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Résolution 1782 (2011) Version finale

Enquête sur les allégations de traitement inhumain de personnes et de trafic illicite d’organes humains au Kosovo

Auteur(s) : Assemblée parlementaire

1. L’Assemblée parlementaire a pris connaissance, avec vive préoccupation, des révélations de l’ancienne procureure générale auprès du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), allégations selon lesquelles des crimes graves auraient été commis lors du conflit au Kosovo, et notamment un trafic d’organes humains. Ces actes seraient restés impunis jusqu’à ce jour et n’auraient été l’objet d’aucune enquête sérieuse.
2. Toujours selon l’ancienne magistrate, ces actes auraient été commis par des membres des milices de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK) contre des ressortissants serbes restés sur place à la fin du conflit armé et faits prisonniers.
3. Selon les informations recueillies pour le compte de l’Assemblée et d’après les enquêtes pénales en cours, de nombreux indices concrets et convergents confirment que des Serbes ainsi que des Kosovars albanais ont été tenus prisonniers dans des lieux de détention secrets sous contrôle de l’UÇK au nord de l’Albanie et soumis à des traitements inhumains et dégradants, pour finalement disparaître.
4. De nombreux indices semblent confirmer que, immédiatement après la fin du conflit armé, avant que les forces internationales aient pu vraiment prendre le contrôle de la région et rétablir un semblant d’ordre et de légalité, des organes auraient été prélevés sur des prisonniers dans une clinique en territoire albanais, près de Fushë-Krujë, et transportés ensuite à l’étranger à des fins de transplantation.
5. Cette activité criminelle, qui s’est développée en profitant du chaos régnant dans la région et à l’initiative de certains chefs des milices de l’UÇK liés au crime organisé, se serait poursuivie, bien que sous d’autres formes, jusqu’à nos jours, comme le démontre une enquête en cours menée par la Mission de police et de justice de l’Union européenne (EULEX) concernant la clinique «Medicus» à Pristina.
6. Bien qu’il y ait déjà eu des indices concrets de l’existence de tels trafics au début de la dernière décennie, les autorités internationales en charge de la région n’ont pas estimé nécessaire de procéder à un examen approfondi de ces circonstances, ou elles l’ont fait d’une façon incomplète et superficielle.
7. Les organisations internationales en charge de la sécurité et de la légalité (Force de paix au Kosovo (KFOR) et Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK)) avaient dû faire face – surtout au cours des premières années de leur présence au Kosovo – à d’importants problèmes structurels et à de sérieuses carences en personnel qualifié pour assumer les tâches qui leur avaient été confiées. Ces dysfonctions avaient encore été aggravées par une rotation rapide et continuelle des cadres en poste au Kosovo.
8. Le TPIY, qui avait commencé sur place à procéder à un premier examen devant établir l’existence de traces d’un éventuel trafic d’organes, a abandonné les investigations. Les éléments de preuve prélevés à Rripe, en Albanie, ont été détruits et ne peuvent par conséquent plus être exploités pour des analyses plus poussées. Aucune enquête n’a ainsi été diligentée par la suite dans une affaire pourtant considérée comme suffisamment sérieuse pour que l’ancienne procureure générale du TPIY ait estimé nécessaire de la rendre publique dans son livre.
9. Pendant la phase décisive du conflit armé, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) est intervenue par des frappes aériennes, tandis que les opérations terrestres étaient conduites par l’UÇK, alliée de fait des forces internationales. Après le départ des autorités serbes, les acteurs internationaux en charge de la sécurité au Kosovo se sont largement appuyés sur les forces politiques au pouvoir au Kosovo, essentiellement issues des cadres de l’UÇK.
10. Estimant devoir favoriser à tout prix la stabilité à court terme, les organisations internationales en place au Kosovo ont privilégié une approche politique pragmatique, et sacrifié ainsi d’importants principes de justice. Pendant longtemps peu a été fait pour donner suite aux indices qui impliquaient des membres de l’UÇK dans des crimes contre la population serbe ainsi que contre des Kosovars albanais. Dès la fin du conflit, lorsque l’UÇK avait pratiquement seule le contrôle sur le terrain, de nombreux règlements de compte ont eu lieu entre factions diverses et à l’encontre de ceux qui étaient considérés, sans aucune forme de procès, comme des traîtres parce que soupçonnés d’avoir collaboré avec les autorités serbes précédemment en place.
11. EULEX, qui, à la fin de 2008 a assumé, en matière de justice, des fonctions auparavant remplies par la MINUK a hérité d’une situation difficile et délicate, surtout dans le domaine de la lutte contre la criminalité grave: des dossiers incomplets, des pièces égarées et des témoignages non recueillis. Par conséquent, de nombreux crimes risquent de rester impunis. Peu ou pas de recherches approfondies ont été effectuées dans le domaine de la criminalité organisée et de ses connexions avec les représentants des institutions politiques, ainsi que pour les crimes de guerre commis contre des Serbes et des Kosovars albanais considérés comme des collaborateurs ou appartenant à des factions rivales. Ce dernier sujet constitue un véritable tabou aujourd’hui encore au Kosovo, même si, en privé et avec grande prudence, tout le monde en parle. EULEX semble avoir fait tout récemment des avancées en ce domaine et il faut vivement espérer que des considérations politiques ne viendront pas entraver cet engagement.
12. Au sein de la mission EULEX, l’équipe de procureurs et d’enquêteurs internationaux chargée d’enquêter sur les allégations de traitements inhumains, y compris celles relatives à un éventuel trafic d’organes, a progressé notamment en ce qui concerne la preuve de l’existence de lieux de détention secrets de l’UÇK au nord de l’Albanie, dans lesquels des traitements inhumains et même des meurtres auraient été commis. L’enquête ne bénéficie toutefois pas de la coopération souhaitée de la part des autorités albanaises.
13. La très forte émotion suscitée au niveau mondial par les crimes effroyables commis par les forces serbes durant le conflit a engendré un climat constaté aussi dans l’attitude de certaines instances internationales. Ce climat repose sur le présupposé que les uns étaient nécessairement considérés comme des bourreaux, les autres comme des victimes, et donc inévitablement innocents. La réalité est plus nuancée et plus complexe.
14. L’Assemblée réaffirme avec force la nécessité de combattre, sans aucun compromis, l’impunité des auteurs de violations graves des droits de l’homme, et tient à rappeler que le fait que celles-ci aient été commises dans le cadre d’un conflit violent ne saurait en aucun cas justifier de renoncer à poursuivre les auteurs de pareils actes (voir Résolution 1675 (2009) «Situation des droits de l’homme en Europe: nécessité d’éradiquer l’impunité»).
15. Il ne peut et il ne doit pas exister une justice des vainqueurs et une justice des vaincus. Lors de tout conflit, tous les criminels doivent être poursuivis et tenus pour responsables de leurs actes illégaux, quel que soit le camp auquel ils appartiennent et indépendamment du rôle politique qu’ils assument.
16. La question qui, du point de vue humanitaire, reste la plus aiguë et la plus délicate est celle des personnes disparues. Sur plus de 6 000 dossiers de disparition ouverts par le Comité international de la Croix-Rouge, 1 400 personnes environ ont été retrouvées vivantes et 2 500 cadavres ont pu être retrouvés et identifiés. Il s’agit pour la plupart de victimes kosovares albanaises retrouvées dans des charniers découverts dans des régions sous contrôle serbe et au Kosovo.
17. La coopération entre les instances internationales, d’une part, et les autorités kosovares et albanaises, de l’autre, pour élucider le sort des personnes disparues est encore clairement insuffisante. Alors que la Serbie a fini par coopérer, l’exécution de fouilles s’est avérée beaucoup plus compliquée sur le territoire du Kosovo, voire impossible, du moins jusqu’à maintenant, sur le territoire albanais. La coopération des autorités kosovares est particulièrement défaillante en ce qui concerne les recherches des quelque 500 personnes officiellement disparues après la fin du conflit.
18. Le groupe de travail sur les personnes disparues, coprésidé par le Comité international de la Croix-Rouge et le bureau des personnes disparues et de la médecine légale d’EULEX, a besoin du soutien plein et entier de la communauté internationale afin que soient surmontées les réticences de part et d’autre. Connaître la vérité et permettre finalement aux familles des victimes de pouvoir faire leur deuil est une condition indispensable à une réconciliation entre les communautés et à une paix durable dans cette région des Balkans.
19. L’Assemblée invite par conséquent:
19.1. les Etats membres de l’Union européenne et les autres Etats contributeurs:
19.1.1. à préciser les compétences d’EULEX et/ou de toutes autres instances judiciaires internationales chargées de mener des investigations de suivi, de façon à reconnaître que leur compétence territoriale et temporelle s’étend à l’ensemble des crimes liés au conflit du Kosovo;
19.1.2. à allouer à EULEX les ressources nécessaires, en logistique et en personnel hautement qualifié, pour faire face à la mission extraordinairement complexe et importante qui lui a été confiée;
19.1.3. à fixer à EULEX un objectif clair et à lui accorder un soutien politique au plus haut niveau pour combattre le crime organisé sans compromis, et pour que la justice soit rendue, sans aucune considération d’opportunité politique;
19.1.4. à engager tous les moyens nécessaires pour instituer des programmes efficaces de protection des témoins;
19.2. EULEX:
19.2.1. à persévérer dans son travail d’enquête, sans égard aucun pour les fonctions exercées par les éventuels suspects ou pour l’origine des victimes, en mettant tout en œuvre pour faire la lumière sur les disparitions criminelles, les indices de trafics d’organes, la corruption et la collusion, si souvent dénoncée, entre milieux mafieux et politiques;
19.2.2. à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer une protection efficace des témoins et les mettre en confiance;
19.3. le TPIY à coopérer pleinement avec EULEX, notamment en mettant à sa disposition les informations et les éléments de preuve en sa possession qui sont de nature à aider EULEX à poursuivre les responsables des crimes relevant de sa compétence;
19.4. les autorités de la Serbie:
19.4.1. à mettre tout en œuvre pour capturer les personnes encore recherchées par le TPIY pour crimes de guerre, notamment le général Ratko Mladic et Goran Hadzic, dont l’impunité constitue toujours un obstacle sérieux au processus de réconciliation et est souvent invoquée par les autorités d’autres pays pour justifier leur peu d’empressement à procéder elles-mêmes à des actions judiciaires;
19.4.2. à coopérer étroitement avec EULEX, notamment en lui remettant toutes les informations pouvant aider à élucider des crimes commis au cours et à la suite du conflit au Kosovo;
19.4.3. à prendre les mesures nécessaires pour empêcher des fuites à la presse d’informations sur des enquêtes concernant le Kosovo, ce qui nuit à la collaboration avec les autres autorités et à la crédibilité du travail d’investigation;
19.5. les autorités de l’Albanie:
19.5.1. à coopérer sans réserve avec EULEX et les autorités de la Serbie dans le cadre des procédures destinées à faire la lumière sur les crimes liés au conflit du Kosovo, quelle que soit l’origine connue ou supposée des suspects et des victimes;
19.5.2. en particulier, à donner suite aux demandes d’assistance judiciaire d’EULEX concernant des faits de nature criminelle qui se seraient produits dans un camp de l’UÇK dans le nord de l’Albanie;
19.5.3. à diligenter une enquête sérieuse et indépendante afin de faire toute la lumière sur les allégations, parfois concrètes et précises, concernant l’existence de centres secrets de détention où des traitements inhumains auraient été infligés à des prisonniers provenant du Kosovo, d’origine aussi bien serbe qu’albanaise, pendant et immédiatement après le conflit; l’enquête doit aussi être étendue à la vérification des allégations, également précises, concernant un trafic d’organes qui aurait eu lieu au cours de la même période et en partie sur territoire albanais;
19.6. l’administration du Kosovo à collaborer sans réserve avec EULEX et/ou toutes autres instances judiciaires internationales chargées de mener des investigations de suivi, et dans le cadre de toutes autres procédures destinées à faire la lumière sur les crimes liés au conflit du Kosovo, quelle que soit l’origine connue ou supposée des suspects et des victimes;
19.7. tous les Etats membres et observateurs du Conseil de l’Europe concernés:
19.7.1. à répondre dans les meilleurs délais aux demandes de coopération judiciaire qui leur ont été adressées par EULEX et par les autorités serbes dans le cadre de leurs enquêtes en cours concernant les crimes de guerre et le trafic d’organes; le retard de ces réponses est incompréhensible et intolérable si on considère l’importance et l’urgence de la coopération internationale pour faire face à des phénomènes criminels aussi graves et dangereux;
19.7.2. à coopérer avec EULEX dans ses efforts de protection de témoins, notamment lorsque ceux-ci ne peuvent plus continuer à vivre dans la région et doivent par conséquent prendre une nouvelle identité et trouver un nouveau pays de résidence.
20. L’Assemblée, consciente que le trafic d’organes humains constitue désormais un phénomène de dimension mondiale d’une extrême gravité, manifestement contraire aux normes les plus élémentaires des droits et de la dignité de la personne, salue dès lors et partage les conclusions de l’étude conjointe sur le trafic d’organes, de tissus et de cellules (OTC), et la traite des êtres humains aux fins de prélèvement d’organes publiée en 2009 et réalisée par le Conseil de l’Europe et l’Organisation des Nations Unies. Elle partage notamment la conclusion selon laquelle il convient d’élaborer un instrument juridique international établissant une définition du trafic d’organes, de tissus et de cellules d’origine humaine énonçant des mesures à prendre pour prévenir ce trafic et protéger les victimes, ainsi que des mesures de droit pénal destinées à le réprimer.