1. Introduction
1. L’arrivée en 2015 d’un nombre
sans précédent de réfugiés et de migrants en Europe occidentale
par la route de la Méditerranée orientale et des Balkans occidentaux
a provoqué des tensions politiques dans de nombreux Etats et une
crise institutionnelle au sein de l’Union européenne. Les Etats
européens ne sont pas parvenus à trouver une solution fondée sur
la solidarité et le partage des responsabilités. Au lieu de quoi,
les Etats situés sur la route des Balkans occidentaux, de «l’ex-République
yougoslave de Macédoine» à l’Autriche, ont progressivement mis en
place des politiques des frontières plus restrictives, hors du cadre
communautaire et sans consulter la Grèce. Quant à la Turquie, elle
accueille maintenant plus de 2,7 millions de réfugiés syriens et
aurait dépensé plus de 7 milliards d’euros en leur faveur.
2. Dans ce contexte, un accord a été adopté à l’occasion du sommet
UE-Turquie du 18 mars 2016 en vue «d’approfondir les relations Turquie-UE
et de remédier à la crise migratoire». Cet accord soulève plusieurs questions
importantes en matière de droits de l’homme, tant sur le fond que
sur le plan de sa mise en œuvre immédiate et ultérieure. Il en va
de même pour certaines initiatives parallèles dans des domaines
étroitement liés.
2. Les caractéristiques essentielles
de l’accord UE-Turquie
3. «Afin de démanteler le modèle
économique des passeurs et d’offrir aux migrants une perspective
autre que celle de risquer leur vie, l’Union européenne et la Turquie
ont décidé (…) de mettre fin à la migration irrégulière de la Turquie
vers l’UE.» Afin d’atteindre cet objectif, elles sont convenues
des «points d’action complémentaires» suivants (exposés ici par
ordre d’importance):
i. Tous les
nouveaux migrants en situation irrégulière – qu’il s’agisse de migrants
ne demandant pas l’asile ou dont la demande d’asile a été jugée
irrecevable – qui partent de la Turquie pour gagner les îles grecques
à partir du 20 mars 2016 seront renvoyés en Turquie. Cela se fera
en totale conformité avec le droit de l’Union européenne et le droit
international.
ii. Pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles
grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l’Union
européenne en tenant compte des critères de vulnérabilité des Nations
Unies. La priorité sera donnée aux migrants qui ne sont pas déjà
entrés, ou n’ont pas tenté d’entrer, de manière irrégulière sur
le territoire de l’Union européenne.
iii. Une fois que les franchissements irréguliers entre la
Turquie et l’Union européenne prendront fin ou tout au moins que
leur nombre aura été substantiellement réduit, un programme d’admission
humanitaire volontaire sera activé.
iv. L’Union européenne, en étroite coopération avec la Turquie,
accélérera encore le versement du montant de trois milliards d’euros
initialement alloué au titre de la facilité en faveur des réfugiés
en Turquie. Une fois que ces ressources seront sur le point d’être
intégralement utilisées, l’Union européenne mobilisera trois milliards
d’euros supplémentaires jusqu’à la fin 2018.
v. L’Union européenne et la Turquie collaboreront pour améliorer
les conditions humanitaires à l’intérieur de la Syrie, en particulier
dans certaines zones proches de la frontière turque, ce qui permettrait
à la population locale et aux réfugiés de vivre dans des zones plus
sûres.
vi. La Turquie prendra toutes les mesures nécessaires pour
éviter que de nouvelles routes de migration irrégulière, maritimes
ou terrestres, ne s’ouvrent au départ de son territoire en direction
de l’Union européenne.
vii. La concrétisation de la feuille de route sur la libéralisation
du régime des visas sera ramenée à la fin juin 2016.
viii. Le processus d’adhésion sera relancé de diverses manières.
ix. Mention a été faite des travaux en cours sur la modernisation
de l’union douanière.
3. Préoccupations spécifiques
sur les plans juridique et pratique
3.1. Les nouveaux arrivants sont
systématiquement retenus dans des conditions inappropriées et leur
rétention repose sur un fondement juridique incertain
4. La Commission européenne a
indiqué que les migrants arrivant sur les îles grecques sont désormais hébergés
dans des centres d’accueil ouverts ou fermés, tout en rappelant
que le droit de l’Union européenne autorise le placement en rétention
des demandeurs d’asile, notamment en cas de «risque de fuite», mais
que cette mesure ne doit être utilisée qu’en dernier recours et
doit être proportionnée
.
5. L’article 14 de la nouvelle loi grecque (4375/2016) adoptée
le 2 avril 2016, avec entrée en vigueur immédiate pour permettre
la mise en œuvre de l’accord UE-Turquie, prévoit une éventuelle
prorogation de la rétention durant la procédure initiale puis dans
l’attente du renvoi
.
La Commission européenne a indiqué que les «hotspots» ont été transformés
en structures d’accueil fermées pour éviter que les migrants en
situation irrégulière ne prennent la fuite lorsqu’ils font l’objet
d’une décision de retour
.
La rétention dans ces centres est semble-t-il universelle et automatique:
au moins initialement, la nécessité de la rétention ne fait apparemment l’objet
d’aucune appréciation individuelle et l’application d’autres mesures
moins coercitives n’est pas prise en considération
.
6. L’article 5.1.
f de la
Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5,
«la Convention») autorise la détention d’une personne «pour l’empêcher
de pénétrer irrégulièrement dans le territoire», ou s’il s’agit
d’une personne «contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition
est en cours», sous réserve que la privation de liberté soit effectuée
«selon les voies légales». La Cour européenne des droits de l’homme
(«la Cour») a rappelé que «le souci légitime des Etats de déjouer
les tentatives de plus en plus fréquentes de contourner les restrictions
à l’immigration ne doit pas priver les demandeurs d’asile de la
protection accordée par [la Convention de Genève de 1951 relative
au statut des réfugiés et la Convention]»
. Les
Lignes directrices sur la protection des droits de l’homme dans
le contexte des procédures d’asile accélérées adoptées en 2009 par
le Comité des Ministres soulignent que «la détention des demandeurs
d’asile ne devrait être qu’exceptionnelle».
7. En ce qui concerne le premier motif de détention autorisé
par la Convention, la Cour a admis que la procédure accélérée de
traitement d’une demande d’asile introduite à l’arrivée pouvait
s’analyser en une mesure légitime destinée à empêcher une entrée
irrégulière, de sorte que le placement en rétention du demandeur
d’asile en attendant l’issue de la procédure pouvait être légitime
. L’article 43
de la directive de l’Union européenne relative aux procédures d’asile
(2013/32/UE, «DPA») autorise ses Etats membres à se prononcer sur
certaines demandes d’asile à la frontière, le demandeur pouvant
être retenu dans l’attente de la décision. Celle-ci doit être prise
dans un délai raisonnable; au-delà de quatre semaines, le demandeur
d’asile doit se voir accorder le droit d’entrer sur le territoire
et d’accéder à une procédure d’asile «normale». Toute rétention
de plus longue durée pendant la procédure d’asile doit être strictement
nécessaire et satisfaire aux conditions spécifiques énoncées aux
articles 8 à 11 de la directive européenne relative aux conditions
d’accueil (2013/33/UE).
8. Concernant le second motif, la Cour a considéré que la détention
d’une personne en instance d’expulsion ou d’extradition n’est justifiée
que si une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours;
la détention deviendrait illégale si la procédure n’était pas menée
avec la diligence requise
.
9. Lors du traitement initial de la demande d’asile ou dans l’attente
de l’exécution de la mesure d’éloignement, la mesure de rétention
doit être mise en œuvre de bonne foi. Elle doit être étroitement
liée au but autorisé et le lieu et les conditions de détention doivent
être appropriés. Enfin, la durée de cette mesure ne doit pas excéder
le délai raisonnable nécessaire pour atteindre le but poursuivi.
10. Aux termes de la loi 4375/2016, le placement en rétention
en attendant l’enregistrement de la demande d’asile peut durer jusqu’à
trois jours puis être prorogé jusqu’à atteindre 25 jours au total.
Une nouvelle décision peut ensuite être rendue pour ordonner soit
la prolongation de la rétention, soit la remise en liberté de l’intéressé.
Dans le cas des «hotspots», une décision de prolongation serait
très probablement fondée sur des motifs tels que la «rétention visant
à empêcher une entrée non autorisée». La loi 4375/2016 prévoit que
la première décision doit être prononcée dans un délai maximum de
trois jours à compter de la demande; si un recours est formé, le
délai pour notifier la décision est fixé à six jours
.
Les organes d’enregistrement, de prise de décision et de recours
sont toutefois encore loin d’être opérationnels (voir plus loin)
et beaucoup des personnes arrivées le 20 mars n’avaient même pas
encore pu faire enregistrer leur demande d’asile
. Les personnes frappées par une mesure
de renvoi, y compris vers la Turquie, peuvent être gardées en rétention pendant
une durée pouvant aller jusqu’à 18 mois. Dans ces circonstances,
il apparaît contestable que la rétention soit «étroitement liée
au but autorisé» et/ou que sa durée «n’excède pas le délai raisonnable nécessaire
pour atteindre le but poursuivi».
11. La capacité prévue des trois plus grands centres d’accueil
et d’enregistrement (Lesbos, Chios et Samos) a été très rapidement
saturée. Ces centres sont devenus surpeuplés et les conditions de
vie se sont détériorées: nourriture de mauvaise qualité, abris précaires,
conditions d’hygiène déplorables, accès insuffisant à des soins
médicaux appropriés
. Les autorités nationales n’ont manifestement
pas comblé les lacunes dans les services de base provoquées par
le retrait du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés
(HCR) et de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG),
qui entendaient ainsi protester contre la transformation des «hotspots»
en centres de rétention
. L’anxiété et la frustration
des personnes retenues sont à l’origine de manifestations de masse
et d’épisodes de violence
. De telles conditions
de rétention ne sont pas appropriées. Rappelons que la Cour a précédemment
jugé que la détention arbitraire et les conditions de détention,
ainsi que les structures d’accueil et les moyens de subsistance
inadéquats offerts aux demandeurs d’asile en Grèce constituaient
des traitements contraires à l’article 3 de la Convention
.
12. La loi 4375/2016 autorise la rétention de mineurs isolés «dans
des cas très exceptionnels» et ce, jusqu’à 25 jours (cette durée
peut être prolongée de 20 jours «en raison de circonstances exceptionnelles»,
soit une durée totale de plus de six semaines), en attendant qu’ils
soient dirigés vers une structure d’accueil appropriée. Des informations
ont fait état de la présence dans les «hotspots» de femmes enceintes,
de femmes voyageant seules avec des enfants, de familles avec des
bébés et des enfants en bas âge, ainsi que d’autres personnes vulnérables,
dont des personnes handicapées ou atteintes de traumatismes ou de
maladies graves. Cela serait contraire au droit de l’Union européenne
et aux normes internationales concernant la rétention de mineurs
et de personnes vulnérables en situation de migration
. D’autres informations,
cependant, tendent à indiquer que les autorités grecques ont commencé
à reloger au moins un certain nombre de personnes vulnérables dans
d’autres structures
.
3.2. Les renvois en Turquie risquent
de ne pas être conformes au droit de l’Union européenne et au droit
international
13. L’accord entre l’Union européenne
et la Turquie visant à renvoyer les demandeurs d’asile en Turquie repose
sur deux dispositions alternatives du droit de l’Union européenne
en matière d’asile, à savoir les articles 35 et 38 de la directive
européenne relative aux procédures d’asile. L’article 35 autorise
le renvoi dans le «premier pays d’asile» où une personne s’est vu
reconnaître la qualité de réfugié et peut encore se prévaloir de
cette protection, ou jouit d’une «protection suffisante», y compris
du bénéfice du principe de non‑refoulement, à condition qu’elle
soit réadmise. L’article 38 permet de renvoyer une personne dans
un «pays tiers sûr» où il n’existe pour elle aucun risque de persécution,
d’atteintes graves ou de refoulement et où elle pourra solliciter
la reconnaissance du statut de réfugié et, si ce statut est accordé,
«bénéficier d’une protection conformément à la Convention de Genève»;
de plus, le demandeur doit avoir des «attaches personnelles» avec
le pays tiers rendant le retour raisonnable. Dans les deux cas,
le demandeur doit avoir la possibilité de contester l’application
du concept à sa situation particulière. S’il est établi qu’il existe
un «premier pays d’asile» ou un «pays tiers sûr» vers lequel un
demandeur peut être renvoyé, sa demande d’asile peut être déclarée
irrecevable sans autre examen au fond. La Commission européenne
a confirmé que seuls les demandeurs d’asile qui seront protégés
conformément aux normes internationales applicables, dans le respect
du principe de non‑refoulement, seront renvoyés en Turquie
.
14. En ce qui concerne les renvois en Turquie en tant que «premier
pays d’asile» en vertu de l’article 35 de la DPA, il convient de
noter que la Turquie n’accorde le statut de réfugié conformément
à la Convention de 1951 qu’aux personnes fuyant des persécutions
dans des Etats membres du Conseil de l'Europe. Dans la pratique,
aucune des personnes pouvant être renvoyées dans le cadre de l’accord
entre l’Union européenne et la Turquie ne se sera donc vu reconnaître
la qualité de réfugié par la Turquie. Les demandes de non européens
ne peuvent donc être déclarées irrecevables que s’il est constaté
que ces personnes jouissent d’une «protection suffisante» en Turquie.
Il est possible que cette approche soit appliquée aux demandeurs d’asile
syriens qui peuvent bénéficier du statut de «protection temporaire»
en Turquie en vertu d’une règle spéciale
.
Se pose la question de savoir si cette «protection temporaire» est
«suffisante». Pour qu’elle le soit, le HCR formule les recommandations
suivantes: absence de risque de persécution ou de refoulement ultérieur, respect
des normes internationales relatives aux conditions de vie, aux
droits du travail, aux soins de santé et à l’éducation, accès à
un droit au séjour légal, assistance aux personnes ayant des besoins
particuliers et accès, dans les meilleurs délais, à une solution
durable. En l’absence de définition de la «protection suffisante» dans
la DPA, le HCR encourage les juridictions grecques à se référer
à la Cour européenne de justice pour interpréter cette directive
.
15. Je renvoie au rapport de ma collègue, Annette Groth, intitulé
«Une réponse renforcée de l’Europe à la crise des réfugiés syriens»
(
Doc. 14014) pour de plus amples informations sur les conditions
difficiles dans lesquelles se trouvent les réfugiés syriens en Turquie.
Ce rapport met en évidence les problèmes auxquels les réfugiés syriens
vivant en dehors des camps se heurtent pour avoir accès à un hébergement,
à l’éducation et aux marchés du travail et les difficultés occasionnelles
qu’ils rencontrent pour avoir accès aux soins de santé; nombre d’entre
eux vivent dans la pauvreté et sont endettés. Je prends aussi note
d’informations plus récentes sur les nombreuses expulsions de réfugiés
effectuées par la Turquie vers une Syrie ravagée par la guerre
. On peut sérieusement
douter du respect des normes du droit de l’Union européenne ou du
droit international.
16. En ce qui concerne la Turquie en tant que «pays tiers sûr»
au sens de l’article 38 de la DPA, la loi turque sur les étrangers
et la protection internationale prévoit le statut de «réfugiés conditionnels»
pour ceux qui correspondent à la définition de la Convention de
1951 relative au statut des réfugiés et la «protection subsidiaire»
pour ceux qui risquent d’être victimes d’actes de violence généralisés,
de torture ou de la peine de mort. On ne sait pas si les non-Syriens
ont effectivement accès à une procédure d’asile en Turquie, car
le nouveau système d’asile n’est pas encore pleinement opérationnel
et il ne l’est certainement pas dans une mesure permettant de gérer
le nombre considérable de cas
. Le Commissaire
européen, M. Avramopoulos, l’a reconnu en déclarant le 4 avril qu’il
avait discuté avec les autorités turques de la manière de garantir
l’accès aux procédures d’asile à toutes les personnes non syriennes
renvoyées qui souhaitaient demander une protection. Selon certaines
informations, une trentaine de demandeurs d’asile afghans auraient
été renvoyés de force sans avoir pu bénéficier d’une procédure d’asile
. Les «réfugiés conditionnels» et les bénéficiaires de
la «protection subsidiaire» n’ont qu’un statut temporaire en Turquie
et aucune perspective d’intégration légale à long terme; on part
du principe qu’ils seront réinstallés ailleurs, même s’ils sont
très peu à l’être dans la réalité. Dans l’intervalle – qui peut
durer longtemps –, les droits que leur accorde la loi sur les étrangers
et la protection internationale ne permettent pas de considérer
qu’ils «bénéficient d’une protection conformément à la Convention
de Genève». Quant aux Syriens, n’étant pas européens, ils ne peuvent
«solliciter la reconnaissance du statut de réfugié» en Turquie au
titre de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés et,
par conséquent, ne devraient pas non plus être renvoyés sur la base
de l’article 38 de la DPA.
17. Ces craintes semblent indiquer que la Turquie ne peut, dans
les circonstances actuelles, être considérée comme un pays tiers
sûr dans lequel des demandeurs d’asile se trouvant en Grèce pourraient
être renvoyés.
3.3. Le système d’asile grec
n’a pas les moyens de traiter les demandes
18. Le système d’asile grec présente
depuis de nombreuses années des défaillances graves. La Cour a estimé
en 2011 qu’il n’était pas en mesure d’assurer une protection contre
le refoulement en raison de son incapacité à appliquer la législation
pertinente dans la pratique et de défaillances structurelles majeures
. En mars 2016, dans une communication
au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, une ONG relevait
qu’en raison d’obstacles persistants à l’accès à la procédure d’asile,
les demandeurs d’asile risquaient fort d’être éloignés sans évaluation
individuelle [du risque de refoulement] et que l’insuffisance des
effectifs du service chargé des demandes d’asile pouvait considérablement
retarder la procédure d’asile
.
Le Comité des Ministres continue de surveiller l’exécution de cet
arrêt par la Grèce, car il juge insuffisants les progrès réalisés pour
régler les problèmes constatés par la Cour. Du fait des délais extrêmement
courts fixés par la procédure aux frontières prévue dans la loi
4375/2016 (voir ci-dessus), il sera encore plus difficile pour le
système d’asile grec de veiller à ce que les droits des demandeurs
d’asile soient effectivement respectés et le risque de vices de
procédure sera encore plus important.
19. Qui plus est, le système d’asile grec nécessitera des ressources
supplémentaires très importantes. La Commission européenne a estimé
que 200 agents du service grec des demandes d’asile seront nécessaires ainsi
que 400 spécialistes de l’asile (des engagements ont apparemment
été pris) et 400 interprètes d’autres Etats membres (seuls 46 avaient
été annoncés au 6 avril)
. Le directeur
du service grec des demandes d’asile a laissé entendre que les besoins
risquaient d’être très supérieurs
.
Compte tenu du nombre de demandeurs d’asile potentiels et d’un arriéré
d’au moins 10 700 demandes en Grèce continentale
, il semble
peu probable que le système national d’asile ait la capacité de
transférer 200 agents formés dans les «hotspots». On ne connaît
pas non plus le nombre d’engagements des Etats membres qui ont été
honorés; l’expérience montre qu’il faut souvent beaucoup de temps
pour que les promesses soient tenues et qu’au bout du compte elles
ne le sont pas toutes. Au 4 avril, aucune demande d’asile de personnes
arrivées après le 20 mars n’avait encore été traitée dans les «hotspots»
grecs
.
20. Au 12 avril, 46 agents de services chargés des demandes d’asile
seraient arrivés de Grèce et d’autres pays à Lesbos pour traiter
au total 50 demandes par jour (étant donné qu’il y a à Lesbos plus
de 3 500 demandeurs, il faudra attendre jusqu’à trois mois pour
qu’une décision soit rendue; il convient de relever que la loi 4375/2016
exige une décision dans un délai de deux jours)
. En revanche,
à Chios, le système de demande d’asile n’est pas encore opérationnel:
un seul agent serait en poste et, au 8 avril, il n’aurait traité
que 9 dossiers sur les 1 206 en attente; il ne serait prévu d’envoyer
que trois agents supplémentaires, et ce pas avant la fin mai
.
21. Conformément à l’article 22 de la DPA, la possibilité effective
est donnée aux demandeurs d’asile de consulter, à leurs frais, un
conseil juridique ou un autre conseiller, qui peut être une ONG.
L’article 23 dispose que le conseil juridique doit avoir accès aux
zones réservées, telles que les lieux de rétention, afin de consulter le
demandeur. On ne sait pas si ces dispositions sont effectivement
respectées dans la pratique (pour plus de détails, voir ci‑dessous
la partie consacrée aux recours).
22. De graves problèmes concrets apparaissent déjà. D’après le
HCR, sur les 202 personnes renvoyées en Turquie le 4 avril, la police
grecque avait «oublié» de traiter les demandes d’asile de 13 d’entre
elles, essentiellement des Afghans
. Si cette
situation est sans doute due à des circonstances passagères, elle augure
mal de l’avenir. (A leur arrivée en Turquie, les 13 Afghans auraient
été placés en détention, dans l’attente d’une expulsion rapide,
et le HCR se serait vu refuser la possibilité de les rencontrer
.) Il semble
qu’à ce jour, seules des personnes n’ayant pas demandé l’asile aient
été renvoyées en Turquie
.
Le 5 avril, la Grèce a reconnu qu’elle avait été dépassée par le
fait que la quasi‑totalité des nouveaux arrivants avait demandé
l’asile et qu’elle avait suspendu temporairement les renvois vers
la Turquie
. Le HCR a affirmé qu’il était peu
probable que les premiers Syriens soient renvoyés dans un avenir
proche
. Les informations
et la documentation données aux demandeurs d’asile seraient aussi
insuffisantes, il n’y aurait pas de service d’interprétation et
le nombre de demandes en suspens est déjà en train d’augmenter
.
3.4. Il y a un accès insuffisant
à un recours effectif contre le renvoi en Turquie
23. La Convention donne aux demandeurs
d’asile le droit à un recours effectif avec effet suspensif automatique
à l’encontre d’une décision de renvoi. Le mandat de l’ancienne commission
de recours grecque a cependant expiré en octobre 2015. La loi 4375/2016
crée de nouvelles commissions de recours mais celles-ci ne sont
pas encore opérationnelles; eu égard à l’expérience concernant les
tentatives de réforme du système grec en matière d’asile, cela risque
de prendre un certain temps. Dans l’intervalle, il est difficile d’envisager
comment respecter les délais très courts prévus par la loi 4375/2016
pour introduire un recours.
24. Il est difficile d’avoir la certitude que le recours a un
effet suspensif automatique dans les «hotspots» car la loi 4375/2016
semble indiquer qu’en vertu de la procédure applicable aux frontières
un requérant n’a le droit de rester sur le territoire que lorsque
l’exécution d’une décision de renvoi a été suspendue par une autorité judiciaire.
Pour les recours contre les décisions d’irrecevabilité fondées sur
la notion de «pays tiers sûr», on ne sait pas très bien si cela
est conforme à l’article 46 de la DPA, qui exige un effet suspensif
automatique en pareil cas. Cet article n’exige pas un effet suspensif
automatique pour les recours contre les décisions d’irrecevabilité
fondées sur la notion de «premier pays d’asile» mais l’on ne sait
pas très bien si cela est conforme à la Convention. Celle-ci exige
qu’un recours ait un effet suspensif automatique chaque fois qu’il
est allégué que le refoulement entraînerait un risque réel d’exposition
à la peine de mort, à des persécutions ou à des atteintes graves,
comme en cas de recours contre le refoulement de demandeurs d’asile
vers la Turquie
.
25. L’article 20 de la DPA exige que les autorités grecques veillent
à ce que les requérants bénéficient gratuitement sur demande d’une
aide juridictionnelle et d’une représentation en justice. La loi
4375/2016 prévoit l’attribution d’une aide juridictionnelle gratuite
pour les recours. Il n’est cependant pas certain qu’il y ait suffisamment
de conseillers juridiques/représentants en justice dans les «hotspots»
pour garantir aux requérants la jouissance effective du droit à
une aide juridictionnelle qui ressort implicitement de ces dispositions
, ou même si l’accès de conseillers juridiques
est autorisé: selon Human Rights Watch, personne n’a le droit d’entrer
dans le camp ni de parler aux réfugiés
.
26. De même que pour la procédure initiale de prise de décision,
il faudra des ressources supplémentaires considérables pour gérer
la procédure de recours. La Commission européenne a estimé qu’il
faudrait 30 juristes grecs ainsi que 30 juges venus d’autres Etats
membres et ayant des compétences spécialisées en matière de droit
d’asile, ainsi que 30 interprètes. Là encore, il est permis de douter
que ces ressources puissent être fournies rapidement, si tant est
qu’elles puissent l’être, et l’on peut légitimement s’inquiéter
de savoir comment les autorités grecques et l’Union européenne feront
face dans l’intervalle aux conséquences juridiques et pratiques
du manque de ressources. L’Union européenne devrait aussi veiller
à ce que des fonds suffisants soient disponibles pour que les requérants
dans les «hotspots» puissent effectivement exercer leur droit à
une aide juridictionnelle gratuite.
3.5. La réinstallation des réfugiés
syriens ne devrait pas être liée au nombre de renvois ou d’arrivées
27. L’accord UE-Turquie subordonne
dans un premier temps la réinstallation de réfugiés syriens à partir
de la Turquie au nombre de réfugiés syriens renvoyés à partir des
îles grecques puis, lorsque les arrivées auront plus ou moins cessé,
à un «programme d’admission humanitaire volontaire». Le HCR a demandé
que 10 % des réfugiés syriens les plus vulnérables soient réinstallés
à partir des pays voisins, soit au total 480 000 personnes; pourtant,
la Conférence de Genève du 30 mars 2016 n’a conduit qu’à de «modestes» augmentations
du nombre de places promises
. Il
convient aussi de rappeler que, sur les 22 504 places promises par
les Etats membres de l’Union européenne le 20 juillet 2015, seulement
5 677 réfugiés avaient été effectivement réinstallés à la date du
8 avril 2016
. De plus, les Etats membres
de l’Union européenne n’ont pas encore approuvé la proposition de
la Commission européenne de mettre à disposition pour les réinstallations
en provenance de la Turquie 54 000 des 160 000 places initialement
prévues pour les relocalisations depuis la Grèce et l’Italie, mais
qui n’ont pas encore été attribuées
. On
ignore dans quelle mesure les Etats membres seront disposés à procéder
à des admissions humanitaires supplémentaires. Dans ce contexte,
l’approche suivie par l’accord UE‑Turquie est indéfendable. L’Union
européenne a l’obligation morale absolue d’ouvrir des couloirs humanitaires,
y compris pour la réinstallation, aux réfugiés syriens venus en
nombre considérable de Turquie et d’autres pays tels que le Liban
et la Jordanie.
28. En outre, si elle était appliquée indistinctement, la priorité
que l’on a l’intention d’accorder aux migrants qui ne sont pas encore
entrés ou n’ont pas essayé d’entrer dans l’Union européenne illégalement,
pourrait en fin de compte priver des personnes vulnérables de la
priorité dont elles ont besoin. Enfin, il ne faut pas oublier le
plaidoyer du HCR selon lequel «la réinstallation dans des pays de
l'Union européenne depuis la Turquie ne devrait pas se faire au
détriment de la réinstallation d'autres populations réfugiées dans
le monde qui ont également d'importants besoins»
.
3.6. L’Europe doit apporter un
soutien financier aux réfugiés syriens en Turquie
29. En novembre dernier, l’Union
européenne a promis 3 milliards d’euros d’aide financière pour les
activités de soutien aux réfugiés syriens en Turquie, et 3 milliards
d’euros supplémentaires lorsque les premiers seraient épuisés. Il
a fallu aux Etats membres de l’Union européenne un temps relativement
long pour s’accorder sur la question de savoir d’où viendrait la
somme initiale dont la Turquie ne semble guère avoir bénéficié pour
l’instant. Quant à la réinstallation, l’Union européenne a de toute
évidence l’obligation morale de venir en aide aux 2,7 millions de
réfugiés syriens en Turquie (ainsi qu’au Liban et en Jordanie),
quoi qu’il puisse se passer en mer Egée. L’octroi de cette aide
ne devrait pas être subordonné à la diminution du nombre d’arrivées
sur les îles grecques ni au respect par la Turquie d’autres dispositions
de l’accord.
4. Autres préoccupations
4.1. L’accord UE-Turquie, combiné
à la fermeture de sa frontière par «l’ex-République yougoslave de
Macédoine», a accru les pressions qui pèsent sur la Grèce
30. Au cours des semaines qui ont
précédé l’accord UE-Turquie, «l’ex-République yougoslave de Macédoine»,
avec la collaboration et le soutien des pays situés à sa frontière
nord le long de la route des Balkans occidentaux, a fermé sa frontière
avec la Grèce à tous les réfugiés et migrants. Il y a maintenant
près de 11 000 migrants qui dorment en plein air à la frontière
;
le 10 avril, la police de «l’ex‑République yougoslave de Macédoine»
a eu recours de manière intensive à du gaz lacrymogène, des canons
à eau et des balles en caoutchouc pour repousser les réfugiés et
les migrants qui manifestaient, si bien qu’au moins 300 personnes
ont été blessées
.
Cette décision de fermer la frontière, contraire à l’esprit de solidarité
et de partage des responsabilités, a bloqué près de 46 000 réfugiés
et migrants en Grèce, alors que ce pays n’a pas la capacité d’accueil
nécessaire. En obligeant les autorités grecques à également gérer
les demandes d’asile des nouveaux arrivants sur les îles de la mer
Egée, l’accord UE-Turquie n’a fait qu’accroître les pressions sur un
pays déjà en butte aux effets de l’austérité budgétaire et financière.
4.2. Le rythme des relocalisations
de réfugiés venus de Grèce est honteusement lent
31. De même que pour les réinstallations,
les Etats membres de l’Union européenne n’ont pas honoré leurs engagements
à accepter la relocalisation de réfugiés venus de Grèce, malgré
les pressions croissantes que subit le pays. A la date du 11 avril,
sur les engagements concernant la relocalisation de 63 302 réfugiés
venus de Grèce, prévue par les décisions de septembre 2015 du Conseil
de l’Union européenne, 2 943 places seulement avaient été officiellement
promises et 615 personnes seulement – soit moins d’1 % – avaient
été effectivement relocalisées
.
4.3. Il est prématuré de suggérer
la reprise des transferts Dublin vers la Grèce
32. Le 4 mars, la Commission européenne
a annoncé que, préalablement au Conseil européen de juin 2016, elle
présenterait une évaluation de la possibilité de reprendre les transferts
Dublin vers la Grèce
. Seulement
quelques semaines plus tôt, la Commission avait indiqué que «la
Grèce doit encore fournir des efforts supplémentaires pour faire
en sorte que le fonctionnement de son système d'asile soit pleinement conforme
aux exigences du droit de l'Union [européenne]», «les capacités
d'accueil des demandeurs d'asile en Grèce… ne sont pas encore suffisantes»,
et «de nombreux demandeurs d'asile ne reçoivent actuellement pas
l'aide juridique gratuite nécessaire qui leur permettrait de former
un recours», entre autres dysfonctionnements
. Il faut aussi rappeler que le Comité
des Ministres du Conseil de l’Europe ne prévoit pas de reprendre
avant décembre sa surveillance de l’exécution par la Grèce de l’arrêt
M.S.S. Dans ces conditions, il est
prématuré de parler de reprendre les transferts Dublin vers la Grèce;
en fait, c’est quasiment irresponsable, compte tenu des difficultés
considérables auxquelles se heurtera la Grèce pour faire face aux milliers
de réfugiés et de migrants retenus dans les «hotspots» et aux dizaines
de milliers d’autres bloqués sur le continent.
4.4. L’accord UE-Turquie ne doit
pas créer un précédent pour d’autres situations
33. Peut-être en réponse à la fermeture
des routes de la Méditerranée orientale et des Balkans occidentaux, assiste-t-on
à une augmentation considérable du nombre de réfugiés et de migrants
qui prennent la route de la Méditerranée centrale vers l’Italie:
les garde-côtes italiens ont secouru les 11 et 12 avril près de
4 000 personnes, ce qui représente une partie de l’augmentation
de l’ordre de 80 % enregistrée au premier trimestre de cette année
par rapport à 2015. Le ministre italien de l’Intérieur, faisant
référence à l’accord UE-Turquie, a appelé l’Union européenne à conclure
un accord avec des Etats africains pour leur apporter une aide économique
si, en échange, ils reprennent leurs citoyens, «empêchant ainsi
de nouvelles arrivées massives»
. Bien que cette
proposition ne concerne peut‑être que les accords de réadmission
applicables aux ressortissants des pays d’accueil, l’accord UE‑Turquie
– déjà extrêmement problématique en lui-même, ainsi que cela a été
décrit ci‑ dessus – ne saurait être reproduit pour d’autres pays
encore moins capables de protéger les réfugiés et les migrants.
5. Conclusions et recommandations
34. En tout état de cause, l’accord
UE-Turquie, au mieux, repousse les limites et, au pire, outrepasse
les limites de ce qui est admissible en vertu du droit européen
et international. Même sur le papier, il soulève de nombreuses questions
de compatibilité avec les normes fondamentales relatives aux droits
des réfugiés et des migrants. Il a de toute évidence montré jusqu’à
présent qu’il était encore plus difficile à concrétiser.
35. L’Assemblée devrait prendre position sur ces questions, telles
qu’elles sont décrites dans le présent rapport, et adresser aux
Etats et à l’Union européenne des recommandations concrètes sur
la manière de les traiter afin d’assurer, en ce qui concerne les
droits des réfugiés et des migrants, le respect des normes juridiques
établies par le droit européen, notamment celui de l’Union européenne,
et par le droit international.