
			(5) 
			Ibid.,
paragraphe 22. La Commissaire a également remarqué que «la très
grande majorité de ces allégations n’a pas fait l’objet d’enquêtes
judiciaires effectives de la part des autorités nationales, les
forces de l’ordre jouissant en Türkiye d’une impunité persistante».
Voir également la <a href='https://www.coe.int/fr/web/commissioner/-/turkey-police-violence-must-not-go-unpunished'>déclaration</a> du Commissaire [précédent, M. Nils Muižnies] après sa
visite en Türkiye [en 2013].. Il est également important de noter que si la grande majorité des manifestants étaient pacifiques, des groupes violents se sont joints aux manifestations et ont commis des actes de violence. Au final, de nombreuses personnes ont été blessées et six personnes sont décédées.
2. Les autorités turques reconnaissent que les événements ont commencé par une petite manifestation contre l'abattage d'arbres, mais qu'ils ont ensuite pris de l'ampleur, entraînant des manifestations spontanées dans toute la Türkiye. Il est largement admis que ces nouvelles manifestations ont été organisées en réponse aux brutalités policières (et à l'impunité due à l'inaction judiciaire face aux brutalités policières). Cependant, nonobstant cette base factuelle, l'accusation est fondée sur le soupçon que ces manifestations ont toutes été orchestrées à l'avance par les manifestants pour renverser le gouvernement par la force et la violence (article 312 du Code pénal). La position du Président de la République et de l'accusation est qu'il s'agit d'une conspiration mondiale visant à renverser le gouvernement. Ils considèrent que George Soros, le fondateur de l'Open Society Institute, a probablement orchestré les manifestations et que, comme Osman Kavala était le dirigeant de la Fondation pour une société ouverte en Türkiye, était un membre actif de la société civile turque et avait soutenu les manifestations, bien que de manière pacifique, il devait également être impliqué dans une tentative de renversement du gouvernement par la force et la violence. La Commissaire aux droits de l'homme a déclaré que l'idée selon laquelle «les événements de Gezi auraient pu être orchestrés par une seule personne ou organisation n'était aucunement crédible», que les revendications des manifestants n'allaient pas jusqu'à «un renversement illégal et violent du gouvernement et de l'ordre constitutionnel», et a noté que «la grande majorité des manifestants avait manifesté pacifiquement» 
			(6) 
			Ibid,
paragraphes 121-122. La Commissaire a également pris note des poursuites
pénales engagées contre des personnes ayant protesté pacifiquement
lors des manifestations de Gezi, y compris les amendes infligées
aux chaînes de télévision, le licenciement de journalistes, les
enquêtes sur les professionnels de santé, et d'autres décisions
des autorités judiciaires et administratives telles que les poursuites
pénales visant à restreindre la liberté de manifester pacifiquement.. Il est très difficile, à la lumière des preuves qui sont en possession de l'accusation et des tribunaux turcs, de parvenir à la conclusion qu’il existait un plan coordonné visant à renverser le gouvernement par la force et la violence, et encore moins d'un plan impliquant M. Kavala.
3. Plus précisément, aucune des informations figurant dans le dossier ne fait état d'une implication spécifique d'Osman Kavala dans des plans ou des actions visant à renverser le gouvernement par la force et la violence. Dans ces circonstances, le comportement d'Osman Kavala était celui d'un défenseur des droits humains: il a pris, par exemple, une part active aux manifestations dans la mesure où elles se déroulaient pacifiquement et a aidé les manifestants en leur fournissant de la nourriture, des tables, des chaises et un accès à des toilettes. Il est révélateur que le dossier d'accusation ne présume pas qu'il ait été impliqué dans des actes de violence et ne présente pas de preuves qu'il ait fait usage de la force ou de la violence ou qu'il ait incité ou conduit d'autres personnes à commettre des actes de violence. Il convient également de noter que ce n'est que quatre ans après les événements du parc Gezi que les autorités turques ont arrêté Osman Kavala.
4. Le raisonnement du bureau du procureur à l'encontre d'Osman Kavala inclut le fait qu'il a participé à des réunions et entretenu des contacts avec des diplomates, des journalistes et des organisations internationales (y compris des personnes travaillant pour le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, l'Union européenne, la Commission européenne, des membres du Parlement européen, des membres des consulats allemands et néerlandais, le vice-ministre américain des affaires étrangères, des journalistes, et qu'il a assisté à des conférences de presse); qu'il a aidé des personnes à déposer des requêtes devant la Cour européenne des droits de l'homme; qu'il a organisé des expositions et soutenu des productions artistiques et cinématographiques; que son organisation a soutenu et financé un certain nombre d'ONG travaillant dans les domaines de l'art, des droits humains et des minorités et a reçu un soutien financier du Conseil de l'Europe pour ce travail; qu'il connaissait des personnes actives dans la société civile en Türkiye et au niveau international; qu'il a fourni un soutien à des manifestants, notamment de la nourriture, du lait, des tables, des chaises et un accès à des toilettes; et qu'il a soulevé des préoccupations en matière de droits humains, notamment auprès d'organisations internationales, de diplomates et de journalistes, concernant le respect de l'État de droit et des droits humains en Türkiye 
			(7) 
			Arrêt Kavala c.Turquie, paragraphes 49
- 56 et en particulier paragraphe 51. Voir également le récent arrêt
de la Cour de cassation du 28 septembre 2023 confirmant sa condamnation.. Toutes ces activités s'inscrivent clairement dans le cadre du travail ordinaire d'un défenseur des droits humains. Il aurait également déclaré, lors de conversations téléphoniques privées, que le Premier ministre de l'époque, M. Recep Tayyip Erdoğan, était un populiste qui défendait la théorie d'un complot international et que la violence excessive à l'encontre de manifestants pacifiques dépassait le cadre de l'action autoritaire. Comme la Cour européenne des droits de l’homme l'a résumé, le bureau du procureur a énuméré les actes qui, selon lui, visaient à mettre la Türkiye dans une position délicate au niveau international, notamment l'organisation d'une exposition à Bruxelles sur les événements de Gezi; la préparation d'un rapport sur les événements de Gezi pour le Parlement européen; le soutien aux requêtes individuelles devant la Cour européenne des droits de l'homme concernant l'utilisation de gaz lacrymogènes pendant les manifestations; et les conversations téléphoniques sur la coopération avec les organes du Conseil de l'Europe et la Commissaire aux droits de l'homme 
			(8) 
			Ibid., paragraphe 53.. Si ces actions peuvent être qualifiées d'exercice légal du droit à la liberté d'expression et à la liberté d'association, il est très difficile de comprendre comment on peut en conclure que ces actions constituent une infraction pénale consistant à chercher à renverser le gouvernement par la force et la violence.
5. Aucun élément de preuve présenté au cours de sa détention provisoire ou de son procès et de sa condamnation n'est suffisant pour étayer les accusations selon lesquelles Osman Kavala aurait cherché à renverser l'ordre constitutionnel ou le gouvernement par la force et la violence. Les éléments de preuve sur lesquels repose sa condamnation ne sont pas suffisants pour justifier ne serait-ce qu’un soupçon raisonnable qu'il ait commis ces infractions et ne sont certainement pas suffisants pour un procès ou une condamnation. Or, il a été reconnu coupable et condamné à la réclusion à perpétuité aggravée.

2. Les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme dans les affaires Kavala c. Turquie et la surveillance de l'exécution de ces arrêts

2.1. Arrêt Kavala c. Turquie (article 46(1)) du 10 décembre 2019

6. Osman Kavala a saisi la Cour européenne des droits de l’homme le 8 juin 2018. La Cour a rendu son arrêt le 10 décembre 2019 et celui-ci est devenu définitif le 11 mai 2020. La Cour a constaté que les motifs de la détention d'Osman Kavala, fondés sur les charges retenues contre lui, ne sont pas de nature à faire naître des soupçons plausibles qu’il a commis des infractions justifiant sa détention provisoire (violation du droit à la liberté garanti par l'article 5(1) de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5)). Elle a également constaté qu'il y avait eu un usage abusif du droit pénal pour violer son droit à la liberté, dans le but de le réduire au silence et de dissuader les défenseurs des droits humains (violation de l'article 18 de la Convention combiné avec l'article 5(1)). La Cour a également conclu à la violation de l'article 5(4) de la Convention en raison du laps de temps qu'il a fallu à la Cour constitutionnelle pour contrôler la légalité de la détention d'Osman Kavala.
7. Dans ces circonstances, la Cour a conclu qu’«en l’absence de faits, d’informations ou de preuves démontrant qu’il se livrait à une activité délictuelle, le requérant ne pouvait pas être raisonnablement soupçonné d’avoir commis une tentative de renversement du Gouvernement». En particulier, la Cour a conclu que les faits mentionnés dans le dossier «ne suffisaient pas à faire croire que le requérant avait cherché par la force et la violence – le principal élément constitutif de l’infraction prévue à l’article 312 du Code pénal – à organiser et financer une insurrection contre le Gouvernement». En outre:
«Compte tenu de la nature des accusations portées contre le requérant, la Cour observe que les autorités ne sont pas en mesure de démontrer que la mise et le maintien en détention de l’intéressé étaient justifiés par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes reprochés. Elle relève de surcroît que ces mesures étaient essentiellement fondées non seulement sur des faits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais aussi sur des faits liés en grande partie à l’exercice de droits conventionnels. En effet, le fait que pareils actes soient considérés dans l’acte d’accusation comme des éléments constitutifs d’une infraction affaiblit en soi la plausibilité des soupçons en question.» 
			(9) 
			Arrêt Kavala c. Turquie, paragraphe 157,
voir également le paragraphe 220 : «les mesures prises contre le
requérant n’étaient pas justifiées par des soupçons raisonnables
fondés sur une évaluation objective des actes qui lui étaient reprochés,
mais étaient essentiellement fondées non seulement sur des faits
ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement
répréhensibles en droit interne, mais aussi sur des faits liés en
grande partie à l’exercice de droits conventionnels».
8. La Cour a noté que «les documents de l’accusation font référence à de nombreux actes, accomplis en toute légalité, en lien avec l’exercice d’un droit conventionnel et en coopération avec les organes du Conseil de l’Europe ou les institutions internationales [...]. Ils font également référence à des activités ordinaires et légitimes de la part d’un défenseur des droits de l’homme et d’un responsable d'ONG, comme le fait de mener une campagne pour l’interdiction de la vente de gaz lacrymogène à la Turquie ou de soutenir les recours individuels» 
			(10) 
			Arrêt Kavala c. Turquie, paragraphe 223.. La Cour a estimé que «l’attitude de l’accusation pourrait être considérée comme étant de nature à confirmer la thèse du requérant selon laquelle les mesures prises à son encontre poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence en tant que militant d’ONG et défenseur des droits de l’homme, dissuader les autres de se livrer à de telles activités et paralyser la société civile du pays» 
			(11) 
			Arrêt Kavala c. Turquie, paragraphe 224..
9. La Cour a également noté le laps de temps important qui s'est écoulé entre les événements et l'arrestation d'Osman Kavala, bien qu'aucune nouvelle information pertinente n'ait été mise à la disposition des procureurs au cours de cette période. Elle a également noté que les accusations publiques du Président de la Türkiye à l'encontre d'Osman Kavala avaient précédé l'inculpation de celui-ci, estimant que les divers éléments factuels, «combinés avec les discours [...] du plus haut responsable du pays, pourraient corroborer l’argument du requérant selon lequel sa mise et son maintien en détention poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence en tant que défenseur des droits de l’homme» 
			(12) 
			Arrêt Kavala c.Turquie, paragraphe 230.. Selon les informations soumises à la Cour par les parties intervenantes, ces actions ont été menées dans le cadre d'une vaste campagne de répression des défenseurs des droits humains en Türkiye 
			(13) 
			Arrêt Kavala c. Turquie, paragraphe 230.. Les conclusions de la Cour pour constater une violation de l'article 18 de la Convention étaient les suivantes:
«La Cour juge qu’il est établi au-delà de tout doute raisonnable que les mesures dénoncées en l’espèce poursuivaient un but inavoué, contraire à l’article 18 de la Convention, à savoir réduire le requérant au silence. En outre, compte tenu de la nature des charges portées contre l’intéressé, elle considère que les mesures en cause étaient susceptibles d’avoir un effet dissuasif sur le travail des défenseurs des droits de l’homme.»
10. La Cour a conclu, sous l'angle de l'article 46, qu'à la lumière des circonstances particulières de l'affaire, «le Gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate». 
			(14) 
			Arrêt Kavala c. Turquie, paragraphe 240. Cette indication a été reprise dans le dispositif de l'arrêt.
11. Il convient de noter qu'il est très rare que la Cour conclue à une violation de l'article 18 de la Convention. Il s'agit d'un signal d'alarme fort qui indique que quelque chose de fondamentalement vicié se produit au sein d'un État. En particulier, les conclusions de l'article 18 indiquent clairement que l'État de droit n'est pas respecté et que le système judiciaire ne fonctionne pas dans l'intérêt de la justice. Le récent rapport de l'Assemblée parlementaire sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme indique que «les violations de l’article 18 de la Convention nient par excellence l’essence même de la démocratie et sont jugées particulièrement graves car liées à un abus de pouvoir délibéré» 
			(15) 
			Rapport sur la mise
en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme,
(Doc. 15742), paragraphe 44.. Rappelant une audition tenue dans le cadre de ce travail, le rapport indique également que:
«La jurisprudence clairement établie et appliquée par la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne les affaires relevant de l’article 18 concerne: (1) un intervalle de temps important entre l'ensemble des événements (par exemple, un intervalle de plusieurs années entre les faits allégués et les actes de l’accusation); (2) la qualité de l’ensemble des preuves (par exemple, le fait que des activités légales soient considérées comme des actes pénalement répréhensibles); (3) le comportement du requérant au cours de la procédure pénale; et (4) les déductions chronologiques faites à partir de la manière dont les responsables politiques abordent le traitement d'une affaire et l'élaboration de l'acte d'accusation. Cette audition a mis en évidence l’importance des arrêts relatifs à l’article 18 en ce qui concerne l’abus de pouvoir et les véritables buts des violations des droits humains; de tels arrêts sont un signal d’alarme.» 
			(16) 
			Ibid.,
paragraphe 45.
12. À ce stade, il convient de noter qu'il existe d'autres arrêts de la Cour concluant à des violations de l'article 18 de la Convention européenne des droits de l’homme par la Türkiye, notamment dans certaines des affaires du groupe Demirtaş. L’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) concerne l’arrestation et la détention à motivations politiques de M. Selahattin Demirtaş, l’un des dirigeants du Parti démocratique du peuple (HDP, parti d’opposition de gauche pro-kurde) de 2007 à 2018 et député à la Grande Assemblée Nationale de Türkiye. En octobre 2014, de violentes manifestations ont eu lieu dans 36 provinces de l’est de la Türkiye, suivies d’autres violences en 2015 à la suite de l’échec des négociations visant à résoudre la «question kurde». L’inviolabilité de certains députés a été levée par révision de la Constitution turque le 20 mai 2016. M. Demirtaş était l’un des 154 députés (dont 55 membres du HDP) qui ont perdu l'inviolabilité parlementaire à la suite de l'amendement constitutionnel 
			(17) 
			D'autres affaires connexes
concernent également la levée de l'immunité parlementaire, notamment
la récente affaire Yüksekdağ Şenoğlu
et autres c. Türkiye (requête n° 14332/17), qui concerne
également un certain nombre de violations des articles 18, 5 et
10 de la Convention et de l'article 3 du Protocole n° 1 à la suite
de l'arrestation de 12 parlementaires.. Il a été arrêté le 4 novembre 2016 et placé en détention provisoire, accusé d’infractions à diverses dispositions du Code pénal, de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et de la loi relative aux réunions et manifestations, notamment pour appartenance à une organisation armée (article 314 du Code pénal) et incitation publique à la commission d’une infraction (article 214 du Code pénal). Dans le même temps, huit autres députés du HDP démocratiquement élus ont également été arrêtés, tout comme l’ancien coprésident du HDP, Figen Yüksekdağ Senoğlu.
13. La Cour a estimé que les juridictions internes n’avaient mis en avant aucun fait ni aucune information spécifique de nature à faire naître des soupçons plausibles que le requérant avait commis les infractions en question et à justifier son arrestation et sa détention provisoire (violations de l’article 5(1) et (3)). Elle a également estimé que la manière dont l'inviolabilité parlementaire lui avait été retirée et le raisonnement des tribunaux lui imposant une détention provisoire violaient ses droits à la liberté d'expression (violation de l'article 10) et que le fait qu'il lui ait été effectivement impossible de participer aux activités de l'Assemblée nationale en raison de sa détention provisoire constituait une ingérence injustifiée dans la libre expression de l'opinion du peuple et dans son propre droit d'être élu et de siéger au parlement (violation de l'article 3 du Protocole n° 1 à la Convention, STE n° 9)). Enfin, la Cour a jugé que la détention du requérant poursuivait un but inavoué, à savoir étouffer le pluralisme et limiter le libre jeu du débat politique (violation de l’article 18 combiné avec l’article 5). La Cour a indiqué, au titre de l’article 46, que la nature de la violation constatée au titre de l’article 18 combiné avec l’article 5 ne laissait pas de choix réel quant aux mesures requises pour y remédier, et que tout maintien en détention provisoire du requérant pour des motifs relatifs au même contexte factuel impliquerait une prolongation de la violation de ses droits ainsi qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur de se conformer à l’arrêt de la Cour conformément à l’article 46(1) de la Convention. Elle a donc estimé que la Türkiye devait prendre toutes les mesures nécessaires pour faire procéder à la libération immédiate du requérant. Le requérant se trouvant toujours en détention, l’arrêt de la Cour européenne n’a donc toujours pas été exécuté. Le Comité des Ministres a demandé instamment aux autorités turques de procéder à sa libération immédiate, par exemple en étudiant des mesures alternatives à la détention en attendant l'achèvement de la procédure qu'il a engagée devant la Cour constitutionnelle.
14. L'affaire Yüksekdağ Şenoğlu et autres du groupe Demirtaş concerne également la levée de l'inviolabilité parlementaire des requérants par l'amendement constitutionnel du 20 mai 2016, soit treize députés du HDP, dont l'autre codirigeant du HDP à l'époque des faits, Figen Yüksekdağ Şenoğlu. La Cour a conclu aux mêmes violations de la Convention que dans l'arrêt Selahattin Demirtaş (n° 2) (articles 10, 5(1) et (3), article 3 du Protocole n° 1, et article 18 combiné avec l'article 5) pour des motifs similaires. En outre, elle a constaté, pour certains des requérants, une violation du droit à une décision rapide sur la légalité de la détention en raison de l'absence d'accès au dossier d'instruction (article 5(4)). Enfin, la Cour a inclus la même indication au titre de l'article 46 que dans l'affaire Selahattin Demirtaş (n° 2) et a jugé que, en ce qui concerne les requérants toujours privés de liberté, la Türkiye devait prendre toutes les mesures nécessaires pour faire procéder à leur libération immédiate. Douze des treize requérants dans cette affaire ont été libérés. Mme Yüksekdağ Şenoğlu est placée en détention provisoire depuis le 20 septembre 2019 et comparaît dans le cadre de la même procédure pénale que M. Demirtaş. Le Comité des Ministres a également vivement exhorté les autorités turques à procéder à la libération immédiate de la requérante.

2.2. Surveillance par le Comité des Ministres à la suite de l’arrêt rendu au titre de l’article 46(1), dans l’affaire Kavala c. Turquie

15. Dans le cadre de la surveillance de l’exécution de l’arrêt en question, le Comité des Ministres a publié quinze décisions et trois résolutions intérimaires, sur une période de quatre ans. La première décision a été publiée le 3 septembre 2020 
			(18) 
			<a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2020)1377bis/H46-38F'>CM/Del/Dec(2020)1377bis/H46-38.</a>. Au cours de l’année suivante, le Comité des Ministres a appelé à plusieurs reprises à la libération de M. Kavala, notant que sa détention constituait une violation continue de l’arrêt de la Cour 
			(19) 
			<a href='https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectId=0900001680a09787'>CM/ResDH(2020)361</a>, <a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2021)1398/H46-33F'>CM/Del/Dec(2021)1398/H46-33</a>, <a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2021)1401/H46-1F'>CM/Del/Dec(2021)1401/H46-1</a>, <a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2021)1406/H46-31F'>CM/Del/Dec(2021)1406/H46-31.</a>. L’affaire a suscité de vives préoccupations en raison de l’attitude des autorités turques face à la gravité de l’affaire et à la nature flagrante de la violation, étant donné que M. Kavala continuait à être détenu sur la base de procédures qui constituaient une utilisation abusive du système de justice pénale, dans le but de le réduire au silence, et que ce maintien en détention représentait donc un manquement flagrant à l’obligation qui incombe à la Türkiye de se conformer à l’arrêt de la Cour, conformément à l’article 46(1), de la Convention. Le Comité des Ministres a considéré que cela n’était pas acceptable dans un État de droit.
16. Le 16 septembre 2021, le Comité des Ministres s’est dit déterminé à notifier officiellement à la Türkiye son intention d’engager la procédure prévue à l’article 46(4), de la Convention 
			(20) 
			<a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2021)1411/H46-37F'>CM/Del/Dec(2021)1411/H46-37.</a>. Le 2 décembre 2021, le Comité des Ministres a signifié, aux fins de mise en demeure, à la Türkiye son intention de saisir la Cour, conformément à l’article 46(4), de la Convention, le 2 février 2022, si M. Kavala n’avait pas été libéré d’ici là 
			(21) 
			<a href='https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectId=0900001680a4b3d5'>CM/ResDH(2021)432.</a>. Le 2 février 2022, le Comité a dûment engagé une procédure en manquement sur le fondement de l’article 46(4) de la Convention 
			(22) 
			<a href='https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectId=0900001680a56446'>CM/ResDH(2022)21.</a>.

2.3. L’arrêt rendu au titre de l’article 46(4) du 11 juillet 2022, dans l’affaire Kavala c. Türkiye

17. L’article 46(4), de la Convention prévoit un mécanisme permettant au Comité des Ministres de saisir la Cour de la question de savoir si un État a manqué à son obligation de se conformer à un arrêt définitif de la Cour, et refuse donc d’exécuter cet arrêt. Ce mécanisme n’a été utilisé que deux fois dans l’histoire de la Convention – dans l’affaire Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan et, plus récemment, dans l’affaire Osman Kavala c. Türkiye. Dans la première affaire, Ilgar Mammadov a été libéré avant même que l’arrêt au titre de l’article 46(4), ne soit rendu. Malheureusement, dans la deuxième affaire, Osman Kavala est toujours maintenu en détention de manière arbitraire en Türkiye, ce qui est contraire à l’arrêt clair de la Cour. Il s’agit donc du seul cas où un État membre continue de refuser de mettre en œuvre un arrêt de la Cour à la suite d’un arrêt rendu au titre l’article 46(4), et il s’agit d’une situation exceptionnelle qui remet ouvertement en question les fondements mêmes du système de la Convention.
18. Par une résolution intérimaire du 2 février 2022 (CM/ResDH(2022)21), le Comité des Ministres a saisi la Cour, conformément à l’article 46(4), de la Convention, de la question de savoir si la Türkiye avait manqué à l’obligation qui lui incombait au titre de l’article 46(1), de la Convention, de se conformer à l’arrêt de chambre rendu le 10 décembre 2019 par la Cour dans l’affaire Kavala c. Turquie.
19. Au moment où la Cour a rendu son arrêt au titre de l’article 46(4), les autorités chargées des poursuites avaient ajouté un nouveau chef d’accusation d’espionnage militaire ou politique, bien que fondé sur les mêmes faits que la Cour avait déjà examinés dans son arrêt au titre de l’article 46(1), concernant le travail des ONG. La Cour a observé qu’il ressortait de l’acte d’accusation du 28 septembre 2020 que le soupçon d’espionnage était aussi fondé sur les activités menées par M. Kavala dans le cadre de ses ONG. Bien que M. Kavala ait été formellement accusé d’avoir commis une nouvelle infraction, différente de celle ayant servi à justifier sa détention antérieure, les faits énumérés dans l’acte d’accusation étaient essentiellement identiques à ceux que la Cour avait déjà examinés dans l’arrêt de chambre, sur la base desquels elle avait conclu à la violation de l’article 5(1), lu séparément et en combinaison avec l’article 18. La Cour a donc réitéré les considérations qu’elle a formulées dans son arrêt initial, à savoir que le fait de mentionner «des activités ordinaires et légitimes de la part d’un défenseur des droits de l’homme et d’un responsable d’ONG» avait nui à la crédibilité de l’accusation et qu’à l’évidence, il ne peut pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits.
20. La Cour a conclu que les autorités d’enquête avaient une fois encore fait référence à de nombreux actes accomplis en toute légalité pour justifier le maintien en détention provisoire de M. Kavala, ignorant les garanties prévues par la Constitution contre la privation arbitraire de liberté. La Cour a observé que la Türkiye avait présenté plusieurs plans d’action. Elle a cependant relevé qu’à la date de sa saisine par le Comité des Ministres, en dépit de trois décisions de mise en liberté provisoire et d’un acquittement, M. Kavala se trouvait toujours en détention provisoire depuis plus de quatre ans, trois mois et quatorze jours. La Cour a estimé que les mesures indiquées par la Türkiye ne lui permettaient pas de conclure que l’État partie concerné avait agi «de bonne foi», de manière compatible avec les «conclusions et l’esprit» de l’arrêt Kavala initial, ou d’une manière qui aurait rendu concrète et effective la protection des droits de la Convention que la Cour a estimé avoir été violés dans cet arrêt. En réponse à la question dont le Comité des Ministres l’avait saisie, la Cour a conclu que la Türkiye avait manqué à l’obligation qui lui incombait au titre de l’article 46(1), de se conformer à l’arrêt Kavala c. Turquie du 10 décembre 2019.

2.4. Surveillance par le Comité des Ministres à la suite de l’arrêt rendu au titre de l’article 46(4), dans l’affaire Kavala c. Türkiye

21. À la suite de l’arrêt rendu par la Grande Chambre de la Cour au titre de l’article 46(4), dans l’affaire Kavala c. Türkiye, le 11 juillet 2022, le Comité des Ministres a demandé instamment aux autorités d’assurer la libération immédiate de M. Kavala dans sept décisions différentes, publiées entre juillet 2022 et septembre 2023. Au cours de cette période, le Comité des Ministres a demandé que des réunions soient tenues entre le Président du Comité des Ministres et le ministre des Affaires étrangères de la Türkiye. Il a appelé tous les États membres, la Secrétaire Générale ainsi que les autres organes compétents du Conseil de l’Europe et les États observateurs à intensifier leurs contacts à haut niveau avec la Türkiye pour évoquer cette affaire et il a désigné un Groupe de liaison composé d’ambassadeurs pour aider le Président à engager le dialogue avec les autorités turques 
			(23) 
			<a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2022)1440/H46-1F'>CM/Del/Dec(2022)1440/H46-1</a>, <a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2022)1443/H46-30F'>CM/Del/Dec(2022)1443/H46-30</a>, <a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2022)1446/H46-1F'>CM/Del/Dec(2022)1446/H46-1</a>, <a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2022)1451/H46-40F'>CM/Del/Dec(2022)1451/H46-40</a>, <a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2023)1459/H46-27F'>CM/Del/Dec(2023)1459/H46-27</a>, <a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2023)1468/H46-35F'>CM/Del/Dec(2023)1468/H46-35</a>,  <a href='https://hudoc.exec.coe.int/?i=CM/Del/Dec(2023)1475/H46-39F'>CM/Del/Dec(2023)1475/H46-39.</a> De plus, le 11 juillet 2022, le Président du Comité
des Ministres, le Président de l’Assemblée parlementaire et la Secrétaire
Générale ont fait une déclaration commune, exhortant la Türkiye,
en tant que Partie à la Convention, à prendre toutes les mesures
nécessaires pour exécuter l’arrêt..

2.5. Positions de l’Assemblée sur la libération d’Osman Kavala

22. L’Assemblée a demandé à plusieurs reprises la libération immédiate d’Osman Kavala, notamment dans les Résolutions 2347 (2020), 2357 (2021), 2459 (2022) et 2483 (2023) 
			(24) 
			«Nouvelle répression
de l’opposition politique et de la dissidence civile en Turquie:
il est urgent de sauvegarder les normes du Conseil de l’Europe», Résolution 2347 (2020); «L’évolution de la procédure de suivi de l’Assemblée
(janvier-décembre 2020)», Résolution
2357 (2021); «Le respect des obligations et engagements de la Türkiye», Résolution 2459 (2022); «L’évolution de la procédure de suivi de l’Assemblée
(janvier-décembre 2022)», Résolution
2483 (2023).. La situation de M. Kavala a également été soulignée dans les notes d’information de la rapporteure générale sur la situation des défenseur·e·s des droits humains, ainsi que dans de nombreuses déclarations de membres de l’Assemblée 
			(25) 
			Mars 2021, <a href='https://assembly.coe.int/LifeRay/JUR/Pdf/DocsAndDecs/2021/AS-JUR-2021-03-FR.pdf'>AS/Jur
(2021) 03 Rév</a>, Mme Alexandra Louis, France, ADLE; février 2022, <a href='https://assembly.coe.int/LifeRay/JUR/Pdf/DocsAndDecs/2022/AS-JUR-2022-01-FR.pdf'>AS/Jur
(2022) 01 Rév</a>, Mme Alexandra Louis, France, ADLE.. En janvier 2023, les corapporteurs de l’Assemblée pour le suivi de la Türkiye se sont entretenus avec M. Kavala. Dans la Résolution 2494 (2023), l’Assemblée a appelé les États membres à «agir immédiatement pour exécuter tous les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui concluent à une violation de l’article 46, paragraphe 1, dans le cadre d’une procédure en manquement engagée au titre de l’article 46, paragraphe 4, et elle [a] appel[é] à ce propos la Türkiye à procéder à la libération immédiate du philanthrope Osman Kavala» 
			(26) 
			Résolution 2494 (2023), «Mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des
droits de l’homme», paragraphe 7.16. .
23. Dans sa Résolution 1900 (2012) «La définition de prisonnier politique», l’Assemblée énonce les critères qu’elle appliquerait pour définir ce qu’est un «prisonnier politique»:
«Une personne privée de sa liberté individuelle doit être considérée comme un ‘prisonnier politique’:

a. si la détention a été imposée en violation de l’une des garanties fondamentales énoncées dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et ses protocoles, en particulier la liberté de pensée, de conscience et de religion, la liberté d’expression et d’information et la liberté de réunion et d’association;
b. si la détention a été imposée pour des raisons purement politiques sans rapport avec une infraction, quelle qu’elle soit;
c. si, pour des raisons politiques, la durée de la détention ou ses conditions sont manifestement disproportionnées par rapport à l’infraction dont la personne a été reconnue coupable ou qu’elle est présumée avoir commise;
d. si, pour des raisons politiques, la personne est détenue dans des conditions créant une discrimination par rapport à d’autres personnes; ou,
e. si la détention est l’aboutissement d’une procédure qui était manifestement entachée d’irrégularités et que cela semble être lié aux motivations politiques des autorités».

24. D’après les conclusions sans équivoque de la Cour européenne des droits de l’homme et le contenu des jugements des tribunaux turcs, on peut considérer qu’Osman Kavala relève clairement de la définition de prisonnier politique retenue par l’Assemblée.

3. Non-respect des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme par les tribunaux turcs

25. Depuis l’arrêt initial rendu en 2019 par la Cour dans l’affaire Kavala c. Turquie, les tribunaux turcs ont examiné le cas de M. Kavala à maintes reprises et pris de nombreuses décisions. L’acquittement de M. Kavala a même été prononcé dans un jugement, dont le parquet a fait appel et qui n’a pas conduit à sa libération. Ce jugement a toutefois entraîné l’ouverture d’une enquête préliminaire visant les trois juges qui avaient acquitté M. Kavala. En 2021, les autorités turques ont informé le Comité des Ministres qu’«il n’y avait aucun élément nouveau quant à l’enquête préliminaire menée par le Conseil des juges et des procureurs pour statuer sur le lancement éventuel d’une enquête disciplinaire à l’encontre des trois juges qui avaient acquitté M. Kavala des charges liées aux événements de Gezi». Cela témoigne de l’ampleur des pressions exercées en Türkiye sur les juges pour qu’ils parviennent à un résultat donné s’ils souhaitent conserver leur poste, y compris, notamment, dans l’affaire Kavala.
26. Les procureurs et les tribunaux turcs ont continué de poursuivre M. Kavala et l’ont condamné. Le 25 avril 2022, la 13e Cour d’assises d’Istanbul a reconnu M. Kavala coupable de tentative de renversement du gouvernement par la force (article 312 du Code pénal turc) dans le cadre des événements de Gezi uniquement et l’a condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. Les charges relatives à la tentative de coup d’État relevant de l’article 309 n’ont donc pas été retenues dans cette condamnation. Il n’est pas non plus fait mention de la tentative de coup d’État dans les arrêts de la Cour d’appel régionale ou de la Cour de cassation. M. Kavala a également été acquitté des charges d’espionnage. Le 28 décembre 2022, la Cour d’appel régionale d’Istanbul a rejeté l’appel interjeté par M. Kavala contre sa condamnation et la peine infligée.
27. Nonobstant l’arrêt explicite de la Cour européenne des droits de l’homme qui concluait à l’absence de motifs raisonnables de soupçonner Osman Kavala d’avoir commis les infractions reprochées, et a fortiori de motifs de le condamner, et qui appelait à sa libération immédiate, et en dépit des nombreuses occasions leur ayant été données de prendre en considération les deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’affaire Kavala, les juridictions nationales s’en sont abstenues. En réalité, les tribunaux turcs n’ont pas véritablement tenu compte des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme à ce sujet lorsqu’ils ont examiné le cas de M. Kavala et ne les ont en aucun cas respectés. La Constitution turque donnant la primauté aux dispositions des traités internationaux dûment en vigueur en cas de conflit sur la portée des libertés et des droits fondamentaux entre le traité concerné et le droit interne, cela est difficilement compréhensible.
28. Le récent arrêt de la Cour de cassation du 28 septembre 2023 – dernière voie de recours ordinaire en réexamen de la condamnation d’Osman Kavala – n’a mentionné aucun des deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme pertinents en l’espèce, ce qui montre à quel point les autorités judiciaires ont fait peu de cas de l’obligation qui leur incombe de respecter les arrêts définitifs exécutoires de la Cour européenne des droits de l’homme. De plus, la Cour de cassation a confirmé la condamnation de M. Kavala pour tentative de renversement du Gouvernement par la force et la violence sur la base de preuves essentiellement identiques à celles qui avaient déjà été considérées par la Cour européenne des droits de l’homme comme insuffisantes, même pour constituer une raison plausible de le soupçonner – preuves qui ne permettaient d’établir aucune infraction pénale. La Cour de cassation a justifié sa condamnation en invoquant, par exemple, le fait qu’il avait eu des réunions et des contacts avec des diplomates, des journalistes et des organisations internationales (dont des personnes travaillant pour la Cour européenne des droits de l’homme, le Bureau du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, l’Union européenne et la Commission européenne, des députés européens, des membres des consulats allemand et néerlandais, le vice‑ministre américain des Affaires étrangères et des journalistes, et qu’il avait assisté à des conférences de presse), qu’il organisait des expositions et soutenait des productions artistiques et cinématographiques, que son organisation soutenait et finançait plusieurs ONG travaillant dans les domaines de l’art, des droits humains et des minorités, qu’il connaissait des acteurs de la société civile en Türkiye et à l’étranger, qu’il avait apporté son soutien à des manifestants, notamment en leur fournissant de la nourriture, du lait, des tables et chaises, un accès à des toilettes, et qu’il avait fait part, y compris à des organisations internationales, des diplomates et des journalistes, de ses inquiétudes quant au respect de l’État de droit et des droits humains en Türkiye. Une fois encore, ces actions pouvant être considérées comme un exercice licite du droit à la liberté d’expression et de la liberté d’association, il est très difficile de comprendre comment il est possible de conclure que ces actions constituent une infraction pénale de tentative de renversement du gouvernement par la force et la violence. On a beaucoup de mal à comprendre en quoi un tel arrêt peut être conforme à l’État de droit ou aux fondements mêmes de la justice.
29. Même si M. Kavala peut désormais se prévaloir du droit de saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, il y a lieu de se demander s’il a vraiment une chance de réussir compte tenu du jugement de la Cour constitutionnelle relatif à son précédent recours concernant le caractère illégal de sa détention.
30. Le fait que des erreurs aussi élémentaires et qu’un tel mépris pour l’État de droit aient invariablement persisté au cours des procédures prolongées concernant cette affaire et qu’elles émanent de nombreuses juridictions turques différentes soulève des questions quant à la crédibilité de l’ensemble du système judiciaire turc et à un quelconque espoir de faire respecter l’État de droit en Türkiye.
31. Pourtant, si on l’envisage dans le contexte plus large des manquements généralisés du pouvoir judiciaire turc à son obligation de respecter l’État de droit ou d’agir dans l’intérêt de la justice, ce résultat n’a peut‑être rien d’étonnant. Le Commissaire aux droits de l’homme de l’époque a conclu que «la réaction de la justice turque aux événements de Gezi reflète globalement un manque de respect des normes internationales, en particulier de la Convention et de la jurisprudence de la Cour, tant sur le plan de l’impunité accordée aux forces de sécurité que sur celui de l’absence de respect du droit de manifester pacifiquement» 
			(27) 
			Commissaire aux droits
de l’homme, informations transmises à la Cour, arrêt Kavala c. Turquie, paragraphe 123.. En ce qui concerne le respect des arrêts de la Cour constitutionnelle turque par les tribunaux du pays, la Commissaire a en outre fait observer que «les juridictions turques continuent d’ignorer et de méconnaître délibérément l’esprit des jugements et la jurisprudence de la Cour constitutionnelle turque en matière de détention provisoire, ce qui pose problème au regard des principes fondamentaux de l’État de droit et de la sécurité juridique», et déclaré craindre que les juridictions nationales ne soient encouragées à prononcer des condamnations sur la base de preuves insuffisantes «par des discours émanant des plus hautes instances politiques» 
			(28) 
			Ibid.,
paragraphes 172 et 173.. On notera également que le prédécesseur de la Commissaire aux droits de l’homme avait conclu que «le harcèlement judiciaire accru dirigé en particulier contre des défenseurs des droits de l’homme [dont Osman Kavala], sous l’effet de mesures gouvernementales, constituait une grave atteinte à la démocratie en Turquie» 
			(29) 
			Arrêt Kavala c. Turquie, paragraphe 203..
32. Ces manquements des tribunaux turcs peuvent possiblement être examinés dans un contexte plus large de répression visant un nombre élevé de juges dans le cadre des enquêtes menées sur l’association potentielle de membres du pouvoir judiciaire avec l’organisation FETÖ/PDY, enquêtes qui ont concerné des milliers de juges et de procureurs, bon nombre d’entre eux ayant été placés en détention, suspendus ou révoqués de leurs fonctions judiciaires, alors que d’autres ont fui la Türkiye 
			(30) 
			Décision de la <a href='https://www.scribd.com/document/364884269/General-Assembly-decision-2016-49158-Selcuk-Ozdemir-English-Translation'>Cour
constitutionnelle</a>, datée du 26 juillet 2017, par Selçuk Özdemir (requête
n° 2016/49158<a href='applewebdata://C044883C-2CAD-4C51-8E50-325D864F91BA/'>[1]</a>), paragraphes 18 et 19; <a href='https://www.gazetevatan.com/gundem/fuat-oktay-ihrac-edilen-hakim-ve-savci-sayisini-acikladi-1401763'>Déclaration</a> faite par le vice‑président Fuat Oktay le 14 juillet 2021,
indiquant qu’à cette date, 3 968 juges avaient été révoqués; <a href='https://www.amnesty.org/en/documents/eur44/9210/2018/en/'>Amnesty
International</a>.. Dans plusieurs cas, des juges et des procureurs ont fait l’objet de poursuites pénales malgré l’absence de toute preuve établissant un comportement pénalement répréhensible 
			(31) 
			<a href='https://www.hrw.org/news/2016/08/05/turkey-judges-prosecutors-unfairly-jailed'>Human
Rights Watch</a>, «Turkey: judges, prosecutors unfairly jailed» (Turquie :
des juges et des procureurs injustement incarcérés).. Cela a conduit à une situation dans laquelle au moins 45 % des quelque 21 000 juges et procureurs turcs n’ont maintenant que quelques années d'expérience, voire moins, et ont été nommés dans le contexte politique actuel qui les rend plus sujets à des pressions 
			(32) 
			<a href='https://www.reuters.com/investigates/special-report/turkey-judges/'>Reuters</a>, «Rapport spécial sur la Turquie et les juges», citant
des données du ministère de la Justice»; <a href='https://www.nytimes.com/2019/06/21/world/asia/erdogan-turkey-courts-judiciary-justice.html'>New
York Times</a>; <a href='https://www.atalayar.com/fr/articulo/politique/turquie-et-manque-dimpartialite-du-pouvoir-judiciaire/20200506113929145675.html'>La
Turquie et le manque d'impartialité du pouvoir judiciaire</a>».. On craint ainsi que certains juges et procureurs aient été nommés sans avoir suivi de formation adéquate 
			(33) 
			<a href='https://www.reuters.com/investigates/special-report/turkey-judges/'>Reuters</a>, «Rapport spécial sur la Turquie et les juges». et que «l'avenir des centaines de personnes arrêtées par le régime Erdoğan dépend[e] désormais de personnes inexpérimentées ayant des liens directs avec le gouvernement» 
			(34) 
			<a href='https://www.atalayar.com/fr/articulo/politique/turquie-et-manque-dimpartialite-du-pouvoir-judiciaire/20200506113929145675.html'>La
Turquie et le manque d'impartialité du pouvoir judiciaire</a>, citant Reuters.. En outre, ce problème n’est pas simplement répandu dans les juridictions inférieures, puisque les juridictions supérieures ont également été touchées, avec la nomination de juges ayant moins de cinq ans d'expérience à la Cour suprême d'appel, ce qui présente des risques pour le droit à un procès équitable 
			(35) 
			Ibid..
33. Des lois permettant d’imposer des sanctions ciblées à toute personne ayant commis des violations des droits humains ou pris part à de graves actes de corruption ont été adoptées par de nombreux États membres du Conseil de l’Europe – des lois souvent qualifiées de «lois Magnitski» d’après la législation introduite en 2012 aux États‑Unis d’Amérique à la suite des tortures subies par Sergueï Magnitski et de son décès en Russie en 2009. Depuis, des lois similaires ont été adoptées dans l’Union européenne et dans de nombreux pays, et notamment des États membres et observateurs du Conseil de l’Europe, comme le Royaume-Uni et le Canada.
34. L’Assemblée a déjà appelé les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe à imposer de telles sanctions «Magnitski» ciblées aux responsables des poursuites engagées et de la condamnation prononcée, pour des raisons politiques, à l’encontre d’Alexeï Navalny et d’Alexeï Pichugin, y compris des policiers, procureurs, juges, agents pénitentiaires ou personnes exerçant toute autre fonction 
			(36) 
			Dans sa Résolution
2446 (2022) «Cas signalés de prisonniers politiques en Fédération
de Russie», l’Assemblée a appelé tous les États membres et observateurs
du Conseil de l’Europe «à recourir à leurs « lois Magnitski» ou
à tout autre instrument juridique permettant d’imposer des sanctions
ciblées à l’encontre de tous ceux qui, en leur qualité de policiers, procureurs,
juges, agents pénitentiaires ou dans l’exercice de toute autre fonction,
ont contribué à la privation illégale et arbitraire de liberté des
prisonniers politiques ou aux mauvais traitements qui leur ont été
infligés en détention», paragraphes 20.3 et 22.. L’Assemblée travaille également à un rapport dressant la liste des juges et des procureurs responsables d’avoir détourné le droit pénal pour placer en détention, poursuivre et condamner illégalement Vladimir Kara-Murza, afin que les personnes responsables, y compris des juges, procureurs, enquêteurs, policiers, agents du renseignement, experts privés et responsables de l’administration pénitentiaire, soient soumises à des sanctions Magnitski ciblées 
			(37) 
			Sanctions contre les
personnes de la «liste Kara-Murza», <a href='https://rm.coe.int/sanctions-contre-les-personnes-de-la-liste-kara-murza-/1680abb193'>Note
introductive</a>. Voir en particulier le paragraphe 19: «sans ces serviteurs
obéissants qui répondent volontiers aux attentes de leurs supérieurs,
la machine répressive s'arrêterait tout net. Comme ils ont tous
choisi de faire ce que l'on attendait d'eux, en échange d'une belle
carrière et d'une vie confortable offerte par le régime, ils devraient
donc tous recevoir le même message, à savoir qu’ils ne sont pas
les bienvenus dans nos pays et que nous ne les laisserons pas jouir
des fruits des actes qu’ils ont commis»..
35. Le rôle joué par les procureurs et les juges turcs pour maintenir, en détournant la loi, la détention, les poursuites et la condamnation illégales d’Osman Kavala est déplorable. L’ampleur du détournement de pouvoir effectué par les procureurs et les juges turcs dans l’affaire Osman Kavala pourrait bien avoir atteint un niveau comparable à celui observé dans d’autres affaires dans lesquelles l’Assemblée a appelé à l’imposition de «sanctions Magnitski» à l’encontre des personnes responsables de telles violations des droits humains.

4. Maintien de la détention illégale d’Osman Kavala

36. Le refus persistant de la Türkiye de libérer M. Kavala, ainsi que l’a ordonné la Cour européenne des droits de l’homme, fait clairement peser un risque sur l’État de droit et le système de la Convention et constitue donc une source de profonde préoccupation pour tous les acteurs du système du Conseil de l’Europe. Il demeurera nécessairement un sujet d’attention et de préoccupation quant à la crédibilité du Conseil de l’Europe et du système de la Convention tant que M. Kavala restera détenu de manière arbitraire par la Türkiye.
37. Dans la Recommandation 2252 (2023), l’Assemblée a recommandé au Comité des Ministres, «eu égard à la Recommandation 2245 (2023) «Le Sommet de Reykjavik du Conseil de l'Europe – Unis autour de valeurs face à des défis hors du commun», de développer encore les possibilités dont dispose le Comité des Ministres, voire le Conseil de l’Europe dans son ensemble, à la suite d’un arrêt de la Cour fondé sur l’article 46, paragraphe 4, de la Convention pour garantir le respect de l’État de droit et du système de la Convention; ces travaux devraient inclure l’analyse soigneuse du rôle potentiel de l’Assemblée au sein de ces dispositifs, par exemple par un recours à la procédure complémentaire conjointe» 
			(38) 
			Recommandation 2252 (2023), «Mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des
droits de l’homme», paragraphe 2.8..
38. Les principaux outils dont dispose le Comité des Ministres pour remplir son rôle de surveillance de l’exécution des arrêts en vertu de l’article 46(2) et (5) de la Convention sont des outils diplomatiques comme le dialogue, l’adoption de décisions ou de résolutions, l’examen régulier de l’affaire en question lors de ses réunions, ainsi que la possibilité de demander aux États et à d’autres acteurs comme la Secrétaire Générale ou le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe d’évoquer régulièrement l’affaire avec l’État concerné. D’autres mesures tenant aux sanctions potentielles relatives aux droits de participation ou aux étapes menant au recours, en dernière analyse, aux articles 3 (obligation des États membres de respecter l’État de droit, les droits humains et de coopérer en bonne foi) et 8 (la suspension, le retrait, ou l’expulsion d’un État en cas d’une violation grave de l’article 3) du Statut, sont disponibles, mais moins bien développées.
39. Le Comité des Ministres peut aussi entamer le suivi d’un pays en vertu de la Déclaration du Comité des Ministres de 1994 sur le respect des engagements pris par les États membres du Conseil de l’Europe. Le paragraphe 1 de la Déclaration autorise les États membres, le Secrétaire Général ou la Secrétaire Générale ou, sur la base d'une recommandation, l'Assemblée parlementaire à porter devant le Comité des Ministres «les questions du respect des engagements concernant la situation de la démocratie, des droits humains et de l'État de droit dans tout État membre». Ce suivi pourrait donc s’appliquer en cas de non‑mise en œuvre d’arrêts relevant de l’article 46(1) et (4), lorsque cette résistance entame la crédibilité du système de la Convention et des valeurs du Conseil de l’Europe. Au vu des enjeux considérables portés par l’affaire Kavala au regard de l’indépendance de la justice et du respect de l’État de droit en Türkiye, notamment en ce qui concerne la mise en œuvre de mesures générales, il semblerait prudent que ces travaux se concentrent aussi, outre les mesures particulières requises dans l’affaire Kavala (telle que sa libération immédiate), sur ces enjeux plus larges, qui ont de profondes répercussions en Türkiye.
40. Le rôle de l’Assemblée dans la mise en œuvre des arrêts tient principalement à sa capacité d’organiser des auditions, des débats et des travaux sur des rapports, comme celui qui concerne la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui est en cours, ainsi que les travaux de la Sous‑commission sur la mise en œuvre des arrêts de Cour européenne des droits de l’homme. La Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi) joue un rôle particulier dans le suivi du respect, par la Türkiye, de ses engagements internationaux. En effet, les corapporteurs pour la Türkiye ont rencontré M. Kavala en prison dans le courant de l’année et continuent de s’inquiéter de son maintien en détention dans le cadre de leur travail relatif au rapport sur la Türkiye. Le Président de l’Assemblée exerce une fonction spécifique, y compris en faisant part de ses préoccupations à l’État concerné, dans le cadre d’un dialogue de haut niveau. Lorsqu’une situation est particulièrement grave, l’Assemblée joue également un rôle dans le lancement d’un recours à la procédure complémentaire conjointe; dans le cadre de l’examen des pouvoirs des délégations nationales à l’Assemblée; ou encore grâce à sa capacité d’inviter le Comité des Ministres à agir au titre de l’article 8 du Statut (même sans avoir préalablement recours à la procédure complémentaire conjointe). Quant à la possibilité d’examiner les pouvoirs d’une délégation nationale, en tant qu’outil vis‑à‑vis des États qui ne respectent pas les principes de l’État de droit, de la démocratie et des droits humains, les pouvoirs devraient être contestés pour la délégation parlementaire dans son ensemble, représentants de l’opposition compris. La perte de voix critiques turques au sein de l’Assemblée serait extrêmement regrettable.
41. La procédure complémentaire conjointe peut être engagée par le Comité des Ministres, l’Assemblée ou la Secrétaire Générale ou le Secrétaire Général et instaure dans les faits une procédure relative aux mesures à prendre lorsque l’article 8 du Statut pourrait être invoqué, mais que l’objectif est «de revenir, par un dialogue constructif et par la coopération, à une situation dans laquelle l’État membre concerné respecte les obligations et les principes de l’Organisation». L’article 8 du Statut prévoit que «tout Membre du Conseil de l’Europe qui enfreint gravement les dispositions de l’article 3 [c’est‑à‑dire le respect des principes de l’État de loi et l’application des droits humains] peut être suspendu de son droit de représentation et invité par le Comité des Ministres à se retirer dans les conditions prévues à l’article 7» du Statut. L’Assemblée jouerait un rôle dans un éventuel recours à la procédure complémentaire conjointe, conformément à la Résolution 2319(2020). Compte tenu de l’intransigeance des autorités turques vis‑à‑vis du respect des arrêts de la Cour exigeant la libération immédiate d’Osman Kavala, le moment est venu d’envisager d’engager la procédure complémentaire conjointe. Cela passera par une proposition de recommandation signée par un cinquième au moins des membres (représentants et suppléants) qui composent l’Assemblée, laquelle sera suivie d’un rapport de la Commission des questions politiques et de la démocratie et d’un vote, à la majorité des deux tiers, à l’Assemblée en séance plénière. Cela pourrait intervenir au plus tôt à la session de janvier 2024.

5. Conclusions

42. L’obligation de la Türkiye de se conformer aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et de libérer Osman Kavala est sans équivoque. Les mesures prises par les tribunaux turcs dans cette affaire manquent de crédibilité et ne font qu’entamer la confiance dans la capacité de la Türkiye de respecter l’État de droit, les droits humains et la justice. L’obligation d’exécuter un arrêt est contraignante pour toutes les autorités d’un État – exécutives, législatives et judiciaires. Les autorités turques, et en particulier les pouvoirs judiciaire et exécutif, ont obligation d’agir rapidement et efficacement pour respecter l’arrêt de la Cour européenne et libérer M. Kavala.
43. Le refus persistant des autorités turques de prendre une telle mesure ne fait que jeter le doute sur la volonté réelle de la Türkiye de respecter l’État de droit, les droits humains et les valeurs démocratiques, valeurs qui sont essentielles pour les membres de cette Organisation. À la lumière des circonstances exceptionnelles qui prévalent aujourd’hui, on peut considérer que le seuil de déclenchement de la procédure complémentaire conjointe a été atteint. Les membres peuvent donc considérer que le moment est désormais venu de prendre des mesures pour engager la procédure complémentaire conjointe prévue dans la Résolution 2319 (2020).
44. Le rôle joué par les procureurs et les juges turcs pour maintenir, en détournant la loi, la détention, les poursuites et la condamnation illégales d’Osman Kavala est déplorable. L’ampleur du détournement de pouvoir effectué par les procureurs et les juges turcs dans l’affaire Osman Kavala pourrait bien avoir atteint un niveau comparable à celui observé dans d’autres affaires dans lesquelles l’Assemblée a appelé à l’imposition de «sanctions Magnitski» à l’encontre des personnes responsables de telles violations des droits humains – c’est‑à‑dire dans les cas où les États ont pu imposer des sanctions ciblées à l’encontre des membres du parquet et du corps judiciaire responsables d’un tel détournement manifeste de leur pouvoir. La possibilité d’encourager les États à prendre de telles mesures pourrait être examinée plus avant.
45. Des changements urgents s’imposent aussi pour améliorer l’État de droit, l’indépendance de la justice et l’état du système judiciaire en Türkiye. Il ne s’agit pas uniquement de la formation, mais d’une véritable indépendance des procureurs et des juges pour appliquer la loi comme ils savent qu’ils devraient le faire, mais ne le font malheureusement pas à l’heure qu’il est. Les juges qui détournent leur pouvoir pour mal appliquer la loi n’ont pas leur place au sein de l’institution judiciaire. Le gouvernement (y compris par l’intermédiaire du Conseil des juges et des procureurs) ne devrait pas chercher à exercer des pressions sur le pouvoir judiciaire pour qu’il fasse une entorse au droit afin de parvenir à des conclusions indéfendables et manquant manifestement de sincérité dans une affaire déterminée. Le pouvoir judiciaire ne devrait pas se permettre d’être sensible à une telle pression et le gouvernement ne devrait pas chercher à le corrompre de cette manière. On peut espérer que de meilleures protections de l’indépendance et de la rigueur de l’institution judiciaire permettront d’inverser les tendances en cours et de dissiper les préoccupations actuelles. Il pourrait être utile à cet égard d’engager le processus de suivi par pays prévu dans la Déclaration de 1994 pour mettre plus particulièrement l’accent sur ces préoccupations.

Annexe – Avis divergent 
			(39) 
			Article 50.4 du Règlement
de l'Assemblée: «En outre, le rapport d'une commission comporte
un exposé des motifs établi par le rapporteur. La commission en
prend acte. Les avis divergents qui se sont manifestés au sein de
la commission y sont inclus à la demande de leurs auteurs, de préférence
dans le corps même de l'exposé des motifs, sinon en annexe ou dans
une note de bas de page.» de Mme Zeynep YILDIZ (Türkiye, NI) membre de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme

(open)

Je m'oppose fermement à ce rapport pour de multiples raisons.

1. Premièrement, ce rapport laisse entendre à tort que les juridictions turques méconnaissent volontairement et systématiquement les décisions de la Cour de Strasbourg. Les chiffres officiels indiquent le contraire. Le taux d'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme par la Türkiye s'élève à 89%, ce qui est bien supérieur à la moyenne de tous les États membres du Conseil de l'Europe, qui se situe à 79%. Ces chiffres démontrent clairement l'engagement résolu de la Türkiye et sa capacité à respecter ses obligations statutaires. De fait, la Cour européenne des droits de l'homme a joué un rôle crucial dans le processus de démocratisation de la Türkiye, puisque celle-ci l'a prise en considération lorsqu'elle a entrepris des réformes de fond.

2. En outre, il y a d'autres arrêts de la Cour qui n'ont pas été exécutés par certains États membres, comme l'arrêt Bekir Ousta. Le fait de fermer les yeux sur les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme qui ne sont pas exécutés par d'autres États membres met en cause la crédibilité et l'objectivité du Conseil de l'Europe.

3. Deuxièmement, le rapport demande l'ouverture de la procédure complémentaire conjointe à l'égard de la Türkiye. La Türkiye adhère aux principes de la démocratie, des droits humains et de l'État de droit, dans le respect de l'indépendance et de l'impartialité du pouvoir judiciaire. Les membres turcs de l'Assemblée parlementaire et les autorités turques entretiennent un dialogue ouvert et transparent avec les corapporteurs de la Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi). Ce rapport va bien au-delà de la proportionnalité et de l'équité dans l'examen de l'affaire Kavala et de l'exécution des arrêts par la Türkiye. Nul ne peut remettre en cause l'engagement de la Türkiye en faveur de ces principes en pointant du doigt une affaire.

4. Troisièmement, le rapport a été amendé en commission par l'insertion d'appels à la contestation des pouvoirs de la délégation turque et à l'établissement d'une date butoir. Nous nous opposons fermement à cette démarche, qui n'est pas conforme aux méthodes de travail de cette Assemblée. En outre, les appels à la contestation des pouvoirs créent un climat de menace et d'intimidation et pourraient compromettre la participation effective de l'ensemble de la délégation turque.

5. Quatrièmement, le rapport demande à l'Union européenne de tenir compte de l'affaire Kavala lors de l'attribution de sa contribution financière à la Türkiye. Il ne s'agit pas d'une attitude constructive. La Türkiye a toujours donné la priorité à ses relations avec l'Union européenne et le Conseil de l'Europe. Cet appel à l'Union européenne est tout simplement démotivant et injuste, puisque la Türkiye a entrepris au fil des ans une série de réformes et a renforcé ses relations avec l'Union européenne.

6. Cinquièmement, un nouveau paragraphe qui mentionne la loi Magnistki a été inséré dans le rapport en commission. Cette décision est tout à fait inacceptable. Elle fait peser une menace directe sur les responsables du gouvernement turc et sur l'indépendance du système judiciaire turc.

7. Enfin, dans le projet de recommandation, l'Assemblée invite le Comité des Ministres à mettre en place un suivi par pays de l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme par la Türkiye. S'il devait y avoir une procédure de suivi par pays, elle devrait se limiter à l'affaire Kavala, qui est le point central de ce rapport.

Pour toutes les raisons que je viens d'exposer, je m'oppose fermement à ce rapport.