Imprimer
Autres documents liés

Avis de commission | Doc. 15051 | 28 janvier 2020

Action concertée contre la traite des êtres humains et le trafic illicite de migrants

Commission sur l'égalité et la non-discrimination

Rapporteure : Mme Isabelle RAUCH, France, ADLE

Origine - Renvoi en commission: Doc. 14478, Renvoi 4365 du 16 mars 2018. Commission chargée du rapport: commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées. Voir Doc. 15023. Avis approuvé par la commission le 28 janvier 2020. 2020 - Première partie de session

A. Conclusions de la commission

(open)
1. La commission sur l’égalité et la non-discrimination félicite M. Vernon Coaker (Royaume Uni, SOC), rapporteur de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, pour son rapport visant à relancer et à renforcer l’action contre la traite des êtres humains en Europe.
2. La commission soutient les projets de résolution et de recommandation et partage notamment l’approche axée sur les droits humains adoptée par le rapporteur, ainsi que le soutien marqué à l’action du Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA). Le texte souligne, en outre, que les victimes de la traite sont de plus en plus nombreuses dans toute l’Europe. Cette situation exige une prise de conscience de la part des autorités de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe et l’adoption de politiques efficaces, notamment de coopération entre eux et avec les pays tiers.
3. La commission sur l’égalité et la non-discrimination attire l’attention sur le fait que la traite des êtres humains affecte les femmes de façon disproportionnée (71% des victimes seraient des femmes et des filles, selon une étude publiée par le Parlement européen en 2016).
4. La commission estime que la dimension de genre revêt une importance centrale dans le phénomène de la traite qui doit être prise en compte dans toute analyse de ce fléau, ainsi que dans l’élaboration et la mise en œuvre des mesures de prévention et de lutte. Il importe que la résolution que l’Assemblée adoptera reflète cette dimension et encourage les destinataires du texte à en tenir compte.

B. Propositions d’amendements

(open)

Amendement A (au projet de résolution)

Après le paragraphe 6, insérer le paragraphe suivant:

«L’Assemblée souligne que la traite des êtres humains affecte de façon disproportionnée les femmes et les filles, qui représentent la vaste majorité des victimes. Une perspective de genre devrait être prise en compte dans l’analyse des phénomènes de traite et dans la conception et la mise en œuvre de toute action et politique de prévention et de lutte contre ce fléau.»

Amendement B (au projet de résolution)

A la fin du paragraphe 9, ajouter la phrase suivante:

«A cet égard, l’Assemblée souligne la pertinence de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE n° 210, “Convention d’Istanbul”) et invite les Etats membres du Conseil de l’Europe à la signer et la ratifier, s’ils ne l’ont pas fait.»

Amendement C (au projet de résolution)

Après le paragraphe 13, insérer le paragraphe suivant:

«En ce qui concerne les victimes de mariages forcés, la Convention d’Istanbul exige que le fait commis intentionnellement de forcer un adulte ou un enfant à contracter un mariage soit érigé en infraction pénale (Article 37). La Convention étant axée sur la protection des victimes, elle crée l’obligation de faire en sorte que les victimes puissent récupérer leur statut de résident si elles ont quitté leur pays de résidence pour une période plus longue que celle légalement autorisée (sans pouvoir y retourner) parce qu’elles ont été amenées dans un autre pays aux fins de ce mariage (article 59). En outre, la Convention exige des États parties qu’ils fassent en sorte que la violence fondée sur le genre puisse être reconnue comme une forme de persécution au sens de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (Article 60). Enfin, la Convention réitère l’obligation de respecter le principe du non-refoulement, en particulier en ce qui concerne les victimes de violence fondée sur le genre nécessitant une protection, indépendamment de leur statut ou lieu de résidence (Article 61).»

C. Exposé des motifs par Mme Isabelle Rauch, rapporteure pour avis

(open)
1. La commission sur l’égalité et la non-discrimination, déjà dans sa dénomination précédente de «commission sur l’égalité des chances entre les femmes et les hommes», s’est penchée à plusieurs reprises sur la question de la traite des êtres humains, en raison de l’impact disproportionné qu’a ce fléau sur les femmes et les filles, notamment du fait de l’incidence de la traite à des fins d’exploitation sexuelle, qui est de loin la forme la plus répandue de traite et qui concerne les femmes dans la vaste majorité des cas. Le rapport sur la prostitution, la traite et l’esclavage moderne en Europe 
			(1) 
			Doc. 13446 (Rapporteur: M. José Mendes Bota, Portugal, PPE/DC),
2014., se focalisait justement sur cette forme de traite et proposait des mesures de répression de la demande de prostitution afin de lutter contre la traite.
2. Du point de vue de l’impact disproportionné de la traite sur les femmes et les filles, la situation ne s’est pas améliorée au cours des dernières années. D’après le rapport mondial de 2016 de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) sur la traite des personnes 
			(2) 
			<a href='https://www.unodc.org/documents/data-and-analysis/glotip/2016_Global_Report_on_Trafficking_in_Persons.pdf'>Global
Report on Trafficking in Persons 2016</a>, ONUDC, Vienne (en anglais uniquement)., 71 % des victimes seraient des femmes et des filles. Sur la base des données de l’ONUDC, d’Eurostat et de l’Office européen de police (Europol), l’Etude sur la dimension de genre de la traite des êtres humains, préparée pour le Parlement européen en 2016, 96% des victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle en Europe seraient des filles et des femmes 
			(3) 
			<a href='https://ec.europa.eu/anti-trafficking/sites/antitrafficking/files/study_on_the_gender_dimension_of_trafficking_in_human_beings._final_report.pdf'>Étude
sur la dimension de genre de la traite des êtres humains</a>, Commission européenne, mars 2016 (en anglais uniquement)..
3. Compte tenu de ce qui précède, la traite a été souvent considérée comme une violation de l’égalité entre les femmes et les hommes, voire comme une forme de violence à l’égard des femmes. Le rapport Gender-specific measures in anti-trafficking actions («Mesures sexospécifiques dans les actions contre la traite») de l’Institut européen sur l’égalité de genre (EIGE) de l’Union européenne consacre ses deux premiers chapitres à expliquer en quoi la traite des êtres humains constitue une forme de violence faite aux femmes et à présenter les similitudes et les liens avec d’autres formes de ce type de violence. «La traite à des fins d'exploitation sexuelle fait partie du continuum des violences subies dans la vie d'un individu victime de la traite, […] étant l'une des manifestations les plus évidentes de l’inégalité de genre». Le rapport ajoute que «la plupart des femmes et des filles victimes de traite à des fins d'exploitation sexuelle déclarent également avoir subi de la violence avant leur expérience de la traite», et explique qu’une femme victime de violence est plus vulnérable à la traite, à la fois parce qu'elle est moins sûre d'elle et a une faible estime de soi, et parce qu'elle veut s'échapper de son environnement violent.
4. Le Programme de développement durable à l’horizon 2030 des Nations Unies confirme le lien entre traite et violence fondée sur le genre: dans le cadre de l’objectif de développement durable 5, «Parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles», s’inscrit la cible 5.2: «Éliminer de la vie publique et de la vie privée toutes les formes de violence faite aux femmes et aux filles, y compris la traite et l’exploitation sexuelle et d’autres types d’exploitation».
5. Cette notion de traite en tant que forme de violence à l’égard des femmes, qui pourrait apparaître purement théorique, voire idéologique, est en effet utile. Elle permet d’élaborer et de mettre en œuvre des mesures efficaces et appropriées de lutte contre la traite, et aide à mieux interpréter les obligations prévues par les conventions internationales. Elle justifie, entre autres, l’approche fondée sur la protection des victimes qui est commune à la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE n° 197) et à la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (STCE n° 210, “Convention d’Istanbul”).
6. Le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) est conscient de l’importance de la perspective de genre dans son domaine d’activité, consacrée par la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains à l’article 17, intitulé «Egalité entre les femmes et les hommes». Cet article établit que «Lorsqu’elle applique les mesures prévues au présent chapitre, chaque Partie vise à promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes et a recours à l’approche intégrée de l’égalité dans le développement, la mise en œuvre et l’évaluation de ces mesures». Le rapport d’activité 2018 du GRETA souligne que «Le but de l’article 17 est d’attirer l’attention sur le fait que les femmes, d’après les données disponibles, représentent la majorité des victimes de la traite des êtres humains, ainsi que sur le fait que la discrimination à l'égard des femmes et des filles dans de nombreuses sociétés, qui conduit à la pauvreté et à la marginalisation, peut accroître les risques d'être la cible des réseaux de traite. La traite des êtres humains, lorsqu’elle est réalisée aux fins d’exploitation sexuelle, touche principalement les femmes. […]. Les femmes et les filles sont souvent les premières ciblées par les trafiquants parce qu’elles sont touchées de façon disproportionnée par la pauvreté et la discrimination, autant de facteurs qui entravent leur accès à l’emploi, aux possibilités d’éducation et à d’autres ressources.»
7. L’article 17 ne concerne que le Chapitre III de la convention et donc les «Mesures visant à protéger et promouvoir les droits des victimes, en garantissant l’égalité entre les femmes et les hommes». Cependant, l’interprétation de cet article est plus large et la tendance va vers l’application d’une perspective de genre à d’autres aspects de la lutte contre la traite. Certes, la protection des victimes et la promotion de leurs droits sont centrales dans la philosophie de la convention et dans sa mise en œuvre. Cependant, d’autres mesures doivent également prendre en compte la dimension de genre: notamment les mesures de prévention, qui peuvent être également considérées comme des mesures de protection, non pas des victimes au sens propre du terme mais plutôt des victimes potentielles.
8. L’Ombudsman des minorités de la Finlande, chargé également de la lutte contre la traite des êtres humains, explique dans son rapport de 2014 
			(4) 
			<a href='https://ec.europa.eu/anti-trafficking/sites/antitrafficking/files/national_rapporteur_on_trafficking_in_human_beings_-_report_2014.pdf'>Rapport
2014 du Rapporteur national sur la traite des êtres humains</a>, Bureau de l’Ombusdman des minorités, 
			(4) 
			Helsinki,
2014 (en anglais uniquement). que l’utilisation d’une perspective de genre peut aider à identifier les victimes afin d’appliquer le droit international pertinent. La compréhension des dynamiques de la violence à l’égard des femmes, notamment les éléments du pouvoir et du contrôle, la perte graduelle d’autonomie liée à la situation de violence et les différents aspects qui causent une vulnérabilité à l’exploitation et à la violence peuvent guider les magistrats et faciliter l’inculpation des responsables. La première recommandation que l’Ombudsman adresse au Gouvernement finlandais dans ce rapport est celle de préparer un plan d’action complet pour la prévention de la traite des êtres humains, visant à réduire la «demande» de victimes afin de réduire «l’offre», et indique que ce plan d’action devrait adopter à la fois une perspective de genre et une perspective liée aux enfants.
9. Un exemple de législation et de politiques contre la traite axées sur la perspective de genre est représenté par l’approche «suédoise» ou «nordique» de la réglementation de la prostitution. Cette approche consiste à sanctionner pénalement les personnes qui payent pour des prestations sexuelles. Conçu et appliqué pour la première fois en Suède, ce type de réglementation de la prostitution a été par la suite adopté par d’autres pays nordiques et plus récemment par la France. En plus de criminaliser l’achat de services sexuels, la loi française du 13 avril 2016 prévoit des mesures d’accompagnement visant à aider les personnes prostituées à quitter la prostitution. Cette approche a engendré un débat très vif avec, entre autres, une question de constitutionnalité posée par neuf associations dont Médecins du Monde. En février 2019, le Conseil Constitutionnel, sur cette question, décidait que les normes concernées étaient conformes à la Constitution française. Au-delà des questions morales et philosophiques que ce sujet nous amène à nous poser, il me semble nécessaire, quatre ans après l’introduction de la «pénalisation du client» dans le système juridique français, d’effectuer une évaluation de l’impact que cela a eu sur le système de la prostitution et sur la traite des êtres humains. J’ai ainsi participé le 20 novembre 2019 à une réunion de la Délégation aux Droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes dont je fais partie à l’Assemblée nationale. Il s’agissait pour moi de faire une évaluation d’un point de vue budgétaire de la loi de 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées. Le constat a été le suivant: celui d’un lent et inégal déploiement de la loi de sortie de la prostitution sur le territoire français et d’une nécessaire accélération de la dynamique engendrée par cette loi pour aider au mieux les femmes victimes de la prostitution.
10. L’Étude sur la dimension de genre dans la traite des êtres humains de la Commission européenne de 2016 
			(5) 
			Voir note de bas de
page n°4. analyse de façon approfondie cette dimension. Sur la base de cette analyse, elle avance un large éventail de recommandations qui prennent en compte la perspective de genre. Elle recommande entre autres:
  • d’assurer que des services spécialisés sexospécifiques soient fournis aux victimes de traite, différenciés en fonction du type de traite qu’elles ont subi;
  • d’assurer le financement des organisations non gouvernementales (ONG) indépendantes et des refuges séxospécifiques afin de répondre de façon adéquate aux besoins des victimes;
  • de réduire les inégalités entre les femmes et les hommes dans l’emploi, pour qu’il soit plus facile pour les femmes de sortir de situations de traite et d’avoir accès à un train de vie viable.
11. L’importance de la perspective de genre est donc reconnue de façon unanime par tous les organismes internationaux engagés dans la lutte contre la traite, des agences spécialisées des Nations Unies à l’Union européenne et au Conseil de l’Europe, mais également par les ONG et les experts indépendants.
12. Le rapport de M. Coaker et le projet de résolution font référence à plusieurs sujets qui sont pertinents pour la Convention d’Istanbul, tels que les mariages forcés et la prostitution forcée, sans la citer. En effet, la question des mariages contractés en ayant recours à la force montre précisément la pertinence de cette convention avec le thème traité par ce rapport. Il importe de rappeler que l’article 37 de la Convention d’Istanbul introduit une obligation pour les Parties d’ériger en infraction pénale le mariage forcé. De plus, l’article 32 vise à faciliter l’annulation des mariages contractés en ayant recours à la force. L’article 59 complète ces dispositions en introduisant l’obligation d’octroyer un permis de résidence autonome aux victimes de mariage forcé en cas de dissolution du mariage.
13. Les projets de résolution et de recommandation adoptés par la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées représentent une opportunité pour rappeler aux Etats membres du Conseil de l’Europe, aux Etats observateurs et aux partenaires pour la démocratie l’importance d’adopter ce type d’approche afin de lutter de façon plus efficace contre la traite. J’estime donc indispensable, tout en soutenant de façon convaincue ces textes, d’y introduire une référence explicite à la dimension de genre.
14. En outre, il est indispensable que le projet de résolution rappelle aux Etats membres la pertinence et l’importance de la Convention d’Istanbul, avec un appel à la signer et à la ratifier, pour ceux qui ne l’ont pas fait.
15. Les amendements proposés ne pourront que renforcer les textes adoptés et les rendre plus adéquats dans le contexte actuel.