1. Introduction
1. Osman Kavala, défenseur des
droits humains et philanthrope, est détenu en Türkiye depuis le 18 octobre
2017, au motif qu’il aurait cherché à renverser l'ordre constitutionnel
et le gouvernement par la force et la violence. S’il a d'abord été
détenu pour des allégations relatives aux événements liés au parc
Gezi en 2013 et à la tentative de coup d'État militaire de 2016
,
il n'a par la suite été condamné que pour des infractions relatives
aux manifestations de 2013 liées au parc Gezi. Pendant les événements
liés au parc Gezi, qui ont eu lieu au cours de l'été 2013, les forces
de sécurité ont fait un usage excessif de la force contre un petit
nombre de manifestants pacifiques qui tentaient d'empêcher l'abattage
d'arbres dans le parc Gezi à Istanbul
. Des manifestations plus importantes
ont eu lieu ensuite pour dénoncer l'usage excessif de la force contre
des manifestants pacifiques. Ces manifestations ont été «marquées
par des interventions musclées des autorités» et le bureau du Commissaire
aux droits de l'homme du Conseil de l’Europe a été saisi d’un «grand
nombre d'allégations sérieuses, cohérentes et crédibles de violations
des droits humains de manifestants ou de passants pacifiques par
les forces de l’ordre» au cours de la visite de cinq jours du Commissaire
en Türkiye au moment des événements du parc Gezi
. Il est également
important de noter que si la grande majorité des manifestants étaient
pacifiques, des groupes violents se sont joints aux manifestations
et ont commis des actes de violence. Au final, de nombreuses personnes
ont été blessées et six personnes sont décédées.
2. Les autorités turques reconnaissent que les événements ont
commencé par une petite manifestation contre l'abattage d'arbres,
mais qu'ils ont ensuite pris de l'ampleur, entraînant des manifestations
spontanées dans toute la Türkiye. Il est largement admis que ces
nouvelles manifestations ont été organisées en réponse aux brutalités
policières (et à l'impunité due à l'inaction judiciaire face aux
brutalités policières). Cependant, nonobstant cette base factuelle,
l'accusation est fondée sur le soupçon que ces manifestations ont
toutes été orchestrées à l'avance par les manifestants pour renverser
le gouvernement par la force et la violence (article 312 du Code
pénal). La position du Président de la République et de l'accusation
est qu'il s'agit d'une conspiration mondiale visant à renverser
le gouvernement. Ils considèrent que George Soros, le fondateur
de l'Open Society Institute, a probablement orchestré les manifestations
et que, comme Osman Kavala était le dirigeant de la Fondation pour
une société ouverte en Türkiye, était un membre actif de la société
civile turque et avait soutenu les manifestations, bien que de manière
pacifique, il devait également être impliqué dans une tentative
de renversement du gouvernement par la force et la violence. La
Commissaire aux droits de l'homme a déclaré que l'idée selon laquelle
«les événements de Gezi auraient pu être orchestrés par une seule personne
ou organisation n'était aucunement crédible», que les revendications
des manifestants n'allaient pas jusqu'à «un renversement illégal
et violent du gouvernement et de l'ordre constitutionnel», et a
noté que «la grande majorité des manifestants avait manifesté pacifiquement»
.
Il est très difficile, à la lumière des preuves qui sont en possession
de l'accusation et des tribunaux turcs, de parvenir à la conclusion
qu’il existait un plan coordonné visant à renverser le gouvernement
par la force et la violence, et encore moins d'un plan impliquant M. Kavala.
3. Plus précisément, aucune des informations figurant dans le
dossier ne fait état d'une implication spécifique d'Osman Kavala
dans des plans ou des actions visant à renverser le gouvernement
par la force et la violence. Dans ces circonstances, le comportement
d'Osman Kavala était celui d'un défenseur des droits humains: il
a pris, par exemple, une part active aux manifestations dans la
mesure où elles se déroulaient pacifiquement et a aidé les manifestants
en leur fournissant de la nourriture, des tables, des chaises et
un accès à des toilettes. Il est révélateur que le dossier d'accusation
ne présume pas qu'il ait été impliqué dans des actes de violence
et ne présente pas de preuves qu'il ait fait usage de la force ou
de la violence ou qu'il ait incité ou conduit d'autres personnes
à commettre des actes de violence. Il convient également de noter
que ce n'est que quatre ans après les événements du parc Gezi que
les autorités turques ont arrêté Osman Kavala.
4. Le raisonnement du bureau du procureur à l'encontre d'Osman
Kavala inclut le fait qu'il a participé à des réunions et entretenu
des contacts avec des diplomates, des journalistes et des organisations
internationales (y compris des personnes travaillant pour le Commissaire
aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, l'Union européenne,
la Commission européenne, des membres du Parlement européen, des
membres des consulats allemands et néerlandais, le vice-ministre
américain des affaires étrangères, des journalistes, et qu'il a
assisté à des conférences de presse); qu'il a aidé des personnes
à déposer des requêtes devant la Cour européenne des droits de l'homme;
qu'il a organisé des expositions et soutenu des productions artistiques
et cinématographiques; que son organisation a soutenu et financé
un certain nombre d'ONG travaillant dans les domaines de l'art,
des droits humains et des minorités et a reçu un soutien financier
du Conseil de l'Europe pour ce travail; qu'il connaissait des personnes
actives dans la société civile en Türkiye et au niveau international;
qu'il a fourni un soutien à des manifestants, notamment de la nourriture,
du lait, des tables, des chaises et un accès à des toilettes; et
qu'il a soulevé des préoccupations en matière de droits humains, notamment
auprès d'organisations internationales, de diplomates et de journalistes,
concernant le respect de l'État de droit et des droits humains en
Türkiye
.
Toutes ces activités s'inscrivent clairement dans le cadre du travail
ordinaire d'un défenseur des droits humains. Il aurait également
déclaré, lors de conversations téléphoniques privées, que le Premier
ministre de l'époque, M. Recep Tayyip Erdoğan, était un populiste
qui défendait la théorie d'un complot international et que la violence
excessive à l'encontre de manifestants pacifiques dépassait le cadre
de l'action autoritaire. Comme la Cour européenne des droits de
l’homme l'a résumé, le bureau du procureur a énuméré les actes qui,
selon lui, visaient à mettre la Türkiye dans une position délicate
au niveau international, notamment l'organisation d'une exposition
à Bruxelles sur les événements de Gezi; la préparation d'un rapport
sur les événements de Gezi pour le Parlement européen; le soutien
aux requêtes individuelles devant la Cour européenne des droits
de l'homme concernant l'utilisation de gaz lacrymogènes pendant
les manifestations; et les conversations téléphoniques sur la coopération
avec les organes du Conseil de l'Europe et la Commissaire aux droits
de l'homme
.
Si ces actions peuvent être qualifiées d'exercice légal du droit
à la liberté d'expression et à la liberté d'association, il est
très difficile de comprendre comment on peut en conclure que ces
actions constituent une infraction pénale consistant à chercher
à renverser le gouvernement par la force et la violence.
5. Aucun élément de preuve présenté au cours de sa détention
provisoire ou de son procès et de sa condamnation n'est suffisant
pour étayer les accusations selon lesquelles Osman Kavala aurait
cherché à renverser l'ordre constitutionnel ou le gouvernement par
la force et la violence. Les éléments de preuve sur lesquels repose
sa condamnation ne sont pas suffisants pour justifier ne serait-ce
qu’un soupçon raisonnable qu'il ait commis ces infractions et ne
sont certainement pas suffisants pour un procès ou une condamnation. Or,
il a été reconnu coupable et condamné à la réclusion à perpétuité
aggravée.
2. Les arrêts de la Cour européenne des
droits de l'homme dans les affaires Kavala c. Turquie et la surveillance
de l'exécution de ces arrêts
2.1. Arrêt
Kavala c. Turquie (article 46(1)) du 10 décembre 2019
6. Osman Kavala a saisi la Cour
européenne des droits de l’homme le 8 juin 2018. La Cour a rendu
son arrêt le 10 décembre 2019 et celui-ci est devenu définitif le
11 mai 2020. La Cour a constaté que les motifs de la détention d'Osman
Kavala, fondés sur les charges retenues contre lui, ne sont pas
de nature à faire naître des soupçons plausibles qu’il a commis
des infractions justifiant sa détention provisoire (violation du
droit à la liberté garanti par l'article 5(1) de la Convention européenne
des droits de l’homme (STE n° 5)). Elle a également constaté qu'il
y avait eu un usage abusif du droit pénal pour violer son droit
à la liberté, dans le but de le réduire au silence et de dissuader
les défenseurs des droits humains (violation de l'article 18 de
la Convention combiné avec l'article 5(1)). La Cour a également
conclu à la violation de l'article 5(4) de la Convention en raison
du laps de temps qu'il a fallu à la Cour constitutionnelle pour
contrôler la légalité de la détention d'Osman Kavala.
7. Dans ces circonstances, la Cour a conclu qu’«en l’absence
de faits, d’informations ou de preuves démontrant qu’il se livrait
à une activité délictuelle, le requérant ne pouvait pas être raisonnablement soupçonné
d’avoir commis une tentative de renversement du Gouvernement». En
particulier, la Cour a conclu que les faits mentionnés dans le dossier
«ne suffisaient pas à faire croire que le requérant avait cherché
par la force et la violence – le principal élément constitutif de
l’infraction prévue à l’article 312 du Code pénal – à organiser
et financer une insurrection contre le Gouvernement». En outre:
«Compte tenu de la nature des accusations
portées contre le requérant, la Cour observe que les autorités ne
sont pas en mesure de démontrer que la mise et le maintien en détention
de l’intéressé étaient justifiés par des soupçons raisonnables fondés
sur une évaluation objective des actes reprochés. Elle relève de
surcroît que ces mesures étaient essentiellement fondées non seulement
sur des faits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des
actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais aussi sur
des faits liés en grande partie à l’exercice de droits conventionnels.
En effet, le fait que pareils actes soient considérés dans l’acte
d’accusation comme des éléments constitutifs d’une infraction affaiblit
en soi la plausibilité des soupçons en question.»
8. La Cour a noté que «les documents de l’accusation font référence
à de nombreux actes, accomplis en toute légalité, en lien avec l’exercice
d’un droit conventionnel et en coopération avec les organes du Conseil de
l’Europe ou les institutions internationales [...]. Ils font également
référence à des activités ordinaires et légitimes de la part d’un
défenseur des droits de l’homme et d’un responsable d'ONG, comme
le fait de mener une campagne pour l’interdiction de la vente de
gaz lacrymogène à la Turquie ou de soutenir les recours individuels»
.
La Cour a estimé que «l’attitude de l’accusation pourrait être considérée
comme étant de nature à confirmer la thèse du requérant selon laquelle
les mesures prises à son encontre poursuivaient un but inavoué,
à savoir le réduire au silence en tant que militant d’ONG et défenseur
des droits de l’homme, dissuader les autres de se livrer à de telles
activités et paralyser la société civile du pays»
.
9. La Cour a également noté le laps de temps important qui s'est
écoulé entre les événements et l'arrestation d'Osman Kavala, bien
qu'aucune nouvelle information pertinente n'ait été mise à la disposition
des procureurs au cours de cette période. Elle a également noté
que les accusations publiques du Président de la Türkiye à l'encontre
d'Osman Kavala avaient précédé l'inculpation de celui-ci, estimant
que les divers éléments factuels, «combinés avec les discours [...]
du plus haut responsable du pays, pourraient corroborer l’argument du
requérant selon lequel sa mise et son maintien en détention poursuivaient
un but inavoué, à savoir le réduire au silence en tant que défenseur
des droits de l’homme»
.
Selon les informations soumises à la Cour par les parties intervenantes,
ces actions ont été menées dans le cadre d'une vaste campagne de
répression des défenseurs des droits humains en Türkiye
.
Les conclusions de la Cour pour constater une violation de l'article 18
de la Convention étaient les suivantes:
«La Cour juge qu’il est établi au-delà de tout doute raisonnable
que les mesures dénoncées en l’espèce poursuivaient un but inavoué,
contraire à l’article 18 de la Convention, à savoir réduire le requérant
au silence. En outre, compte tenu de la nature des charges portées
contre l’intéressé, elle considère que les mesures en cause étaient
susceptibles d’avoir un effet dissuasif sur le travail des défenseurs
des droits de l’homme.»
10. La Cour a conclu, sous l'angle de l'article 46, qu'à la lumière
des circonstances particulières de l'affaire, «le Gouvernement doit
prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la
détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate».
Cette
indication a été reprise dans le dispositif de l'arrêt.
11. Il convient de noter qu'il est très rare que la Cour conclue
à une violation de l'article 18 de la Convention. Il s'agit d'un
signal d'alarme fort qui indique que quelque chose de fondamentalement
vicié se produit au sein d'un État. En particulier, les conclusions
de l'article 18 indiquent clairement que l'État de droit n'est pas respecté
et que le système judiciaire ne fonctionne pas dans l'intérêt de
la justice. Le récent rapport de l'Assemblée parlementaire sur la
mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme indique
que «les violations de l’article 18 de la Convention nient par excellence
l’essence même de la démocratie et sont jugées particulièrement
graves car liées à un abus de pouvoir délibéré»
. Rappelant une audition
tenue dans le cadre de ce travail, le rapport indique également
que:
«La jurisprudence clairement
établie et appliquée par la Cour européenne des droits de l’homme
en ce qui concerne les affaires relevant de l’article 18 concerne:
(1) un intervalle de temps important entre l'ensemble des événements
(par exemple, un intervalle de plusieurs années entre les faits
allégués et les actes de l’accusation); (2) la qualité de l’ensemble
des preuves (par exemple, le fait que des activités légales soient
considérées comme des actes pénalement répréhensibles); (3) le comportement
du requérant au cours de la procédure pénale; et (4) les déductions
chronologiques faites à partir de la manière dont les responsables
politiques abordent le traitement d'une affaire et l'élaboration
de l'acte d'accusation. Cette audition a mis en évidence l’importance
des arrêts relatifs à l’article 18 en ce qui concerne l’abus de
pouvoir et les véritables buts des violations des droits humains;
de tels arrêts sont un signal d’alarme.»
12. À ce stade, il convient de noter qu'il existe d'autres arrêts
de la Cour concluant à des violations de l'article 18 de la Convention
européenne des droits de l’homme par la Türkiye, notamment dans
certaines des affaires du groupe Demirtaş. L’affaire
Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2)
concerne l’arrestation et la détention à motivations politiques
de M. Selahattin Demirtaş, l’un des dirigeants du Parti démocratique
du peuple (HDP, parti d’opposition de gauche pro-kurde) de 2007
à 2018 et député à la Grande Assemblée Nationale de Türkiye. En
octobre 2014, de violentes manifestations ont eu lieu dans 36 provinces
de l’est de la Türkiye, suivies d’autres violences en 2015 à la
suite de l’échec des négociations visant à résoudre la «question
kurde». L’inviolabilité de certains députés a été levée par révision
de la Constitution turque le 20 mai 2016. M. Demirtaş était l’un
des 154 députés (dont 55 membres du HDP) qui ont perdu l'inviolabilité
parlementaire à la suite de l'amendement constitutionnel
. Il a
été arrêté le 4 novembre 2016 et placé en détention provisoire,
accusé d’infractions à diverses dispositions du Code pénal, de la
loi relative à la lutte contre le terrorisme et de la loi relative
aux réunions et manifestations, notamment pour appartenance à une
organisation armée (article 314 du Code pénal) et incitation publique
à la commission d’une infraction (article 214 du Code pénal). Dans
le même temps, huit autres députés du HDP démocratiquement élus
ont également été arrêtés, tout comme l’ancien coprésident du HDP,
Figen Yüksekdağ Senoğlu.
13. La Cour a estimé que les juridictions internes n’avaient mis
en avant aucun fait ni aucune information spécifique de nature à
faire naître des soupçons plausibles que le requérant avait commis
les infractions en question et à justifier son arrestation et sa
détention provisoire (violations de l’article 5(1) et (3)). Elle
a également estimé que la manière dont l'inviolabilité parlementaire
lui avait été retirée et le raisonnement des tribunaux lui imposant
une détention provisoire violaient ses droits à la liberté d'expression
(violation de l'article 10) et que le fait qu'il lui ait été effectivement
impossible de participer aux activités de l'Assemblée nationale en
raison de sa détention provisoire constituait une ingérence injustifiée
dans la libre expression de l'opinion du peuple et dans son propre
droit d'être élu et de siéger au parlement (violation de l'article
3 du Protocole n° 1 à la Convention, STE n° 9)). Enfin, la Cour
a jugé que la détention du requérant poursuivait un but inavoué, à
savoir étouffer le pluralisme et limiter le libre jeu du débat politique
(violation de l’article 18 combiné avec l’article 5). La Cour a
indiqué, au titre de l’article 46, que la nature de la violation
constatée au titre de l’article 18 combiné avec l’article 5 ne laissait
pas de choix réel quant aux mesures requises pour y remédier, et
que tout maintien en détention provisoire du requérant pour des
motifs relatifs au même contexte factuel impliquerait une prolongation
de la violation de ses droits ainsi qu’un manquement à l’obligation
qui incombe à l’État défendeur de se conformer à l’arrêt de la Cour
conformément à l’article 46(1) de la Convention. Elle a donc estimé
que la Türkiye devait prendre toutes les mesures nécessaires pour
faire procéder à la libération immédiate du requérant. Le requérant
se trouvant toujours en détention, l’arrêt de la Cour européenne
n’a donc toujours pas été exécuté. Le Comité des Ministres a demandé
instamment aux autorités turques de procéder à sa libération immédiate,
par exemple en étudiant des mesures alternatives à la détention
en attendant l'achèvement de la procédure qu'il a engagée devant
la Cour constitutionnelle.
14. L'affaire Yüksekdağ Şenoğlu et
autres du groupe Demirtaş concerne
également la levée de l'inviolabilité parlementaire des requérants
par l'amendement constitutionnel du 20 mai 2016, soit treize députés
du HDP, dont l'autre codirigeant du HDP à l'époque des faits, Figen
Yüksekdağ Şenoğlu. La Cour a conclu aux mêmes violations de la Convention
que dans l'arrêt Selahattin Demirtaş (n° 2) (articles 10, 5(1) et
(3), article 3 du Protocole n° 1, et article 18 combiné avec l'article
5) pour des motifs similaires. En outre, elle a constaté, pour certains
des requérants, une violation du droit à une décision rapide sur
la légalité de la détention en raison de l'absence d'accès au dossier
d'instruction (article 5(4)). Enfin, la Cour a inclus la même indication
au titre de l'article 46 que dans l'affaire Selahattin Demirtaş
(n° 2) et a jugé que, en ce qui concerne les requérants toujours
privés de liberté, la Türkiye devait prendre toutes les mesures
nécessaires pour faire procéder à leur libération immédiate. Douze
des treize requérants dans cette affaire ont été libérés. Mme Yüksekdağ
Şenoğlu est placée en détention provisoire depuis le 20 septembre
2019 et comparaît dans le cadre de la même procédure pénale que
M. Demirtaş. Le Comité des Ministres a également vivement exhorté
les autorités turques à procéder à la libération immédiate de la
requérante.
2.2. Surveillance
par le Comité des Ministres à la suite de l’arrêt rendu au titre
de l’article 46(1), dans l’affaire Kavala c. Turquie
15. Dans le cadre de la surveillance
de l’exécution de l’arrêt en question, le Comité des Ministres a
publié quinze décisions et trois résolutions intérimaires, sur une
période de quatre ans. La première décision a été publiée le 3 septembre
2020
. Au cours de l’année suivante, le
Comité des Ministres a appelé à plusieurs reprises à la libération
de M. Kavala, notant que sa détention constituait une violation
continue de l’arrêt de la Cour
. L’affaire a suscité de vives préoccupations
en raison de l’attitude des autorités turques face à la gravité de
l’affaire et à la nature flagrante de la violation, étant donné
que M. Kavala continuait à être détenu sur la base de procédures
qui constituaient une utilisation abusive du système de justice
pénale, dans le but de le réduire au silence, et que ce maintien
en détention représentait donc un manquement flagrant à l’obligation
qui incombe à la Türkiye de se conformer à l’arrêt de la Cour, conformément
à l’article 46(1), de la Convention. Le Comité des Ministres a considéré
que cela n’était pas acceptable dans un État de droit.
16. Le 16 septembre 2021, le Comité des Ministres s’est dit déterminé
à notifier officiellement à la Türkiye son intention d’engager la
procédure prévue à l’article 46(4), de la Convention
. Le 2 décembre 2021, le Comité des
Ministres a signifié, aux fins de mise en demeure, à la Türkiye
son intention de saisir la Cour, conformément à l’article 46(4),
de la Convention, le 2 février 2022, si M. Kavala n’avait pas été
libéré d’ici là
. Le 2 février 2022, le Comité a dûment
engagé une procédure en manquement sur le fondement de l’article 46(4)
de la Convention
.
2.3. L’arrêt
rendu au titre de l’article 46(4) du 11 juillet 2022, dans l’affaire
Kavala c. Türkiye
17. L’article 46(4), de la Convention
prévoit un mécanisme permettant au Comité des Ministres de saisir
la Cour de la question de savoir si un État a manqué à son obligation
de se conformer à un arrêt définitif de la Cour, et refuse donc
d’exécuter cet arrêt. Ce mécanisme n’a été utilisé que deux fois
dans l’histoire de la Convention – dans l’affaire Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan et,
plus récemment, dans l’affaire Osman
Kavala c. Türkiye. Dans la première affaire, Ilgar Mammadov
a été libéré avant même que l’arrêt au titre de l’article 46(4),
ne soit rendu. Malheureusement, dans la deuxième affaire, Osman
Kavala est toujours maintenu en détention de manière arbitraire
en Türkiye, ce qui est contraire à l’arrêt clair de la Cour. Il
s’agit donc du seul cas où un État membre continue de refuser de
mettre en œuvre un arrêt de la Cour à la suite d’un arrêt rendu au
titre l’article 46(4), et il s’agit d’une situation exceptionnelle
qui remet ouvertement en question les fondements mêmes du système
de la Convention.
18. Par une résolution intérimaire du 2 février 2022 (CM/ResDH(2022)21),
le Comité des Ministres a saisi la Cour, conformément à l’article
46(4), de la Convention, de la question de savoir si la Türkiye
avait manqué à l’obligation qui lui incombait au titre de l’article
46(1), de la Convention, de se conformer à l’arrêt de chambre rendu
le 10 décembre 2019 par la Cour dans l’affaire Kavala c. Turquie.
19. Au moment où la Cour a rendu son arrêt au titre de l’article
46(4), les autorités chargées des poursuites avaient ajouté un nouveau
chef d’accusation d’espionnage militaire ou politique, bien que
fondé sur les mêmes faits que la Cour avait déjà examinés dans son
arrêt au titre de l’article 46(1), concernant le travail des ONG. La
Cour a observé qu’il ressortait de l’acte d’accusation du 28 septembre
2020 que le soupçon d’espionnage était aussi fondé sur les activités
menées par M. Kavala dans le cadre de ses ONG. Bien que M. Kavala
ait été formellement accusé d’avoir commis une nouvelle infraction,
différente de celle ayant servi à justifier sa détention antérieure,
les faits énumérés dans l’acte d’accusation étaient essentiellement
identiques à ceux que la Cour avait déjà examinés dans l’arrêt de
chambre, sur la base desquels elle avait conclu à la violation de l’article
5(1), lu séparément et en combinaison avec l’article 18. La Cour
a donc réitéré les considérations qu’elle a formulées dans son arrêt
initial, à savoir que le fait de mentionner «des activités ordinaires
et légitimes de la part d’un défenseur des droits de l’homme et
d’un responsable d’ONG» avait nui à la crédibilité de l’accusation
et qu’à l’évidence, il ne peut pas y avoir de soupçons raisonnables
si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient
pas un crime au moment où ils se sont produits.
20. La Cour a conclu que les autorités d’enquête avaient une fois
encore fait référence à de nombreux actes accomplis en toute légalité
pour justifier le maintien en détention provisoire de M. Kavala,
ignorant les garanties prévues par la Constitution contre la privation
arbitraire de liberté. La Cour a observé que la Türkiye avait présenté
plusieurs plans d’action. Elle a cependant relevé qu’à la date de
sa saisine par le Comité des Ministres, en dépit de trois décisions
de mise en liberté provisoire et d’un acquittement, M. Kavala se
trouvait toujours en détention provisoire depuis plus de quatre
ans, trois mois et quatorze jours. La Cour a estimé que les mesures
indiquées par la Türkiye ne lui permettaient pas de conclure que
l’État partie concerné avait agi «de bonne foi», de manière compatible
avec les «conclusions et l’esprit» de l’arrêt Kavala initial, ou
d’une manière qui aurait rendu concrète et effective la protection
des droits de la Convention que la Cour a estimé avoir été violés
dans cet arrêt. En réponse à la question dont le Comité des Ministres
l’avait saisie, la Cour a conclu que la Türkiye avait manqué à l’obligation
qui lui incombait au titre de l’article 46(1), de se conformer à l’arrêt Kavala c. Turquie du 10 décembre
2019.
2.4. Surveillance
par le Comité des Ministres à la suite de l’arrêt rendu au titre
de l’article 46(4), dans l’affaire Kavala c. Türkiye
21. À la suite de l’arrêt rendu
par la Grande Chambre de la Cour au titre de l’article 46(4), dans
l’affaire
Kavala c. Türkiye,
le 11 juillet 2022, le Comité des Ministres a demandé instamment
aux autorités d’assurer la libération immédiate de M. Kavala dans
sept décisions différentes, publiées entre juillet 2022 et septembre 2023.
Au cours de cette période, le Comité des Ministres a demandé que
des réunions soient tenues entre le Président du Comité des Ministres
et le ministre des Affaires étrangères de la Türkiye. Il a appelé
tous les États membres, la Secrétaire Générale ainsi que les autres
organes compétents du Conseil de l’Europe et les États observateurs
à intensifier leurs contacts à haut niveau avec la Türkiye pour
évoquer cette affaire et il a désigné un Groupe de liaison composé
d’ambassadeurs pour aider le Président à engager le dialogue avec
les autorités turques
.
2.5. Positions
de l’Assemblée sur la libération d’Osman Kavala
22. L’Assemblée a demandé à plusieurs
reprises la libération immédiate d’Osman Kavala, notamment dans les
Résolutions 2347 (2020), 2357 (2021), 2459 (2022) et 2483 (2023)
. La situation de M. Kavala a également
été soulignée dans les notes d’information de la rapporteure générale
sur la situation des défenseur·e·s des droits humains, ainsi que
dans de nombreuses déclarations de membres de l’Assemblée
. En
janvier 2023, les corapporteurs de l’Assemblée pour le suivi de
la Türkiye se sont entretenus avec M. Kavala. Dans la Résolution
2494 (2023), l’Assemblée a appelé les États membres à «agir immédiatement pour
exécuter tous les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
qui concluent à une violation de l’article 46, paragraphe 1, dans
le cadre d’une procédure en manquement engagée au titre de l’article
46, paragraphe 4, et elle [a] appel[é] à ce propos la Türkiye à
procéder à la libération immédiate du philanthrope Osman Kavala»
.
23. Dans sa Résolution 1900 (2012) «La définition de prisonnier
politique», l’Assemblée énonce les critères qu’elle appliquerait
pour définir ce qu’est un «prisonnier politique»:
«Une personne privée de sa liberté
individuelle doit être considérée comme un ‘prisonnier politique’:
a. si la détention a été imposée
en violation de l’une des garanties fondamentales énoncées dans
la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et ses protocoles,
en particulier la liberté de pensée, de conscience et de religion,
la liberté d’expression et d’information et la liberté de réunion
et d’association;
b. si la détention a été imposée pour des raisons purement
politiques sans rapport avec une infraction, quelle qu’elle soit;
c. si, pour des raisons politiques, la durée de la détention
ou ses conditions sont manifestement disproportionnées par rapport
à l’infraction dont la personne a été reconnue coupable ou qu’elle
est présumée avoir commise;
d. si, pour des raisons politiques, la personne est détenue
dans des conditions créant une discrimination par rapport à d’autres
personnes; ou,
e. si la détention est l’aboutissement d’une procédure qui
était manifestement entachée d’irrégularités et que cela semble
être lié aux motivations politiques des autorités».
24. D’après les conclusions sans
équivoque de la Cour européenne des droits de l’homme et le contenu
des jugements des tribunaux turcs, on peut considérer qu’Osman Kavala
relève clairement de la définition de prisonnier politique retenue
par l’Assemblée.
3. Non-respect
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme par les tribunaux
turcs
25. Depuis l’arrêt initial rendu
en 2019 par la Cour dans l’affaire Kavala
c. Turquie, les tribunaux turcs ont examiné le cas de
M. Kavala à maintes reprises et pris de nombreuses décisions. L’acquittement
de M. Kavala a même été prononcé dans un jugement, dont le parquet
a fait appel et qui n’a pas conduit à sa libération. Ce jugement
a toutefois entraîné l’ouverture d’une enquête préliminaire visant
les trois juges qui avaient acquitté M. Kavala. En 2021, les autorités
turques ont informé le Comité des Ministres qu’«il n’y avait aucun
élément nouveau quant à l’enquête préliminaire menée par le Conseil
des juges et des procureurs pour statuer sur le lancement éventuel
d’une enquête disciplinaire à l’encontre des trois juges qui avaient
acquitté M. Kavala des charges liées aux événements de Gezi». Cela
témoigne de l’ampleur des pressions exercées en Türkiye sur les
juges pour qu’ils parviennent à un résultat donné s’ils souhaitent
conserver leur poste, y compris, notamment, dans l’affaire Kavala.
26. Les procureurs et les tribunaux turcs ont continué de poursuivre
M. Kavala et l’ont condamné. Le 25 avril 2022, la 13e Cour
d’assises d’Istanbul a reconnu M. Kavala coupable de tentative de
renversement du gouvernement par la force (article 312 du Code pénal
turc) dans le cadre des événements de Gezi uniquement et l’a condamné
à la réclusion à perpétuité aggravée. Les charges relatives à la
tentative de coup d’État relevant de l’article 309 n’ont donc pas
été retenues dans cette condamnation. Il n’est pas non plus fait mention
de la tentative de coup d’État dans les arrêts de la Cour d’appel
régionale ou de la Cour de cassation. M. Kavala a également été
acquitté des charges d’espionnage. Le 28 décembre 2022, la Cour
d’appel régionale d’Istanbul a rejeté l’appel interjeté par M. Kavala
contre sa condamnation et la peine infligée.
27. Nonobstant l’arrêt explicite de la Cour européenne des droits
de l’homme qui concluait à l’absence de motifs raisonnables de soupçonner
Osman Kavala d’avoir commis les infractions reprochées, et a fortiori de motifs de le condamner,
et qui appelait à sa libération immédiate, et en dépit des nombreuses
occasions leur ayant été données de prendre en considération les
deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme concernant
l’affaire Kavala, les juridictions nationales s’en sont abstenues.
En réalité, les tribunaux turcs n’ont pas véritablement tenu compte
des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme à
ce sujet lorsqu’ils ont examiné le cas de M. Kavala et ne les ont
en aucun cas respectés. La Constitution turque donnant la primauté
aux dispositions des traités internationaux dûment en vigueur en
cas de conflit sur la portée des libertés et des droits fondamentaux
entre le traité concerné et le droit interne, cela est difficilement compréhensible.
28. Le récent arrêt de la Cour de cassation du 28 septembre 2023
– dernière voie de recours ordinaire en réexamen de la condamnation
d’Osman Kavala – n’a mentionné aucun des deux arrêts de la Cour
européenne des droits de l’homme pertinents en l’espèce, ce qui
montre à quel point les autorités judiciaires ont fait peu de cas
de l’obligation qui leur incombe de respecter les arrêts définitifs
exécutoires de la Cour européenne des droits de l’homme. De plus,
la Cour de cassation a confirmé la condamnation de M. Kavala pour
tentative de renversement du Gouvernement par la force et la violence
sur la base de preuves essentiellement identiques à celles qui avaient
déjà été considérées par la Cour européenne des droits de l’homme
comme insuffisantes, même pour constituer une raison plausible de
le soupçonner – preuves qui ne permettaient d’établir aucune infraction
pénale. La Cour de cassation a justifié sa condamnation en invoquant,
par exemple, le fait qu’il avait eu des réunions et des contacts
avec des diplomates, des journalistes et des organisations internationales (dont
des personnes travaillant pour la Cour européenne des droits de
l’homme, le Bureau du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil
de l’Europe, l’Union européenne et la Commission européenne, des
députés européens, des membres des consulats allemand et néerlandais,
le vice‑ministre américain des Affaires étrangères et des journalistes,
et qu’il avait assisté à des conférences de presse), qu’il organisait
des expositions et soutenait des productions artistiques et cinématographiques,
que son organisation soutenait et finançait plusieurs ONG travaillant
dans les domaines de l’art, des droits humains et des minorités,
qu’il connaissait des acteurs de la société civile en Türkiye et
à l’étranger, qu’il avait apporté son soutien à des manifestants,
notamment en leur fournissant de la nourriture, du lait, des tables
et chaises, un accès à des toilettes, et qu’il avait fait part,
y compris à des organisations internationales, des diplomates et
des journalistes, de ses inquiétudes quant au respect de l’État
de droit et des droits humains en Türkiye. Une fois encore, ces
actions pouvant être considérées comme un exercice licite du droit
à la liberté d’expression et de la liberté d’association, il est
très difficile de comprendre comment il est possible de conclure
que ces actions constituent une infraction pénale de tentative de
renversement du gouvernement par la force et la violence. On a beaucoup
de mal à comprendre en quoi un tel arrêt peut être conforme à l’État
de droit ou aux fondements mêmes de la justice.
29. Même si M. Kavala peut désormais se prévaloir du droit de
saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, il y a
lieu de se demander s’il a vraiment une chance de réussir compte
tenu du jugement de la Cour constitutionnelle relatif à son précédent
recours concernant le caractère illégal de sa détention.
30. Le fait que des erreurs aussi élémentaires et qu’un tel mépris
pour l’État de droit aient invariablement persisté au cours des
procédures prolongées concernant cette affaire et qu’elles émanent
de nombreuses juridictions turques différentes soulève des questions
quant à la crédibilité de l’ensemble du système judiciaire turc
et à un quelconque espoir de faire respecter l’État de droit en Türkiye.
31. Pourtant, si on l’envisage dans le contexte plus large des
manquements généralisés du pouvoir judiciaire turc à son obligation
de respecter l’État de droit ou d’agir dans l’intérêt de la justice,
ce résultat n’a peut‑être rien d’étonnant. Le Commissaire aux droits
de l’homme de l’époque a conclu que «la réaction de la justice turque
aux événements de Gezi reflète globalement un manque de respect
des normes internationales, en particulier de la Convention et de
la jurisprudence de la Cour, tant sur le plan de l’impunité accordée
aux forces de sécurité que sur celui de l’absence de respect du
droit de manifester pacifiquement»
.
En ce qui concerne le respect des arrêts de la Cour constitutionnelle
turque par les tribunaux du pays, la Commissaire a en outre fait
observer que «les juridictions turques continuent d’ignorer et de
méconnaître délibérément l’esprit des jugements et la jurisprudence
de la Cour constitutionnelle turque en matière de détention provisoire,
ce qui pose problème au regard des principes fondamentaux de l’État
de droit et de la sécurité juridique», et déclaré craindre que les
juridictions nationales ne soient encouragées à prononcer des condamnations
sur la base de preuves insuffisantes «par des discours émanant des
plus hautes instances politiques»
. On notera également
que le prédécesseur de la Commissaire aux droits de l’homme avait
conclu que «le harcèlement judiciaire accru dirigé en particulier
contre des défenseurs des droits de l’homme [dont Osman Kavala],
sous l’effet de mesures gouvernementales, constituait une grave
atteinte à la démocratie en Turquie»
.
32. Ces manquements des tribunaux turcs peuvent possiblement être
examinés dans un contexte plus large de répression visant un nombre
élevé de juges dans le cadre des enquêtes menées sur l’association potentielle
de membres du pouvoir judiciaire avec l’organisation FETÖ/PDY, enquêtes
qui ont concerné des milliers de juges et de procureurs, bon nombre
d’entre eux ayant été placés en détention, suspendus ou révoqués
de leurs fonctions judiciaires, alors que d’autres ont fui la Türkiye
. Dans plusieurs cas, des juges et
des procureurs ont fait l’objet de poursuites pénales malgré l’absence
de toute preuve établissant un comportement pénalement répréhensible
.
Cela a conduit à une situation dans laquelle au moins 45 % des quelque
21 000 juges et procureurs turcs n’ont maintenant que quelques années
d'expérience, voire moins, et ont été nommés dans le contexte politique
actuel qui les rend plus sujets à des pressions
. On craint ainsi que certains juges
et procureurs aient été nommés sans avoir suivi de formation adéquate
et
que «l'avenir des centaines de personnes arrêtées par le régime
Erdoğan dépend[e] désormais de personnes inexpérimentées ayant des
liens directs avec le gouvernement»
. En outre, ce problème
n’est pas simplement répandu dans les juridictions inférieures,
puisque les juridictions supérieures ont également été touchées,
avec la nomination de juges ayant moins de cinq ans d'expérience
à la Cour suprême d'appel, ce qui présente des risques pour le droit
à un procès équitable
.
33. Des lois permettant d’imposer des sanctions ciblées à toute
personne ayant commis des violations des droits humains ou pris
part à de graves actes de corruption ont été adoptées par de nombreux
États membres du Conseil de l’Europe – des lois souvent qualifiées
de «lois Magnitski» d’après la législation introduite en 2012 aux
États‑Unis d’Amérique à la suite des tortures subies par Sergueï
Magnitski et de son décès en Russie en 2009. Depuis, des lois similaires
ont été adoptées dans l’Union européenne et dans de nombreux pays,
et notamment des États membres et observateurs du Conseil de l’Europe,
comme le Royaume-Uni et le Canada.
34. L’Assemblée a déjà appelé les États membres et observateurs
du Conseil de l’Europe à imposer de telles sanctions «Magnitski»
ciblées aux responsables des poursuites engagées et de la condamnation prononcée,
pour des raisons politiques, à l’encontre d’Alexeï Navalny et d’Alexeï
Pichugin, y compris des policiers, procureurs, juges, agents pénitentiaires
ou personnes exerçant toute autre fonction
.
L’Assemblée travaille également à un rapport dressant la liste des
juges et des procureurs responsables d’avoir détourné le droit pénal
pour placer en détention, poursuivre et condamner illégalement Vladimir
Kara-Murza, afin que les personnes responsables, y compris des juges,
procureurs, enquêteurs, policiers, agents du renseignement, experts
privés et responsables de l’administration pénitentiaire, soient
soumises à des sanctions Magnitski ciblées
.
35. Le rôle joué par les procureurs et les juges turcs pour maintenir,
en détournant la loi, la détention, les poursuites et la condamnation
illégales d’Osman Kavala est déplorable. L’ampleur du détournement
de pouvoir effectué par les procureurs et les juges turcs dans l’affaire
Osman Kavala pourrait bien avoir atteint un niveau comparable à
celui observé dans d’autres affaires dans lesquelles l’Assemblée
a appelé à l’imposition de «sanctions Magnitski» à l’encontre des
personnes responsables de telles violations des droits humains.
4. Maintien
de la détention illégale d’Osman Kavala
36. Le refus persistant de la Türkiye
de libérer M. Kavala, ainsi que l’a ordonné la Cour européenne des droits
de l’homme, fait clairement peser un risque sur l’État de droit
et le système de la Convention et constitue donc une source de profonde
préoccupation pour tous les acteurs du système du Conseil de l’Europe.
Il demeurera nécessairement un sujet d’attention et de préoccupation
quant à la crédibilité du Conseil de l’Europe et du système de la
Convention tant que M. Kavala restera détenu de manière arbitraire
par la Türkiye.
37. Dans la
Recommandation 2252
(2023), l’Assemblée a recommandé au Comité des Ministres, «eu
égard à la
Recommandation
2245 (2023) «Le Sommet de Reykjavik du Conseil de l'Europe – Unis
autour de valeurs face à des défis hors du commun», de développer
encore les possibilités dont dispose le Comité des Ministres, voire
le Conseil de l’Europe dans son ensemble, à la suite d’un arrêt
de la Cour fondé sur l’article 46, paragraphe 4, de la Convention
pour garantir le respect de l’État de droit et du système de la
Convention; ces travaux devraient inclure l’analyse soigneuse du
rôle potentiel de l’Assemblée au sein de ces dispositifs, par exemple
par un recours à la procédure complémentaire conjointe»
.
38. Les principaux outils dont dispose le Comité des Ministres
pour remplir son rôle de surveillance de l’exécution des arrêts
en vertu de l’article 46(2) et (5) de la Convention sont des outils
diplomatiques comme le dialogue, l’adoption de décisions ou de résolutions,
l’examen régulier de l’affaire en question lors de ses réunions,
ainsi que la possibilité de demander aux États et à d’autres acteurs
comme la Secrétaire Générale ou le Secrétaire Général du Conseil
de l’Europe d’évoquer régulièrement l’affaire avec l’État concerné. D’autres
mesures tenant aux sanctions potentielles relatives aux droits de
participation ou aux étapes menant au recours, en dernière analyse,
aux articles 3 (obligation des États membres de respecter l’État
de droit, les droits humains et de coopérer en bonne foi) et 8 (la
suspension, le retrait, ou l’expulsion d’un État en cas d’une violation
grave de l’article 3) du Statut, sont disponibles, mais moins bien
développées.
39. Le Comité des Ministres peut aussi entamer le suivi d’un pays
en vertu de la Déclaration du Comité des Ministres de 1994 sur le
respect des engagements pris par les États membres du Conseil de
l’Europe. Le paragraphe 1 de la Déclaration autorise les États membres,
le Secrétaire Général ou la Secrétaire Générale ou, sur la base
d'une recommandation, l'Assemblée parlementaire à porter devant
le Comité des Ministres «les questions du respect des engagements
concernant la situation de la démocratie, des droits humains et
de l'État de droit dans tout État membre». Ce suivi pourrait donc
s’appliquer en cas de non‑mise en œuvre d’arrêts relevant de l’article 46(1)
et (4), lorsque cette résistance entame la crédibilité du système
de la Convention et des valeurs du Conseil de l’Europe. Au vu des
enjeux considérables portés par l’affaire Kavala au regard de l’indépendance
de la justice et du respect de l’État de droit en Türkiye, notamment
en ce qui concerne la mise en œuvre de mesures générales, il semblerait
prudent que ces travaux se concentrent aussi, outre les mesures particulières
requises dans l’affaire Kavala (telle que sa libération immédiate),
sur ces enjeux plus larges, qui ont de profondes répercussions en
Türkiye.
40. Le rôle de l’Assemblée dans la mise en œuvre des arrêts tient
principalement à sa capacité d’organiser des auditions, des débats
et des travaux sur des rapports, comme celui qui concerne la mise
en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
qui est en cours, ainsi que les travaux de la Sous‑commission sur
la mise en œuvre des arrêts de Cour européenne des droits de l’homme.
La Commission pour le respect des obligations et engagements des
États membres du Conseil de l'Europe (Commission de suivi) joue
un rôle particulier dans le suivi du respect, par la Türkiye, de
ses engagements internationaux. En effet, les corapporteurs pour
la Türkiye ont rencontré M. Kavala en prison dans le courant de
l’année et continuent de s’inquiéter de son maintien en détention
dans le cadre de leur travail relatif au rapport sur la Türkiye.
Le Président de l’Assemblée exerce une fonction spécifique, y compris
en faisant part de ses préoccupations à l’État concerné, dans le
cadre d’un dialogue de haut niveau. Lorsqu’une situation est particulièrement
grave, l’Assemblée joue également un rôle dans le lancement d’un
recours à la procédure complémentaire conjointe; dans le cadre de
l’examen des pouvoirs des délégations nationales à l’Assemblée; ou
encore grâce à sa capacité d’inviter le Comité des Ministres à agir
au titre de l’article 8 du Statut (même sans avoir préalablement
recours à la procédure complémentaire conjointe). Quant à la possibilité
d’examiner les pouvoirs d’une délégation nationale, en tant qu’outil
vis‑à‑vis des États qui ne respectent pas les principes de l’État
de droit, de la démocratie et des droits humains, les pouvoirs devraient
être contestés pour la délégation parlementaire dans son ensemble,
représentants de l’opposition compris. La perte de voix critiques turques
au sein de l’Assemblée serait extrêmement regrettable.
41. La procédure complémentaire conjointe peut être engagée par
le Comité des Ministres, l’Assemblée ou la Secrétaire Générale ou
le Secrétaire Général et instaure dans les faits une procédure relative
aux mesures à prendre lorsque l’article 8 du Statut pourrait être
invoqué, mais que l’objectif est «de revenir, par un dialogue constructif
et par la coopération, à une situation dans laquelle l’État membre
concerné respecte les obligations et les principes de l’Organisation».
L’article 8 du Statut prévoit que «tout Membre du Conseil de l’Europe
qui enfreint gravement les dispositions de l’article 3 [c’est‑à‑dire
le respect des principes de l’État de loi et l’application des droits
humains] peut être suspendu de son droit de représentation et invité
par le Comité des Ministres à se retirer dans les conditions prévues
à l’article 7» du Statut. L’Assemblée jouerait un rôle dans un éventuel
recours à la procédure complémentaire conjointe, conformément à
la
Résolution 2319(2020). Compte tenu de l’intransigeance des autorités turques
vis‑à‑vis du respect des arrêts de la Cour exigeant la libération immédiate
d’Osman Kavala, le moment est venu d’envisager d’engager la procédure
complémentaire conjointe. Cela passera par une proposition de recommandation
signée par un cinquième au moins des membres (représentants et suppléants)
qui composent l’Assemblée, laquelle sera suivie d’un rapport de
la Commission des questions politiques et de la démocratie et d’un
vote, à la majorité des deux tiers, à l’Assemblée en séance plénière.
Cela pourrait intervenir au plus tôt à la session de janvier 2024.
5. Conclusions
42. L’obligation de la Türkiye
de se conformer aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
et de libérer Osman Kavala est sans équivoque. Les mesures prises
par les tribunaux turcs dans cette affaire manquent de crédibilité
et ne font qu’entamer la confiance dans la capacité de la Türkiye
de respecter l’État de droit, les droits humains et la justice.
L’obligation d’exécuter un arrêt est contraignante pour toutes les autorités
d’un État – exécutives, législatives et judiciaires. Les autorités
turques, et en particulier les pouvoirs judiciaire et exécutif,
ont obligation d’agir rapidement et efficacement pour respecter
l’arrêt de la Cour européenne et libérer M. Kavala.
43. Le refus persistant des autorités turques de prendre une telle
mesure ne fait que jeter le doute sur la volonté réelle de la Türkiye
de respecter l’État de droit, les droits humains et les valeurs
démocratiques, valeurs qui sont essentielles pour les membres de
cette Organisation. À la lumière des circonstances exceptionnelles qui
prévalent aujourd’hui, on peut considérer que le seuil de déclenchement
de la procédure complémentaire conjointe a été atteint. Les membres
peuvent donc considérer que le moment est désormais venu de prendre des
mesures pour engager la procédure complémentaire conjointe prévue
dans la
Résolution 2319
(2020).
44. Le rôle joué par les procureurs et les juges turcs pour maintenir,
en détournant la loi, la détention, les poursuites et la condamnation
illégales d’Osman Kavala est déplorable. L’ampleur du détournement
de pouvoir effectué par les procureurs et les juges turcs dans l’affaire
Osman Kavala pourrait bien avoir atteint un niveau comparable à
celui observé dans d’autres affaires dans lesquelles l’Assemblée
a appelé à l’imposition de «sanctions Magnitski» à l’encontre des
personnes responsables de telles violations des droits humains – c’est‑à‑dire
dans les cas où les États ont pu imposer des sanctions ciblées à
l’encontre des membres du parquet et du corps judiciaire responsables
d’un tel détournement manifeste de leur pouvoir. La possibilité d’encourager
les États à prendre de telles mesures pourrait être examinée plus
avant.
45. Des changements urgents s’imposent aussi pour améliorer l’État
de droit, l’indépendance de la justice et l’état du système judiciaire
en Türkiye. Il ne s’agit pas uniquement de la formation, mais d’une
véritable indépendance des procureurs et des juges pour appliquer
la loi comme ils savent qu’ils devraient le faire, mais ne le font
malheureusement pas à l’heure qu’il est. Les juges qui détournent
leur pouvoir pour mal appliquer la loi n’ont pas leur place au sein
de l’institution judiciaire. Le gouvernement (y compris par l’intermédiaire
du Conseil des juges et des procureurs) ne devrait pas chercher
à exercer des pressions sur le pouvoir judiciaire pour qu’il fasse
une entorse au droit afin de parvenir à des conclusions indéfendables
et manquant manifestement de sincérité dans une affaire déterminée.
Le pouvoir judiciaire ne devrait pas se permettre d’être sensible
à une telle pression et le gouvernement ne devrait pas chercher
à le corrompre de cette manière. On peut espérer que de meilleures
protections de l’indépendance et de la rigueur de l’institution judiciaire
permettront d’inverser les tendances en cours et de dissiper les
préoccupations actuelles. Il pourrait être utile à cet égard d’engager
le processus de suivi par pays prévu dans la Déclaration de 1994
pour mettre plus particulièrement l’accent sur ces préoccupations.