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Rapport | Doc. 14323 | 15 mai 2017

La transition politique en Tunisie

Commission des questions politiques et de la démocratie

Rapporteur : M. George LOUCAIDES, Chypre, GUE

Origine - Renvoi en commission: Décision du Bureau, Renvoi 3889 du 29 juin 2012. 2017 - Commission permanente de mai

Résumé

Le rapport couvre les évolutions qu’a connues la Tunisie depuis la «Révolution de la dignité» de 2011. Il décrit l’installation de l’Assemblée nationale constituante, dont les travaux ont abouti à l’adoption de la Constitution du 27 janvier 2014, véritable «Constitution de la liberté».

Le régime dont s’est doté le peuple tunisien, caractérisé par l’instauration de contre-pouvoirs et une forte incitation à la coopération entre les institutions politiques, fonctionne. Son œuvre législative dans le domaine de la protection des droits de l’homme et de l’instauration d’un État de droit est à saluer. Le Conseil de l’Europe a largement contribué à ce succès.

En même temps, la Tunisie est confrontée à un double défi, économique et sécuritaire. Si ceux-ci ne sont pas relevés et si l’environnement géopolitique de la Tunisie ne s’améliore pas, les acquis de la transition politique pourraient être mis en danger.

Le rapport encourage l’Europe, qui aide déjà beaucoup la Tunisie, à ne pas voir dans cette dernière un simple voisin, mais un pays en première ligne sur le front démocratique et sécuritaire et l’appelle à reconnaître cette proximité de destin et à prendre des mesures concrètes en ce sens.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 25 avril
2017.

(open)
1. Depuis la «Révolution de la dignité» intervenue en janvier 2011, la Tunisie est sur la voie de la démocratie. Des pays concernés par le «Printemps arabe», elle est le seul à avoir connu un développement positif.
2. Dans ses Résolutions 1791 (2011) et 1819 (2011) et sa Recommandation 1972 (2001) sur la situation en Tunisie, ainsi que dans sa Résolution 1893 (2012) sur la transition politique en Tunisie, l’Assemblée parlementaire a apporté son soutien aux aspirations démocratiques du peuple tunisien et offert sa coopération afin que les institutions et la société civile tunisiennes puissent bénéficier de son expérience en matière d’accompagnement de la transition démocratique.
3. Dans le cadre de l’observation des élections, l’Assemblée parlementaire a suivi tous les scrutins nationaux intervenus en Tunisie depuis 2011, soit l’élection de l’Assemblée nationale constituante d’octobre 2011, celle de l’Assemblée des représentants du Peuple en octobre 2014 et celle du Président de la République en décembre 2014, et a salué leur organisation et leur déroulement.
4. L’Assemblée se félicite de l’adoption de la Constitution du 27 janvier 2014 qui reflète les attentes du plus grand nombre des Tunisiens, consacre un chapitre entier aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, dote la Tunisie d’une Cour constitutionnelle chargée de les faire respecter et met en place un système politique où les contre-pouvoirs sont institutionnalisés.
5. L’Assemblée rend hommage au peuple tunisien et à ses dirigeants, qui ont su mener à bien ce processus constitutionnel dans un contexte politique et sécuritaire très difficile, et salue le sens des responsabilités et du compromis des décideurs politiques ainsi que l’engagement de la société civile, en particulier celui du Quartet mené par l’Union générale des travailleurs tunisiens.
6. L’Assemblée note avec satisfaction que le nouveau cadre institutionnel fonctionne. Le Parlement monocaméral, l’Assemblée des représentants du peuple, s’est doté d’un Règlement intérieur qui met en œuvre les droits conférés à l’opposition par la Constitution. La responsabilité politique du gouvernement devant l’Assemblée des représentants du peuple est effective. Enfin, le Président de la République joue un rôle très actif d’impulsion dans le processus législatif et de garant de la Constitution.
7. L’Assemblée appelle les autorités tunisiennes à donner toute leur place tant aux Instances constitutionnelles indépendantes qu’aux Instances nationales établies par la loi. L’ensemble de ces Instances sont destinées à contribuer de manière importante à la protection des droits de l’homme conformément aux «Principes de Paris» approuvés par l’Assemblée générale et la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, devenue depuis le Conseil des droits l’homme. En conséquence, l’Assemblée invite les autorités compétentes:
7.1. à adopter rapidement le projet de loi organique comportant des dispositions communes à toutes les Instances constitutionnelles, dont l’Assemblée des représentants du peuple a été saisie depuis le mois de mars 2016;
7.2. à octroyer les ressources financières et les moyens humains aux Instances constitutionnelles et législatives à la hauteur des responsabilités qui leur sont confiées;
7.3. à garantir l’indépendance de ces Instances en assurant réellement leur autonomie financière, telle qu’elle est prévue par la Constitution et/ou leurs textes statutaires;
7.4. à saisir la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) tant sur le projet de loi organique commun aux Instances constitutionnelles que sur les projets de lois organiques propres à chacune des Instances qui prendront la suite des Instances provisoires actuelles.
8. L’Assemblée salue les réformes menées dans le domaine judiciaire qui contribuent à la construction de l’État de droit et soutient les efforts déployés par le ministère de la Justice pour mettre en place des pôles financiers capables de lutter efficacement contre la corruption. Elle note la fin du blocage concernant l’élection du Conseil supérieur de la magistrature, qui devrait permettre la mise en place de la Cour constitutionnelle.
9. L’Assemblée est consciente du besoin de mener la réconciliation nationale à son terme, y compris dans les domaines économique et financier. Elle rappelle cependant qu’il importe que cette réconciliation ne se fasse pas au détriment de la justice et ne débouche pas sur un sentiment d’impunité. À cet égard, elle appelle l’Assemblée des représentants du peuple à prendre en considération les principes de l’avis intérimaire de la Commission de Venise sur les aspects institutionnels du projet de loi sur les procédures spéciales concernant la réconciliation dans les domaines économique et financier de la Tunisie à l’occasion d’un nouveau débat sur une version révisée de ce projet de loi.
10. L’Assemblée confirme son fort attachement à la liberté de la presse et salue les progrès intervenus en ce sens en Tunisie. Elle encourage les autorités tunisiennes à préserver la réelle indépendance des journalistes et à garantir que les groupes de presse se comportent de manière éthique. En outre, l’état d’urgence ne doit pas être utilisé pour interférer dans le travail des journalistes. La voie à suivre pour réprimer les comportements illégaux qui ne mettent pas en danger la sécurité nationale est celle des procédures civiles et pénales. Dans ce contexte, elle appelle les autorités tunisiennes:
10.1. à soutenir la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle dans sa mission de régulation et à créer le plus rapidement possible l’Instance constitutionnelle indépendante en charge du secteur audiovisuel;
10.2. à régler le plus rapidement possible la question des organes de presse confisqués et administrés par la puissance publique après la chute du régime de Ben Ali ainsi que celle des journalistes qui y sont employés.
11. L’Assemblée note avec satisfaction que la Tunisie a spontanément demandé au Conseil de l’Europe d’accompagner la mise en place de son mécanisme national de prévention de la torture. Elle encourage les autorités tunisiennes:
11.1. à mettre en œuvre les recommandations du Comité des Nations Unies contre la torture publiées en mai 2016, selon lesquelles les mauvais traitements infligés par des dépositaires de la force publique restent trop souvent impunis;
11.2. à donner à l’Instance nationale pour la prévention de la torture, le plus rapidement possible, les ressources financières et les moyens humains nécessaires à son fonctionnement.
12. L’Assemblée salue les réformes menées par la Tunisie pour lutter contre les discriminations. À cet égard, elle soutient les autorités tunisiennes dans leur volonté continue de promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, conformément à la Constitution.
13. Elle considère que le mode de scrutin adopté pour les élections municipales et régionales, qui impose l’alternance sur les listes entre un homme et une femme et oblige les formations politiques à réserver la moitié des têtes de listes à des femmes, tout en constituant une discrimination positive, améliorera de manière significative la représentation politique des femmes.
14. En matière de discrimination, elle encourage les autorités tunisiennes:
14.1. à intensifier la lutte contre les discriminations économiques faites aux femmes et à s’assurer que l’ensemble des progrès législatifs en matière d’égalité soient mis en œuvre, quelle que soit l’origine géographique ou sociale de celles-ci;
14.2. à poursuivre leurs efforts en matière de criminalisation du racisme et à adopter le projet de loi en ce sens actuellement débattu à l’Assemblée des représentants du peuple;
14.3. à reconsidérer la licéité des dispositions du Code pénal criminalisant l’homosexualité au regard de la Constitution, qui interdit toute discrimination et garantit le droit à la vie privée.
15. L’Assemblée est solidaire du peuple tunisien dans sa lutte contre le terrorisme et se félicite du travail des forces de l’ordre. Dans ce contexte:
15.1. elle appelle les autorités tunisiennes à évaluer la mise en œuvre de la loi organique no 2015-26 du 7 août 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent, notamment en ce qui concerne:
15.1.1. la durée de la garde à vue et la possibilité d’empêcher la présence d’un avocat pendant les premières 48 heures;
15.1.2. plus généralement, ses effets sur les libertés au regard des résultats obtenus en matière de sécurité publique;
15.2. elle invite les autorités tunisiennes à réaffirmer leur attachement au maintien du moratoire sur la peine de mort que la Tunisie respecte depuis 1991 et à s’engager à ce que ni l’application de la loi du 7 août 2015, ni celle d’articles du Code pénal qui prévoient la peine capitale ne le remettent en cause.
16. L’Assemblée appelle les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe, ainsi que l’Union européenne, à apporter leur aide à la Tunisie pour lui permettre d’affronter le défi économique et le défi sécuritaire qui conditionnent la réussite de sa transition démocratique. Elle réitère son appel de 2012 aux principaux partenaires internationaux de la Tunisie à soutenir sa relance économique et touristique et encourage cette dernière à faire de la lutte contre la corruption un outil de retour à la croissance.
17. Elle invite également ces partenaires internationaux à poursuivre leur coopération dans le domaine de la sécurité, dans le respect de la souveraineté tunisienne, et considère l’Initiative tunisienne pour la Libye comme la meilleure solution, à l’heure actuelle, pour permettre la mise en œuvre de l’accord de Skhirat négocié sous l’égide des Nations Unies. En matière de gestion des ressortissants tunisiens revenant des zones de conflit, elle encourage la Tunisie à établir des coopérations avec les pays ayant enregistré des résultats probants en matière de déradicalisation, comme la Norvège ou les Pays-Bas.
18. Compte tenu des défis économique et sécuritaire auxquels la Tunisie est actuellement confrontée, du contexte géopolitique incertain dans lequel elle évolue, et de l’importance des liens économiques et humains qui l’unissent à l’Europe, l’Assemblée estime que l’Europe doit tout mettre en œuvre afin de ne pas laisser la Tunisie être déstabilisée par son environnement immédiat. La Tunisie et l’Europe partagent une proximité de destin. Une détérioration de la situation en Tunisie aurait des répercussions immédiates sur le continent européen, sur les plans migratoire et sécuritaire. En conséquence, l’Assemblée:
18.1. exhorte instamment les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe ainsi que l’Union européenne à prendre toutes les mesures adéquates en vue de préserver la stabilité et de contribuer à la transition démocratique de la Tunisie;
18.2. attire l’attention des institutions compétentes de l’Union européenne et, en particulier de la Commission européenne, sur l’importance, pour la Tunisie, d’obtenir un accord de libre-échange complet et approfondi qui soit équitable, en particulier dans le domaine de l’agriculture.
19. L’Assemblée se félicite de la coopération intense et fructueuse de la Tunisie avec les différentes instances du Conseil de l’Europe, qui contribue largement à sa transition démocratique. Cette coopération devrait être développée davantage et étendue à d’autres domaines, notamment celui de la décentralisation tunisienne, pour laquelle le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe vient d’être sollicité.
20. L’Assemblée estime que cette coopération gagnerait en efficacité si elle était complétée par un dialogue au niveau parlementaire. Elle se tient prête à renforcer ses liens avec l’Assemblée des représentants du peuple et invite les élus tunisiens à profiter pleinement de l’occasion qu’elle offre pour participer au dialogue parlementaire européen.

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			Projet de recommandation
adopté à l’unanimité par la commission le 25 avril 2017.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire se réfère à sa Résolution … (2017) sur la transition politique en Tunisie. Elle se réfère également à sa Recommandation 1972 (2011) sur la situation en Tunisie et à la réponse que le Comité des Ministres y a apportée.
2. Elle salue les avancées décisives de la Tunisie en matière de démocratie, de promotion des droits de l’homme et d’établissement de l’État de droit, ainsi que la contribution de la coopération entre le Conseil de l’Europe et la Tunisie au processus de réformes dans ce pays. À cet égard, elle se félicite de ce que les préconisations de la Recommandation 1972 (2011) ont été mises en œuvre.
3. Compte tenu du degré élevé de coopération de la Tunisie avec les instances du Conseil de l’Europe et des résultats obtenus, l’Assemblée recommande au Comité des Ministres d’augmenter le volume des demandes de financement par contribution volontaire dans la préparation du Partenariat de Voisinage 2018-2020, afin de consolider et de renforcer les ressources des programmes relatifs:
3.1. à la promotion des droits de la femme, en particulier dans le domaine de la lutte contre les discriminations faites aux femmes;
3.2. à la défense des droits des enfants, notamment à travers l’accompagnement de la Tunisie dans son adhésion à la Convention sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (STCE no 201, «Convention de Lanzarote»);
3.3. à la liberté d’expression et aux média;
3.4. à la décentralisation, domaine dans lequel la coopération devrait s’intensifier à l’issue des élections municipales et régionales prévues en décembre 2017.
4. Finalement, compte tenu des défis économique et sécuritaire auxquels la Tunisie est actuellement confrontée, du contexte géopolitique incertain dans lequel elle évolue, et de l’importance des liens économiques et humains qui l’unissent à l’Europe, l’Assemblée estime que l’Europe doit tout mettre en œuvre afin de ne pas laisser la Tunisie être déstabilisée par son environnement immédiat. La Tunisie et l’Europe partagent une proximité de destin. Une détérioration de la situation en Tunisie aurait des répercussions immédiates sur le continent européen, sur les plans migratoire et sécuritaire. L’Assemblée invite le Comité des Ministres à se joindre à cette déclaration et à en tirer les conséquences dans la mise en œuvre de la politique de voisinage du Conseil de l’Europe.

C. Exposé des motifs, par M. George Loucaides, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. Dès le début de la «Révolution de la dignité 
			(3) 
			«La
Révolution de la dignité» est l’expression utilisée en Tunisie pour
désigner le renversement de la dictature de Ben Ali en 2010-2011,
alors que l’appellation «Révolution de jasmin» évoque la prise de
pouvoir de ce dernier en 1987.», l’Assemblée parlementaire a été aux côtés de ceux qui, en Tunisie, se sont attelés à la construction d’une nouvelle société: une société attachée à la démocratie, à la bonne gouvernance et au respect des droits fondamentaux. Le défi était grand et c’est la raison pour laquelle la commission des questions politiques et de la démocratie a suivi attentivement les évolutions de ce pays et l’Assemblée a adopté trois Résolutions en 2011 (1791 et 1819) et 2012 (1893). Dans cette dernière, nous constations que la Tunisie était sur la bonne voie et nous appelions l’Assemblée nationale constituante (ANC) à offrir aux Tunisiens «une constitution qui soit à la hauteur des idéaux de la révolution et réponde aux normes et pratiques constitutionnelles internationales».
2. C’est à l’initiative de la commission que le Président de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), M. Gianni Buquicchio, avait rencontré en 2011 
			(4) 
			Réunion de la Commission
du 9 mars 2011, soit avant l’élection de l’ANC. des représentants de la société civile tunisienne et leur avait proposé l’expertise constitutionnelle de cette institution, et c’est dans le cadre d’une mission de notre Assemblée «post-observation» que M. Buquicchio et Mme Simona Granata-Menghini, Secrétaire adjointe de la Commission de Venise, se sont rendus en Tunisie les 16 et 17 janvier 2012, c’est-à-dire lors de la mise en place de l’ANC. Notre commission a suivi pas à pas l’élaboration de la nouvelle Constitution tunisienne à travers des échanges de vues avec le secrétariat de la Commission de Venise le 15 novembre 2012, et des représentants de l’ANC lors des parties de session d’avril 2013 et d’avril 2014 – pour cette dernière M. Mohamed El Arbi Abid, deuxième Vice-Président de l’ANC était présent.
3. Notre commission a également été à l’origine de la venue de M. Mustapha Ben Jaafar à l’Assemblée, qui, à l’occasion de l’examen du troisième rapport de notre collègue Mme Anne Brasseur en séance plénière le 28 juin 2012, est intervenu sur la situation de son pays.
4. Plus récemment, une délégation du parlement monocaméral de Tunisie qui a succédé à l’ANC, a assisté à la réunion de la sous-commission sur le Proche-Orient et le monde arabe le 21 avril 2015 et, moi-même, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec trois membres de ce parlement en janvier dernier.
5. Si nous avons été actifs depuis 2011, force est de constater que le dernier état des lieux présenté à notre Assemblée date de 2012. Depuis, la donne a, en partie, changé. La Tunisie n’en est plus à l’élaboration d’un nouveau cadre institutionnel. Elle a adopté sa Constitution en janvier 2014 et commencé à l’appliquer: des élections législatives et présidentielle se sont tenues la même année et la Tunisie a connu à l’été 2016 un changement de gouvernement.
6. La présent rapport a pour but de présenter les principaux développements politiques depuis notre dernière résolution (juin 2012), de cerner les défis auxquels la Tunisie est confrontée et d’apprécier son degré de coopération avec le Conseil de l’Europe. Il s’appuie notamment sur la visite d’information que j’ai effectuée à Tunis du 27 au 30 mars 2017.

2. L’élaboration de la nouvelle Constitution

7. La rédaction de la Constitution du 27 janvier 2014 est loin d’avoir été un long fleuve tranquille. À l’été 2013, la Tunisie était au bord de la guerre civile et la crainte d’un scénario à l’égyptienne était partagée par l’ensemble des acteurs politiques. Pourtant, il n’en a rien été: sur le fil du rasoir, la société tunisienne a su faire les compromis nécessaires pour maintenir son unité et tourner la page de la transition en se dotant d’institutions pérennes.

2.1. Le contexte (2011-2012)

8. Élue le 23 octobre 2011, au cours d’un scrutin salué par les observateurs internationaux et par notre Assemblée 
			(5) 
			Observation
de l’élection d’une Assemblée nationale constituante en Tunisie
(23 octobre 2011), Rapport d’observation d’élection, Doc. 12795 (rapporteur: M. Andreas Gross)., l’ANC a rempli, pendant un peu plus de deux ans, la fonction d’assemblée parlementaire votant les lois et contrôlant l’action du gouvernement, ainsi que celle d’assemblée constituante. Elle a voté le 10 décembre 2011 la loi sur l’Organisation provisoire des Pouvoirs Publics (OPP), parfois appelée la «Petite Constitution», qui a donné à la Tunisie un cadre constitutionnel minimal, en créant notamment les institutions de la Présidence de la République, du Gouvernement et du Premier Ministre. La loi OPP a été appliquée jusqu’à l’entrée en vigueur de la Constitution de 2014.
9. Cette loi adoptée, les partis Ennahdha (islamiste modéré), le Congrès pour la République (CPR, séculariste et nationaliste panarabiste) et Ettakatol (gauche laïque, membre de l’Internationale socialiste) ont formé une coalition gouvernementale, dite «Troïka», majoritaire à l’ANC avec 138 sièges sur 217. Quatre mois après son élection, à la mi-février 2012, le travail constituant a réellement débuté. Celui-ci était organisé à travers six commissions constituantes, élues à la proportionnelle des groupes. Leur rôle consistait à rédiger les articles de la Constitution relevant de leur compétence, avant de transmettre leur projet à un comité mixte de rédaction et de coordination qui pouvait procéder à des renvois pour réexamen avant de soumettre un projet complet à l’ANC réunie en plénière 
			(6) 
			Les six commissions,
composées chacune de 22 membres, étaient les suivantes: commission
du Préambule, des principes fondamentaux et de la révision de la
Constitution, commission des droits et des libertés, commission
du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif et des relations entre
eux, commission de la justice judiciaire, administrative, financière
et constitutionnelle, commission des instances constitutionnelles,
commission des collectivités publiques régionales et locales.. Ce projet devait alors être adopté en deux phases: d’abord article par article à la majorité des deux tiers, puis par un vote sur l’ensemble du texte, là encore à la majorité des deux tiers. En cas d’incapacité à atteindre cette majorité, le projet devait être soumis au référendum, ce qui ne s’est finalement pas produit.

2.2. La dégradation du climat politique (2011-2013)

10. L’ANC a été contestée assez rapidement par l’opposition et la situation politique s’est progressivement tendue polarisant la société tunisienne entre, d’un côté les soutiens à la Troïka, et de l’autre ses détracteurs.
11. En premier lieu, Ennahdha, avec 37 % des voix et 89 sièges sur 217, alors que le CPR arrivé en deuxième position n'avait obtenu que 8,7 % des voix, a pu faire craindre un comportement hégémonique.
12. Cette peur s’est exprimée dès le mois de décembre 2011, lors du vote de la «Petite Constitution», où l’opposition a critiqué, d’une part, la répartition des pouvoirs qu’elle jugeait concentrée dans les mains de la Troïka et, d’autre part, la non fixation d’une durée limitant le mandat de l’ANC.
13. L’ANC n’est effectivement pas parvenue à adopter un projet de Constitution au bout d’un an, alors que la majorité des forces politiques avaient pris cet engagement avant les élections de 2011. En outre, en dépit des efforts menés par une partie de l’administration de l’ANC, les membres de la Troïka présents dans cette dernière n’ont pas associé la société civile à leurs travaux autant qu’ils auraient pu le faire 
			(7) 
			Voir
les témoignages de M. Jawher Ben Mbarek, Processus constitutionnel
et société civile: de la négation à l’acceptation, p. 263, et s.
in La Constitution de la Tunisie, Programme des Nations Unies pour
le Développement, 2016, de M. Badredine Abdelkafi, L’Assemblée nationale
constituante et la société civile: quelle relation? p. 139 et s.,
et le rapport de Mme Anne Brasseur du
7 juin 2012, La transition politique en Tunisie, Doc. 12949, paragraphe 33..
14. Mais ce sont surtout les débats en commission qui ont révélé les lignes de fracture entre le parti islamiste et les partis sécularistes. Les deux points d’achoppement ont concerné la question de la place de l’Islam dans la Constitution et, dans une moindre mesure, celle de la nature du régime, et parfois donné lieu à des manifestations de rue importantes.
15. Pour le premier, Ennahdha a tenté jusqu’en 2013, souvent malgré l’opposition de ses partenaires de la Troïka, de faire de la religion musulmane une source du droit tunisien. Elle a ainsi essayé de faire adopter une définition de la famille fondée sur la «complémentarité» entre l'homme et la femme et non sur le principe d'égalité. Elle a proposé de contrebalancer le caractère civil de l'État tunisien par la reconnaissance, dans le projet de Préambule de la Constitution, «de constantes de l'Islam» sur lesquelles le juge constitutionnel se serait appuyé et souhaité qu'aucune révision constitutionnelle ne puisse porter «atteinte à l'Islam comme religion d' État».
16. Les oppositions ont été moins fortes sur la nature du régime. La question du régime mixte où le Chef de l’État se voyait reconnaître de vraies prérogatives a été rapidement tranchée et l’essentiel des discussions a porté sur le partage des compétences entre ce dernier et le Chef du Gouvernement.
17. La dégradation du climat politique et les positions éloignées des constituants qui tenaient à des projets de société difficilement conciliables expliquent qu’en juin 2013, l’ANC avait examiné quatre projets de Constitution 
			(8) 
			13
août 2012, 14 décembre 2012, 22 avril 2013 et 1er juin
2013. sans en adopter finalement aucun. Parallèlement, la situation sécuritaire empirait.

2.3. La dégradation de la situation sécuritaire et la crise de l’été 2013

18. Dès 2012, les forces de l’ordre ont réprimé violemment certaines manifestations à caractère politique 
			(9) 
			Le 6 avril 2012, la
police, avec l’aide de milices islamistes selon certains journalistes,
réprime des manifestants lors de la fête des Martyrs, avec une violence
telle que l’ANC décide de créer une commission d’enquête. ou social 
			(10) 
			Le 26 novembre
2012, des habitants du gouvernorat de Siliana, province pauvre du
nord-ouest du pays, manifestent en faveur du développement économique
de la région. Le rassemblement tourne à l’émeute. La police tire
à la chevrotine. Le bilan est d’au moins 177 blessés., mais semblé peiner à faire de même avec les salafistes 
			(11) 
			Le 14 septembre 2012,
des salafistes prennent d’assaut l’Ambassade américaine et détruisent
l’école américaine, malgré la présence des forces de l’ordre. ou les milices pro-gouvernementales 
			(12) 
			Le 18 octobre 2012,
la Ligue de Protection de la Révolution, une milice considérée comme
proche d’Ennahdha, s’en prend à Tataouine, dans le sud-est tunisien,
à M. Lofti Naguedh, coordinateur de Nidaa Tounes, une formation
de l’opposition. M. Naguedh décède peu après. Le chef de Nidaa Tounès,
M. Béji Caïd Essebsi, a qualifié la mort de son coordinateur comme
le «premier assassinat politique de la Tunisie après la révolution».
Céline Zünd, Le Temps, La
mort mystérieuse du militant Lofti Naguedh divise la Tunisie, 24
octobre 2012..
19. L'assassinat à six mois d'intervalle, de deux dirigeants de l'opposition, M. Chokri Belaïd, le 6 février 2013, puis M. Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, apparemment par la même équipe de djihadistes, a déclenché des vagues de protestations et conduit à la mise en cause de la Troïka critiquée soit pour son incompétence, soit pour sa bienveillance supposée à l’égard des djihadistes et des salafistes. Ennahdha a également été accusée de complicité avec les auteurs de l’assassinat 
			(13) 
			L’Obs avec AFP, Un haut responsable
de l’opposition assassiné, 6 février 2013: «Chokri Belaïd, chef
du parti des Patriotes démocrates, a été tué par balles en sortant
de chez lui. Son frère accuse le parti au pouvoir, Ennahdha, de l'avoir
“fait assassiner”», <a href='http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20130206.OBS7861/tunisie-un-haut-responsable-de-l-opposition-assassine.html'>http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20130206.OBS7861/tunisie-un-haut-responsable-de-l-opposition-assassine.html.</a>.
20. M. Mustapha Ben Jaafar, dirigeant d’Ettakatol et ancien Président de l’ANC, a décrit ces semaines où le pays du Jasmin était au bord de la guerre civile:
«Le deuxième assassinat [celui de Mohamed Brahmi] a carrément arrêté le pays, déclenchant, pendant près d'un mois sur la place du Bardo, le sit-in d'Errahil – le Départ – pour provoquer la dissolution de l'Assemblée. Une crise majeure s'était installée dans le pays. Le blocage était réel.
(…)
Les débats en Tunisie à l'époque étaient fortement influencés par les événements qui se déroulaient en Égypte [le 3 juillet, l’armée égyptienne renversait le Président Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans]. D'aucuns rêvaient de reproduire un “Tamarod” – la Rébellion – à la tunisienne, chassant du pouvoir la majorité élue. D'autres appelaient à la résistance contre d'éventuelles tentatives de putsch ou de coup d'État militaire.
La scène politique s'était coupée en deux. Les canaux du dialogue étaient rompus. Des blocs identitaires commençaient à se former selon le clivage sécularistes/islamistes, ce que j'avais toujours redouté et dénoncé. Plus grave, la plupart des acteurs politiques, associatifs et syndicaux avaient substitué à leur participation régulière aux institutions “la politique de la rue” et de l'affrontement direct.
D'un côté, l'opposition se réclamait d'une légitimité populaire “nouvelle” acquise par le rapport de force, de l'autre, les islamistes revendiquaient haut et fort leur légitimité électorale. Les premiers avaient constitué un Front de Salut National – FSN –, réclamant la démission immédiate du gouvernement et la dissolution de l'ANC qui, selon eux, n'était plus représentative.
Une cinquantaine de députés ont d'ailleurs décidé de se retirer de l'ANC et de rejoindre les manifestants sur la place du Bardo.
De l'autre côté, la majorité mobilisait ses partisans en lançant un “appel au peuple” pour faire barrage à la contre-révolution en marche. Et pour rajouter à ce climat anxiogène, huit soldats de l'armée nationale étaient tombés la même semaine, victimes d'attaques terroristes.»

			(14) 
			Mustapha Ben Jaafar,
ancien Président de l’ANC et leader du parti Ettakatol, Le processus
transitionnel en Tunisie (2011-2014): De la crise au Dialogue national
(4ème partie), Huffington
Post, publié le 12 octobre 2016, mis à jour le 19 octobre
2016.
21. Le 6 août 2013, M. Ben Jaafar a suspendu les travaux de l’ANC.

2.4. Le dénouement de la crise et l’accélération du travail constituant (été 2013-2014)

22. La crise a été résolue grâce à la société civile. Un quartet composé de l'Union générale des travailleurs tunisiens, de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, du Conseil de l’Ordre national des avocats de Tunisie et de la Ligue tunisienne des droits de l’homme a organisé un Dialogue national ouvert aux formations politiques qui s’étaient engagées à signer une «feuille de route» fixant un horizon à la fin des travaux de l’ANC. Vingt-et-un l’ont fait, à l’exception du CPR, membre de la Troïka. Les sessions du Dialogue ont démarré à la mi-septembre.
23. Elles ont permis la reprise du travail constituant à travers la création d’un organe non prévu par le règlement de l’ANC mais voulu par son président, la Commission des consensus, cette dernière procédant aux derniers arbitrages et rendant son dernier rapport le 28 décembre 2013.
24. Le 26 janvier 2014, l’ANC a adopté la Constitution de la IIème République tunisienne à la quasi-unanimité, par 200 voix contre 12 et quatre abstentions. Elle a été promulguée le lendemain, le 27 janvier.
25. Différentes raisons expliquent ce succès.
26. Le dynamisme de la société civile, capable de jouer les médiateurs en dernier ressort. Le quartet se verra d’ailleurs récompensé du prix Nobel de la paix en 2015 pour son action lors du Dialogue national.
27. Le soutien de la communauté internationale a également joué. À cet égard, la coopération entre les autorités tunisiennes et la Commission de Venise a été excellente. Cette dernière a suivi le processus d’élaboration de la Constitution depuis le début, a apporté son savoir-faire rédactionnel et a rendu plusieurs avis sur les projets qui lui ont été soumis, y compris sur le projet final. Son rôle a d’ailleurs été reconnu, lorsque sa Secrétaire adjointe, Mme Simona Granata-Menghini, a participé en tant qu’invitée à la cérémonie de signature de la nouvelle Constitution le 24 janvier 2014, à Tunis. La Présidente de l’époque de l’Assemblée, Mme Anne Brasseur, a également été invitée à cette cérémonie, mais comme celle-ci coïncidait avec la partie de session de janvier de l’Assemblée elle n’a malheureusement pas pu y participer.
28. Le soutien des Nations Unies a aussi compté, notamment par l’intermédiaire du Programme des Nations Unies pour le Développement, qui a accompagné les constituants tout au long de leurs travaux.
29. Mais surtout, c’est la capacité des acteurs politiques à faire des concessions importantes, «lorsqu’ils sentent que la sécurité du pays et son unité courent un danger imminent», comme l’écrit un membre de la société civile, M. Salah Eddine Al Jourchi 
			(15) 
			Structure et évolution
du paysage politique pendant la transition, p. 206 in La Constitution
de la Tunisie, op. cit., qui a été décisive.

3. La Constitution du 27 janvier 2014

30. Se prononçant sur le Préambule de la loi fondamentale tunisienne, la Commission de Venise constate que «les principes d’organisation politique et juridique qui y sont affirmés sont généralement ceux qui fondent les démocraties: souveraineté du peuple, primauté du droit, séparation et équilibre des pouvoirs. Ils rejoignent les trois piliers du statut du Conseil de l’Europe, à savoir les droits de l’homme, la démocratie et l’état de droit. La mise en exergue dans ce préambule des principales valeurs d’un État démocratique doit être saluée» 
			(16) 
			Commission de Venise,
Avis sur le projet final de la Constitution de la République tunisienne,
Avis 733/2013 du 17 octobre 2013, paragraphe 13..
31. Ce jugement est conforté par la lecture des 149 articles répartis en dix chapitres que comporte la loi fondamentale.

3.1. La consécration des droits et libertés

32. Le chapitre 2 est entièrement consacré aux droits et libertés. Si l’on y ajoute les droits et libertés mentionnés dans les autres chapitres et en particulier au chapitre premier relatif aux principes généraux, leur liste est longue et témoigne du souci des constituants de rompre avec le régime dictatorial d’avant la Révolution.
33. Cette consécration des droits et libertés et les moyens juridictionnels pour les faire respecter grâce à l'exception d'inconstitutionnalité prévue à l'article 120 est à saluer, elle aussi. Elle n’appelle qu’une observation, une réserve et une suggestion.
34. Mon observation vise à souligner que ce texte est un texte de compromis, en particulier sur la question de la place de l’Islam. À cet égard, le caractère civil de l’État a finalement été confirmé par l’article 2 de la Constitution et les projets d’articles visant à en limiter la portée ont été écartés. Certes, il reste dans la loi fondamentale de nombreuses références à la religion musulmane 
			(17) 
			La Constitution s’ouvre
sur «Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux» et s’achève sur
«Dieu est le garant de la réussite», le Préambule mentionne «l’attachement
de notre peuple aux enseignements de l’Islam», ainsi que son identité «arabe
et musulmane», et dispose «Au nom du peuple, nous rédigeons, avec
l’aide de Dieu, cette Constitution», les parlementaires (article
58), le Chef et les membres du Gouvernement (article 89) ainsi que
le Président de la République (article 76) doivent prêter un serment
religieux et aucune formule alternative n’est prévue. et, par exemple, seul(e) un ou une musulman(e) peut se porter candidat(e) au poste de Président de la République (article 74). La Commission de Venise n’a pas manqué de souligner «les tensions entre d’une part, la place prédominante faite à l’Islam, et d’autre part, le caractère civil de l’État tunisien et les principes de pluralité, neutralité et non-discrimination» 
			(18) 
			Commission
de Venise, op. cit., paragraphe
28. ainsi que le fait que «l’exclusion de tout candidat (ou candidate) non musulman se concilie mal avec ces dispositions» 
			(19) 
			Ibid.,
paragraphe 102.. Mais, compte tenu du contexte qui a prévalu lors de sa conclusion, ce compromis est sans doute le meilleur qui pouvait être obtenu. Quant à l’obligation d’être musulman pour occuper la fonction de Chef de l’État, elle est regrettable, mais se retrouve dans des États généralement tenus pour des modèles de démocratie, comme par exemple le Royaume-Uni, où le Souverain doit être anglican, le Danemark (article 6 de la Constitution du 5 juin 1953) ou la Norvège (article 4 de la Constitution du 17 mai 1814 dans sa version de 2013), où il doit être luthérien.
35. De ce compromis est également née une disposition qui, elle, est problématique: l’article 22 autorise la peine de mort «dans des cas extrêmes fixés par la loi», ce qui est fortement regrettable, d’autant plus qu'un moratoire est, de fait, en place depuis 1991.
36. Enfin, je souscris à la suggestion de la Commission de Venise sur certains droits fondamentaux protégés par des instruments internationaux 
			(20) 
			Ibid.,
paragraphe 77. qui ne figurent pas dans la Constitution et qui pourraient y figurer à l’avenir ou trouver leur place dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle 
			(21) 
			Il s’agit du droit
au respect de la vie familiale (article 8 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies), de l’interdiction
de l’esclavage, de la servitude et du travail forcé (article 8 du
Pacte) et du principe non bis in idem (article 14.7 du Pacte)..
37. Cela étant, je pense que notre Assemblée peut faire siens les mots que M. Ben Jaafar, ancien Président de l’ANC, a adressés à ses collègues, lors de l’adoption de la Constitution du 27 janvier: «La révolution tunisienne est une révolution de liberté, et vous, aujourd’hui, en votant votre constitution, concrétisez et symbolisez cette réussite 
			(22) 
			Mustapha
Ben Jaafar, Le processus transitionnel en Tunisie (2011-2014): Adoption
de la Constitution et épilogue (5ème partie), Huffington Post, publié le 26 octobre
2016, mis à jour le 26 octobre 2016..» Tel a bien été le cas.

3.2. Un régime parlementaire mixte

38. Sortant d’une longue période de régime non démocratique, les constituants ont choisi, d’une part un «pouvoir qui arrête le pouvoir», et d’autre part des mécanismes qui incitent les différents acteurs à passer des compromis. La concentration des pouvoirs a été ainsi soigneusement évitée, ce qui est sans doute sage pour une démocratie parlementaire à ses débuts.

3.2.1. L’Assemblée des représentants du peuple (ARP)

39. Composée de 217 membres, soit le même nombre que l’ANC, elle est élue pour un mandat de cinq ans à la représentation proportionnelle régionale à liste fermée au plus fort reste dans 33 circonscriptions, 27 en Tunisie et 6 à l’étranger 
			(23) 
			Le scrutin proportionnel
ne figure pas dans la Constitution qui ne prévoit qu’une élection
au suffrage direct et en renvoie les modalités à la loi électorale.. Elle dispose de tous les attributs d’un parlement monocaméral: elle vote la loi et contrôle l’action du gouvernement, notamment en votant la confiance ou la censure. La Constitution reconnaît un statut particulier à l’opposition, en lui attribuant notamment la présidence de la commission des finances, le rôle de rapporteur de la commission chargée des relations extérieures et l’autorisant, une fois par an, à former une commission d’enquête.
40. L’ARP s’est dotée d’un Règlement intérieur le 2 février 2015 qui organise notamment ses travaux à travers neuf commissions permanentes 
			(24) 
			Aux termes de l’article
85 du Règlement intérieur dans sa version du 2 février 2015, les
commissions permanentes sont la Commission de la législation générale,
la Commission des droits et des libertés et des relations extérieures,
la Commission des finances, de la planification et du développement,
la Commission de l’agriculture, de la sécurité alimentaire, du commerce
et des services, la Commission de l’industrie, de l’énergie, des
ressources naturelles, de l’infrastructure et de l’environnement,
la Commission de la santé et des affaires sociales, la Commission
des jeunes, des affaires culturelles, de l’éducation et de la recherche,
la Commission de l’organisation de l’administration et des affaires des
forces portant les armes et la Commission du règlement intérieur,
de l’immunité, des lois parlementaires et des lois électorales. 
			(24) 
			Aux
termes de l’article 91 du Règlement intérieur dans sa version du
2 février 2015, les commissions spéciales sont la Commission de
la sécurité et de la défense, la Commission de la réforme administrative,
de la bonne gouvernance, de la lutte contre la corruption et du
contrôle de gestion des deniers publics, la Commission du développement
régional, la Commission des martyrs et blessés de la révolution,
de l’application de la loi d’amnistie générale et de la justice transitionnelle,
la Commission des affaires des handicapés et des catégories précaires,
la Commission des affaires de la femme, de la famille, de l’enfance,
de la jeunesse et des personnes âgées, la Commission des affaires
des Tunisiens à l’étranger, la Commission électorale et la Commission
de supervision des opérations de vote et décompte des voix. de 22 membres chacune et neuf commissions spéciales.

3.2.2. La coopération des pouvoirs

41. Le choix d'un régime mixte où le Chef de l’État est aussi élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans renouvelable une seule fois, laisse au Chef du Gouvernement l’essentiel du pouvoir exécutif, mais permet au premier d’influencer le travail tant de l’ARP que du gouvernement.
42. À titre d'exemple, le Président dispose d'un veto suspensif qui ne peut être levé que par un vote à la majorité des deux tiers de l'ARP, arme d'une efficacité réelle face à une Assemblée où les majorités, du fait du mode de scrutin, peuvent ne pas être nettes. Il peut également demander à l’ARP de renouveler sa confiance au gouvernement à deux reprises au maximum pendant la durée de son mandat.
43. En d’autres termes, le Président dispose de pouvoirs lui permettant de «forcer» le consensus ou d’en constater l’absence.
44. Cette recherche de la conciliation est également perceptible dans la motion de censure contre le gouvernement, qui est fortement inspirée de la motion de défiance constructive allemande: la motion de censure ne peut être adoptée que si l’ARP, lors du même vote, approuve la candidature du remplaçant au poste de Chef de Gouvernement, ce qui implique que les partis d’opposition doivent être capables de se mettre d’accord sur un gouvernement de remplacement.

3.2.3. Des contre-pouvoirs reconnus: les Instances constitutionnelles indépendantes

45. Au nombre de cinq, elles sont indépendantes, œuvrent au renforcement de la démocratie et sont dotées de la personnalité juridique et de l’autonomie financière et administrative, selon l’article 125. Dans leur domaine de compétence, elles disposent au minimum d’un pouvoir de consultation (Instance du développement durable et des droits des générations futures) et peuvent avoir pour mission de réguler leur secteur (Instance de la communication audiovisuelle), d’organiser et de superviser les différentes élections (Instance des élections), voire d’enquêter (Instance des droits de l’Homme, Instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption).

3.3. Un cadre vivant qui fait ses preuves

46. Les élections législatives qui se sont tenues le 26 octobre 2014 et dont le déroulement a été salué par notre Assemblée 
			(25) 
			Observation
des élections législatives en Tunisie, rapport d’observation d’élection, Doc. 13654 (rapporteur: M. Andreas Gross)., ont été marquées par une polarisation du jeu politique: Nidaa Tounes (37 % des suffrages exprimés et 86 sièges), mouvement séculariste qui s’est positionné pour concurrencer Ennahdha, est devenu la principale formation politique de l’ARP, suivi de ce dernier (27 % et 69 sièges). Les quatre partis suivants ont obtenu moins de 5 %. À l’exception d’Ennahdha, les partis de l’ancienne Troïka ont perdu plus de 50 % des voix par rapport à octobre 2011. M. Mohammed Ennaceur, membre de Nidaa Tounes, est devenu le premier Président de l’ARP.
47. Le 21 décembre 2014, M. Béji Caid Essebsi, chef du parti Nidaa Tounes et Premier ministre pendant la période de transition, a été élu Président de la République avec plus de 55 % des voix, au cours d’un scrutin exemplaire 
			(26) 
			Observation
de l’élection présidentielle en Tunisie, rapport d’observation d’élection, Doc. 13672 (rapporteur: M. Jean-Marie Bockel)..
48. La formation du gouvernement d’Habib Essid, personnalité indépendante, a permis de constater que les mécanismes incitatifs de la Constitution fonctionnaient: au risque de ne pas obtenir la confiance de l'ARP, il a dû élargir la composition de son gouvernement et y a fait entrer aux côtés de Nidaa Tounes, Ennahdha et Afek Tounes, une formation d’orientation social-libérale.
49. De même, en 2015, le Chef du Gouvernement a mis fin aux fonctions du ministre de la Justice et du secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur chargé des Affaires sécuritaires avant de procéder à un remaniement ministériel, début janvier 2016, l’ARP accordant sa confiance individuellement aux ministres.
50. Enfin, après que le Président de la République a émis le souhait d’un gouvernement d’union nationale et a recueilli l’accord des partis politiques et des syndicats en juin 2016, M. Essid n’a pas souhaité démissionner, mais a demandé à l’ARP de lui renouveler sa confiance, ce qu’elle a refusé le 30 juillet 2016.
51. Un nouveau gouvernement, à l’assise plus large que le précédent, formé par M. Youssef Chahed a reçu la confiance de l’Assemblée le 26 août 2016. Il a connu un remaniement d’ampleur limitée en février 2017, à l’occasion duquel le Premier ministre semble avoir renforcé son autorité vis-à-vis des partis le soutenant en ne les consultant pas tous préalablement à la nomination de trois ministres 
			(27) 
			Sur le remaniement,
voir Huffpost Tunisie, Après
l’intention de démission de Bikri: Youssef Chahed effectue un remaniement
ministériel, 25 février 2017, <a href='http://www.huffpostmaghreb.com/2017/02/25/briki-chahed-remaniment-_n_15005792.html'>www.huffpostmaghreb.com/2017/02/25/briki-chahed-remaniment-_n_15005792.html</a>. 
			(27) 
			Sur la non consultation de Nidaa Tounes
lors du remaniement, voir Globalnet, Hafed Caïd Essebsi dénonce l’enregistrement
fuité où il critique Youssef Chahed, 7 mars 2017, <a href='http://www.gnet.tn/actualites-nationales/hafedh-caid-essebsi-denonce-lenregistrement-fuite-ou-il-critique-chahed/id-menu-958.html'>www.gnet.tn/actualites-nationales/hafedh-caid-essebsi-denonce-lenregistrement-fuite-ou-il-critique-chahed/id-menu-958.html</a>..
52. Il est à noter que ce fonctionnement institutionnel ne semble pas avoir été perturbé outre mesure par une scission intervenue au sein de Nidaa Tounes qui a conduit en novembre 2015 au départ de 32 députés de son groupe parlementaire et à la création d’un nouveau parti Machrou Tounes. Ce retrait a fait d’Ennahdha la première force politique à l’ARP, ce qu’elle est encore à ce jour.

4. La construction d’un État de droit: un chantier en cours

53. Afin de mettre en œuvre pleinement et effectivement les droits et libertés contenus dans la Constitution, la Tunisie est amenée à lutter contre certaines pratiques, habitudes culturelles et résistances.

4.1. Les Instance constitutionnelles indépendantes et législatives

54. À ce jour, les Instances constitutionnelles ne disposent pas d’un cadre juridique unique. Le projet de loi organique relatif aux dispositions communes aux instances constitutionnelles indépendantes a été adopté par le Conseil des Ministres le 15 mars 2016, mais il n’a pas été examiné par l’ARP. Une seule des cinq Instances prévues par la Constitution fonctionne conformément à sa loi organique, qui devra d’ailleurs être amendée. Il s’agit de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Trois autres instances sont toujours régies par des dispositions provisoires (celles qui sont en charge respectivement des droits de l’homme, de l’audiovisuel et de la lutte contre la corruption) et attendent leur loi organique, tandis que la dernière, celle du développement durable n’a aucune existence juridique.
55. Lors de mon entretien avec les Présidents de ces Instances auquel se sont joints des Présidents d’instances dont le fondement juridique est législatif et non constitutionnel, comme c’est le cas de l’Instance nationale pour la prévention contre la torture (INPT) ou l’Instance nationale de protection des données personnelles (INPDP), il est apparu clairement que des efforts devaient être faits afin de rendre l’ensemble des Instances opérationnelles 
			(28) 
			Le 5 janvier 2017,
trois Instances provisoires rejointes par l’Instance nationale pour
la prévention contre la torture, l’Instance nationale de protection
des données personnelles et l’Instance Vérité et Dignité se sont
plaintes de l’immixtion du pouvoir politique dans leur fonctionnement
et se sont déclarées insatisfaites «de la manière avec laquelle
ont été élaborés les projets de loi [organiques les concernant],
ceux-ci se sont transformés en une simple procédure de routine [vidée]
de ses principaux objectifs», selon leur déclaration commune. Le
président de l’INPDP a pointé du doigt ce qu’il appelle «l’administration
profonde», qui n’accepterait toujours pas de partager une partie
de son pouvoir, voir La Presse, Instances
constitutionnelles: malaise institutionnel, 6 janvier 2017.. À cet égard, la situation de l’INPT est assez révélatrice: cette Instance ne fonctionne pas, faute de personnel et le décret relatif à la rémunération de ses membres n’a pas été pris.
56. Le sentiment de mes interlocuteurs était que les institutions politiques et les hauts fonctionnaires qui les servent n’avaient pas fait de l’effectivité des Instances une priorité, à l’exception de l’Instance supérieure indépendante pour les élections. Certes, le contexte budgétaire tunisien est fortement contraint. Certes, le concept «d’Instances indépendantes» est nouveau en Tunisie. Certes, on peut comprendre que l’octroi de compétences à ces dernières suscite la crainte de certains départements ministériels d’être dépossédés de leurs prérogatives. Pour autant, ces Instances ne constituent pas un démembrement de l’État mais une garantie reconnue et souhaitable en matière de défense et de promotion des droits de l’homme, ne serait-ce qu’au regard «des principes dits de Paris» 
			(29) 
			«Les principes de Paris»
consistent en une série de recommandations sur le rôle, la composition,
le statut et les fonctions des «institutions nationales chargées
des droits de l’homme». Ils ont été approuvés par la Commission
des droits de l’homme en mars 1992 (Résolution 1992/54) et par l’Assemblée
générale des Nations Unies (A/RES/48/134 du 20 décembre 1993).. Cela est d’autant plus vrai dans un État qui se réforme et dont le passé était jusqu’à récemment plus qu’autoritaire. L’État français, jacobin s’il en est, n’a pas été déshabillé par la création d’Autorités administratives indépendantes, dont le fonctionnement est assez proche de celui des Instances. Que le Gouvernement et le Parlement tunisiens se rassurent: il en ira de même chez eux.

4.2. La justice

57. La mise en place du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), symbole de l’indépendance des juridictions judiciaires, administratives et financières, a été mouvementée: la loi qui l’a créé a été critiquée tant par les magistrats que par des organisations non gouvernementales (ONG) et des associations au motif que les garanties d’indépendance auraient pu être renforcées; l’élection de ses membres en octobre 2016 n’a pas permis au CSM de se réunir dans sa composition définitive et les décisions qu’il a prises en décembre 2016 ont été attaquées devant le Tribunal administratif par l’Association des magistrats tunisiens qui semblait en désaccord profond avec un syndicat concurrent, le Syndicat des magistrats tunisiens.
58. Ces blocages n’ont pu être surmontés que par l’adoption en urgence le 28 mars 2017 d’une loi modifiant les règles de fonctionnement du CSM. L’Association des magistrats tunisiens en a critiqué le contenu et lancé un mot d’ordre de grève. Par ailleurs, un collectif d’organisations de la société civile a jugé l’initiative du gouvernement comme une immixtion dans le pouvoir judiciaire 
			(30) 
			Voir la déclaration
publiée le 23 mars 2017 en français sur le site de l’ONG Euromedrigths
et dont la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme serait signataire, <a href='http://www.euromedrights.org/fr/publication/les-risques-de-linitiative-legislative-du-conseil-superieur-de-la-magistrature/'>www.euromedrights.org/fr/publication/les-risques-de-linitiative-legislative-du-conseil-superieur-de-la-magistrature/.</a>. Par ailleurs, des membres de l’ARP ont contesté la constitutionnalité de cette loi devant l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi. Au-delà du rôle joué par le CSM dans la vie des magistrats et des juridictions, son établissement revêt une importance d’autant plus grande qu’il dispose d’un pouvoir de nomination de juges constitutionnels. Le blocage du CSM a eu pour conséquence le report de la mise en place de la Cour constitutionnelle, c’est-à-dire l’un des garants de l’État de droit.
59. Les évolutions qu’a connues le dossier du CSM ne doivent pas faire oublier les avancées notables de la Tunisie en matière de réforme de l’appareil judiciaire. Le ministre de la Justice m’a ainsi confirmé une annonce qui avait été faite de recruter 500 nouveaux magistrats en 2017-2018, a détaillé la mise en place de pôles financiers où les magistrats se spécialisent exclusivement sur ce type de contentieux et indiqué qu’en matière pénale, son ministère travaillait à la réduction des délais de jugement.
60. Parallèlement à la réforme de l’appareil juridictionnel, la Tunisie a mis en place une justice dite «transitionnelle», qui vise à dévoiler à l’ensemble de la société les violations des droits humains les plus fondamentaux pendant la période précédant la Révolution en vue de la pacifier et de la réconcilier avec elle-même. En la matière, l’Instance Vérité et Dignité qui est la clé de voûte de cette justice a connu des développements contrastés: les auditions des victimes des régimes en place depuis l’indépendance ont débuté en novembre 2016 et ont provoqué au sein de la société une réelle prise de conscience – qu’il faut saluer – de l’ampleur des violations des droits de l’homme. À l’inverse, il est regrettable que sur un sujet aussi majeur, le fonctionnement de l’Instance Vérité et Dignité ne soit pas harmonieux, ce dont témoignent la démission de certains de ses membres et la contestation aiguë de sa Présidente, Sihem Ben Sédrine 
			(31) 
			Huffpost Maghreb avec TAP, Sur fond
de bras de fer entre le contentieux de l'État et l'Instance: Deux
membres de l'IVD accusent Sihem Ben Sedrine d'«abus de pouvoir»,
5 octobre 2016..
61. En outre, le Président Béji Caïd Essebsi est à l’initiative d’un projet de loi confiant à la justice transitionnelle l’examen de crimes et délits en matière économique et financière commis sous le régime de Ben Ali. Le souhait du Président est de ne pas juridictionnaliser la procédure, notamment pour des raisons de délai, et de l’intégrer dans le processus de réconciliation nationale. Une première mouture de ce projet, qui confiait à une autorité distincte de l’Instance Vérité et Dignité le soin de connaître de ces affaires, a donné lieu en 2015 à un avis très critique de la Commission de Venise 
			(32) 
			Avis no 818/2015
du 27 octobre 2015.. Je ne peux que souscrire à l’interprétation de cette dernière: si l’Instance Vérité et Dignité n’a pas le monopole de la justice transitionnelle, il importe que le nouvel organe qui serait compétent pour instruire les affaires de corruption ou de détournements de deniers publics présente les mêmes garanties d’indépendance que l’Instance Vérité et Dignité et que les procédures suivies soient équivalentes quant à l’établissement de la vérité et la publicité des décisions prises par ce nouvel organe.

4.3. La lutte contre la torture et les mauvais traitements

62. Largement répandue au sein des forces de sécurité sous Ben Ali, la torture y perdure, selon les observations finales du Comité des Nations Unies contre la torture (CCT) publiées en mai 2016 
			(33) 
			Document
CAT/C/TUN/CO/3, 
			(33) 
			<a href='http://tbinternet.ohchr.org/_layouts/treatybodyexternal/TBSearch.aspx?Lang=en&TreatyID=1&DocTypeID=5'>http://tbinternet.ohchr.org/_layouts/treatybodyexternal/TBSearch.aspx?Lang=en&TreatyID=1&DocTypeID=5.</a>. Celui-ci recommande notamment de modifier l’article 101bis du Code pénal pour le rendre compatible avec la définition de la torture contenue à l’article premier de la Convention contre la torture et de mettre un terme à l’impunité des auteurs d’actes de torture et de mauvais traitements 
			(34) 
			Paragraphe
19 des Observations finales: «Le Comité s’inquiète des informations
concordantes sur le manque de diligence dans les enquêtes pour torture
ou mauvais traitements de la part des magistrats et de la police
judiciaire, détachée au Ministère de l’intérieur et chargée d’enquêter
sur des violences exercées par des agents de l’État.».
63. Le contexte de la lutte contre le terrorisme rend plus difficile l’éradication de la torture au sein des forces de l’ordre. Le CCT l’avait constaté dans ses observations 
			(35) 
			Paragraphe 11 des Observations
finales: «Le Comité est préoccupé des informations reçues concernant
des détentions au secret, avant que l’arrestation soit officiellement
enregistrée, dans des cas liés à la lutte antiterroriste, et pour
lesquelles des allégations de torture ont été formulées.». La visite, début février 2017, de M. Ben Emmerson, Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte anti-terroriste, a été l’occasion de rappeler que celle-ci devait se fonder sur les droits de l’homme. Entre autres, il s’est déclaré préoccupé du nombre de détenus suspectés de terrorisme en attente de jugement et de l’utilisation de la loi antiterroriste et d’autres actes législatifs à l’encontre des journalistes 
			(36) 
			Centre
d’actualités de l’ONU, Tunisie: un expert de l’ONU appelle à fonder
la lutte contre le terrorisme sur les droits de l’homme, 9 février
2017, <a href='http://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=21159&LangID=F'>www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=21159&LangID=F</a>..
64. Cette position rejoint celles exprimées par certaines ONG et acteurs de la société civile lors de l’adoption de la loi organique de lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent, dite loi «no 26» 
			(37) 
			<a href='http://www.courrierinternational.com/article/tunisie-loi-antiterroriste-attention-au-chantage-securite-contre-liberte'>www.courrierinternational.com/article/tunisie-loi-antiterroriste-attention-au-chantage-securite-contre-liberte.</a>, qui a accru les pouvoirs des forces de sécurité.
65. Enfin, il est important de rappeler que si la Tunisie n’applique plus la peine de mort depuis 1991, les tribunaux continuent de la prononcer, par exemple en cas de crime sur des enfants 
			(38) 
			Le Tribunal militaire
de Tunis a prononcé, le 3 janvier 2017, la peine de mort par arme
à feu contre un caporal de l’Armée accusé d’avoir kidnappé, violé
puis égorgé un enfant de 4 ans en 2016. ou dans le cas de crime terroriste, par exemple à l’encontre des agents des forces de sécurité 
			(39) 
			En
mars 2016, trois djihadistes ont été condamnés à la peine capitale
pour le meurtre d’un gendarme dans le centre du pays en 2012., ce qu’autorise la loi no 26. Il est à noter que notre collègue Mme Marietta Karamanli, Rapporteure générale sur la peine de mort, a vigoureusement protesté en juillet 2015, lors de l'adoption de cette loi 
			(40) 
			<a href='http://assembly.coe.int/nw/xml/News/News-View-fr.asp?newsid=5726&lang=1'>http://assembly.coe.int/nw/xml/News/News-View-fr.asp?newsid=5726&lang=1.</a>.

4.4. La lutte contre les discriminations

4.4.1. Les discriminations faites aux femmes: des avancées notables

66. À cet égard, la Tunisie, déjà pionnière en Afrique du Nord et au sein du monde arabe, a continué de progresser sur la voie de l’égalité. Dans sa Résolution 1873 (2012), adoptée à l’occasion d’un débat sur l’égalité entre les femmes et les hommes: une condition du succès du Printemps arabe, l’Assemblée avait listé plusieurs préconisations pour la Tunisie 
			(41) 
			Résolution 1873 (2012), paragraphes 8, 9, 11 et 12.. Il y a lieu de constater qu’une très grande partie d’entre elles ont été mises en œuvre.
67. Ainsi, le 23 avril 2014, les Nations Unies ont confirmé la réception de la notification de la Tunisie de retirer officiellement l’ensemble de ses réserves spécifiques à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) 
			(42) 
			Seule demeure une déclaration
générale fort brève stipulant que «le Gouvernement tunisien déclare
qu'il n'adoptera en vertu de la Convention, aucune décision administrative
ou législative qui serait susceptible d'aller à l'encontre des dispositions
du chapitre 1er de la Constitution tunisienne».. Le 10 novembre 2015, un amendement au projet de loi relatif aux passeports et aux documents de voyage a permis aux femmes de voyager avec leurs enfants mineurs sans avoir à demander l’autorisation préalable de leur père. Enfin, en matière de représentation, les femmes tunisiennes bénéficient d’une discrimination positive, tant pour les élections législatives (elles comptent pour plus de 30 % des membres de l’ARP), que municipales. Pour les prochains scrutins locaux de décembre 2017, le législateur a ainsi imposé aux partis politiques l’obligation de présenter des listes alternant un homme – une femme et de confier la moitié des têtes de liste à des femmes.
68. En outre, l’ARP discute depuis fin mars 2017 d’un projet de loi organique contre les violences faites aux femmes. Ce texte constitue la première tentative de traiter ces violences dans leur globalité et mêle réponses pénales, sociales et financières. Après une hésitation, la suppression de l’article 227bis du Code pénal, dont l’application avait provoqué un réel émoi en Tunisie, a été réintégrée dans ce projet, alors qu’il était envisagé de l’abroger séparément 
			(43) 
			L’article
227bis du Code pénal permet
à un homme ayant «fait subir sans violence l'acte sexuel à un enfant
de sexe féminin âgé de moins de 15 ans accomplis» de ne pas être
poursuivi en cas de mariage avec sa victime. Cet article a été appliqué
par le Tribunal de première instance du Kef dans le cas d’une mineure
de 13 ans enceinte d’un de ses proches. À la suite d’une vague de
protestations, le gouvernement a approuvé le 30 décembre 2016 un
projet de loi amendant l’article 227bis.
Cette affaire montre bien le travail à accomplir pour affermir l’État
de droit, dans la mesure où, selon le porte-parole du tribunal du
Kef, «l’enfant n’avait pas été forcée» et le mariage était souhaité
par les deux familles pour «ne pas faire scandale», selon Jeune Afrique, Rebecca Chahoun,
Tunisie: mobilisation contre l’article de la honte, 14 décembre
2016..
69. Si ces progrès sont à saluer, certaines avancées pourraient encore être faites, par exemple en matière d’héritage – où la femme est désavantagée par rapport à l’homme – ou de droit de garde – pour lequel l’article 58 du Code du Statut Personnel discrimine clairement la femme. Ces sujets sont sensibles en Tunisie et, comme me l’a dit une de nos collègues de l’ARP à propos de l’héritage, perçus, pour une frange de la population, comme étant liés à une question identitaire. Au-delà de l’argument identitaire, les autres enjeux actuels concernent l’application de cette législation progressiste à l’ensemble des femmes, quelle que soit leur origine sociale ou géographique, la prévention de la précarisation économique qui les touche de manière particulière et plus généralement de toutes les formes de «violences économiques» dont elles sont l’objet, à savoir les différences de rémunération et d’accès à des postes de responsabilité.

4.4.2. La lutte contre le racisme: un projet de loi spontané

70. En matière de lutte contre les discriminations, la Tunisie est en train de se doter d’une loi traitant spécifiquement du racisme, ce qui est une première. Le projet a été déposé à l’ARP au mois de mars. Il intervient à la suite d'une attaque au couteau de trois personnes d’origine congolaise 
			(44) 
			Jeune
Afrique, Racisme en Tunisie: «On nous donne l’impression
d’être des sous-hommes», 29 décembre 2016..

4.4.3. La lutte contre l’homophobie: des progrès à faire

71. Si dans des domaines importants, la Tunisie est en pointe pour lutter contre les discriminations, tel est moins le cas en matière d’homophobie. L’article 230 du Code pénal criminalise les rapports homosexuels et est appliqué par les tribunaux 
			(45) 
			Voir,
par exemple, la condamnation à trois ans de prison ferme, assortie
d’une mesure d’éloignement de la ville de Kairouan, de six étudiants
tunisiens par le juge de première instance en janvier 2016 ou celle
du jeune Marwen condamné à deux mois de prison ferme en appel en
décembre 2015.. En 2015, le ministre de la Justice avait appelé à son abrogation, ce qu’a refusé le Président de la République 
			(46) 
			France24,
Sarah Leduc, Le président Essebsi s'oppose à la dépénalisation de
la sodomie en Tunisie, 7 octobre 2015.. Le principe de non-discrimination garanti par l’article 21 de la Constitution est manifestement bafoué. Les poursuites ne semblent pas ralentir 
			(47) 
			Jeune
Afrique, Tunisie: deux jeunes arrêtés et poursuivis pour
homosexualité à Sousse, 14 décembre 2016. et cette criminalisation ne contribue certainement pas à faire baisser le nombre d'agressions homophobes en Tunisie 
			(48) 
			Huffpost
Maghreb, Tunisie: Nouvelle agression homophobe en plein
centre-ville, 28 novembre 2016..
72. Ces chantiers en cours ne doivent pas faire oublier les progrès réalisés de manière générale dans le domaine des libertés publiques depuis 2011. Interrogés sur les objectifs atteints six ans après la Révolution, les Tunisiens placent la liberté en première position avec 60 % de sondés qui considèrent que tel a bien été le cas 
			(49) 
			Enquête réalisée par
l’Institut de sondage Sigma Conseil, début 2017, <a href='http://www.huffpostmaghreb.com/2017/01/23/open-sigma-2017_n_14331938.html'>www.huffpostmaghreb.com/2017/01/23/open-sigma-2017_n_14331938.html.</a>.

5. Les défis majeurs de la société tunisienne

73. Deux défis majeurs semblent conditionner la réussite de la transition démocratique tunisienne.

5.1. Le défi économique

74. Comme l’indiquait le rapport de Mme Anne Brasseur de 2012, la Révolution n’a pas amélioré la situation économique. Pour autant, l’appareil productif tunisien ne s’est pas effondré.
75. Si la croissance du produit intérieur brut (PIB) a été inférieure à 1 % en 2015, elle était de 3,9 % en 2012, 2,3 % en 2013 et de 2,4 % en 2014. Elle devrait être légèrement inférieure à 2 % en 2016 et les projections du Fonds monétaire international (FMI) la situent à 3 % en 2017. Alors même que les troubles sécuritaires ont achevé le secteur touristique, qui comptait, avant la Révolution, pour 7 % du PIB (recettes en baisse de 35 % en 2015), la Tunisie n’a pas connu de récession.
76. Cependant, sa croissance est pour l’instant trop faible pour résorber un chômage qui se situe à 15 % de la population active, et qui touche particulièrement les femmes (23 %), les diplômés universitaires (31 %) et les jeunes (32 %).
77. Si l’inflation annuelle est restée depuis 2012 inférieure à 6 % et va en diminuant – elle devrait être de 3,6 % en 2016 – «l’inflation ressentie par les ménages est plus forte, débouchant ainsi sur une perception largement partagée de dégradation du pouvoir d’achat, impression renforcée par la dépréciation du dinar» 
			(50) 
			Direction générale
du Trésor français, Situation économique et financière de la Tunisie,
novembre 2016., la monnaie nationale (-11 % par rapport à l’euro entre 2015 et 2016).
78. Ces deux facteurs expliquent en partie le mouvement social de janvier 2016, provoqué par la mort d’un chômeur à Kasserine, et d’une ampleur que la Tunisie n’avait pas connue depuis 2011. En avril 2016, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDS) a recensé 987 mouvements sociaux collectifs!
79. Le FMI, a accordé 2,9 milliards de dollars de prêts à la Tunisie pour la période 2016-2020, la Banque mondiale 5 milliards. Mais ces prêts sont conditionnés à des réformes structurelles, l’une d’entre elles étant l’amélioration de la composition des dépenses publiques, à savoir la réduction de la part salariale des agents publics par rapport aux dépenses d’investissement. L’objectif est de diminuer le poids de l’État et de réorienter les secteurs exportateurs de l’économie tunisienne vers des produits et services à plus haute valeur ajoutée par exemple que l’huile d’olive ou le phosphate, deux ressources importantes pour les exportations.
80. Parallèlement aux engagements pris, la Tunisie a organisé en novembre 2016 une conférence, «Tunisia 2020», destinée aux investisseurs institutionnels: 14 milliards d’euros ont été promis sur la période 2017-2020, sous forme de dons, d’investissements et de conversion de dette en investissements.
81. L’un des enjeux de la reprise économique réside dans la mise en place d’outils de lutte contre la corruption. Avec l’appui du Conseil de l’Europe, le Président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLCC) a rendu début février 2017 un rapport qui souligne notamment le besoin de renforcer la transparence de l’administration au service de l’investisseur tunisien et étranger. Il a proposé la publication périodique de toutes les informations, indicateurs et données relatifs à la corruption et ses incidences sur l’économie nationale et le citoyen. Parallèlement, le gouvernement a signé en particulier avec l’INLCC, un pacte établissant une stratégie nationale de lutte contre la corruption en décembre 2016 et fait voter une loi le 22 février 2017 qui met en place des mécanismes de dénonciation de la corruption et protège les lanceurs d’alerte.
82. L’autre enjeu économique est de mettre un terme aux déséquilibres majeurs du pays, celui-ci étant coupé entre les régions relativement riches de la côte et celles de l’ouest et du sud, plus délaissées et d’où est partie la Révolution. L’organisation des premières élections municipales et régionales prévue pour décembre 2017 couplée à la mise en œuvre de la réforme territoriale devrait participer à ce rééquilibrage entre le littoral et l’intérieur du pays. Pour mener à bien cette réforme, les autorités tunisiennes ont fait notamment appel à l’expertise de la France, selon le ministre des Affaires étrangères. Des contacts ont également été établis avec le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux les 28, 29 et 30 mars 2017 pour définir l’appui que ce dernier pourrait apporter dans le cadre de son Partenariat Sud-Med.

5.2. Le défi sécuritaire: de la lutte contre les terroristes à la gestion des «revenants»

83. La période de contestation de l’ordre public par les groupes salafistes, que la Résolution 1893 (2012) dénonçait, est terminée. Celle du terrorisme d’Ansar Al-Charia, d’Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI) et de Daech a commencé. Face à lui, la Tunisie est en première ligne, non seulement pour lutter contre les attentats, comme l’ont montré les attaques de 2015 contre le musée du Bardo, un complexe touristique de Sousse ou un bus de la garde présidentielle à Tunis 
			(51) 
			Ces attentats ont coûté
la vie à 59 ressortissants étrangers, 1 policier et 12 agents de
la garde présidentielle., mais aussi pour se prémunir des infiltrations djihadistes à ses frontières. Le mont Chaâmbi, à l’ouest du pays, à la frontière algérienne, a été le théâtre des premiers affrontements armés entre les forces tunisiennes et des groupes d’AQMI en 2013. Ils durent encore aujourd’hui. Par ailleurs, en mars 2016, des combattants de Daech ont franchi la frontière libyenne et tenté de prendre la ville de Ben Guerdane.
84. Les mesures prises par les autorités ont consisté à arrêter un millier de personnes et à interdire de sortie du territoire 15 000 autres, à proclamer l’état d’urgence, qui est toujours en vigueur, à réorganiser les forces de sécurité en créant notamment l’Agence des renseignements et de la sécurité pour la défense et en multipliant par deux le budget de la Défense (1,2 milliards d’euros en 2016), à fermer 24 mosquées et à ériger un mur de protection le long d’une partie de la frontière libyenne 
			(52) 
			Jeune
Afrique, <a href='http://www.jeuneafrique.com/auteurs/m.panara/'>Marlène
Panara</a>, Tunisie: qu’ont fait les autorités tunisiennes depuis
l’attentat à Sousse?, 10 juillet 2015.. C'est dans ce contexte que l’ARP a adopté la loi organique no 26.
85. Parallèlement, l’État tunisien a resserré sa coopération avec l’armée algérienne 
			(53) 
			Huffington Post, Hebba Selim, Vaste
opération algéro-tunisienne en vue pour éradiquer les terroristes
à Châambi, 2 août 2014., les États-Unis 
			(54) 
			Radio France International,
Tunis reconnaît la présence de drones américains à la frontière
libyenne, 23 novembre 2016, <a href='http://www.rfi.fr/afrique/20161123-tunis-reconnait-presence-drones-americains-frontiere-libyenne'>www.rfi.fr/afrique/20161123-tunis-reconnait-presence-drones-americains-frontiere-libyenne.</a> 
			(54) 
			RFI, Polémique autour des drones américains
en Tunisie, 28 octobre 2016, <a href='http://www.rfi.fr/afrique/20161028-tunisie-polemique-drones-americains-libye'>www.rfi.fr/afrique/20161028-tunisie-polemique-drones-americains-libye.</a> 
			(54) 
			AFP repris par Paris Match, Un attentat
en Tunisie évité grâce au raid américain [en Libye], 23 février
2016. <a href='http://www.parismatch.com/Actu/International/Un-attentat-en-Tunisie-evite-grace-au-raid-americain-918005'>www.parismatch.com/Actu/International/Un-attentat-en-Tunisie-evite-grace-au-raid-americain-918005.</a>, la Grande-Bretagne et la France 
			(55) 
			RFI, chronique Lignes
de défense, 15 mai 2016, <a href='http://www.rfi.fr/emission/20160515-tunisie-lutte-contre-le-terrorisme-defense-societe-forces-securite-tunisiennes'>www.rfi.fr/emission/20160515-tunisie-lutte-contre-le-terrorisme-defense-societe-forces-securite-tunisiennes.</a> pour sécuriser ses frontières ouest et sud.
86. Cette lutte semble porter ses fruits: aucun attentat d’envergure n’a été commis en Tunisie depuis mars 2016 et la présence djihadiste dans le mont Châambi est moins virulente qu’en 2012.
87. Au-delà de la question libyenne, l’enjeu à venir est celui de la gestion du retour des djihadistes tunisiens partis se battre «dans des zones de tension», selon la formule des autorités, c'est-à-dire en Syrie, en Irak, au Yémen ou en Libye. Ces derniers étaient estimés à 6 000 en 2015 par les Nations Unies 
			(56) 
			Groupe de travail du
Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur l’utilisation
de mercenaires en Tunisie – visite du 1er au
8 juillet 2015, 
			(56) 
			<a href='http://www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=16219&LangID=F'>www.ohchr.org/FR/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=16219&LangID=F.</a>. La classe politique et la société civile se sont d’abord divisées sur la possibilité d’empêcher les djihadistes de pénétrer sur le territoire national – le Chef du Gouvernement n’y étant pas favorable et avec lui près de 6 000 manifestants, le Président de la République rappelant que le «retour à la patrie» était un droit constitutionnel (article 25 de la Constitution) –, puis sur le traitement à leur réserver 
			(57) 
			Le Président de la
République a d’abord indiqué qu’il serait impossible d’emprisonner
tous les revenants, faute de place, avant de préciser que «chacun
sera traité selon ses actes.». 
			(57) 
			Jeune
Afrique, Rebbeca Chahouch, Tunisie: ce que prévoit la
loi (et ce qu’a dit le Président) sur le retour au pays des ressortissants
jihadistes, 9 décembre 2016. 
			(57) 
			Tunis
Tribune, <a href='https://www.tunistribune.org/retour-terroristes-syrie-nous-nallons-pas-les-mettre-tous-prison-dixit-bce-24330/'>https://www.tunistribune.org/retour-terroristes-syrie-nous-nallons-pas-les-mettre-tous-prison-dixit-bce-24330/.</a> 
			(57) 
			RFI, Houda Ibrahim, Vives critiques contre
l’éventualité d’amnistier des jihadistes, 2 janvier 2017, <a href='http://www.rfi.fr/afrique/20170102-tunisie-critiques-amnistie-jihadistes-terrorisme-essebsi'>www.rfi.fr/afrique/20170102-tunisie-critiques-amnistie-jihadistes-terrorisme-essebsi.</a>, notamment s’ils font acte de «repentance» 
			(58) 
			Jeune
Afrique, Ennahdha et les repentis du djihad, 28 décembre
2016. Ennahdha souhaiterait que les repentis ne fassent pas l’objet
de poursuites, mais témoignent devant l’Instance Vérité et Dignité..
88. Par ailleurs, en dépit de la rupture de ses relations diplomatiques avec la Syrie depuis 2012, la Tunisie a maintenu une présence à Damas afin de permettre «une étroite coordination [avec celle-ci] sur le dossier des terroristes et des prisonniers tunisiens» 
			(59) 
			Propos du ministre
des Affaires étrangères, Khemaies Jhinaoui, recueillis par l’Agence
Tunis Afrique Presse, Jhinaoui affirme l’existence de coordination
avec la Syrie sur le dossier des terroristes tunisiens, 15 janvier
2017, <a href='http://www.tap.info.tn/fr/Portail-%C3%A0-la-Une-FR-top/8718093-jhinaoui-affirme'>www.tap.info.tn/fr/Portail-%C3%A0-la-Une-FR-top/8718093-jhinaoui-affirme.</a>.
89. Selon le ministère de l’Intérieur tunisien, 800 revenants auraient été emprisonnés ou placés sous surveillance depuis 2007.
90. Une étude du Centre tunisien de la recherche et des études sur le terrorisme, créé au sein du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, et publiée en octobre 2016, dresse un portrait des djihadistes tunisiens à travers 1 000 dossiers individuels judiciaires 
			(60) 
			Inkyfada,
Walid Mejri, 4 janvier 2017, <a href='https://inkyfada.com/2017/01/terroristes-tunisie-dossiers-justice/'>https://inkyfada.com/2017/01/terroristes-tunisie-dossiers-justice/.</a>, ce qui devrait aider le Gouvernement tunisien à mettre en œuvre la stratégie de lutte nationale contre le terrorisme, adoptée en novembre de la même année.
91. Enfin, l’ARP a voté la création d’une commission d’enquête sur les filières de recrutement de Tunisiens au profit d'organisations djihadistes, fin janvier 2017.

6. La coopération avec l’Europe et la place de l’Assemblée

6.1. L'Union européenne, un partenaire incontournable

92. Premier pays du sud de la Méditerranée à avoir signé un Accord d'Association avec l'Union européenne, entré en vigueur en 1998, la Tunisie a vu sa coopération s'inscrire dans le cadre de la politique européenne de voisinage lancée en 2004. En novembre 2012, après la Révolution, elle a bénéficié d'un Partenariat Privilégié qui s'est fixé comme objectif de renforcer les relations économiques bilatérales, entre autres par la conclusion d'un Accord de libre échange complet et approfondi (ALECA).
93. Ce nouvel accord est censé aller au-delà de la libéralisation commerciale entamée par l'Accord d'Association et intégrer l'économie tunisienne plus étroitement dans le marché unique européen. L'ALECA devrait compléter et approfondir la zone de libre échange pour les produits manufacturés et l'étendre à de nouveaux secteurs comme les services et l'agriculture. Le premier round de négociation s'est tenu en avril 2016. À cette occasion, il a été rappelé que l'ouverture des marchés serait asymétrique afin de tenir compte des différences de développement et qu'elle serait progressive et accompagnée de l'appui nécessaire pour améliorer la compétitivité de l'économie tunisienne.
94. Les négociations de l'ALECA constituent un enjeu majeur, l'Union européenne étant de loin le premier partenaire commercial de la Tunisie en absorbant 71 % de ses exportations.
95. Au-delà des relations commerciales, de 2011 à 2015, l'Union européenne a soutenu la Tunisie à hauteur de 2,8 milliards d'euros tous mécanismes confondus (dons, assistance macro-financière, prêts).
96. La coopération technique et financière s'inscrit dans un Cadre unique d'appui, dont la version 2014-2016, a définis trois domaines d'intervention prioritaires: le soutien aux réformes socio-économiques et l’appui à un développement plus équilibré et durable dans l’ensemble des régions; le renforcement de l’État de droit et de la gouvernance; des appuis aux organisations de la société civile.

6.2. Une coopération avec le Conseil de l'Europe très satisfaisante qui pourrait être plus dynamique au niveau parlementaire

97. Le 4 février 2015, le Comité des Ministres a adopté le Partenariat de Voisinage avec la Tunisie 2015-2017 
			(61) 
			<a href='https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?Reference=CM/Del/Dec(2015)1218'>CM/Del/Dec(2015)1218</a>.. Il a succédé au Partenariat couvrant la période 2012-2014 et principalement centré sur la facilitation de la transition politique à travers un appui à l'élaboration de la Constitution et une aide au processus électoral.
98. Ce Partenariat revêt deux aspects. D'une part, un dialogue politique renforcé qui s'étend du dialogue stratégique de haut niveau avec le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe et le Comité des Ministres sur les thématiques inscrites à l'agenda bilatéral et les questions politiques d'intérêt commun, à des consultations plus techniques sur la mise en œuvre du Partenariat. D'autre part, des actions de coopération dans les domaines des droits de l'homme, de l'État de droit et de la démocratie.
99. Le Partenariat est financé en grande partie par un Programme Conjoint régional Union européenne/Conseil de l'Europe (69 %), complété par des contributions volontaires (31 %). Pour 2015-2017, il devrait représenter 5,4 millions d'euros.
100. Le rapport d'étape du Groupe de rapporteurs sur les Relations extérieures (GR-EXT) du 16 août 2016 indique que la coopération avec la Tunisie en 2015 pour les six premiers mois de 2016 est très positive et que le Conseil de l’Europe a reçu des demandes croissantes de cette dernière dans des domaines où elle n'avait pas été envisagée, comme le mécanisme national de prévention de la torture, la prévention du terrorisme, la législation contre le trafic d'êtres humains, les violences contre les femmes et les abus sexuels à l'encontre des enfants.
101. Comme faits marquants, l'on retiendra que sur la même période, la Tunisie s'est vu reconnaître le statut d'observateur au sein de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ) et cette dernière intervient désormais dans le cadre de la réforme de la justice, non plus auprès de 4 mais de 10 «cours pilotes». Le 1er février 2017, à Tunis, le Groupe d’États contre la corruption (GRECO) a présenté son diagnostic du cadre institutionnel et législatif anti-corruption tunisien et énoncé 69 recommandations. En août 2015, l'ARP a demandé un avis à la Commission de Venise sur le projet de loi organique relatif à la Cour constitutionnelle, qui a été rendu en octobre de la même année. Selon le GR-EXT, ses représentants ont également participé à des activités interparlementaires relatives aux conventions du Conseil de l’Europe et ont joué un rôle important dans la mise en place du mécanisme national de prévention de la torture. En outre, la Tunisie est membre de la Commission de Venise et du Centre européen pour l’interdépendance et la solidarité mondiales (Centre Nord-Sud) basé à Lisbonne et a récemment manifesté son intérêt pour la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (STCE no 201, «Convention de Lanzarote»).
102. Ce dynamisme de l'ARP auprès des organes du Conseil de l’Europe gagnerait à être étendu à la sphère parlementaire. Bien que nos homologues tunisiens soient systématiquement invités à assister à toutes les parties de sessions de l’Assemblée et qu’ils assistent, en effet, parfois aux parties de sessions de l'Assemblée ou aux réunions de la commission des questions politiques et de la démocratie, leur présence n’est pas régulière. En outre, l'objectif fixé par le Partenariat pour le voisinage visant à discuter dès 2015 de l'octroi du statut de partenaire pour la démocratie est, pour l'instant, resté lettre morte.

7. Conclusions

103. À l’issue de la visite d’information que j’ai effectuée à Tunis du 27 au 30 mars 2017, la réalité du pays m’a paru contrastée.
104. La Tunisie a accompli d’immenses progrès en matière de démocratie, de droits de l’homme et de construction d’un État de droit, sans équivalent en Afrique du Nord ou dans le monde arabe. Elle dispose d’une élite politique et administrative de haut niveau, motivée, capable de trouver des compromis et dont l’engagement réformateur est réel. Sa société civile est extrêmement dynamique, qu’elle propose, contrôle ou critique l’action des pouvoirs publics.
105. En même temps, la Tunisie est entrée dans une phase délicate de sa transition. L’enthousiasme révolutionnaire ou celui qui a suivi l’adoption de la Constitution, cette «Constitution de la liberté», a laissé la place à une forme de désenchantement, exprimée par les membres de la société civile ou les journalistes que j’ai rencontrés.
106. Pour partie, ce désenchantement tient à «une normalisation» de la Tunisie et au fonctionnement procédural de la démocratie, qui ne permet pas toujours de répondre à l’impatience d’une population désireuse de voir des changements rapides se matérialiser. Pour partie, aussi, il renvoie à une série de craintes: par exemple celle de voir la lutte contre le terrorisme limiter la remise en cause des pratiques policières; celle de voir des cadres de l’ancien régime pointer leur nez dans les affaires publiques 
			(62) 
			Deux grandes figures
de la résistance au régime de Ben Ali qui ont joué un rôle de premier
temps dans la Révolution de la dignité et la période transitoire
de l’ANC se rejoignent sur ce point. M. Yadh Ben Achour note, à
propos «du retour des anciens et des manifestations criantes de
la corruption» que «l’impunité règne, sans demande de rémission,
ni pardon, ni jugement. Les grandes figures RCDistes reprennent
le haut du pavé sans vergogne» in Yadh Ben Achour, Tunisie, une révolution en pays d’islam,
Tunis, Cérès éditions, 2016, p. 351. De même, l’ancien Président
de l’ANC, M. Mustapha Ben Jaafar, indiquait dès 2014 que «ce qui
est regrettable, c’est de constater qu’une partie de ces acteurs de
l’Ancien régime ne sont pas dans l’humilité ou la reconnaissance
de leurs responsabilités passées, mais dans l’arrogance et la provocation»
in Mustapha Ben Jaafar, Un si long chemin
vers la démocratie, entretiens avec Vincent Geisser,
Tunis, Nirvana, 2014, p. 198. (et, à cet égard, le projet de loi sur la réconciliation nationale dans les domaines économique et financier n’est pas le meilleur signal à adresser au peuple tunisien); celle, enfin, de voir certains acteurs économiques perturber le jeu démocratique, en entretenant un climat affairiste propice à la corruption ou en mettant la main sur des médias à même de relayer leurs intérêts et d’orienter le vote des électeurs.
107. Ceci, alors même que la situation matérielle des journalistes, en particulier ceux qui travaillent pour des groupes placés sous la tutelle de l’État, n’est pas toujours des meilleures. En outre, le communiqué de presse publié par le Syndicat national des journalistes tunisiens 
			(63) 
			<a href='http://www.businessnews.com.tn/le-snjt-exhorte-le-ministere-de-linterieur-a-retirer-sa-decision-de-suspension-du-journal-athawra-news,520,71448,3'>www.businessnews.com.tn/le-snjt-exhorte-le-ministere-de-linterieur-a-retirer-sa-decision-de-suspension-du-journal-athawra-news,520,71448,3</a>. à la suite de la décision du Ministère de l’Intérieur du 3 avril 2017 d’interdire, dans le cadre de l’état d’urgence, la diffusion d’un titre de presse controversé, devrait nous inciter à encourager les autorités tunisiennes à préserver la réelle indépendance des journalistes qui est un acquis de la Révolution, à garantir que les groupes de presse se comportent de manière éthique et à privilégier les procédures civiles et pénales pour réprimer les comportements illégaux qui ne mettent pas en danger la sécurité nationale. Pour ce faire, il importe de soutenir la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle dans sa mission de régulation et de créer le plus rapidement possible l’Instance constitutionnelle indépendante en charge du secteur audiovisuel. Enfin, le règlement de la question des organes de presse confisqués et administrés par la puissance publique après la chute du régime de Ben Ali ainsi que celle des journalistes qui y sont employés contribuerait à assainir le secteur de l’audiovisuel.
108. En ce qui les concerne, les représentants de la société civile et les Présidents d’Instances indépendantes que j’ai rencontrés se sont retrouvés sur la nécessité d’être particulièrement vigilants quant aux évolutions à venir.
109. La crainte qui surpasse cependant toutes les autres et qui est commune à beaucoup d’acteurs de la vie tunisienne est celle du contexte géopolitique. D’une part, l’Initiative tunisienne lancée par le Président Béji Caïd Essebsi pour la Libye, qui vise à trouver une solution négociée dans le cadre défini par les Nations Unies, celui de l’accord de Skhirat, avec l’appui de l’Algérie et de l’Égypte, se heurte pour l’instant au refus des autorités de Tripoli et de Tobrouk de se parler. D’autre part, les incertitudes liées à la succession du Président algérien, M. Abdelaziz Bouteflika, pourraient profondément déstabiliser les régions du sud et de l’ouest tunisien frontalières de l’Algérie.
110. Dans ce contexte changeant, il appartient à l’Europe de ne pas oublier que la Tunisie n’est pas un simple voisin de palier à 75 km de ses frontières. La Tunisie est un proche qui, avec des ressources limitées, dans un cadre géopolitique incertain, est en première ligne. En première ligne sur le front démocratique et sur le front sécuritaire.
111. Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne aident la Tunisie de manière importante. Mais ce que la Tunisie attend, c’est une reconnaissance de la particularité de sa situation et des risques qui pèsent sur elle. Si la Tunisie est un modèle pour la région et pour le monde arabe, ce que les Européens ne cessent de dire, alors elle mérite que l’Europe fasse plus que négocier un «accord de libre-échange complet et approfondi» avec elle.
112. L’Europe doit assurer la Tunisie qu’elle ne la laissera pas être déstabilisée par son environnement. L’Europe doit aussi reconnaître que son destin et celui de la Tunisie sont étroitement liés, parce qu’elle est de très loin son premier partenaire économique et commercial et surtout parce que, si la situation se détériore en Tunisie, au-delà de l’impact symbolique négatif sur le reste du monde arabe, l’Europe en subira directement les conséquences, en matière de sécurité et de flux migratoires.
113. Pour mémoire, en 2012, plus d’un million de personnes ont franchi la frontière avec la Libye et, pour la seule année 2011, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux avait estimé à près de 40 000 le nombre de migrants tunisiens qui ont traversé le canal de Sicile vers l’Italie 
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			Huffington
Post, Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les
réfugiés aide la Tunisie à se préparer à un afflux potentiel de
réfugiés, Yassine Bellamine, 20 octobre 2016 <a href='http://www.huffpostmaghreb.com/2016/10/20/hcr-tunisie-refugies_n_12574188.html'>www.huffpostmaghreb.com/2016/10/20/hcr-tunisie-refugies_n_12574188.html.</a>.
114. De tous les pays où le printemps arabe s’est levé, la Tunisie est le seul qui a réussi sa transition démocratique. Elle construit maintenant son État de droit, à travers des affrontements, des compromis, des manifestations, des grèves... Il est de la plus haute importance que le Conseil de l’Europe et l’Union européenne soient à ses côtés pour qu’elle puisse expérimenter, avec la vigueur de la jeunesse, le jeu du pluralisme, sans pâtir de l’instabilité régionale.