«Tout ce qui compte
ne se prête pas forcément à la mesure, et tout ce qui se prête à
la mesure ne compte pas forcément.» Albert Einstein
1. Introduction:
le défi d’une croissance inclusive et qualitative
1. Dans un monde de plus en plus complexe, comment se
porte l’Europe? La réponse est loin d’être simple, du moins lorsque
l’on souhaite utiliser des critères allant au-delà des aspects purement
économiques, comme le produit intérieur brut (PIB), l’étalon de
mesure traditionnel de la réussite nationale. Pour obtenir un tableau
plus complet de la situation, il faudrait nous baser sur d’autres
indicateurs, tels que l’impact de l’activité humaine sur l’environnement.
Pour obtenir une représentation de la vie des gens, des informations
plus précises sont nécessaires. Les politiques gouvernementales
pourront s’en inspirer et, en conséquence, le bien-être national
s’améliorera et correspondra mieux aux attentes des citoyens.
2. Nos systèmes économiques, sociaux et démocratiques génèrent
actuellement une grande insatisfaction. Ils sont jugés trop rigides,
ne servant plus la société comme ils le devraient. Par ailleurs,
une croissance mécanique épuise nos ressources humaines et naturelles,
tout en excluant ou en marginalisant de nombreuses personnes. Cette
inadéquation exige de repenser en profondeur la manière dont la
société devrait être organisée afin de parvenir à un meilleur équilibre.
3. Le Conseil de l’Europe, où des valeurs communes sont partagées,
couvre aujourd’hui presque l’ensemble du continent. La Convention
européenne des droits de l’homme (STE n° 5) permet à un citoyen
de mettre en cause un Etat, plaçant ainsi l’Etat et les citoyens
sur un pied d’égalité. C’est une réalisation sans précédent et sans
équivalent pour la démocratie et les droits humains. Autrefois,
l’Etat l’emportait toujours sur le citoyen. Désormais, dans ce nouveau
contexte de parité, il devient d’autant plus possible pour les responsables
politiques de répondre pleinement aux aspirations des citoyens.
4. Tous les aspects de la vie d’un citoyen peuvent être pris
en considération. Il s’agit de prendre en compte sa participation,
non seulement à la vie civile et politique, mais aussi à la vie
sociale et économique, ainsi qu’en matière d’environnement. La manière
dont des citoyens réagissent face à l’ensemble de ces différents
aspects peut révéler leur niveau général de satisfaction ou de bien-être.
Ce baromètre peut également indiquer quel but ils donnent à leur
existence et quelle est leur conception de la dignité. A cet égard,
la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte sociale
européenne (STE nos 35 et 139) sont indissociables. Les
responsables politiques se trouvent donc face à un défi: comment
répondre aux aspirations présentes des citoyens tout en préparant
l’avenir du pays dans le respect des engagements internationaux?
5. Dans un premier temps, le présent rapport cherche à définir
ce qu’il faut entendre par bien-être, puis à déterminer comment
le faire progresser dans la société. Il met en lumière les politiques
qui conjuguent valeurs, droits et responsabilités. S’agissant des
trois piliers du développement durable – une économie prospère,
une solide cohésion sociale et un environnement sain –, il examine
comment les politiques publiques peuvent répondre aux aspirations
d’épanouissement personnel, tout en avançant dans leur objectif
constant de réaliser l’égalité des chances et la durabilité.
2. La relation
entre politiques et qualité de vie: identifier ce qui compte le
plus pour notre bien-être
6. Par «bien-être», il y a lieu d’entendre qualité de
vie et non «niveau de vie», qui est une mesure économique se référant
au revenu. Or la notion de bien-être est beaucoup plus large. Elle
ne découle pas uniquement de la richesse, mais englobe également
des facteurs très divers tels que l’emploi, l’utilisation des compétences,
l’environnement, la santé physique et mentale, l’éducation, le statut
social, les rapports avec les autres et, en relation avec la démocratie
politique, la liberté et les droits humains.
2.1. Le bien-être est
une cible politique mobile difficile à définir
7. Favoriser le bien-être est un objectif politique
implicite. Il est cependant difficile à définir en raison de ses multiples
aspects, et c’est pourquoi les responsables politiques ont tendance
à ne prendre en compte que ceux qui sont faciles à mesurer.
8. L’utilisation persistante du PIB en est un exemple. Cet indicateur,
qui fournit d’utiles comparaisons types entre les pays, est pourtant
loin de mesurer avec exactitude le bien-être individuel ou collectif.
Ce qui n’est pas surprenant. Pour l’essentiel, le PIB se limite
avant tout à des quantités relatives de biens et de services et n’analyse
pas la manière dont la possession de biens peut contribuer ou nuire,
sous des formes diverses, au bien-être. Dans différents Etats, le
PIB ne montre pas suffisamment la façon dont les questions sociales
et écologiques sont prises en compte, et encore moins si les résultats
attendus sont atteints. Il ne montre pas le travail informel accompli,
tels que la garde d’enfants ou l’emploi irrégulier et domestique.
Il ne montre pas non plus si ou comment les ressources utilisées
ont amélioré les conditions de vie. Beaucoup d’aspects du bien-être
sont ainsi négligés et non enregistrés. Des estimations de l’Institut
national des statistiques du Royaume-Uni indiquent que ces aspects
sont quasiment aussi importants que le PIB officiel lui-même.
9. Il apparaît donc nécessaire d’élaborer des critères de mesure
supplémentaires et améliorés, pour deux raisons principales: tout
d’abord, en vue d’évaluer le bien-être, puisque le PIB n’est pas
capable, en tant que tel, de le faire, et ensuite pour améliorer
ce qu’il peut, et doit, faire en tant qu’indicateur économique.
On a vu en effet que les activités économiques qu’il ne comptabilise
pas sont aussi importantes que celles qu’il enregistre.
10. Le travail de révision ne devrait pas être trop difficile,
car le problème à résoudre tient plus à un défaut de coordination
qu’à un manque d’idées neuves. En effet, depuis les années 1990,
d’autres systèmes de mesure sont apparus, notamment l’indicateur
du développement humain, l’indicateur de développement social, l’empreinte
écologique et l’indicateur du Vivre mieux
, mais chacun d’entre d’eux est composé d’éléments
très dissemblables. Il conviendrait donc d’en faire une synthèse
réfléchie. En Europe, ce travail pourrait ensuite déboucher sur
un modèle plus simple et amélioré permettant de mesurer ce qui est
le plus essentiel pour sa population.
2.2. Pourquoi les inégalités
ont-elles leur importance?
11. Si de toute manière de nouvelles mesures sont nécessaires
pour évaluer le bien-être, ceci est particulièrement pertinent dans
les circonstances adverses que l’Europe subit actuellement. En conséquence, les
inégalités sociales ne cessent de se creuser, en termes de richesses,
de revenus et de chances. En raison de la crise économique, les
écarts de revenus se sont beaucoup accrus et le niveau de satisfaction
dans la vie a reculé dans tous les pays. Ces inégalités nourrissent
et mettent en évidence le ressentiment de la population; elles révèlent
aussi le caractère limité des possibilités de croissance inclusive.
Les travaux du Fonds monétaire international (FMI) montrent que
les disparités sont également préjudiciables à l’économie: elles
ralentissent la croissance, diminuent la résilience face aux crises
et entravent les investissements dans les services essentiels, tels
que l’éducation, le logement ou la santé.
12. La mesure la plus connue de l’inégalité de revenus est le
coefficient de Gini, qui est un nombre variant de 0 (égalité parfaite)
à 1 (inégalité totale). Si cette méthode aide à établir des comparaisons
entre des pays et des régions, elle ne renseigne cependant guère
sur les causes des déséquilibres au sein des pays et entre les différents
groupes de la population (définis en fonction de l’âge, du sexe,
de la situation de famille ou de l’origine ethnique). Une meilleure
analyse est donc nécessaire pour évaluer les forces et les faiblesses
du système de protection sociale, de manière à déterminer les possibilités
d’adaptation ou de réforme.
2.3. Résumé des principales
initiatives nationales et internationales
13. Pour mesurer efficacement un élément, il convient
de savoir la raison pour laquelle des mesures sont nécessaires et
comment elles seront utilisées à l’appui des politiques. Trois initiatives
principales méritent une attention particulière: a) le programme
de travail de l’Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE) sur la mesure du progrès et l’indicateur du Vivre mieux
; b) les recommandations de la Commission
Stiglitz-Sen-Fitoussi, qui ont récemment inspiré des programmes
nationaux pour améliorer les mesures de la qualité de la vie; et
c) l’indicateur du «bonheur».
2.3.1. Programmes de l’OCDE
14. L’initiative du Vivre mieux de l’OCDE a pour objectif
de fournir aux décideurs politiques un tableau plus large de la
vie des sociétés. Elle observe la vie humaine en évaluant les conditions
matérielles et des aspects plus immatériels sur la base de 11 critères:
revenu et patrimoine, emploi et revenus, conditions de logement, santé,
équilibre entre vie privée et professionnelle, éducation et compétences,
relations sociales, engagement civique et gouvernance, qualité de
l’environnement, sécurité personnelle et bien-être subjectif.
15. Ces 11 mesures peuvent désormais aider les 34 Etats membres
de l’OCDE (on espère que le Brésil, la Russie et d’autres Etats
en profiteront également), qui peuvent choisir ceux qui leur conviennent
en fonction des politiques et préférences nationales. Ensemble,
elles constituent l’indicateur du Vivre mieux qui peut être utilisé
comme un outil adaptable. Pour l’heure, les indicateurs de l’OCDE
ne sont pas loin de constituer une nouvelle approche consensuelle
permettant de mesurer ce qui n’est pas pris en compte par le PIB.
L’OCDE a également publié des lignes directrices pour les utilisateurs
, et au moment opportun produira
un guide pour la mise en place de bonnes pratiques.
2.3.2. Propositions de
la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi
16. Mise en place par le Président de la République française,
la Commission pour la Mesure des Performances Economiques et du
Progrès Social (CMPEPS) était composée de Joseph Stiglitz, Amartya
Sen et Jean-Paul Fitoussi, les deux premiers étant prix Nobel d’économie.
En 2009, la commission a publié 12 recommandations qui ont été incorporées
dans l’indicateur du Vivre mieux de l’OCDE:
- Dans le cadre de l’évaluation du bien-être matériel, se
référer aux revenus et à la consommation plutôt qu’à la production.
- Mettre l’accent sur la perspective des ménages.
- Prendre en compte le patrimoine en même temps que les
revenus et la consommation.
- Accorder davantage d’importance à la répartition des revenus,
de la consommation et des richesses.
- Elargir les indicateurs de revenus aux activités non marchandes.
- La qualité de vie dépend des conditions objectives dans
lesquelles se trouvent les personnes et de leurs «capabilités» (capacités
dynamiques). Il conviendrait d’améliorer les mesures chiffrées de
la santé, de l’éducation, des activités personnelles et des conditions
environnementales. Un effort particulier doit porter sur la conception
et l’application d’outils solides et fiables de mesure des relations
sociales, de la participation à la vie politique et de l’insécurité,
ensemble d’éléments dont on peut montrer qu’il constitue un bon
prédicteur de la satisfaction que les gens tirent de leur vie.
- Les indicateurs de la qualité de la vie devraient, dans
toutes les dimensions qu’ils recouvrent, fournir une évaluation
exhaustive et globale des inégalités.
- Des enquêtes devront être conçues pour évaluer les liens
entre les différents aspects de la qualité de la vie de chacun,
et les informations obtenues devront être utilisées lors de la définition
de politiques dans différents domaines.
- Les instituts de statistiques devraient fournir les informations
nécessaires pour agréger les différentes dimensions de la qualité
de la vie, et permettre ainsi la construction de différents indices.
- Les mesures du bien-être, tant objectif que subjectif,
fournissent des informations essentielles sur la qualité de la vie.
Les instituts de statistiques devraient intégrer à leurs enquêtes
des questions visant à connaître l’évaluation que chacun fait de
sa vie, de ses expériences et priorités.
- L’évaluation de la soutenabilité nécessite un ensemble
d’indicateurs bien défini. Les composantes de ce tableau de bord
devront avoir pour trait distinctif de pouvoir être interprétées
comme des variations de certains «stocks» sous-jacents. Un indice
monétaire de soutenabilité a sa place dans un tel tableau de bord;
toutefois, en l’état actuel des connaissances, il devrait demeurer
principalement axé sur les aspects économiques de la soutenabilité.
- Les aspects environnementaux de la soutenabilité méritent
un suivi séparé reposant sur une batterie d’indicateurs physiques
sélectionnés avec soin. Il est nécessaire, en particulier, que l’un
d’eux indique clairement dans quelle mesure nous approchons de niveaux
dangereux d’atteinte à l’environnement (du fait, par exemple, du
changement climatique ou de l’épuisement des ressources halieutiques).
17. Quinze Etats membres de l’Union européenne ont déjà
annoncé leur intention d’adapter les approches et mesures actuelles
du bien-être et du développement durable. Ils ont été influencés
par les recommandations de l’OCDE et de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi,
mais aussi par la communication de la Commission européenne intitulée
«Le PIB et au-delà: mesurer le progrès dans un monde en mutation».
Pour réduire les écarts entre les dirigeants politiques et la population,
le Royaume-Uni a lancé des initiatives qui donnent davantage de
pouvoirs aux communautés locales. L’Allemagne, la Finlande et l’Autriche
ont revu leurs systèmes pour mieux évaluer et promouvoir le niveau
de bien-être et de développement durable
.
2.3.3. L’«indicateur de
bonheur»
18. Ces initiatives nationales découlent d’analyses objectives,
mais des indices subjectifs ont aussi été élaborés. La notion de
«bonheur national brut», qui a été proposée pour la première fois
par le Bhoutan
, a été examinée et approuvée
en 2011 par l’Assemblée générale des Nations Unies. Les Etats membres
ont donc été invités à mesurer les aspects subjectifs de la satisfaction
dans la vie afin que les politiques nationales puissent être mieux
orientées et conçues. L’indicateur de Planète heureuse
,
publié en 2006, compare et classe les pays en fonction de leurs
résultats respectifs concernant l’espérance de vie, le bien-être
et l’empreinte écologique.
19. Le Rapport de 2013 sur le bonheur dans le monde, rédigé par
un groupe d’experts indépendants
, examine les tendances nationales
et évalue les avantages objectifs du bien-être subjectif et leurs conséquences
sur le plan des politiques. Il souligne en particulier la manière
dont le respect des valeurs et des normes débouche sur le bien-être
personnel. Ce principe est cher au Conseil de l’Europe, qui crée
des normes et critères de référence communs pour 47 Etats européens
et leurs partenaires, déploie des programmes de coopération, de
suivi et de mesure, et propose aux gouvernements nationaux des projets
spécifiques axés sur des résultats concrets.
2.3.4. De nouvelles méthodes
d’évaluation des inégalités
20. La Banque mondiale estime que l’inégalité des chances
entrave le progrès social. Elle a conçu deux indicateurs. L’un mesure
l’inégalité des chances à caractère économique. Il est maintenant
utilisé dans une quarantaine de pays. Cet indicateur examine les
disparités sous des angles généralement négligés (sexe, race, lieu
de naissance, niveau d’instruction et profession des parents). L’autre
instrument de mesure est un indice appelé «Human
Opportunity Index». Il sert à évaluer les inégalités
en matière d’accès aux services de base (éducation, eau courante
et installations sanitaires, énergie). En aidant les pays à améliorer
leurs politiques de dépenses publiques, ces indicateurs visent à
éviter que les inégalités de revenus réduisent les opportunités.
3. Utiliser l’information
pour améliorer les politiques et faire participer les citoyens
21. La crise économique récente a joué un rôle déterminant
dans la défiance à l’égard des politiques publiques et la demande
de changements les concernant. Trois reproches leur sont adressés:
elles n’ont pas su prédire et enrayer la crise économique; elles
ne sont pas capables de restaurer le niveau de stabilité précédent et
elles sont donc encore moins aptes à répondre aux aspirations et
aux préoccupations des citoyens européens.
22. L’équipe Stiglitz-Sen-Fitoussi a demandé la mise en place
de tables rondes aux niveaux local, national et mondial afin de
«définir quels sont les indicateurs qui permettent à tous d’avoir
une même vision des modalités du progrès social et de sa durabilité
dans le temps». L’objectif est de comparer les analogies et les divergences.
Cette approche correspond à la sagesse populaire, selon laquelle
il faut «penser globalement et agir localement». Certains estiment
également que le bien-être des citoyens pourrait être amélioré davantage par
des politiques découlant de vastes changements apportés aux institutions
et systèmes actuels,
ainsi que le consensus européen
du 21ème siècle sur les droits humains qui a placé l’Etat et le
citoyen sur un pied d’égalité.
23. Le point essentiel est que les nouveaux systèmes et nouvelles
mesures doivent d’abord gagner la confiance de la population pour
être efficaces. Un vaste débat national pourrait être organisé à
cet effet, afin que les individus puissent donner leur avis sur
«ce qui compte» pour le bien-être par le biais de discussions en
ligne, d’enquêtes, de réseaux sociaux ou de médias traditionnels.
Il reviendra aux responsables politiques et aux experts de tirer
les enseignements utiles de ce processus en vue de réviser les politiques
générales. Ce que nous mesurons et chérissons oriente ce que nous
faisons.
24. Différentes approches ont été suggérées et testées au cours
des dernières années. Elles peuvent être classées en trois grandes
catégories:
- l’utilisation
de mesures subjectives du bien-être individuel (ou du bonheur, au
sens personnel et élargi du terme) pour évaluer de manière plus
objective les progrès collectifs et la performance d’un gouvernement;
- la combinaison d’indicateurs existants peut mieux mesurer
des aspects auparavant négligés de la vie des individus;
- les comptes nationaux peuvent être complétés par des «comptes
satellites» qui permettent de consigner avec davantage d’exactitude
le capital-santé, le capital social et le capital environnemental,
et leurs interactions sur la durée.
25. L’empreinte écologique (qui mesure le poids des activités
humaines sur les écosystèmes de la planète) illustre ce point. Entre
les pays qui surconsomment les ressources naturelles et ceux qui
les sous-consomment, l’empreinte écologique totale de l’humanité
est estimée à 1,5 planète Terre, ce qui indique que nous épuisons
les ressources de la nature 1,5 fois plus rapidement que ce que
notre planète peut régénérer. Les pollueurs ne réparent pas les
dégâts et ne versent pas d’indemnisation. De nombreux grands pays développés
épuisent ces ressources encore plus vite, à un rythme de 5 à 7 planètes
Terre. Donc, nous vivons bien au-dessus des moyens de notre planète
et, à l’échelle mondiale, les dommages causés aux biens publics s’accumulent.
26. Les pays riches et pauvres sont de plus en plus conscients
des disparités et anomalies qui touchent l’environnement, les économies
nationales et le bien-être de l’individu dans la société. Il conviendrait
donc d’engager une révision constructive à tous les niveaux, tant
sur le plan national qu’international. Dans un monde globalisé,
tous les acteurs – autorités, entreprises et individus – ont la
responsabilité de rééquilibrer le développement.
4. Développer un cadre
global pour mesurer le bien-être et promouvoir le progrès
27. Plus on attend, plus le défi sera difficile à relever
et plus la réponse devra être globale. Comme il a été indiqué ci-dessus,
de nombreux Etats européens, surtout ceux de l’Union européenne,
s’efforcent de réduire les risques auxquels nous sommes confrontés
et de trouver des réponses adaptées, collectives, si possible, nationales,
si nécessaire. Le tableau qui se dégage dans les pays qui ne font
pas partie de l’Union européenne est plus contrasté et les données
sont plus fragmentées.
4.1. Une Europe bien
informée sur la question du bien-être subjectif
28. L’analyse Eurofound publiée en novembre 2013
signale une augmentation
des inégalités en matière de bien-être dans un contexte de crise
économique. Si la satisfaction dans la vie a légèrement progressé entre 2007
et 2011, les niveaux de bonheur et d’optimisme ont chuté et le sentiment
d’exclusion sociale a augmenté. L’étude montre que les niveaux de
bien-être subjectif sont les plus faibles parmi les chômeurs. Elle indique
qu’ils sont assez bas parmi les Européens touchés par la maladie,
l’invalidité, la séparation ou le divorce, et dans le groupe d’âge
des 35-49 ans. L’augmentation du bien-être concerne principalement
les groupes de personnes à revenu élevé. Les écarts de bien-être
les plus importants sont enregistrés en Bulgarie, Hongrie, Slovaquie,
Chypre, Roumanie, Autriche ainsi qu’au Royaume-Uni.
29. La deuxième enquête sur la vie dans les pays en transition,
réalisée par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement
(BERD) et la Banque mondiale dans 34 pays principalement de l’ancien «bloc
de l’Est» à la fin de 2010, montre la «résilience remarquable dont
les populations ont fait preuve face aux énormes sacrifices personnels
causés par la crise économique mondiale» et salue l’engagement général envers
la démocratie et le libre-échange malgré les privations matérielles.
Selon l’étude, 70 % des ménages (des pays en transition) touchés
par la crise ont dû réduire leurs achats de produits alimentaires
de base et leurs dépenses en soins de santé, ce qui représente un
niveau deux fois supérieur à celui des ménages comparables étudiés
dans une sélection de pays d’Europe occidentale.
30. L’étude montre également qu’une certaine antipathie règne
à l’égard des immigrants et des personnes de races différentes.
En outre, malgré les écarts qui se creusent entre les sexes et la
diminution du nombre de femmes occupant des emplois rémunérés, les
femmes semblent aussi satisfaites de leur vie que les hommes et
envisagent même l’avenir avec davantage d’optimisme. Concernant
la corruption, le ressentiment du public était particulièrement
vif à l’égard de la police de la route, des responsables de la santé
et des tribunaux civils. La satisfaction à l’égard des services
publics était générale et restait assez élevée, tout en étant nettement inférieure
à celle notée en Europe occidentale.
31. Ces études, dont la portée et les méthodes sont très différentes,
fournissent néanmoins des informations utiles aux décideurs politiques.
Ainsi, on note que ce sont les pays où les individus ont approximativement
le même niveau de revenu et qui bénéficient de systèmes de protection
sociale renforcés (la Scandinavie et les Pays-Bas) qui affichent
les niveaux les plus élevés de satisfaction dans la vie. Des niveaux
d’endettement faibles apparaissent comme un facteur de protection
important pour la population la plus vulnérable, et les améliorations
apportées à la situation des plus désavantagés produisent les gains
les plus nets concernant le sentiment de bien-être. En outre, la
large satisfaction éprouvée à l’égard des services publics contribue
à une perception plus favorable de la qualité de la vie, même si
la prévalence de la corruption dans certains services publics érode
la confiance dans les institutions et la gouvernance.
32. La dernière édition (2013) du rapport de l’OCDE «Comment va
la vie?» sur le bien-être classe la performance de 36 pays dans
quatre domaines: le coût humain de la crise financière; le bien-être
sur le lieu de travail; les inégalités de qualité de vie entre les
sexes; et la mesure de ce qui compte dans la vie personnelle. Un
certain nombre de pays d’Europe sont donc comparés à de grands acteurs
mondiaux. Le Danemark, la Norvège, la Suède et la Suisse figurent
dans les 20 % des pays les plus performants, comme l’Australie,
le Canada et les Etats-Unis. L’Estonie, la Grèce, la Hongrie, le
Portugal et la Turquie se retrouvent dans les 20 % des pays les
moins performants avec le Chili et le Mexique. D’autres pays européens
se situent à un niveau intermédiaire.
33. Les résultats de l’étude montrent un net recul de la satisfaction
dans la vie, dû à la montée du chômage de longue durée et à la forte
baisse du revenu disponible des ménages de 2008 à 2012. Les conditions
de logement se sont dégradées dans les pays de la zone euro: la
part des ménages consacrant 40 % ou plus de leur revenu au logement
a augmenté considérablement (de 6,5 % à 9 %). Parallèlement, la
confiance dans les gouvernements a diminué et, dans certains pays
tels que la Grèce et l’Italie, les besoins médicaux non satisfaits
ont augmenté en raison des difficultés financières. En outre, le
stress au travail s’est accru pour la moitié des Européens qui occupent
des emplois très exigeants, car les ressources dont ils disposent
pour effectuer leur travail sont inadéquates, une situation qui
débouche sur l’apparition de problèmes de santé liés au travail.
34. La pauvreté de la population active est la plus élevée en
Turquie (18 %), Espagne, Italie et Grèce (11 %-12 %), ainsi qu’en
Pologne, en Estonie et au Portugal (environ 9 %). Tous ces pays
se situent au-dessus de la moyenne de l’OCDE. Enfin, les écarts
de salaire entre les sexes persistent: malgré une amélioration générale,
les écarts se sont creusés au Portugal, en France, en Italie et
en Pologne. Dans tous les pays de l’OCDE, les femmes n’occupent
que 27 % des sièges dans les parlements, et un quart des femmes
ont subi des violences infligées par leur partenaire. Au cours des
dernières années, les choix politiques, en particulier l’austérité,
ont sérieusement dégradé le sentiment de bien-être. En Europe et
au niveau mondial, ce sont les pays nordiques, et notamment la Suède,
qui obtiennent les meilleurs résultats en termes d’égalité des revenus (mesurée
au moyen du coefficient de Gini) et d’égalité des chances.
4.2. Lier les mesures
objectives et subjectives aux politiques
35. Améliorer le moyen de mesurer le bien-être subjectif
et utiliser ces informations et des indicateurs objectifs pour étayer
des politiques n’est pas une tâche facile. Ce n’est que récemment
que les décideurs ont fait des efforts pour mieux répondre aux véritables
aspirations de la population, c’est-à-dire aux besoins de la majorité
de base. Mesurer les aspects subjectifs, souvent intangibles et
complexes, de la vie est devenu essentiel pour la démocratie.
36. Il faudrait réaliser des audits nationaux sur la mise en œuvre
des droits sociaux et environnementaux des différents groupes de
population (enfants, jeunes, adultes, citoyens seniors). Il s’agirait
d’une évaluation générale et d’études spécifiques, concernant notamment
la santé, l’emploi décent, l’éducation et la formation, la protection
sociale et le logement, ainsi que la qualité des services publics
et le milieu de vie (eau, air, bruit, sécurité sanitaire des aliments).
A cet égard, la base de référence devrait comprendre les instruments
du Conseil de l’Europe, notamment la Charte sociale européenne (pour
les droits sociaux) et la Convention européenne des droits de l’homme
(concernant le droit à un environnement sain).
37. L’indicateur du Vivre mieux publié par l’OCDE fournit déjà
un instrument de gestion aux Etats européens, et il peut être adapté
aux besoins et aux contextes nationaux. L’OCDE apportera des améliorations à
son modèle, ce qui permettra, dans le cadre de l’analyse et de la
promotion du bien-être, de mieux expliquer les interactions entre
les éléments objectifs et subjectifs.
38. En utilisant cette approche, les Etats pourront tenir compte
d’autres critères que le PIB et le consumérisme pour mesurer les
véritables aspirations de la population. Les informations qui en
découleront seront examinées par les dirigeants et les responsables
politiques, qui pourront ensuite élaborer des politiques visant
à satisfaire les besoins exprimés. En procédant ainsi, ils éviteront
la mécanique des partis ainsi que les dogmes et doctrines des extrêmes,
de gauche comme de droite. La première approche, factuelle, reflète
les vrais besoins de la population, tandis que la seconde, incarne
les opinions partisanes de la classe politique.
4.3. Etude de cas: l’approche
britannique de la mesure du bien-être
39. Pour les citoyens britanniques, les priorités en
matière de bien-être sont la santé, les relations personnelles,
la satisfaction au travail et la sécurité financière. L’Institut
national des statistiques du Royaume-Uni a présenté dix domaines
d’intérêt statistique: aspirations individuelles, relations, santé,
éducation et compétences, ce que nous faisons, où nous vivons, comment
nous gérons nos finances personnelles, ainsi que l’économie et le
milieu naturel (voir schéma ci-dessous), qui sont tous deux liés
à la gestion nationale. L’étude de cas s’appuie sur les réponses
des personnes interrogées sur la manière dont leur propre bien-être est
affecté par chacun de ces domaines.
40. Les travaux futurs se concentreront sur le bien-être subjectif
ou le bonheur au sens plus large et personnel (voir l’annexe). Il
sera également procédé à une évaluation des ressources naturelles
et du capital humain. L’évaluation de ce dernier sera menée sur
une période de cinq à six ans. Les contributions britanniques à
l’analyse du bien-être ont déjà fourni des indications utiles sur
le plan international.
Source: Institut national de la statistique du Royaume-Uni
5. Conclusions
et recommandations
41. Les crises successives et le creusement des écarts
entre les niveaux de prospérité mettent en évidence les insuffisances
du modèle de développement actuel. En effet, celui-ci ne parvient
pas à répondre de manière satisfaisante aux souhaits et aux besoins
de la population, notamment en ce qui concerne l’amélioration du bien-être.
Les mesures du succès, tant sur le plan local que national, doivent
dépasser le cadre du PIB et d’autres critères restreints pour refléter
les aspirations et la durabilité. En effet, un trop grand nombre
de considérations importantes pour la population ont été mises de
côté jusqu’ici et restent absentes des priorités nationales. Le
désir de bien-être de l’individu est trop souvent négligé, comme
le sont aussi les ressources naturelles, pourtant essentielles pour
faire vivre la population aujourd’hui et demain. En Europe et ailleurs,
la démocratie et les dirigeants politiques font l’objet d’une défiance
croissante. Ainsi, pour rétablir la confiance, le principal défi
pour les responsables politiques est de comprendre les besoins de
la population et d’y répondre.
42. Il convient donc d’appuyer vigoureusement l’indicateur du
Vivre mieux et d’autres initiatives allant dans le même sens. L’indicateur
du Vivre mieux a déjà fait ses preuves dans certains pays de l’Europe
et au-delà. C’est un instrument de mesure qui peut évaluer à la
fois des aspects liés à la performance économique et au bien-être.
Il incorpore ainsi les critères de mesure du PIB et beaucoup d’indicateurs
du bien-être sans pour autant les remplacer. L’indicateur du Vivre
mieux pourrait encore être développé, de manière à tenir compte des
inégalités de revenus et de l’inégalité des chances; son utilisation
pourrait être encouragée également dans les pays non membres de
l’OCDE. Entre-temps, partout en Europe, et dans l’intérêt de tous,
il incombe aux Etats et aux organisations de relever le défi consistant
à mesurer, augmenter et protéger le bien-être de manière plus équilibrée
et plus holistique.